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Le travail d’artiste constitue une figure typique des valeurs expressives du travail[1]. À la suite d’une longue histoire des idées, celui-ci a été présentée par certains comme une forme idéale de travail, source d’un accomplissement de soi mais aussi d’une insertion dans la sphère publique. Marx voyait à travers la création artistique le modèle par excellence du travail libre, non aliéné, et du sujet exprimant l’essence de son humanité[2]. D’autres ont considéré le travail artistique comme une voie possible de sortie du travail assujetti[3], comme la source d’une classe créative à l’avant-garde des emplois hautement qualifiés[4] ou encore comme l’essence même d’une forme nouvelle de capitalisme[5].

Si l’activité artistique offre la possibilité d’une autoréalisation de soi et d’un travail à la fois gratifiant et socialement valorisé, elle est également le lieu de conditions matérielles et statutaires de travail les plus précaires. Comme l’a mis en évidence Pierre-Michel Menger dans de nombreux travaux, la singularité du travail artistique relève en effet d’un paradoxe qui associe aux formes les plus expressives du travail les niveaux les plus élevés d’incertitudes, d’inégalités et de précarité que l’on peut rencontrer parmi les emplois contemporains[6]. Travailler comme artiste repose ainsi sur une tension fondamentale entre un engagement, souvent sans limite, dans le travail et une hyperflexibilité contractuelle et organisationnelle qui s’incarne notamment dans des normes d’emploi non standard et dans une forte segmentation des marchés du travail qui réserve les emplois les plus stables à un très petit nombre d’artistes, tous les autres étant contraints de cumuler de nombreux engagements, sous la forme du travail indépendant et auprès de diverses compagnies ou diffuseurs, afin de s’assurer un revenu souvent minimal.

Nous examinons dans le cadre de cette contribution comment ce paradoxe du travail artistique, qui associe expressivité et précarité, se décline et est vécu par le milieu des artistes-interprètes de la danse contemporaine à Montréal[7]. À partir d’un dispositif de recherche qui associe de manière expérimentale le travail de terrain du chercheur à celui d’artistes qui ont produit de manière autonome une partie du matériau de recherche et élaboré les catégories analytiques sur lesquelles s’appuie cette analyse, nous cherchons à rendre compte de la manière dont les artistes de la danse vivent leur profession et du sens qu’ils attachent tant à leur activité artistique qu’aux conditions matérielles et statutaires de celle-ci. La fragilité de ces dernières ne peut être expliquée ni à partir d’un argument qui consisterait à présenter l’activité de ces artistes comme du non-travail ni à partir d’une interprétation essentialiste de leur activité qui résumerait celle-ci à un pur travail de vocation dans lequel la passion l’emporte sur toute autre considération matérielle ou statutaire. L’activité des danseuses et des danseurs professionnels que nous observons s’exerce à l’inverse comme un véritable travail qui repose notamment sur un ensemble de normes, de conventions et de mécanismes qui opèrent un contrôle très sélectif de la profession et établissent un ordre sur lequel repose son organisation interne (forte sélectivité à l’entrée des écoles, fixation de critères d’accès aux organismes représentatifs de la profession, processus de financement contrôlés par les pairs, etc.).

Au Québec, une loi[8], unique en Amérique du Nord, confère un statut professionnel aux artistes des arts de la scène, assure l’encadrement de leurs relations de travail et vise la mise en place de normes minimales de travail. Dans les arts de la danse, cette loi peine toutefois à atteindre une effectivité minimale et ne permet pas, dans les faits, d’améliorer les conditions de travail des artistes de cette discipline qui restent les plus défavorables des arts de la scène tant en termes de rémunération que de conditions de travail. Très peu d’ententes collectives sont négociées dans le cadre de cette loi entre les artistes de la danse et leurs employeurs. Leur syndicalisation rencontre également des obstacles structurels que l’on n’observe pas avec autant d’importance dans les autres secteurs artistiques.

Si les conditions particulières d’activité[9] des artistes de la danse sont ainsi créatrices d’une précarité, que ceux-ci vivent sous le double mode de l’inconstance et de l’usure, comment expliquer dès lors qu’elle relève aussi d’une forte composante expressive qu’ils qualifient de vivant et de sacré ?

Le travail des danseurs et des danseuses s’opère en réalité à la rencontre de différents principes de sens, d’identité et d’engagement dans le travail qui s’incarnent notamment des processus de rationalisation qui participent en partie à reproduire la précarité de leurs conditions des travail. Parce que celle-ci est finalement intimement reliée aux mécanismes d’organisation et d’inclusion à leur communauté, cette précarité est non seulement socialement acceptée dans ce milieu mais elle est aussi incorporée à celui-ci. Les politiques publiques et les formes plus traditionnelles de représentation et d’action syndicale peinent, dans ce contexte, à inverser ce phénomène et à favoriser une amélioration des conditions socio-économiques de ces artistes.

