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Cet article porte sur le système de prestation de services de soutien à domicile Chèque Emploi-Service (CES) et plus particulièrement sur les conditions de travail qui lui sont associées. Les préposées au soutien à domicile (PSD)[1] qui travaillent par l’entremise du CES effectuent un travail sans lequel de nombreuses personnes qui font face à diverses formes de limitations ne pourraient autrement demeurer à leur domicile comme elles le souhaitent. Elles sont mal payées, exercent un métier difficile physiquement et psychologiquement et sont peu reconnues socialement, mais leurs tâches et responsabilités sont à la fois techniques et de large éventail : tâches domestiques (ménage, courses et préparation des repas, par exemple) ; soins d’hygiène à certains actes infirmiers ; transferts à l’aide pour la toilette ; accompagnement aux rendez-vous au soutien psychologique et émotionnel ; tâches bureaucratiques, soins aux animaux, etc. Ces tâches sont hétérogènes et changeantes, rendant quasi impossible d’en faire la liste exhaustive[2].

Développé dans l’objectif de lutter contre le travail au noir que favorisait le programme d’allocation directe alors géré par l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) depuis 1978, le CES figure ainsi parmi les modes de prestation de services de soutien à domicile où les conditions d’emploi sont les plus dégradées, marquées par un faible salaire horaire, des horaires fragmentés et à temps partiel, une haute insécurité d’emploi, un accès partiel aux droits du travail ainsi que par de nombreuses violations des normes du travail[3]. La volonté d’étendre l’usage du CES, bien qu’elle réponde au désir d’une partie de la population, n’est pas étrangère aux économies dont ce système fait la promesse. Les travaux de Louise Boivin[4], de même que les différents rapports produits par les groupes communautaires qui défendent les droits des usager.ère.s du CES[5], ont ainsi démontré que l’emploi créé par l’entremise de CES, bien que sa qualité se soit relativement améliorée depuis sa mise en place en 1998, demeure marqué par la précarité, l’atypie et la faible protection sociale.

Dans cette recherche, nous nous sommes intéressée à deux constats dont nous avons cherché à comprendre la relation : 1) une forte hétérogénéité parmi les expériences de travail des PSD, notamment en termes de tâches et de conditions de travail, et 2) la présence systématique de temps de travail non rémunéré. Sur la base d’une série de 14 entretiens semi-directifs réalisés avec des PSD (ou anciennes PSD), notre enquête démontre que la transformation de l’action publique dans le secteur des services à domicile soutient et renforce des liens de dépendance et de sollicitude entre les usager.ère.s et les PSD qui, selon leur configuration, participent à la construction de « zones grises de l’emploi ». Ces zones sont logées dans les interstices du droit ou hors de son champ d’action et la construction de leurs contours fait apparaître les mécanismes de mise en compétition des PSD, et donc la différenciation des capacités de négociation et de résistance de celles-ci. Selon les désavantages qu’elles cumulent sur le marché du travail, et selon l’autonomie et les ressources dont disposent les usager.ère.s chez qui elles interviennent, les PSD font donc face à des injonctions inégales et hiérarchisées. C’est donc en explorant les relations d’interdépendance particulières et leurs effets sur la capacité des PSD d’agir sur leur condition que nous avons enfin cherché à repérer et à décrire le rôle que joue l’État québécois dans la construction de ces zones d’incertitude.

Cet article se découpe en quatre sections. Les deux premières dressent le portrait de l’usage du CES et des droits sociaux qui lui sont associés. La troisième section problématise ce portrait au regard de nos constats et explicite notre démarche de recherche. La quatrième section présente et discute de nos résultats.

Bref portrait du CES et de son fonctionnement

Le CES se distingue des autres modes de prestation de services de soutien à domicile en ce qu’il constitue un système d’allocation directe, aussi appelé cash-for-care dans la littérature anglophone. Les « Direct payments », « Self-directed supports » ou encore « Personal budgets » constituent quelques-uns des nombreux dispositifs de prestation de services de soutien à domicile de type allocation directe qui ont été mis en place dans plusieurs pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) depuis le milieu des années 1970[6]. Bien que certaines des spécificités techniques de chacun de ces systèmes – le mode de versement de l’allocation, l’accompagnement fourni par l’État aux usager.ère.s, le niveau de formalisation de l’emploi, etc. –, varient d’un pays à l’autre, ceux-ci ont pour point commun d’opérer un renversement du rôle des usager.ère.s – de « bénéficiaires de soins » à « gestionnaires de leurs propres services », dans l’optique de souscrire aux principes d’autonomie et de contrôle revendiqués par les groupes de défense des droits des personnes en situation de handicap.

Au Québec, la spécificité du CES, plus particulièrement, tient du fait que les usager.ère.s se voient allouer une enveloppe d’heures de services afin d’engager de gré à gré la personne de leur choix, alors que dans les modes de prestation de services de soutien à domicile « traditionnels », le plan de soins et services est pris en charge par les CSSS, que ce soit directement par les auxiliaires familiales et sociales (AFS) qui y travaillent ou en sous-traitant les services à une Entreprise d’économie sociale et solidaire en aide domestique (EÉSSAD) ou une agence privée. À la différence des autres usager.ère.s de services à domicile, les personnes qui ont recours au CES ont donc des responsabilités relatives à la gestion de la main-d’oeuvre : le recrutement et la sélection des PSD (notamment par le biais de petites annonces ou encore avec le support d’un des organismes communautaires qui tiennent des « banques de préposées »), leur formation, la gestion des horaires de travail et des vacances et enfin la transmission du nombre d’heures travaillées par chacune des personnes employées au Centre de traitement chèque emploi-service (CTCES) ainsi que les informations relatives aux embauches et cessations d’emploi. Qu’elles soient dotées ou non d’une formation professionnelle est par ailleurs laissé à la discrétion des personnes qui les embauchent.

La nécessité de cumuler et d’assurer la compatibilité de plusieurs contrats auprès de différent.e.s usager.ère.s (individuellement doté.e.s d’un pouvoir direct sur leur emploi) distingue pour sa part l’expérience des PSD des autres travailleuses du secteur. L’arrimage entre ces différents contrats hachurés et dispersés dans la journée peut alors constituer un véritable casse-tête pour les travailleuses qui doivent composer avec les horaires de chacun des usager.ère.s et la distance séparant leur domicile, de même qu’avec les interruptions de services en cas de maladie ou de décès.

L’intervention des CSSS auprès des usager.ère.s du CES est donc très peu structurante pour l’organisation des services ; leur rôle se limite à la constitution et à la révision du plan de soins, plutôt qu’à son application. Puisque seul le nombre d’heures total bihebdomadaire est contrôlé – la façon avec laquelle les heures de services sont utilisées ne faisant pas l’objet de surveillance – cette latitude permet aux usager.ère.s de flexibiliser leurs services suivant leur rythme de vie, et selon les disponibilités des PSD.

La documentation que nous avons obtenue auprès du MSSS par l’entremise de demandes d’accès à l’information[7] indique que dans l’année 2016-2017, 10 219 usager.ère.s ont utilisé le CES, dont une proportion importante dans les régions de Montréal (23 %) et de la Montérégie (15 %). Le nombre de PSD enregistrées dans le système de paye durant cette période est pour sa part évalué à 18 091[8]. La très forte majorité – 93 % – sont des femmes, dont la majorité est relativement âgée : 52 % sont âgées de 44 à 65 ans et 13 % ont plus de 65 ans[9]. Bien que nous ne disposions pas de données sur le profil ethnoculturel des PSD, les travaux de Marguerite Cognet sur la discrimination systémique fondée sur la race dans le secteur des services de soutien à domicile[10], de même que les tendances observées à l’international dans les autres systèmes cash-for-care[11], suggèrent que les femmes racisées ou migrantes constituent une part importante des travailleuses embauchées dans le cadre du CES.

