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Dès les années 1980, alors que les clivages dans la sphère intellectuelle (et par extension dans le champ des études littéraires) sont encore articulés autour de la question nationale, Pierre Nepveu déplace déjà légèrement la perspective en prenant le parti de s’inscrire en faux contre la crispation conservatrice autour de la question de la postmodernité, et de proposer une option, sinon optimiste, à tout le moins ouverte[1]. Afin de comprendre comment le politique trouve des formes d’action diverses dans la littérature contemporaine, formes qui se détournent clairement de la question nationale, sans pour autant être des formes pacifiées, sachant qu’elles tracent souvent des lignes de partage nettes, voire brutales, nous avons eu envie de demander à Pierre Nepveu de revenir sur des hypothèses qu’il a pu formuler dans le passé. Depuis son point de vue singulier d’écrivain, il nous aide dans cet entretien à tracer ces partages, à prêter une attention spécifique aux valeurs et aux idées politiques qui circulent dans la littérature et qui sont transmutées par elle.

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VOIX ET IMAGES D’abord, nous voudrions vous ramener un peu dans le passé avec une longue citation tirée de l’un de vos textes qui dialogue subtilement avec François Paré. Dans « Narrations du monde actuel », publié dans Lectures des lieux, vous écrivez :

C’est donc sur le fond de ces réflexions que je me situe comme écrivain dans la littérature québécoise, en sachant très bien que celle-ci a cessé de se considérer comme minoritaire, qu’il n’y pas de commune mesure entre la fragilité québécoise et celle de l’Ontario français et même de l’Acadie, et en sachant que, dès lors, toute critique de la centralité québécoise, tout fractionnement de son territoire imaginaire, toute remise en cause de ses processus identitaires pourront toujours être recyclés par l’institution et pourront nourrir sa centralité triomphante. Aporie banale et sans doute un peu trop simple : car une pratique et une pensée qui se croiraient d’avance impuissantes face aux lieux hégémoniques et à leurs modes de pensée ne trouveraient jamais la moindre énergie pour se mettre en marche[2].

Nous voulions vous demander de commenter cette réflexion qui, certes, commence à dater, mais concerne précisément le thème de notre dossier et qui est pleinement d’actualité : comment la situation linguistique et comment l’identité « nationale » d’un écrivain constituent-elles le point de départ d’une discussion autour des lieux hégémoniques du pouvoir, de la répartition de la parole ? Les lignes de partage dans la littérature actuelle, tant dans les textes que dans la vie littéraire, nous semblent régulièrement évoquer la délégation de la parole et la légitimité de la prise de parole (comme le retour d’une vieille question des années 1968 : « D’où tu parles ? »). Il semble que les débats sur l’appropriation culturelle touchent aussi à cette conscience de sa propre minorisation en regard des souffrances des autres. Où se situe, en 2019, sur cette question, votre pensée à titre de critique et de poète ? Comment conceptualiser la position du poète, sur un plan éthique et politique ?