« Seconde voie », une proposition méthodologique

Le travail d’enquête sur lequel nous nous appuyons ici s’ancre dans une approche mixte dans laquelle le travail du chercheur s’est doublé d’une approche expérimentale que nous avons nommée Seconde voie afin de qualifier la posture singulière des artistes et du chercheur, placés ensemble dans un dispositif qui a pris la forme d’une expérience tâtonnée[10]. Cette dernière a mobilisé un petit groupe constitué de huit artistes-interprètes (deux hommes et six femmes), d’âges et d’inscriptions différentes dans la carrière, qui ont été invités à mener leurs propres entretiens auprès d’autres artistes de leur communauté ou à produire des récits de type autobiographique (journaux, notes, enregistrements, etc.).

Les artistes impliqués dans le projet Seconde voie ont directement contribué à produire les catégories analytiques sur lesquelles s’est structuré ce travail d’enquête. C’est ainsi que quatre éléments sont progressivement apparus au coeur de nos échanges afin de structurer nos observations : le vivant (les aspects liés à la corporéité et à l’expressivité du métier la danse), le sacré (qui touche aux éléments les plus profonds de l’activité), l’inconstance (de l’activité elle-même, du lien au chorégraphe ou au public, etc.) et l’usure (du temps, du corps, de la motivation…)[11]. Ces catégories et ce qu’elles recouvrent comme signification ont une existence propre à ces milieux artistiques qui ne recoupe pas directement les concepts que nous avons coutume de convoquer en sociologie ou dans les études du travail. À titre d’exemple, le concept de précarité, fortement usité dans nos disciplines, apparaissait aux artistes comme trop étriqué et trop connoté pour refléter leur réalité, même s’ils reconnaissaient volontiers la très grande vulnérabilité de leurs conditions de travail. Les catégories de l’inconstance et du sacré sont nées de ce débat. Pourtant a priori opposées, elles constituent, du point de vue des artistes, un tout indissociable de leurs conditions d’activité.

Seconde voie a pris ainsi la forme d’une démarche compréhensive mise en oeuvre par des artistes qui enquêtent sur leurs propres perceptions et celles que leur milieu associe habituellement à leurs conditions d’activités artistiques, mais aussi sur les aspects imaginaires et symboliques qui s’incarnent dans les catégories de valorisation et de jugement de leur profession. En partageant une partie de nos prérogatives d’observation et d’interprétation avec les artistes que nous avons étudiés, nous nous sommes ainsi, comme chercheur, déplacé d’une posture descriptive plus classique que l’on peut implicitement associer à une « première voie ». Nous nous sommes inscrit dans une neutralité engagée, pour reprendre la formule que Heinich[12] a appelé de ses voeux, et dans une posture a-critique dans laquelle notre rôle ne se limite pas seulement à décrire mais à tenter d’expliciter les formes de cohérence qui peuvent exister entre des objets de recherche ou des univers qui sont souvent abordés de manière séparée[13].

Cette posture et ce dispositif d’enquête nous ont permis de pénétrer un milieu dont l’accès n’est pas naturellement aisé, mais aussi de comprendre de l’intérieur les pluralités des régimes de sens, de jugements, de valeurs, etc., qui sont à l’oeuvre dans celui-ci, en nous déplaçant entre les univers qui le composent (ceux notamment de l’interprète et du chorégraphe, de la danse contemporaine et du ballet, de la compagnie de danse et du syndicat d’artiste, etc.), sans avoir à privilégier l’un ou l’autre de ces univers.

Dans ce contexte, le matériau de recherche que nous avons produit comme chercheur n’est pas isolable de celui qui a été généré par les artistes. Il forme un tout qui, de notre point de vue, est indissociable et dont la consistance a pour origine des influences multiples entre artistes et chercheur, qu’il n’est pas possible de démêler. Les extraits des récits qui sont mobilisés ici ne distinguent pas, par conséquent, ceux qui sont issus de nos entretiens de ceux qui ont été produits par les artistes.

Conditions d’exercice de la danse à Montréal

Danser à Montréal, c’est exercer son activité professionnelle dans une grande ville de la danse, à forte composante multiculturelle, dans laquelle règne une certaine effervescence créatrice qui attire de nombreux artistes étrangers. Celle-ci compte une assez large diversité et hybridité à la fois de genres artistiques (contemporain, ballet classique, ballet contemporain, ballet-jazz, danses urbaines, etc.) et de traditions culturelles (présence de nombreux artistes de la diversité culturelle, d’artistes autochtones). La danse qui s’y développe se mêle aussi souvent aux autres arts de la scène (cirque, théâtre, musique), ce qui rend alors les oeuvres mais également les carrières et les appartenances disciplinaires des artistes difficilement classifiables.

Si la danse émerge à Montréal dès les années 1950, c’est surtout à partir des années 1970 qu’elle se développe à plus large échelle. Dans une historiographie extrêmement riche, Tembeck[14] avance que le manifeste du Refus global (1948)[15] a eu un impact significatif sur le développement de la danse à Montréal et sur sa configuration actuelle. L’exode de plusieurs signataires du manifeste vers des villes comme New York et Paris, couplé au développement de l’école automatiste[16] qui émerge de ce mouvement, a selon elle favorisé le développement de l’art chorégraphique à Montréal à partir des oeuvres de Françoise Sullivan, Françoise Riopelle et Jeanne Renaud. Signataires du manifeste ou proches de ce collectif, celles-ci ont séjourné à plusieurs reprises dans des pays étrangers, ont étudié auprès de professeurs reconnus et ont ouvert la voie selon elle à une « tradition de la non-tradition »[17]. Le Groupe de la Place-Royale puis celui de la Nouvelle-Aire à la fin des années 1960 s’inscrivent dans une certaine continuité avec l’oeuvre de ces trois chorégraphes et ont rendu possible le développement de grandes figures montréalaises de la danse contemporaine durant la fin du XXe siècle (Paul-André Fortier, Daniel Léveillé, Édouard Lock, Ginette Laurin, Jean-Pierre Perreault, etc.).