Les PSD avaient travaillé un total de 4 749 929 heures de services[12], ce qui équivaut à 37 % de l’ensemble des heures de services de soutien à domicile délivrées par le système de santé et de services sociaux, tous types de prestataires confondus (CSSS, EÉSSAD, agences privées) durant cette période. Le coût de ces services s’élève à 74 896 459 $, ce qui représente une augmentation de 28 % par rapport au budget de l’année 2012-2013[13]. Les informations obtenues concernant le profil clinique des usager.ère.s apportent un éclairage complémentaire sur ce qui apparaît comme un double mouvement de rationalisation des services délivrés par l’entremise des prestataires « traditionnels » d’une part, et d’expansion et de diversification du recours au CES, d’une part.

Ainsi, bien qu’en comptant pour un peu plus de la moitié des usager.ère.s du CES, les personnes admissibles au programme en raison d’une déficience physique continuent d’y être surreprésentées ; il faut noter que leur proportion diminue de façon accélérée depuis 2008. Les personnes âgées, au nombre de 3119, constituent ainsi le groupe qui a connu la plus forte croissance : alors qu’elles ne composaient que 6,90 % des usager.ère.s en 2005-2006, cette proportion atteint 31,62 % en 2015-2016.[14] Le recours au CES pour les personnes vivant avec une déficience intellectuelle est plus modéré (916 personnes, soit 9,23 % des usager.ère.s) et dans des proportions encore moins élevées auprès de personnes ayant un trouble du spectre de l’autisme ou des problèmes liés à la santé mentale. Depuis 2008-2009, entre 200 et 400 personnes utilisent le CES annuellement pour des soins palliatifs. Les impacts des transformations qui s’opèrent dans le champ des services de soutien à domicile se jouent ainsi à l’interface du rôle de l’État comme employeur et comme pourvoyeur de services.

Le CES et l’allocation directe, quelques points de repère

Si le potentiel de l’allocation directe pour l’amélioration de la participation sociale des personnes en situation de handicap fait relativement consensus[15], les conditions d’emploi qui lui sont associées, et plus spécifiquement la façon de ces systèmes de contribuer à la reproduction des inégalités de genre, font pour leur part l’objet d’importantes critiques. Dans les pays où ils ont été implantés depuis la fin des années 1970, les systèmes d’allocation directe sont généralement synonymes de faibles salaires, de temps partiel, de morcellement des heures de travail en contrats multiples et d’accès partiel à la protection sociale et à la représentation collective[16]. Au Québec, les conditions de travail associées au CES sont principalement documentées et dénoncées par des regroupements de défense des droits des personnes en situation de handicap, notamment en raison de leurs effets sur la capacité d’intégration sociale de leurs membres[17]. En 2010, dans son rapport de la recherche-action Inclusion sociale et services de soutien à domicile, l’organisme montréalais Ex aequo recensait ainsi une série de problèmes qui rendent le recrutement et la rétention des employées difficiles : le faible taux horaire, les horaires de travail fractionnés et étalés, l’absence de compensation pour les déplacements, le manque de possibilités d’avancement professionnel et le véritable casse-tête que soulève la gestion de multiples contrats de travail[18].

Source de stress et d’insécurité pour de nombreux.euses usager.ère.s en raison de la menace qu’il fait peser sur la continuité des soins, le roulement de main-d’oeuvre induit par les mauvaises conditions de travail constitue alors un frein à la participation sociale pleine et entière des personnes qui dépendent de ces services. C’est pourquoi des regroupements de défense des droits des personnes en situation de handicap militent depuis l’implantation du CES afin que le programme soit financé à la hauteur des besoins réels des usager.ère.s. Ces groupes réclament également que le MSSS cesse de recourir au CES pour compresser les coûts liés aux services de soutien à domicile et que les usager.ère.s puissent exercer un réel choix quant au mode de prestation privilégié – tel que préconisé par la politique de soutien à domicile Chez soi le premier choix adoptée en 2003[19].

Depuis 2012, le sous-financement du secteur et l’imposition du CES à un nombre croissant d’usager.ère.s font en effet régulièrement l’objet d’avis de la part du Protecteur du citoyen[20]. Plusieurs enquêtes et lettres ouvertes publiées dans les journaux ont pour leur part mis au jour les impacts concrets du désengagement de l’État dans le secteur des services de soutien à domicile[21]. Des usager.ère.s doivent compléter le salaire à même leurs revenus, privilégier certains services au détriment d’autres comme la préparation de repas, demeurent dépendant.e.s de leurs proches et vulnérables face aux PSD à leur emploi, et, plus largement, vivent d’importantes insécurités liées aux difficultés de recrutement et de rétention du personnel. L’on mentionne également que hors des grands centres urbains, les difficultés rencontrées par les usager.ère.s sont exacerbées.

Du point de vue communautaire, il fait ainsi consensus qu’un réinvestissement dans le secteur des services de soutien à domicile permettrait de mitiger l’ampleur des problèmes rencontrés par les usager.ère.s du CES. Cela pose d’importantes questions sur l’orientation de l’État : le glissement vers l’allocation directe représente d’importantes économies budgétaires, à la fois sur le plan de la masse salariale et sur celui de la protection sociale. En 2017, le salaire des PSD oscillait entre 12 $/h et 14,57 $/h selon les régions administratives[22], et ce, alors que celui des AFS pouvait pour sa part dépasser les 20 $/h[23]. Les économies sur le plan de la masse salariale sont d’autant plus importantes que les services sont morcelés – sans que le temps et les frais de déplacement encourus soient couverts –, et flexibilisés par l’imposition de ce que Louise Boivin qualifie de « disponibilité permanente juste-à-temps » des PSD[24]. Cette organisation du travail, où s’imbriquent les normes de productivité importées des pratiques d’optimisation managériales de type flux tendu et l’injonction de disponibilité permanente que les travaux de Danielle Chabaud-Rychter, Dominique Fougeyrollas-Schwebel et Françoise Sonthonnax[25] ont associée aux temporalités du travail domestique signifie que « [l]e travail est aligné “au plus juste” sur les besoins variables des usagères et des usagers et où les coûts de main-d’oeuvre sont réduits, eux aussi, au maximum[26] ».

Les disparités entre l’emploi des AFS et des PSD s’observent également sur le plan de la protection sociale et de l’accès à la représentation collective. Dans son analyse de la protection des PSD par les droits du travail des PSD, Boivin démontre que si certaines de ces exclusions sont explicites dans la Loi, d’autres lui sont implicites et découlent de l’inadaptation de l’encadrement légal du travail à ses transformations. D’une part, l’assimilation du travail des PSD à celui de « gardienne de maison[27] » a pour effet de soustraire explicitement les travailleuses de l’application du taux horaire majoré lorsqu’elles effectuent du temps supplémentaire (article 52 et 55 de la LNT) et de restreindre leurs droits de recours en cas de congédiement injustifié (article 128 paragraphe 1 de la LNT). Les exclusions implicites aux droits du travail sont, d’autre part, causées par la fragmentation des contrats et la nature tripartite de la relation d’emploi qui rendent inopérante l’application de la Loi. Elles concernent notamment les droits prévus par la LNT eu égard aux périodes de vacances et à la cessation d’emploi. Cette inapplicabilité des dispositions minimales pour les travailleuses du CES avait d’ailleurs fait l’objet en 2007 d’une série de revendications par l’organisme de défense des droits des travailleur.euse.s non syndiqué.e.s Au bas de l’échelle[28] qui ont été réitérées en 2018 par le Front de Défense des Non-SyndiquéEs dans le cadre des consultations particulières sur le projet de loi 176, Loi modifiant la Loi sur les normes du travail et d’autres dispositions législatives afin principalement de faciliter la conciliation famille-travail[29].