PIERRE NEPVEU Avant d’en venir au présent, je dois vous expliquer l’importance qu’ont eue sur moi les réflexions et les analyses de François Paré. Depuis mes premiers travaux, à partir du milieu des années 1970, j’ai toujours été mû par la critique de notions comme l’hégémonie, la centralité, l’identité, l’homogénéité. Récemment, j’ai découvert (bien trop tard !) l’essai profond et remarquablement érudit du philosophe médiéviste français Rémi Brague, Europe, la voie romaine[3]. Il y critique fortement les notions d’identité et de « bien culturel » conçus comme « une rente de situation », comme des objets précieux conservés dans un coffre-fort. L’identité et la culture valent ce qu’on leur donne, en tant que création incessante, dit-il, et j’adhère d’instinct à une telle vision. Je me suis éveillé simultanément à la littérature et au politique, dans ces mythiques années 1960 où le Québec moderne se créait en jetant derrière lui sa dépouille canadienne-française. À partir des années 1970, j’ai vu le projet national s’incarner, certes, dans un projet politique qui n’était peut-être, tout compte fait, que la définition d’un nouveau fédéralisme (la souveraineté-association) plutôt que l’indépendance ; et en même temps, je voyais l’idée nationale perdre de plus en plus de son élan et de sa fécondité sur les plans littéraire et intellectuel. Pour moi, « dépayser Gaston Miron », comme je l’ai fait dans ma thèse de doctorat en 1977, c’était protester contre une certaine pétrification ou monumentalisation du politique jusque dans la manière de lire les textes littéraires et « le poète national » en particulier. Je voulais retrouver la « grande marche » de Miron, son aventure vers un pays encore lointain, son écriture du combat intérieur et de la discordance. Puis pendant dix ans, j’ai poursuivi des enseignements et des travaux qui élargissaient ces intuitions à la littérature québécoise contemporaine : il s’agissait toujours de donner du jeu à la culture québécoise, de montrer que sa « fondation » contenait aussi une « dé-fondation », que le projet national et le projet moderne entraient en tension et même en conflit, et qu’il y avait une circulation des imaginaires (on pourrait dire une « migration ») qui mettait en action de l’ironie et de l’hétérogène. L’écologie du réel a paru en 1988 ; puis, quelques années plus tard, est survenue la parution d’un petit et immense livre qui a été pour moi une sorte de révolution copernicienne : Les littératures de l’exiguïté de François Paré[4].

VOIX ET IMAGES Pourquoi ce livre a-t-il un tel effet sur vous ? Que vient-il vous permettre de penser à nouveaux frais ?

PIERRE NEPVEU Le passage de Lectures des lieux que vous citiez dans votre première question se situe précisément dans le contexte que je viens d’exposer. Alors voici : le livre de Paré m’a évidemment ouvert le territoire des littératures francophones du Canada, mais le renversement qu’il a suscité chez moi concernait plutôt la littérature québécoise. Celle-ci, on le sait, a un statut ambivalent chez Paré : tantôt, elle peut apparaître comme une autre littérature de l’exiguïté, juste un peu moins exiguë que celle de l’Acadie ou de l’Ontario français ; tantôt, elle apparaît au contraire comme hégémonique, solide institutionnellement, jouant par rapport aux petites littératures qui l’entourent un rôle assez analogue à celui de la France par rapport au Québec. Mais il y a davantage : tous mes efforts avaient été de « dé-monumentaliser » la référence québécoise, d’en faire sentir l’instabilité et la précarité fondamentales, or Paré me donnait à voir que le discours de la fragilité et de l’hétérogène pouvait être en réalité l’affirmation d’un pouvoir, le luxe d’une culture forte, capable de composer avec ses fissures et ses discordances, se nourrissant de l’altérité même qui la déstabilise. Du même coup, la fameuse figure de l’américanité, déjà très répandue dans le discours littéraire et social au Québec, m’est apparue plus que jamais comme une manière somme toute superficielle de magnifier à peu de frais la culture et l’identité québécoises, ce qui a donné mon essai Intérieurs du Nouveau Monde. Cela laisse de côté, je sais, mon travail de poète, mais celui-ci me semble avoir été guidé par le même souci éthique qui me fait contester le grand récit national et l’hégémonie d’une identité pleine et consensuelle sans que j’idéalise pour autant la différence et l’altérité.