La danse à Montréal s’est fortement professionnalisée à partir du début des années 1980 avec notamment la création de deux écoles supérieures[18] et de programmes universitaires[19], mais aussi avec la création du Regroupement québécois de la danse (1984) et, plus récemment, l’installation en 2002 à Montréal du Centre Québécois de ressources et transition pour danseurs. Près d’une quarantaine de compagnies de danse sont actuellement actives à Montréal (Marie Chouinard, Grands Ballets Canadiens, Ballets Jazz de Montréal, Cas Public, Daniel Léveillé Danse, etc.) et de nombreux lieux de diffusion présentent des programmations très diversifiées qui vont des oeuvres internationales à plus forte audience à des créations destinées à des publics plus experts (Festival Danse-Danse, Festival Trans-Amérique, Agora de la Danse, Danse Tangente, Usine C, Théâtre La Chapelle, MAI, etc.).

Il est difficile de quantifier avec précision le nombre d’artistes-interprètes professionnels de la danse présents à Montréal. Comme pour la plupart des professions artistiques, les statistiques disponibles[20] n’offrent qu’un tableau très imparfait de cette réalité. L’existence chez les artistes de la danse de longues périodes d’inactivité contrainte, l’inclusion dans leur catégorie de professionnels comme les travailleurs culturels ou les enseignants de la danse, une relativement grande mobilité professionnelle internationale, etc., constituent autant d’éléments qui placent les chiffres disponibles en décalage avec la réalité. Sur base du croisement de différentes statistiques disponibles, on peut toutefois estimer la population d’artistes-interprètes de la danse au Québec à environ 300 professionnels actifs[21], dont 90 % résident à Montréal[22].

La figure typique de l’artiste de la danse qui travaille à Montréal est celle d’une jeune femme, disposant d’une formation supérieure en danse, travailleuse autonome et qui dispose de revenus annuels d’environ 26 000 $CA[23]. La moitié des artistes de la danse ont moins de 35 ans et près des trois quarts sont des femmes. Les danseuses affichent des revenus inférieurs à ceux des hommes de l’ordre d’environ 5000 $CA par an. La signification assignée à ces inégalités de revenus est souvent expliquée par les danseuses, mais aussi par les femmes chorégraphes, comme la résultante du déséquilibre du marché de travail de la danse qui permet aux hommes, moins nombreux, de bénéficier de taux d’activité plus élevés que ceux des femmes. Avec un niveau de formation légèrement inférieur à celui des danseuses[24], ceux-ci ont en effet davantage de possibilités de se produire et accumulent des revenus plus importants que les femmes artistes. Les danseuses font aussi souvent état de possibilités d’engagement moins grandes que celles des artistes plus jeunes après l’âge de 35 ou 40 ans. Ces inégalités qui combinent l’âge et le genre sont non seulement socialement acceptées dans le milieu mais elles sont aussi, dans une certaine mesure, intériorisées par beaucoup de danseuses plus avancées dans la carrière qui finissent par s’inscrire dans des schémas d’auto-exclusion face aux artistes de la relève.

Le décalage entre un haut niveau de formation (73 % des interprètes et des chorégraphes sont diplômés d’une école supérieure de danse ou d’une université) et des revenus moyens inférieurs à ceux de la population active[25] constitue aussi un trait singulier du travail en danse, et plus généralement du travail d’artiste. La proportion de diplômés de l’enseignement supérieur et universitaire est en effet près de deux fois supérieure à celle de la moyenne de la population active du Québec, pour des revenus pourtant inférieurs à celle-ci. Détenir un diplôme d’une grande école de danse est aujourd’hui un critère incontournable pour accéder à une carrière artistique en danse et l’entrée dans ces écoles s’inscrit dans un processus fortement sélectif.

C’est un critère, ici, [les artistes ] doivent avoir des formations extrêmement solides pour pouvoir exécuter le répertoire qui est extrêmement complexe. Tous sont diplômés d’une école.

Chorégraphe d’une grande compagnie

Les écoles supérieures de danse constituent ainsi un premier rouage, essentiel et incontournable, d’incorporation dans la communauté de la danse et elles opèrent une première délimitation, parmi les jeunes artistes, entre les amateurs et les professionnels[26]. La réputation internationale des écoles de Montréal qui offrent des formations supérieures en danse attire une proportion importante de candidats et de candidates étrangers, et environ la moitié des élèves de ces écoles proviennent de l’extérieur du Québec. L’accès à ces institutions est fortement sélectif et prend la forme de mises à l’épreuve successives à travers lesquelles la physicalité des jeunes est observée en même temps que leurs dispositions mentales à endosser les conditions d’exercice de la profession. Cette sélection s’opère dans le cadre d’auditions successives qui sont suivies, pour les candidats retenus, par l’observation de leurs capacités et de leurs personnalités au sein de classes et d’ateliers organisés au sein même des écoles, parfois durant plusieurs semaines. Ce processus permet de sélectionner finement, parfois sur la base de plusieurs centaines de candidatures, une vingtaine d’élèves qui s’engagent à prendre part activement à un apprentissage de haut niveau. Cela génère chez ces jeunes artistes le sentiment paradoxal que, s’ils se sont préparé à ce domaine artistique parfois depuis de nombreuses années, étant donné le caractère exceptionnel de leur recrutement par une école reconnue, la danse s’est en quelque sorte imposée à eux sans qu’ils l’aient véritablement choisie[27].