L’une des exclusions les plus importantes à laquelle font face les PSD selon Boivin concerne le droit d’association, tel que l’a mis en évidence le jugement de la Commission des relations de travail (CRT) dans le cadre de l’affaire Centre de santé Memphrémagog en 2003[30]. Dans le cadre de cette affaire, la CRT devait évaluer si le CLSC Alfred Desrochers constituait l’entité exerçant le rôle d’employeur des quatre PSD ayant déposé une demande d’accréditation syndicale. Tout en reconnaissant que les PSD effectuaient les mêmes tâches que les AFS employées par ce CLSC et le rôle structurant de ce dernier dans le fonctionnement du CES et du travail qui lui est associé, la CRT a cependant fait primer le lien entre les PSD et les usager.ère.s qui les embauchent dans la détermination de l’employeur. Pour se syndiquer, les PSD devraient donc déposer une demande d’accréditation pour chacun des domiciles où elles travaillent et négocier une convention collective avec chacun des usager.ère.s qui les emploie, ce qui « équivaut de facto à l’impossibilité d’exercer leurs droits à la syndicalisation et à la négociation collective[31] ». Le jugement de la CRT, et plus précisément les rapports de pouvoir qu’il traduit en termes légaux, est donc en décalage avec la « chaîne de responsabilités » qui lie les différentes instances gouvernementales et les usager.ère.s et ses impacts sur l’organisation du travail par le biais du CES[32]. Tel que le souligne Boivin, cette décision est pourtant en contradiction avec au moins deux décisions rendues par la Commission des normes du travail (CNT) qui avaient pour leur part identifié les CLSC comme employeurs des parties plaignantes.

En somme, la cohabitation des usager.ère.s et du gouvernement québécois dans la relation d’emploi est non seulement inadaptée au cadre législatif québécois qui demeure fondé sur la relation d’emploi bipartite, mais elle entrave l’accès pour les PSD à la protection sociale et aux droits syndicaux. Outre dans la réduction des coûts liés à la masse salariale et aux frais de gestion, le potentiel économique du CES est donc intimement lié à l’exclusion implicite des PSD du droit d’association, et donc de leur capacité à s’organiser pour l’amélioration de leurs conditions de travail.

La malléabilité des exigences relatives à la formation et à l’expérience de travail antérieure cristallise pour sa part le processus de déqualification de l’emploi qui se déploie parallèlement à la dégradation des conditions qui lui sont associées. « [D]errière le paravent de la sempiternelle naturalisation de la déqualification du travail du care », ces dynamiques qui se déploient à l’interface de rapports sociaux de genre, de race et de classe opèrent donc pour Boivin un « transfert des risques économiques et sociaux du coeur des réseaux à leur périphérie, c’est-à-dire vers les travailleuses »[33]

Méthodologie et problématique de recherche

Tel que mentionné précédemment, la littérature portant sur le CES est significativement restreinte. Développé à partir d’une approche inductive, l’objectif initial de notre projet de recherche était donc d’approfondir notre compréhension de ce système et des conditions de travail qui lui sont associées. À cet effet, nous avons réalisé une série de 14 entretiens semi-directifs avec des PSD travaillant (12) ou ayant travaillé (2) par l’entremise du CES un minimum de 6 mois. Le recrutement ciblait des PSD travaillant dans la grande région de Montréal. Dix des personnes rencontrées travaillaient à Montréal, et quatre dans l’une des banlieues adjacentes. En moyenne, les PSD interviewées cumulaient sept années et demie d’expérience d’emploi avec le CES. Elles ont été recrutées par le biais d’une annonce diffusée sur les réseaux sociaux ainsi que par l’entremise d’organismes communautaires dédiés à la défense des droits des travailleur.euse.s et des personnes en situation de handicap.

Le recours à différents modes de recrutement a permis une certaine diversification du profil de participantes. Ainsi, deux d’entre elles travaillaient par l’entremise du CES depuis la création du programme en 1998, alors que trois des participantes cumulaient pour leur part moins de 12 mois d’expérience de travail. Parmi les 14 participantes, 10 femmes ont été rencontrées, dont 4 étaient des immigrantes de première génération. Ces dernières provenaient des Caraïbes et de l’Amérique du Sud ; deux d’entre elles possédaient des diplômes professionnels étrangers n’ayant pas été reconnus sur le marché du travail québécois. Quatre étaient étudiantes au moment de l’entretien : trois suivaient un cursus universitaire en sciences humaines et sociales, alors que la quatrième complétait une formation d’AFS. Parmi les quatre hommes que nous avons interviewés, un avait récemment pris sa retraite et travaillait comme PSD afin de compléter ses revenus. Les PSD avaient en moyenne 44 ans, la plus jeune étant âgée de 22 ans et le plus âgé de 72 ans. Plusieurs des participant.e.s ont témoigné d’histoires de vie traversées par divers tumultes, incluant des périodes de maladie ou de grande pauvreté, et trois ont mentionné avoir eu recours à l’aide sociale à un moment de leur vie.

Les entrevues ont eu lieu pour la majeure partie au domicile des participantes, à l’invitation de ces dernières, favorisant l’instauration d’un climat de confiance propice à la confidence[34]. Les questions posées avaient pour objectif d’amener les PSD à nous détailler leur quotidien au travail, incluant leur relation avec les usager.ère.s, et ses impacts sur la vie privée. Cela nous a permis de documenter les conditions de travail des PSD rencontrées et le rapport qu’elles entretiennent à celles-ci et, plus largement, à leur emploi. Régulièrement invoquées par les participantes, les différentes épreuves de vie leur ont permis de mettre en relief le sens accordé à leur expérience de travail comme PSD et au « prendre soin » de façon générale. Les entretiens ont duré en moyenne 1 h 30. Ils ont été enregistrés avec le consentement des participantes puis intégralement retranscrits et anonymisés. Les verbatim ont été codés avec le logiciel NVivo suivant l’approche par théorisation ancrée[35].

Les constats généraux de notre recherche rejoignent ceux émis par Boivin : l’emploi auquel accèdent les PSD par l’entremise du CES est marqué par la faible rémunération, l’instabilité et l’insécurité. Comme l’ont souligné plusieurs travaux sur les métiers de l’aide à la personne, piètre qualité d’emploi et appréciation de la tâche sont loin d’être antinomiques pour les travailleuses[36] ; des travailleuses se positionnent de façon critique face à la dévaluation de leur emploi et de leur rôle social plus largement.

Je serais plus heureuse si j’étais payée un peu plus, je serais moins insécure, j’aurais moins peur de pleins d’affaires […] tu sais, c’est ça, la vie est pas si facile que ça et elle est difficile pour tout le monde… mais on a tous nos problèmes hein ?

Valérie, 41 ans, 5 ans d’expérience

Oui, pour faire un petit peu d’argent, il faut travailler beaucoup […] j’ai pas le choix de faire un petit peu de travail les fins de semaine parce que le travail que je fais pendant la semaine c’est pas assez.

Marceline, 49 ans, 17 ans d’expérience

On est sous-payés par rapport à ce qu’on fait. Oui on est pas des infirmiers, on a pas de connaissance médicale poussée, mais on prend soin de personnes vivantes qui exigent beaucoup d’attention […] les gens ont peu de considération pour le travail qu’on fait, on est pas reconnus…

Sarah, 22 ans, 3 années d’expérience

En ce qui concerne l’organisation du travail en « disponibilité juste-à-temps » identifiée par Boivin, nous avons pu constater qu’hormis deux des participantes, les PSD peinaient à cumuler un temps plein en raison de la concentration des besoins des usager.ère.s aux mêmes moments de la journée (matin et soir pour l’aide au lever et au coucher) et, de façon générale, pour quelques heures continues seulement (souvent en deçà de trois). La totalité ont témoigné avoir à se déplacer (ou avoir eu à le faire) pour moins de deux heures de travail, équivalent, dans certains cas, au temps de déplacement encouru. La quasi-totalité des PSD rencontrées conjuguaient leurs emplois avec le CES avec d’autres sources de revenus – emploi ou travail autonome dans le domaine de l’aide à la personne (5) ou non (2), prestations sociales (2), aide financière aux études (3). En somme, les PSD que nous avons rencontrées avaient des horaires de travail fractionnés qui s’étalent sur de longues plages horaires, et généralement peu ou pas de journée de repos.

En contrepoint du temps passé au travail, la négociation de congés et de périodes de vacances est, pour sa part, compliquée par le lien d’emploi entre les PSD et chacun.e des usager.ère.s. Les contraintes liées aux remplacements de vacances peuvent alors être sources de frictions, surtout lorsqu’une seule PSD se trouve à l’emploi d’un.e usager.ère. Enfin, il faut souligner que comme la rémunération des PSD est liée à chacune des ententes de gré à gré, l’hospitalisation ou le décès des usager.ère.s sont appréhendés par les PSD, tout comme les absences à l’étranger, ces situations impliquant de facto une perte de salaire.

Au fil de l’enquête et suivant l’approche inductive adoptée, ce sont néanmoins les histoires relatives au « travail gratuit », « bénévolat », « heures non payées » ou plus largement de « shifts qui débordent » qui se sont imposées comme problématique de recherche. Alors que de telles expériences étaient dans certains cas « limitées » à une quinzaine de minutes à la fin d’un quart de travail et de façon occasionnelle, ces périodes de travail non rémunéré prenaient pour la moitié des PSD rencontrées des proportions considérables, atteignant parfois plusieurs heures par semaine.

Dès qu’on met le pied au travail, notre patronne [la mère de l’usager] nous demande de commencer à travailler donc, que tu arrives 5 minutes, 15 minutes avant, tu commences à travailler dès que tu arrives. Puis ce temps-là est pas payé, et si tu restes après non plus.

Sarah, 22 ans, 3 années d’expérience

La personne travaille plus que la personne reçoit, mais c’est normal. Par exemple, si lui il veut aller à la toilette, je vais sortir de chez moi et ils vont pas me payer. C’est comme si dans ma tête j’y vais pour rendre des services. Le nombre d’heures là qu’on paye c’est pas assez, le salaire aussi c’est pas assez.

Marceline, 49 ans, 17 ans d’expérience

J’ai beau essayer d’accélérer, mais… [soupire] tout dépend de son corps qui fonctionne… donc il y a toujours une demi-heure [de paye] qui explose !

Gilles, 59 ans, 18 ans d’expérience

Le « faible “niveau de protection” [du] droit [des travailleuses] à un salaire pour l’ensemble des heures travaillées » avait été identifié par Boivin comme composante de la disponibilité permanente en juste-à-temps qui est attendue des PSD, et plus largement d’une « subordination [du] contrat de travail [des travailleuses] au plan d’intervention élaboré par le CSSS »[37]. Quelques hypothèses sont avancées par la chercheuse pour expliquer le renoncement des PSD à leurs droits : l’insécurité économique, la relation personnalisée avec les usager.ère.s, l’isolement et la vulnérabilité de ces dernier.ère.s et les entraves à l’activation des droits de recours (tel qu’attesté par l’examen que fait la chercheuse des plaintes déposées à la Commission des normes du travail)[38]. Dans cet article, nous nous intéressons à l’interrelation entre ces différents facteurs.

Les différents travaux de Boivin permettent bien de saisir pourquoi et comment les conditions d’emploi associées au CES sont dégradées par rapport à celles qui sont offertes aux travailleuses embauchées par les CSSS et par les ESSAD et agences privées. Notre recherche s’est pour sa part attachée à comprendre comment les conditions de travail des PSD se différencient et déclinent entre elles et entre chacun des contrats d’emploi de gré à gré obtenus par l’entremise du CES. Les situations de travail non rémunéré, hétérogènes dans leurs manifestations et dans le rapport qu’entretiennent les PSD à leur égard, cristallisent à notre avis cette dynamique ; elles rendent saillants les effets croisés de l’encadrement institutionnel du CES tel qu’ils s’expriment dans la vie concrète, avec ses tensions éthiques, les liens de dépendance qu’ils recouvrent et les attentes qu’ils mettent en jeu. Dans un mémoire rédigé à l’intention du MSSS en 2004, un regroupement de cinq groupes de défense des droits des personnes en situation de handicap soulignait ainsi qu’« [a]u nom de l’autonomie, [le CES] inscrit ainsi [les usager.ère.s] dans un rapport d’exploitation autant d’elles-mêmes que du personnel oeuvrant avec elles[39] ». La question était donc de savoir ce qui expliquait à la fois leur régularité et leurs variations ainsi que ce qu’il en revient du rôle de l’État québécois dans la construction de cette dynamique.

Le concept de « zone grise de l’emploi » offre certaines clés d’intelligibilité pour expliquer l’hétérogénéisation du rapport au travail des PSD, et plus précisément l’ambivalence dans l’évaluation du travail – à la tâche, ou sur la base horaire. Proposé par Alain Supiot, « le concept de zone grise de l’emploi » met au jour l’infléchissement de la capacité du droit à contenir les frontières entre le salariat et le travail indépendant[40]. À partir d’une analyse des transformations du droit dans différents pays européens, Supiot démontre ainsi que l’émergence et la prolifération des zones grises de l’emploi reflètent l’affaiblissement de la frontière entre la norme de travail salarié, qui renvoie au principe de subordination de l’employé, et celle du travail indépendant, pour sa part construit autour du principe d’autonomie contractuelle. Supiot propose donc d’aborder les transformations du travail non pas sous l’angle d’une polarisation entre les marchés formels et informels, mais plutôt dans leur enchevêtrement, de manière à exposer les zones interstitielles du droit et les reconfigurations des relations de travail qui s’y expriment.

Les zones grises ne constituent pas une troisième configuration d’emploi qui viendrait s’insérer entre le travail salarié et le travail indépendant ; elles correspondent plutôt aux vides juridiques laissés par les transformations de l’action publique. Dans ses travaux sur les pilotes d’hélicoptère au Brésil, Christian Azaïs les décrit par conséquent comme « un défaut d’institutionnalisation ou à des situations où le flou est préféré[41] », et insiste sur le caractère hybride des normes d’emploi qui sont alors produites. L’étude d’Azaïs et ses travaux subséquents démontrent que l’émergence et la prolifération des zones grises de l’emploi sont intimement liées à l’« élargissement et [à la] complexification par couches successives du modèle [de relation de travail] originel » et au « caractères ouvert, dynamique et géographiquement dispersé de la production qui affectent les conditions d’emploi et du travail »[42]. La complexification des relations d’emploi, la multiplication des acteurs en jeu et l’hybridation des normes d’emploi sont symptomatiques de cette tendance.

Comme le soulignent Corine Siino et Sid Ahmed Soussi dans l’introduction d’un numéro de la revue Interventions économiques dédié aux zones grises de l’emploi, l’intérêt du concept réside dans son potentiel de prise en compte des contraintes structurelles qui se déploient à l’échelle globale et nationale et des pratiques de contournement ou d’appropriation qui se développent au niveau local[43]. En abordant les mutations du travail à partir du constat que les « rapports employés/employeurs [sont] devenus complexes, parfois illisibles[44] », cette perspective permet de se saisir de l’éclatement du travail, sur le plan de son organisation, de ses temporalités et de ses attributs identitaires notamment, et des défis qu’il pose aux modèles théoriques qui sont traditionnellement utilisés dans la sociologie du travail au Nord et dans le Sud global. Le secteur des services de soutien à domicile invite pour sa part à questionner l’expression de cette dynamique au niveau domestique, à la fois lieu de travail et site d’intimité, et les normes de travail qui s’y reconfigurent.

L’analyse de Susan Bisom-Rapp et Urwana Coiquaud démontre que la prolifération des zones grises au Canada et aux États-Unis est intimement liée à l’action de ces États dans le champ de l’emploi et de la protection sociale[45]. Leurs travaux démontrent plus précisément que l’adaptation « à la pièce » des cadres législatifs et l’intégration de différences de traitement dans les processus visant l’inclusion de catégories de travailleur.euse.s qui échappent à la protection constituent deux façons pour l’État de normaliser l’incertitude de traitement. Tel que l’ont démontré les travaux de Youssef Sadik au Maroc sur l’intégration des jeunes sur le marché du travail marocain, la constitution de zones grises de l’emploi est intimement liée à l’action publique dans le champ de l’emploi, mais également au niveau de l’accès à l’éducation. Dans son étude sur les firmes multinationales en France, Pierre Dieudade met pour sa part en évidence la dépolitisation du rapport de travail qui accompagne la constitution des zones grises de l’emploi[46]. Dieudade identifie une importante relation entre le projet de flexibilisation des marchés du travail et la normalisation des mécanismes de « régulation sociale sans compromis » qu’il associe aux zones grises de l’emploi. C’est à cet ordre particulier que Dieudade associe le développement de pratiques de négociation ultra-individualisées et à la pièce.