Cet apprentissage oblige les élèves de la danse à un très haut niveau d’engagement ainsi qu’à une très forte disponibilité physique, mentale et émotionnelle. Ces écoles opèrent ainsi un apprentissage de la profession de la danse au cours duquel les jeunes artistes acquièrent non seulement les techniques mais aussi les normes et les conventions sur lesquelles repose l’organisation de ce milieu[28]. Ils intériorisent ainsi très tôt les codes et les normes constitutifs de la vocation du métier de la danse qui s’accompagne de formes très précises d’engagement, de disponibilité et de conditions de vie et de travail basées sur une très forte flexibilité et mobilité.

Pige et pluriactivité contrainte du métier de la danse

Les artistes employés par les Grands Ballets Canadiens, les Ballets-Jazz de Montréal et les compagnies Marie-Chouinard et Cas-Public sont à peu près les seuls à disposer de contrats de travail, soit une soixantaine d’artistes environ. S’ils bénéficient alors des conditions d’emplois les plus favorables de leur profession et de la protection du droit du travail, leur stabilité d’emploi et leurs conditions de travail sont cependant toutes relatives. Leurs contrats de travail font l’objet de renégociations annuelles et dépassent rarement 48 semaines de travail par année. Les salaires sont les plus élevés aux Grands Ballets Canadiens mais, ailleurs, ils peuvent être à peine plus élevés que ceux d’artistes payés à la pige et impliquent une disponibilité vis-à-vis de la compagnie qui va souvent au-delà des temps de répétition, des spectacles et des tournées. Selon nos observations, les danseurs et les danseuses de ces compagnies font souvent état de rémunérations qui oscillent entre 600 et 900 $CA par semaine, soit des salaires annuels bruts qui varient entre 28 000 et 43 000 $CA selon leur niveau d’expérience et d’ancienneté.

Tous les autres artistes de la danse, soit environ 80 % des interprètes professionnels, sont des travailleurs autonomes engagés dans des contrats de services intermittents[29]. D’un point de vue juridique, au Québec ceux-ci sont assimilés dans le cadre de la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinema à la catégorie des travailleurs indépendants, ce qui les exclut de facto de la protection des lois du travail[30]. Leur statut de pigiste ne leur garantit dès lors aucune sécurité d’emploi ni protection sociale et ils sont appelés à cumuler, souvent en même temps, plusieurs engagements et diverses formes d’activité, afin de se maintenir dans la profession.

Le sens commun interprète l’activité artistique comme du « non-travail », par nature totalement incertain et donc non rémunérateur, obligeant les artistes à s’engager dans un travail de type alimentaire – nécessairement extérieur au monde artistique – afin de pouvoir survivre économiquement. La réalité du travail des artistes de la danse ne correspond toutefois pas à cette situation. Les schémas de pluriactivité dans lesquels ils s’inscrivent sont dans les faits pluriels et reposent sur des équilibres (entre le travail d’interprétation/de création et d’autres types d’activités) qui diffèrent notamment selon le degré d’avancement de leur carrière. L’étendue et l’importance de cette pluriactivité sont les plus fortes en début et en fin de carrière, mais elles relèvent dans la très grande majorité des carrières artistiques d’engagements principalement internes au monde de la danse[31]. Très peu d’artistes professionnels de la danser travaillent en effet en dehors de leur profession[32].

Les danseuses et les danseurs cumulent ainsi plusieurs activités, dont certaines sont rémunérées, d’autres non, et qui sont exercées de manière consécutive ou simultanée. Les plus fréquentes portent sur l’enseignement de la danse (dans les écoles supérieures de danse et les universités, mais également dans les cours privés), la direction du travail de répétition, des activités de gestion artistique ou administrative au sein d’organismes reliés à la danse ou l’enseignement de pratiques qui sont souvent mobilisées dans les entraînements et les pratiques de création.

Cette norme de la pluriactivité est vécue par les artistes-interprètes sous le mode à la fois de la nécessité, qui leur permet d’exercer leur métier de la danse, et du choix personnel. Si exercer plusieurs métiers, par exemple ceux d’interprète et d’enseignant de la danse, peut relever de la contrainte économique, dans les faits, leur pluriactivité constitue aussi pour les danseuses et les danseurs une condition nécessaire à leur maintien au sein de leur profession. Elle permet non seulement de minimiser les risques inhérents à un investissement trop exclusif en faveur d’une seule activité ou d’un seul chorégraphe, mais elle constitue aussi un moyen nécessaire pour progresser dans la carrière[33]. L’entraînement quotidien du corps, qui est un impératif en danse, l’apprentissage de pratiques corporelles et mentales reliées au travail de création et d’interprétation, mais aussi divers investissements dans des organismes ou des institutions culturelles, permettent en effet aux professionnels de la danse d’accroître leurs chances de survie et de réussite professionnelle.

La pluriactivité constitue ainsi une stratégie à la fois individuelle et une norme collective qui permettent aux artistes de garantir leur employabilité et de les maintenir dans ce monde de l’art. Elle relève d’une autonomie contrainte[34] qu’ils ont intériorisée très tôt et d’une capacité d’adaptabilité extraordinaire sur des marchés du travail caractérisés par une hyperflexibilité organisationnelle[35]. Elle fait ainsi partie intégrante du travail de la danse et de l’identité professionnelle de ces artistes qui valorisent l’existence d’un travail pluriel[36] et incorporent à leur activité la norme d’un travail flexible et précaire.

Expressivité, inconstance et usure d’une vocation artistique

La manière dont les artistes-interprètes de la danse vivent cette pluriactivité et ces conditions d’activité s’opère à la fois sous le double mode de l’expressivité, qui leur permet de se réaliser artistiquement et personnellement, et sous le mode de l’inconstance et de l’usure que génère l’équilibre instable sur lequel repose l’agencement des diverses formes d’engagements dans lesquels ils sont placés. Les multiples incertitudes qui pèsent sur leur activité (inconstances financières, artistiques, émotionnelles, relationnelles, etc.) constituent à cet égard un ensemble d’épreuves qui sont à l’origine d’une usure qui peut être tout à la fois physique, psychologique, financière, identitaire, etc., et qui peut les amener à chercher à quitter ce milieu en opérant une transition de carrière[37].

Cette tension entre expressivité, inconstance et usure oblige à reconsidérer autrement la notion de vocation telle qu’elle a été classiquement définie dans l’étude des professions. Freidson se limitait par exemple à voir dans les professions artistiques le produit d’un travail de vocation dénué de toute attente en termes de gains matériels et concluait que

comme leurs activités n’ont le plus souvent aucune valeur économique, nous ne pouvons les qualifier de « travail » au sens technique et économique du terme, mais nous devons les reconnaître comme une « oeuvre » au sens culturel du terme[38].

Cette conception essentialiste de la vocation artistique occulte en réalité ce qui constitue précisément le travail d’artiste et l’essence même des processus de précarisation qui les caractérisent. Pierre-Emmanuel Sorignet, auteur d’une sociologie très approfondie du métier de la danse et lui-même danseur[39], et Joël Laillier, à propos du travail des danseuses et des danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris[40], ont montré à l’inverse combien la vocation du métier de la danse s’inscrit dans des processus de construction de sens qui font à la fois l’objet d’un apprentissage très précoce et de mises à l’épreuve continues, tout au long de la carrière[41]. La vocation des artistes professionnels de la danse ne repose dès lors ni sur un avantage naturel, d’origine presque génétique, qu’ils auraient acquis depuis le plus jeune âge, ni simplement sur l’existence d’une passion. Elle exige de leur part, au contraire, des compétences et une virtuosité stratégique[42] très aiguës dans la gestion de leur carrière mais aussi de leurs modes de vie[43].

La vocation artistique du métier de la danse articule des éléments d’ordre normatif qui encadrent de manière très étroite le rapport de ces artistes à leur activité. Howard Becker a montré combien ces « conventions » assurent une relative stabilité et régularité aux pratiques artistiques et permettent de coordonner des interactions sociales relativement complexes au sein des mondes de l’art[44]. Mais on peut aussi pousser plus loin l’interprétation de leur rôle en faisant l’hypothèse que ces normes permettent aux artistes de mettre en oeuvre des pratiques et de mobiliser des ressources très diverses (sociales, comportementales, cognitives, émotionnelles, etc.) qui leur permettent à la fois de se construire dans leur singularité, en développant et en exprimant leur individualité, et de se relier à leur communauté. Ce mélange inextricable d’individuel et de collectif est au coeur de la vocation artistique et exige de la part des artistes à la fois un apprentissage, un engagement et un travail qui exige des qualités professionnelles plurielles (d’adaptation, de collaboration, d’hyperflexibilité, de mobilité géographique, etc.).

Ce travail de vocation prend la forme, dans le monde des artistes-interprètes de la danse à Montréal, de valeurs expressives souvent hors normes que ces artistes relient aux catégories du vivant et du sacré et, en même temps, à l’inconstance et à l’usure de leurs pratiques et de leurs conditions d’activités.

Les danseuses et les danseurs expriment en effet le sens fondamental de leur profession à partir du « vivant » qu’ils relient à la corporéité de leur travail et qui constitue selon eux un médium central de leur altérité, de leur « être ensemble » :

Ma danse, c’est ma vie qui est là […]. C’est comprendre l’autre à travers soi. Ça passe à travers ton corps, ça passe à travers la danse, ça ressort uni à l’autre…

[Le vivant] c’est cette fameuse matière-là qui est le corps qui a sa propre intelligence, qui est différente du cognitif. […] C’est majeur pour un être humain de traverser la vie avec ça […] C’est mon outil et ma relation au monde. Je vais ressentir avant de penser, avant de comprendre.