L’appréhension des conditions de travail des PSD à travers la lorgnette du concept de « zone grise de l’emploi » nous a amenée à investiguer la façon avec laquelle les PSD évaluent leurs options, jaugent leurs poids respectifs et investissent des stratégies de positionnement qui peuvent, selon les contextes et les rapports sociaux qui les configurent, tout autant les rapprocher de la norme salariale que les en éloigner. La compréhension de ce processus et de ses effets suppose, d’une part, d’observer et d’analyser les conditions de travail par-delà leur encadrement juridique pour considérer les pratiques concrètes et, d’autre part de questionner la façon dont se construisent et s’érigent un ensemble de normes, incarnées dans la manière de s’engager des travailleur.euse.s dans le travail. De façon plus concrète, nous utilisons donc le concept de zone grise afin d’expliciter les mécanismes par lesquels la négociation des conditions d’emploi et des protections sociales se voit reportée sur les PSD, avec pour conséquence une normalisation de l’application partielle de leurs droits du travail.

Nous explorerons donc les différentes formes de travail réalisé gratuitement par les PSD comme composante intégrante de l’organisation de leur travail que s’approprient les PSD de façon différenciée. Cela nous permet d’organiser l’hétérogénéité des conditions d’emploi, de manière à faire apparaître les mécanismes qui participent à leur émergence et diversification. Se justifiant par l’apparente liberté des PSD de contracter de gré à gré avec les usager.ère.s de leur choix, les conditions d’exercice des PSD apparaissent dès lors tributaires de leur capacité à acquérir, conserver et cumuler les contrats de travail qui leur sont les plus avantageux. Ces mécanismes témoignent de l’action de l’État et de ses impacts sur les stratégies que mettent en place les PSD pour maintenir et améliorer leur condition.

Résultats

Que l’embauche de gré à gré favorise le travail gratuit est un constat relativement documenté dans les travaux de recherche réalisés à l’international sur les différents systèmes de type allocation directe. Par exemple, dans un sondage réalisé par l’organisation Skills for Care en 2007 auprès de plus de 400 travailleuses embauchées de gré à gré en Angleterre grâce au système des Directs Payments, 53 % des répondantes avaient déclaré travailler plus d’heures qu’elles n’en sont payées chaque semaine, et 16 % estimaient ce nombre à plus de cinq heures par semaine. L’explication donnée dans le rapport du sondage reflète la complexité de la relation qui se noue in situ dans l’intimité du domicile, à la fois relation de soins et relation de travail :

The most common reasons for working unpaid overtime given by Personal Assistants relate to the fact that they simply want to help the employer out when there is no-one else available to provide support (23 %) and similarly, that their personal relationship with the employer means that they are willing to work a little bit longer (16 %)[47].

Souvent décrite comme « beyond conventional employer/employee relationships », l’inusité de cette relation – à l’interface de la sollicitude et de la dépendance – fait en effet objet d’un large consensus[48].

D’importants éléments de satisfaction entourant la confiance et l’affection, voire l’amitié, qui se lie à la relation d’emploi ont été documentés dans le cadre de notre recherche. Les moments de discussion, le magasinage ou les sorties au restaurant, les vacances en commun ou encore les sorties familiales constituent quelques exemples d’activités relatées par les PSD rencontrées et qui avaient été rapportées dans d’autres travaux[49].

Si j’arrête de travailler […] on ne va plus se voir sur la même base régulière c’est sûr… mais probablement qu’une fois de temps en temps je vais passer aller la voir c’est sûr. Pour prendre de ses nouvelles, faire un petit coucou puis jaser un peu.

Raphaëlle, 24 ans, 1 an et demi d’expérience

Bien Francine, quand j’en parle avec les gens autour de moi c’est mon employeure pis c’est mon amie aussi. […] je peux pas dire que j’ai passé presque un an à aller vingt heures aux deux semaines, dix heures par semaine, à aller chez quelqu’un sans développer comme une relation d’amitié.

Anne-Sophie, 23 ans, 9 mois d’expérience

Les témoignages des PSD rencontrées nuancent néanmoins l’importance et la profondeur de l’intimité de la relation entre les PSD et les usager.ère.s sur laquelle insistent certains travaux sur les systèmes d’allocation directe[50]. La majorité des PSD interviewées dans le cadre de notre recherche entretiennent en effet un rapport ambigu avec les usager.ère.s qui les emploient, et ce, peu importe que leur relation de travail s’inscrive dans la longue durée ou non. Bien conscientes du potentiel coercitif du rapport employé/employeur, plusieurs ont ainsi insisté sur l’importance accordée à la préservation de la frontière entre leur vie privée et professionnelle.

C’est très important de ne pas être ami avec [les usager.ère.s]… jamais jamais jamais. Parce que ça peut même aller loin, si on devient ami les demandes…

Kathleen, 43 ans, 6 mois d’expérience

Peu importe dans quel contexte, elle va tout le temps être la patronne, même si elle devient plus casual. Je me rappelle dans les premiers temps que je travaillais là, j’étais un peu arrogante. Parce que je trouvais sa manière de nous parler plus ou moins appropriée, puis elle m’a dit « Continue comme ça Sarah, pis tu vas perdre ta job  ! » [rires] Fait que je me suis mise à carreau à ce moment-là  !

Sarah, 22 ans, 3 années d’expérience

Expliquer la propension des travailleuses à travailler gratuitement exclusivement sous l’angle des relations affectives nouées avec les usager.ère.s laisse donc dans l’ombre le caractère structurellement inégal de la relation d’emploi, en plus d’oblitérer ses déclinaisons. S’intéressant de façon plus spécifique à la construction de ces relations, les travaux de Janet Leece sur Directs Payments en Angleterre démontrent en effet que le pouvoir d’embauche et de renvoi permet aux usager.ère.s de moduler les contours de la relation qui les lie aux travailleuses sur le plan affectif, avec des effets directs sur la répartition du pouvoir décisionnel :

a number of instances (influence the nature of the relationship, decide the boundaries and or to be more reciprocal, and set the terms of employment) in which this increased power appeared to help direct employers to ensure their interest took precedence in the relationship[51].

La possibilité de négocier et de partager une certaine flexibilité dans la relation de travail est une dimension d’appréciation qui est rapportée dans plusieurs travaux[52]. L’entente de gré à gré rend plus aisées les demandes d’accommodements (concernant les horaires, par exemple), et le lien de confiance qui se construit dans le temps procure un sentiment d’autonomie et de contrôle aux PSD. Il apparaît cependant que l’issue de ces négociations, voire leur amorce, dépasse les composantes affectives de la relation et qu’elle est davantage liée à la répartition du poids décisionnel dans la relation employé/employeur. L’asymétrie de la relation s’évalue notamment sur le plan de la dépendance, envers l’emploi pour les PSD, et à l’endroit des services pour les usager.ère.s. Le cumul de désavantages – discrimination, pauvreté, maladie, difficultés de conciliation travail-famille – est donc important à considérer pour comprendre la capacité des PSD à agir sur leurs conditions de travail, qu’il s’agisse de refuser ou de négocier certaines des conditions pouvant leur être imposées. Ce constat vient à tout le moins pondérer la liberté contractuelle dont disposeraient les PSD dans la relation de gré à gré et plus largement sur le marché du travail créé par le CES. Ainsi, alors que certaines des PSD interviewées insistaient sur les qualités et compétences qui leur permettent de profiter de la flexibilité du CES pour « choisir » les usager.ère.s pour qui elles travaillent – en raison d’intérêts respectifs, des horaires avantageux ou de la proximité de leurs lieux de résidence respectifs –, elles ont été nombreuses à évoquer différentes pratiques discriminatoires, vécues ou observées, s’opérant sur la base d’attributs raciaux. Dans les processus de recrutement et d’embauche notamment, la discrimination directe se conjugue ainsi à d’autres modes d’exclusion indirects que la diplomation étrangère et le niveau de maîtrise du français viennent justifier.

Assez souvent, il y a des fois, les gens ne m’aiment pas même s’ils me connaissent même pas. Ils m’appellent et on me dit « Vous êtes de quel pays  ? ? » [silence] Je dis « Latino-américaine » « OK madame  ! BYE » Des fois on me raccroche au nez [rire nerveux]. Beaucoup de gens ici n’aiment pas les Latino-Américains, je sais pas pourquoi. Mais ça m’est arrivé des fois où des gens « ahhhh mais vous parlez pas l’anglais… ? et vous savez utiliser le levier ? » Et je dis « oui, j’ai fait le cours, mais je n’ai pas eu l’occasion de l’utiliser… » Et là on me dit « Ah ! Non, madame » On me dit non.