Le vivant, c’est le corps, c’est de goûter aux sensations que procure le corps et d’en être d’abord conscient. […] J’appréhende le monde à travers mon corps […]. C’est lui le véhicule de ma pensée.

Cette expressivité singulière du travail artistique, dont les ressorts de la corporéité sont encore largement inexplorés[45], prend ainsi la forme d’un lien presque sacré entre soi et l’autre[46]. La danse, singulièrement la danse contemporaine, est très liée à la figure de la communauté[47] dont elle se fait le témoin ou qu’elle cherche à transformer en modifiant les repères culturels, institutionnels et sociaux qui la fondent[48]. Mais le lieu premier de cette altérité est présenté par les interprètes, non pas comme celle de leurs oeuvres, mais au contraire comme celle de leur pratique professionnelle, de leur métier, qui les relie à une communauté constituée de leurs pairs mais aussi d’un public, de travailleurs culturels, etc. :

[…] c’est la nécessité de danser […] ça me donne la possibilité de créer des liens avec des choses qui sont en moi et avec des choses qui sont à l’extérieur de moi, mais surtout plus grandes que moi, qui peuvent donner un sens à ce que je fais, mais plus qu’un sens à la danse, un sens à la vie.

Le fait que je m’identifie au fait d’être danseur, vient avec une série de valeurs mais aussi des aspects culturels, des manières d’être dans le monde. Parce que je suis danseur, ça vient avec des liens avec des gens, avec des institutions, avec des potentiels de réalisation. Tout ça m’amène à un genre d’appartenance à une communauté, à une manière de penser à laquelle j’adhère, et que je défie aussi […].

Ces liens, constitutifs d’une communauté qui inclut les artistes mais aussi les chorégraphes et le public, revêtent pour ces artistes un caractère sacré :

Le lien entre performeurs, ce lien-là est sacré, et il a besoin qu’on en prenne soin. […] et il y a une culture, il y a des choses qu’on met en place pour que ce sacré là puisse vivre, pour que ce lien-là puisse être bon, fort et profond, et profitable […] aux chorégraphes, aux interprètes, au public […].

Quand on fait des séries de spectacles […] il y a des soirs où c’est comme de la merde ce que j’ai fait. Et il y a des gens qui sont venus me voir… Ça pour moi c’est sacré. On n’est même pas dans la technique, c’est au-delà du spectacle. C’est ce qu’il y a dans l’univers, dans l’espace.

La réalisation de soi dans la danse prend ainsi la forme très particulière d’un dépassement de soi et d’une construction qui elles aussi sont directement liées à l’altérité :

Je suis dans un travail qui est très exigeant […] J’ai l’impression de me disséquer, de sortir tout ce qui est à l’intérieur de moi, de l’étendre et de le donner au regard. […] ce ne sont pas des choses intellectuelles, ce ne sont même pas des choses émotives, bien que ça puisse toucher à ça. C’est plus profond que ça.

Les conditions physiques, matérielles, financières, artistiques mais aussi identitaires de cette expressivité du travail de la danse sont d’une très grande fragilité. Elles ne se limitent pas à la précarité financière ni à la quasi absence de couverture sociale des danseuses et des danseurs pigistes, même si ces éléments participent aussi à l’usure de ces artistes. Lorsqu’ils parlent de « précarité », les artistes de la danse assignent à ce terme des sources et une nature plurielle qui touchent autant à l’usure de leur corps qu’à celle de leur activité artistique, de leurs conditions de pratique et de la charge mentale et émotionnelle qu’implique leur pluriactivité. De leurs points de vue, leur précarité n’est ainsi ni réductible à leurs conditions de travail atypiques ni à l’absence de couverture sociale et relève de divers processus d’usure.

Le premier type d’usure qu’invoquent les artistes est liée à la danse elle-même. Le vivant sur lequel se fonde l’expressivité du travail de la danse peut être éphémère et ne plus revêtir le même sens du travail au fil de la carrière. C’est le cas, notamment, lorsque des artistes plus avancés dans le carrière sont appelés à quitter les compagnies les plus prestigieuses pour se produire ailleurs et interpréter d’autres types de danse :

C’est peut-être ma personnalité, ma culture de la danse aussi. Moi j’ai grandi dans une danse qui est très formelle : le ballet. C’était bien clair quand c’était réussi. C’était trois pirouettes, tu restes en équilibre, et c’est réussi. [En danse contemporaine] j’ai beaucoup moins de plaisir à faire ça. Le plaisir que j’éprouve dans mon corps, à connecter, il n’est [plus] là.

À un moment donné je n’étais plus capable […] les façons de travailler le corps, de travailler la dramaturgie […] ce n’est pas que ça m’ennuie… Je vais exagérer, mais ça me dégoûte.

La précarité du corps, particulièrement sollicité en danse, participe directement à cette usure ordinaire. Les blessures physiques sont omniprésentes (« J’ai mal partout et tout le temps »,) mais les dommages sont aussi souvent psychologiques et émotionnels :

Tant que tu ne t’arrêtes pas, tu ne le sais pas que ton corps est usé. Parce que tu es toujours en répétition, tu as mal, c’est normal, parce qu’on a toujours mal à quelque part. La gale, les Advils, le physio, tu gères ça. Mais quand tu arrêtes, c’est une révélation de la douleur.

Pour moi l’usure est plus psychologique […] Il y a quelque chose de très épuisant […] Les choix que j’ai faits la dernière année, ça m’a complètement jeté à terre. Je m’en suis voulu. Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? Pourquoi tu as fait ces choix-là ?

Cette charge mentale est souvent expliquée par le caractère contraignant de la pluriactivité qui, si elle ouvre des possibilités de carrière par une démultiplication de l’activité, devient vite insoutenable  :

L’année passée, je n’avais rien devant moi en termes de travail, d’expérience, de processus de création… Je suis retournée aux études et je me suis dit « OK, je vais continuer à enseigner », et on verra […] Heureusement, j’ai eu des projets qui se sont ajoutés. Mais en faisant ça mon horaire est devenu complètement fou. Je n’avais plus une seconde pour moi. […] Et là je suis dans trois écoles différentes, dans trois mentalités différentes, des processus de création différents, des élèves différents […] C’est quelque chose de très épuisant…

La précarité financière et l’absence de couverture sociale, en particulier en prévision de leur retraite, sont bien sûr invoquées par les artistes comme une source d’inconstance et d’usure, y compris de la part d’artistes les plus en vues de la profession mais aussi de bon nombre de chorégraphes dont les conditions ne diffèrent pas significativement de celles des interprètes. La pauvreté de leurs conditions matérielles est parfois dénoncée par les artistes mais elle est aussi très souvent l’objet d’une rationalisation qui l’incorpore comme quelque chose d’inévitable dans ce métier  :

J’ai de la misère à payer le loyer, j’ai de la misère à manger, à m’habiller.

Je ne pense même pas que j’ai eu des augmentations de salaire dans ma vie. Peut-être deux fois en 15 ans…

Moi [à 55 ans] je suis dans le summum de ce qu’un interprète peut faire en danse. […] À la fin d’un carrière assez forte, assez bonne, je me retrouve […] avec 28 000 $. Puis ma réaction c’est « je suis correct ». Ça fait des années que je vis comme ça.

J’ai décidé à un moment donné que Fuck it, je vais être pauvre. Mais je ne sais pas de quoi je vais vivre s’il m’arrive que je puisse plus danser.

Vocation et statut d’artiste

La Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma, qui a été adoptée au Québec en 1987, octroie aux artistes pigistes un statut professionnel qui leur permet d’adhérer ou de participer à la formation d’une association d’artistes qui représente leurs intérêts collectifs et négocie leurs conditions de travail. Elle prévoit que des normes minimales de travail protègent le travail des artistes sans toutefois les définir. C’est par la mise en place d’un cadre juridique qui favorise leur négociation et garantit leur application que l’État intervient au Québec dans la régulation des conditions de travail des artistes.

Dans le secteur de la danse, l’Union des artistes (UDA), qui représente aussi les acteurs, les chanteurs et les animateurs, dispose d’un monopole de représentation des danseurs. Seules onze ententes ont toutefois été négociées dans le cadre de cette loi et la syndicalisation des danseurs et des danseuses est considérée par certains acteurs institutionnels du milieu comme « un jeu quasi impossible ». L’ineffectivité de cette loi a notamment pour cause plusieurs limites d’ordre juridique[49] qui proviennent de la difficulté à déterminer, dans les secteurs artistiques, qui sont les véritables employeurs. Certains grands diffuseurs constituent en effet des quasi-employeurs sans que la loi ne leur reconnaisse toutefois cette responsabilité. Mais, plus largement, son inapplicabilité relève de ce que Bourdieu a pu qualifier d’impatience des limites[50] en référence aux caractéristiques inclassables des artistes. Les artistes de la danse relèvent en effet, au-delà de leurs traits sociologiques, de réalités du travail qui les placent en dehors des catégories classiques du droit. La succession, et le plus souvent le cumul, de contrats de très courte durée, l’autoproduction ou la coproduction avec d’autres artistes, très fréquentes dans ce milieu, créent notamment une indétermination statutaire dans laquelle l’artiste peut être en même temps interprète, chorégraphe et producteur lors d’un même projet artistique. La taille relativement réduite des compagnies et les conditions socio-économiques des chorégraphes qui sont, pour la plupart d’entre eux, rarement plus favorables que celles des interprètes, expliquent aussi que l’approche de cette loi, qui renvoie la négociation vers ceux-ci, relève d’un pari souvent impossible.

La négociation de leurs conditions de travail est qualifiée par certains représentants de la profession comme quelque chose de « très anxiogène pour les interprètes », en particulier pour ceux qui sont engagés par les plus grandes compagnies. « Ils sont déchirés quand vient le temps de négocier leurs conditions de travail […] Poser des balises, c’est pour eux comme se priver de grandir en termes d’art. » L’expressivité du travail de la danse, le vivant et le sacré que permet la danse par l’intermédiaire du corps et de la corporéité, transitent en effet très largement dans ce monde artistique par les liens complexes qui unissent les interprètes aux chorégraphes. Le chorégraphe est pour les interprètes une figure incontournable de l’exercice de leur art et leurs relations peuvent prendre des formes très différentes et relèvent souvent d’un mélange complexe de fusion et d’autorité :

la matière chorégraphique passe entre [le chorégraphe] et moi. À travers ce lien-là, à travers notre énergie à nous deux, à travers mon corps […]. Je suis en train d’avaler ses sensations, en même temps qu’il avale les miennes.