Josefina, 58 ans, 3 années d’expérience

Le client a toujours le choix de te choisir ou pas hein  […] Et comme j’ai mon background [de proche-aidante et d’étudiante en soins infirmiers] avec toutes mes expériences, ben c’est qui qu’ils vont choisir  ? Lui ou elle ? Ben c’est moi qu’ils choisissent. Fait que moi j’ai plus de chances de toujours travailler […] C’est que j’ai réussi à prouver à tout le monde, puis avec les feeds-back et tout ça tout le monde veut m’avoir.

Valérie, 41 ans, 5 ans d’expérience

Au fil des entrevues que nous avons réalisées, nous avons constaté que la précarité en emploi était particulièrement aiguë chez les travailleuses racisées rencontrées, et que celle-ci se prolongeait par des conditions de travail dégradées. Cela suggère que la dynamique de discrimination systémique fondée sur la race identifiée dans les travaux de Cognet se poursuit dans le processus d’embauche de gré à gré, avec ses effets de positionnements hiérarchisés au sein même du marché ouvert par le CES. Les refus d’adaptations et d’équipements, malgré les risques pour la santé et la sécurité qu’ils représentent, illustrent bien cette asymétrie et ses effets[53]. Dans notre enquête, la moitié des PSD rencontrées ont ainsi témoigné avoir eu à faire face à la résistance des usager.ère.s concernant l’utilisation d’appareils de levage et de transfert, l’accès à des gants jetables, mais aussi à du matériel adéquat pour faire le ménage. Trois des interviewées ont subi des blessures ou accidents sur le lieu de travail qui les ont obligées à un arrêt de travail. Les PSD les plus précarisées par différentes formes de discrimination en emploi sont apparues plus susceptibles de se retrouver dans l’une ou l’autre de ces situations, tout comme d’être sujettes à des formes de harcèlement sexuel ou psychologique, et, dans un cas, d’agression physique.

J’ai travaillé pour un monsieur là… mais il ne veut pas que le CLSC mette un bain adapté. Il a dit que c’est correct, qu’il est capable de se lever de son fauteuil pour aller dans la salle de bains. Sauf que c’est moi qui lève le monsieur pour le mettre comme un bébé dans le fauteuil, et c’est encore moi qui mets mes pieds dans le bain pour remettre le monsieur dans le fauteuil. Et le monsieur, il est mince, mais il est lourd ! ! ! ! Je suis une femme, moi ! Et il n’y a rien qui est adapté, ni sécuritaire chez le monsieur. […] Il faut que je le prenne comme un bébé pour le mettre dans le fauteuil. [pause] Penses-tu qu’un Blanc va faire ça ? Non. […] Il l’aurait adapté le bain si c’était un Blanc [qui travaillait pour lui]. Ils disent qu’on peut appeler la CSST pour faire une déposition, mais si on est Noire, on a les droits bafoués, on peut pas prendre la parole nous autres. Le soir là, quand je dors moi je prends une serviette chaude, à chaque jour pour la douleur.

Grace, 51 ans, 13 ans d’expérience

L’asymétrie de pouvoir entre les PSD et les usager.ère.s, soutenue par l’individualisation de la relation d’emploi qu’opère le CES, est donc un vecteur central de la dégradation de la qualité de l’emploi. Cela apparaît alimenté par l’isolement des PSD, sur le plan de la localisation du lieu de travail dans le domicile des usager.ère.s, et au fait que les PSD travaillent principalement seules. Hormis une seule des PSD rencontrées, les personnes qui ont participé à notre enquête n’avaient jamais rencontré les autres PSD embauchées par les usager.ère.s les employant et, dans la quasi-totalité des cas, ne connaissaient pas d’autres PSD employées par le biais de CES. La capacité des PSD à partager et à collectiviser leur expérience de travail est donc extrêmement limitée vu la nature même de l’emploi. L’isolement et l’atomisation des travailleuses dans le domicile des usager.ère.s constituent cependant une entrave profonde à l’organisation collective largement documentée dans la littérature sur le syndicalisme en raison de ses effets directs sur la construction d’un rapport de force fondé sur la relation de travail[54]. Cela est d’autant plus problématique que les revendications des organisations dédiées à la défense des droits des personnes en situation de handicap, bien qu’elles cherchent à améliorer les conditions des PSD, sont prioritairement concernées par le bien-être de leurs usager.ère.s et à la défense de leurs droits.

Il faut trouver une personne soit capable de défendre les personnes [qui travaillent] à domicile. Parce que beaucoup de personnes, tous les gens qui sont à domicile, les clients, ils n’écoutent pas les gens qui travaillent. Ils sont capables de dire toutes les menteries, ils ont le droit. Et nous autres, qui est-ce qui va défendre nos droits ? C’est ça que j’ai besoin de défendre, c’est ça que j’ai besoin de savoir. Il faut quelque chose de basé pour nous, qui travaillent à domicile. Nous on a pas ça. Et les clients, il y en a qui nous croient, et il y en a qui croient pas.

Grace, 51 ans, 13 ans d’expérience

La présence « d’un espace de regroupement autonome » est en effet « la première étape nécessaire à la reconstruction d’un pouvoir collectif des travailleuses »[55]. De tels espaces étant décisifs pour permettre aux travailleur.euse.s de discuter de leurs conditions de travail avec leurs collègues, de partager leurs expériences respectives et de se solidariser face à un ou des enjeux fédérateurs[56]. L’inadaptation des lois du travail aux relations de travail multipartites exclut cependant implicitement les PSD du droit d’association. Comme l’ont démontré les travaux de Boivin, l’isolement des PSD, s’il est patent dans l’exercice de leur travail au quotidien et dans l’absence d’espaces de collectivisation, se poursuit sur le plan légal, avec pour effet d’entraver l’accès à la représentation collective. Cela contribue à l’individualisation de la relation entre les PSD et les usager.ère.s, et donc à l’expression de multiples configurations de relation d’emploi et à leur indétermination.

La part de responsabilité des usager.ère.s et des implications liées à leur rôle dans la relation d’emploi soulève de vifs débats quant aux risques d’abus liés à l’ampleur du pouvoir coercitif qui peut se déployer à l’interface de relations de sollicitude, comme en témoignent les disputes engagées entre les chercheuses Jenny Morris et Clare Ungerson[57]. Ces débats mettent plus particulièrement en cause l’extensivité du contrôle octroyé, et la façon avec laquelle celui-ci permet aux usager.ère.s de faire primer leurs intérêts sur ceux des travailleuses.

Par exemple, dans le rapport de recherche Who care : who pays ? conduit pour le syndicat anglais UNISON, les chercheuses Hilary Land et Susan Himmelweit émettent d’importantes réserves à l’égard du fonctionnement de l’allocation directe :

Some of the benefits claimed for being a direct payment holder sound like those of a 19th factory owner, able to hire and fire at will, secure complete time flexibility and avoid health and safety assessments which other employers have to adopt[58].

Dans la filiation des débats susmentionnés, la réponse de Morris « the struggle for direct payment has been a struggle against segregation[59] » est pour sa part régulièrement reprise afin de rappeler l’historique des programmes d’allocation directe. La reconstruction historique des systèmes de type cash-for-care au Royaume-Uni par Charlotte Pearson et Julie Ridley, en démontrant que les tensions entre les intérêts des usager.ère.s et les travailleuses émergent progressivement à partir des années 1980 avec le développement du modèle de l’allocation directe à des fins de compression budgétaire, rappelle que les discours entourant les rapports de pouvoir sont aussi structurés par la générosité des programmes et par les vulnérabilités que leur insuffisance accentuent[60].

Au Québec, les services de soutien à domicile ont fait l’objet d’importantes mesures de restriction budgétaire à partir de la fin des années 1990, avec le déploiement du « virage ambulatoire[61] ». La pression exercée sur les finances publiques par la quête du déficit zéro s’est poursuivie par le déploiement de séries « d’innovations » sociales dédiées à remplir le double objectif de mettre au travail les assisté.e.s sociaux, notamment les mères de familles monoparentales, et de répondre aux besoins de la population vieillissante[62]. Le CES constitue, avec les EÉSSAD et les agences privées, l’un des modes de sous-traitance auquel recourt désormais l’État québécois afin d’absorber l’augmentation des coûts du système de services de santé et services sociaux, tout en poursuivant son projet d’activation à rabais des personnes situées à la marge du marché du travail. Le recours croissant au CES s’inscrit ainsi dans un processus de marchandisation et de sous-traitance des services de soutien à domicile, et plus largement de redéfinitions du mode d’action de l’État et de ses responsabilités[63].

Dans ses travaux, Boivin questionne les effets du désengagement de l’État sur le plan juridique et la volonté des usager.ère.s d’assurer le rôle d’employeur au sens de la Loi – une interrogation qui fait écho aux revendications adressées au MSSS par les regroupements d’usager.ère.s. Les explications données par les PSD rencontrées dans le cadre de notre enquête pour justifier, ou du moins expliquer, pourquoi elles travaillent plus d’heures de travail qu’elles n’en sont rémunérées reflètent le caractère complexe de la relation d’emploi, et enjoignent aussi à considérer les effets concrets du sous-financement des services de soutien à domicile.

Tu débordes toujours. Ça, ça…. [hésitation] des fois tu réussis à arriver à l’heure dans ton temps, mais ça dépend qu’est-ce que tu as à faire. Mais la plupart du temps, quand tu as un bain complet [inspire]… un curage, euh, malgré que, des fois il te donne un petit peu plus de temps, mais… c’est très limité, c’est serré pour les temps, parce que tu as besoin de plus de temps pour faire de quoi. Et ils te payent jamais assez plus. Le problème d’évaluation c’est pas l’évaluation d’eux autres qui le font eux-mêmes, c’est les gens du CLSC, ils disent « ben là, ça prend pas plus que ça ». Mais « ça prend pas plus que ça », c’est pas vrai des fois. Parce qu’il y a des personnes qui sont un peu plus [inspire] handicapées… euh…. Y ont plus de difficulté pour bouger, fait que tu peux pas les déplacer sans… faut pas que tu lui casses les jambes là  !

Gilles, 59 ans, 18 ans d’expérience

Plusieurs des tâches effectuées par les PSD sont, de par leur nature, irrégulières, incompressibles ou imprévisibles. L’alignement « au plus juste » du plan de soin ne permet cependant pas d’absorber cette incertitude. Certains contextes, les périodes de formation et les situations d’urgence, mais aussi les services rendus sur le temps personnel et absorbés dans les activités quotidiennes des PSD (courses, recherches sur Internet, etc.) constituent les situations les plus régulièrement invoquées pour justifier l’absence de rémunération. Il est par conséquent régulier pour les PSD de faire face à des situations où elles sont appelées à combler l’insuffisance des ressources octroyées aux usager.ère.s ; elles constituent la norme plutôt que l’exception.

À l’instar d’une vaste littérature sur les métiers d’aide à la personne, l’engagement des PSD dans leur travail s’alimente ainsi de la reconnaissance symbolique tirée de la satisfaction de pouvoir aider autrui[64]. Lorsqu’il est évoqué par les PSD, ce type de satisfaction s’arrime généralement au sentiment de responsabilité, voire de loyauté, à l’égard des usager.ère.s qui les emploient. Cette responsabilité peut s’inscrire dans différents cadres – moraux, religieux, légaux, par exemple – et met en jeu la capacité des PSD à conserver leur emploi.

Des fois je prends l’initiative et je donne le bénévolat. Je me dis « Oh c’est sale ça, je vais le nettoyer avant de partir. » Je prends mon temps pour faire des choses. […] Assez souvent quand je vais dans une maison, la même journée je reste plus de temps. Par exemple je suis payée trois heures, je reste quatre heures et demie, cinq heures. Je fais toutes les choses qu’on a besoin. Si les gens ils me demandent… « ah, mon fils il m’aide pas, ou ma fille elle m’aide pas, je suis toute seule, personne ne vient me voir... » Je me dis « Pauvre personne, personne vient la voir. » C’est triste d’être handicapé, de pas recevoir assez d’aide, alors moi je dis à la personne « Ne t’inquiète pas, je vais rester, je vais vous aider à faire ça et ça et ça ».

Josefina, 58 ans, 3 années d’expérience

Par exemple si j’ai un patient, ça arrive souvent, il fait de l’arythmie cardiaque. Bien il peut mourir, je suis obligée de rester. Je reste jusqu’à ce que son rythme soit plus régulier, ça je suis pas payée pour ça. Ça c’est qu’il manque [dans le CES]. C’est que il y a des fois, il y a des situations par rapport aux signes vitaux et tout qui font que je peux pas le laisser. Parce que si il arrive quelque chose, c’est qui qui [va être blâmé] ? C’est pas le CLSC ! [soupir] Moi j’ai pas d’assurances, c’est sûr que ça va revenir sur moi la faute professionnelle si je quitte là. Fait que des fois oui, je suis obligée de faire plus de temps puis je suis pas payée pour ça.

Valérie, 41 ans, 5 ans d’expérience

L’insuffisance du nombre d’heures octroyées aux usager.ère.s a des impacts directs sur les PSD qui sont parfois les premières sollicitées pour répondre aux besoins, sinon les seules ; elles sont appelées à combler les manques de l’État. Lorsque les usager.ère.s ont un réseau d’aidant.e.s impliqué.e.s, cette pression peut être réduite. Des compensations financières directement versées par les usager.ère.s ou leur famille sont parfois offertes, mais elles semblent généralement accueillies avec surprise et reconnaissance de la part des PSD. L’injonction au travail gratuit apparaît donc également tributaire des aménagements qui s’effectuent à la pièce entre les PSD et les usager.ère.s, au gré de leurs préférences et capacités.

Ces arrangements s’expriment néanmoins de façon différenciée et hiérarchisée selon la capacité des PSD à obtenir, conserver et cumuler des liens d’emploi qui répondent à leurs aspirations. Tout porte donc à croire que les situations de forte interdépendance qui se construisent à la croisée de la précarité des PSD et des besoins des usager.ère.s placent les PSD les plus vulnérables dans un espace exigu, où obligation et nécessité économique se chevauchent. Cela signifie que les systèmes d’allocation directe sont réputés économiques sur le plan budgétaire en raison de la réduction de la masse salariale et de la flexibilité organisationnelle indue par l’embauche de gré à gré, mais aussi grâce au travail gratuit, fruit à la fois des motivations sincères et altruistes des PSD et d’injonctions à remplir pour assurer leur maintien en emploi. L’argument économique n’est par conséquent pas étranger à la création d’un véritable marché marqué par la déqualification et un accès partiel aux droits sociaux, à l’intérieur duquel sont mises en concurrence les PSD pour l’obtention de contrats de travail.

Conclusion

Les programmes de prestation de services de soutien à domicile de type allocation directe comme le CES ont émergé au tournant des années 1970 dans plusieurs pays membres de l’OCDE, dans la foulée de nombreuses avancées sociales visant à améliorer la qualité de vie des personnes en situation de handicap. Ces dispositifs ont, comme nous l’avons relaté, rapidement été retenus pour leur grande flexibilité et le meilleur contrôle qu’ils garantissent aux usager.ère.s ; ils sont considérés comme un levier important pour l’amélioration de la participation sociale. L’implantation du CES en 1996 a permis de formaliser l’emploi des PSD – d’abord en mettant en place un système obligeant la déclaration du travail et assurant, en théorie, la couverture de certains droits sociaux. Cela a permis simultanément au MSSS d’externaliser la gestion des services, notamment dans l’appariement entre les usager.ère.s et les travailleuses, et d’étendre progressivement son offre auprès de nouvelles « clientèles ». Dans la poursuite du déficit zéro et de l’adoption subséquente de politiques d’austérité, le CES a en effet rapidement été investi afin de compresser les dépenses publiques dans le champ de la santé et des services sociaux. Les faibles salaires, auxquels se couple un report des coûts liés aux déplacements entre les usager.ère.s ainsi que l’absorption par les PSD de la flexibilité organisationnelle, représentent d’importantes économies pour l’État québécois. Il n’est donc pas étonnant que les prospectives économiques dont font la promesse les systèmes d’allocation directe aient tenu le haut du pavé dans les arguments en faveur de leur expansion au Québec et ailleurs dans le monde. À l’instar des nombreuses mesures néolibérales mises en place depuis la fin des années 1970 au Québec, le sous-financement et la marchandisation des services de soutien à domicile ont une incidence disproportionnée de façon disproportionnée les femmes, à titre d’usagères, de proches aidantes et de travailleuses.