« Le rapport de travail [c’est un] rapport de force […] le danseur petit soldat […] le rôle du danseur soumis dans lequel j’ai grandi. […] Autant j’ai des idées et j’aime bien les partager, autant je peux aussi très bien m’accommoder d’une directive claire. C’est comme ça que tu veux ? Pas de problème, je peux être aussi un bon petit soldat.

Leur relation est aussi évidemment celle du partage d’un projet esthétique et d’un processus de création artistique auquel participent directement les interprètes dans un contexte où les procédés d’écriture chorégraphique ne sont jamais totalement clos[51]. Les oeuvres sont maintenues dans une certaine contemporanéité par un processus de recherche continue, par des efforts qui doivent sans cesse être repris, par des dispositifs à toujours réexpérimenter. S’il y a donc bien un partage de l’acte créateur entre le chorégraphe et l’interprète, la réussite d’un projet chorégraphique passe aussi par la capacité du premier à imposer son propre style et à discipliner le corps du danseur pour qu’il puisse représenter esthétiquement son esprit créateur. Cela opère selon Sorignet une transsubstantiation des danseurs qui par leur adhésion corps et âme à un chorégraphe parviennent à se libérer d’eux-mêmes, à se dépasser et à mettre en mouvement des éléments qui étaient enfouis à l’intérieur d’eux et qu’ils n’auraient pas pu mobiliser sans l’aide du chorégraphe[52]. L’extrait d’entretien suivant, issu d’un artiste d’expérience, est très révélateur de la force de ce lien :

J’ai été hyper attiré par des chorégraphes. Je voulais vivre leur travail et je voulais aussi incarner la physicalité qui les intéressait. Qu’elle sorte d’eux ou de recherches d’impros. Le moulage du corps…

La loi de 1987, qui confère aux artistes professionnels des arts de la scène du Québec des droits qui garantissent leur représentation collective, rend aussi ceux-ci responsables, non pas de négocier directement leurs conditions de travail, mais d’organiser celles-ci par l’entremise de l’organisation qui représente leurs intérêts. Or, là où cette négociation est techniquement possible, ce qui la limite aux plus grosses compagnies, cela implique une participation active des artistes qui doivent déterminer leurs enjeux de négociation, se mobiliser, participer à la rédaction d’un protocole de négociation, etc., ce qui constitue, du fait de leurs conditions d’activités très particulières un jeu quasi impossible à mettre en oeuvre. Comme l’indique un représentant d’une institution du milieu :

Le lendemain matin, c’est le danseur qui se retrouve en face du chorégraphe. Et ce qui les singularise, ce qui est particulier dans le milieu de la danse, c’est effectivement cette relation à la création […] Comment peut-on revendiquer, dans de telles conditions ?

Conclusion

On peut s’interroger sur l’importance qu’occupe la vocation du métier de la danse dans la reproduction des conditions de précarité qui caractérisent l’ensemble de cette profession et, notamment, se demander si la manière très particulière dont s’exerce l’expressivité du travail de la danse ne constitue pas une barrière à l’amélioration des conditions de travail de ces artistes. Leurs pratiques de travail, au travers de dynamiques de socialisation à une communauté très soudée et d’identification à une profession hors normes, incorporent en effet toutes les composantes d’un travail qui est à la fois flexible, atypique, inégalitaire et qui n’ouvre sur pratiquement aucune forme de protection sociale. La précarité qui touche l’ensemble de cette profession, y compris la plupart des chorégraphes, dépasse aussi très largement les aspects liés à la rémunération de leur travail et l’absence de filet social, pour faire appel à un ensemble plus étendu d’éléments qui touchent à leur santé physique et mentale, mais également à d’autres formes de précarité que l’on pourrait qualifier d’identitaires et d’artistiques. L’incorporation de cette précarité plurielle, même si elle fait l’objet de formes institutionnalisées de légitimation, ne la rend toutefois pas pour autant « normale » aux yeux de celles et ceux qui ont choisi d’en faire un métier et d’y consacrer l’essentiel de leur vie. En reposant sur des composantes expressives qui touchent au vivant et au sacré et, tout à la fois, à l’inconstance et à l’usure, le travail d’artiste de la danse réside moins dans l’existence d’un paradoxe que dans celle d’une aporie fondamentale. Comment, en effet, un travail peut-il être le lieu d’un tel accomplissement de soi dans le cadre de conditions de travail aussi difficiles ? L’examen de cette contradiction constitue un immense défi pour les sciences sociales dans un contexte où l’on a souvent fait l’hypothèse que les conditions de travail des artistes préfigurent celles des professions qualifiées de demain. Tout aussi grand est le défi, et la responsabilité politique, de mettre en oeuvre des mécanismes publics qui ne cantonnent pas les artistes à rester aux marges du droit du travail mais qui permettent au contraire à ceux-ci d’accéder pleinement aux protections qu’il offre en reconnaissant que la danse est un vrai travail.