Dans cet article, nous nous sommes intéressée aux expériences de travail des PSD et à leur rapport à l’emploi. Nous l’avons détaillé : le CES est synonyme de piètres conditions de travail, autant sur le plan de la rémunération que de la protection sociale. Temps partiel, fragmentation des horaires, insécurité et risques pour la santé et la sécurité constituent la norme plutôt que l’exception. Nous avons insisté sur l’hétérogénéité de leurs conditions de travail et sur l’infléchissement du critère horaire dans l’évaluation du travail – la constance de l’absence de rémunération pour l’entièreté des heures de travail effectuées en étant la face visible. Ce travail effectué gratuitement témoigne d’une reconfiguration des relations d’emploi en jeu, de leurs significations en termes de droits sociaux, mais également sur le plan des qualificatifs normatifs ; il rend visibles les effets des mutations du travail.

La frontière entre le travail salarié et indépendant apparaît en effet rapidement caduque du fait de l’interférence entre la relation de gré à gré entre les PSD et les usager.ère.s et celle que ces parties entretiennent avec l’État. Ce brouillage des rôles respectifs est au coeur du processus d’émergence de zones grises de l’emploi dont nous avons tenté de comprendre les ressorts et modalités d’expression. En cherchant à expliquer la diversification des conditions de travail des PSD et la persistance de différentes violations des lois du travail, et plus précisément celles relatives à la rémunération, quelques constats peuvent d’abord être dégagés.

D’abord en ce qui concerne le rôle de l’État. Trois dynamiques mettant en cause la transformation de son mode d’action ont été identifiées : 1) la précarisation du secteur des services de soutien à domicile opérée par l’introduction de l’allocation directe, 2) la dérégulation induite par la complexification de la relation d’emploi, et 3) les compressions budgétaires. De par leur interrelation, ces trois paramètres cristallisent des relations d’interdépendance particulières qui ont pour effet de positionner les PSD de façon différenciée et hiérarchisée face aux différentes injonctions de soins, et donc de travail, qui leur incombent. Leurs effets conjoints se perçoivent de façon particulièrement aiguë dans la faible protection à la rémunération que nous avons examinée.

Tel que l’ont mis en évidence les travaux de Boivin, les conditions qui sont offertes aux PSD s’inscrivent dans un mouvement général de dégradation de la qualité de l’emploi dans le secteur des services de soutien à domicile. Celui-ci se déploie de pair avec un processus de déqualification du secteur, et se traduit par l’octroi de conditions maintenues au plus bas. Il a pour effet de contribuer à la précarisation des PSD et, en raison de la relation d’emploi tripartite, de rendre le lien d’emploi avec les différent.e.s usager.ère.s particulièrement important à maintenir.

En même temps que le MSSS demeure l’entité qui fixe et finance les salaires qui sont versés par l’entremise du CTCES, l’allocation directe octroie aux usager.ère.s une série de responsabilités et de pouvoirs – embauche, formation, coordination des horaires et des tâches, processus disciplinaires et de renvoi, etc. Ce brouillage de la relation employé/employeur place les PSD dans une relation ambiguë avec les usager.ère.s chez qui elles effectuent leur travail. Celle-ci s’exprime cependant de façon inégale entre les PSD et entre les contrats qu’elles obtiennent. À cet égard, nous avons suggéré que la vulnérabilité économique des PSD est intimement liée à leur habileté à se positionner de façon avantageuse sur le marché ouvert par l’État en implantant le CES. Celui-ci est fortement marqué par la dérégulation, et s’articule autour de choix et de préférences négociées dans la relation de gré à gré entre les PSD et les usager.ère.s. En l’absence de mécanismes destinés à intervenir sur la discrimination en emploi, la mobilité des PSD sur ce marché et leurs attributions de travail se déclinent cependant le long de lignes genrées et racisées, avec leurs effets de précarisation inégaux. La malléabilité des critères d’embauche, la facilité des renvois et la complexité des recours rendent les pratiques discriminatoires particulièrement intangibles.

La capacité à agir sur cette interrelation et plus largement afin d’améliorer les conditions de travail est cependant entravée par l’isolement des PSD sur le plan de leur lieu de travail. Ce défi se voit d’autant plus important que le Code du travail n’est pas adapté pour répondre aux mutations de l’emploi, et laisse en plan les travailleur.euse.s inscrit.e.s dans des relations d’emploi multipartites comme les PSD. Cela vient fondamentalement réduire la capacité d’agir collectif, et reporter sur la relation de gré à gré la négociation des modalités du travail effectué. Cette complexification des rapports de pouvoir en jeu ouvre la porte à d’importantes variations entre les PSD, selon leur capacité individuelle à faire valoir leurs intérêts.

L’État à titre d’employeur place donc les PSD dans une position où celles-ci sont maintenues dans un état de précarité continu ; il transfère également une importante part de responsabilités quant à l’organisation des services et des horaires. Mais les effets de l’insuffisance du nombre d’heures de service octroyées aux usager.ère.s font pour leur part apparaître le rôle que joue simultanément l’État à titre de prestataire de services. Nous avons ainsi démontré que l’insuffisance des ressources octroyées aux usager.ère.s des services de soutien à domicile se traduit par un report de la charge de soins et de leur continuité sur les personnes de son environnement, dont les PSD. En effet, non seulement l’allocation de ressources au compte-gouttes participe directement à la prolifération de microcontrats, mais ces ressources demeurent, somme toute, insuffisantes pour couvrir les besoins réels. Face à la vulnérabilité des individus, l’implication des PSD pour compenser les manques du système de santé et de services sociaux devient alors une responsabilité personnelle, celle de « rendre service ».

Toutes ne sont donc pas égales devant cette injonction du travail gratuit que nous avons explorée dans le cadre de cet article. L’inapplicabilité du droit des PSD à l’entièreté de leur rémunération apparaît différenciée selon leur capacité à se positionner de façon avantageuse par rapport aux usager.ère.s les employant, mais aussi selon le décalage entre les besoins des usager.ère.s et les ressources qui leur sont accordées. Une compréhension plus fine des mécanismes de discrimination qui s’opèrent sur la base de la race et du genre permettrait de mieux systématiser la réflexion entamée. La mise en relation de ces caractéristiques avec la capacité des PSD à contracter auprès d’usager.ère.s qui bénéficient d’un réseau d’aidantes, ou qui sont à même de compenser financièrement le travail effectué, demanderait pour sa part à être investiguée afin de rendre davantage intelligible le brouillage de la relation employeur/employé.

La tension entre la précarité des PSD et les besoins très concrets des personnes qui reçoivent leurs services cristallise une dynamique particulière de laquelle émergent des zones grises de l’emploi que nous avons tenté de mettre en lumière. C’est précisément selon la configuration de cette dynamique que se déploie, entre les PSD et entre les contrats qu’elles obtiennent, une tension qui les place dans des positions susceptibles de voir se poser des injonctions de travail gratuit – que nous percevons comme la face la plus visible de la diversification de leurs conditions de travail. Ce glissement du travail vers son évaluation « à la tâche » témoigne d’une hybridation des normes d’emploi traditionnel et indépendant qui s’exprime de façon ambivalente et différenciée, à l’interface des rapports de sollicitude et de dépendance économique qui se lient entre les PSD et les usager.ère.s. La cristallisation de cette dynamique dans le travail gratuit démontre que l’attrait économique du CES pèse lourdement sur les épaules des travailleuses, contribuant à la polarisation des conditions de travail, entre les PSD et vis-à-vis des autres systèmes de soins et services à domicile.