VOIX ET IMAGES Nous reviendrons dans un instant sur votre travail de poète, puisqu’il contient non seulement ce même souci éthique que vous soulignez, mais nous semble mettre en acte l’hétérogénéité et l’altérité nécessaires au questionnement de cette monumentalisation de la culture québécoise que vous venez de mentionner. Nous voudrions auparavant revenir sur la lecture critique de la notion d’américanité que l’on retrouve dans Intérieurs du Nouveau Monde. En parfaite continuité avec la négativité que vous vous êtes plu à souligner dans « l’invention de la littérature québécoise » dans L’écologie du réel, cet autre livre met en relief le « déracinement » — votre lecture du « Paysage » chez Saint-Denys Garneau est à cet égard paradigmatique — que suppose toute rencontre avec un lieu, déracinement, faut-il le préciser, étonnamment fécond et allergique à tout repli identitaire. Dans « Le complexe de Kalamazoo », vous affirmez que l’on trouve très peu d’équivalents du Macklin de Poussière sur la ville dans la littérature qui lui est postérieure, probablement par rejet de son caractère encore trop « canadien-français ». Louis Balthazar, dans une lettre au Devoir qui a fait réagir au printemps 2018, postule l’échec de la nation québécoise, stipulant que nous serions « redevenus des Canadiens français ». Il nous semble que la littérature québécoise contemporaine fait écho à cette tentation du repli et que les représentations des petites villes régionales s’en ressentent (on peut penser ici aux oeuvres de Kevin Lambert ou d’Erika Soucy). De telles représentations, inquiètes et inquiétantes, vous semblent-elles redonner du jeu à l’identité québécoise et jouer contre les représentations hégémoniques actuelles ?

PIERRE NEPVEU Disons d’abord que je partage entièrement les vues de Louis Balthazar, sinon sur « l’échec », du moins sur un rétrécissement de l’idée de « nation québécoise », surtout depuis le début du présent siècle. Balthazar rappelle les propos de Gérald Godin qui, dans les années 1980, voyait chez les immigrants « autant de façons d’être québécois ». Quand on a entendu le premier ministre Legault affirmer avec la plus grande confiance, pour défendre sa Charte de la laïcité, que « c’est comme ça qu’on vit au Québec », et cela dans un discours télévisé à « la nation », on a pu mesurer la régression qui est en cours et qui, notamment, donne lieu à toute une série de politiques vexatoires à l’égard des nouveaux Québécois et des immigrants potentiels. J’apporterais quand même une nuance aux propos de Louis Balthazar, qui est lui-même un penseur éminent de notre américanité : c’est que ce courant de pensée et d’études, depuis quelques décennies, a effectivement fait revivre en nous notre identité d’abord historiquement canadienne puis canadienne-française, non pas bien sûr dans le sens d’un repliement ethnique, mais au contraire d’une grande aventure collective, continentale, liée de près aux populations autochtones. Les récits d’un Serge Bouchard sont à cet égard éloquents. L’idée de nous définir comme une « francophonie nord-américaine » proposée par Gérard Bouchard (qui n’est pas parent avec le précédent !) est également susceptible de nous resituer face aux minorités canadiennes-françaises ailleurs au Canada. Il me semble que l’idée n’est pas de « redevenir des Canadiens français », mais de reconnaître le Canadien français qui vit en nous, moins en tant que capital identitaire à conserver que sous l’angle d’une création collective, non déterministe, faite d’explorations, d’échanges, de métissages. Malheureusement, la manipulation démagogique et politique du mot « identité », qui tend à assimiler toute position pluraliste à un « multiculturalisme » caricatural, ne facilite pas ce travail. Gérard Bouchard a été critiqué par les historiens et sociologues nationalistes parce qu’il osait inclure dans le passé canadien-français la vision d’une certaine diversité : les autochtones, les apports immigrants (anglais, irlandais, italiens, etc.).

Il est évident que la notion d’américanité suppose une ouverture de l’identité québécoise à de telles dimensions. En même temps, à travers mon étude des « petites villes » dont la Macklin fictive d’André Langevin me paraissait emblématique, j’ai surtout cherché à rendre compte d’une américanité de la proximité : voici en effet des lieux concrets, très matériels, souvent industriels (on pense aussi à Rouyn-Noranda, à Sudbury), qui résistent au grand récit national et à toute magnification romantique. Contre les appels souvent fumeux à l’identité, il y a là un principe de réalité. Des critiques ont remarqué que Les murailles, le roman d’Erika Soucy qui se déroule sur le chantier de La Romaine, venait déconstruire l’idéalisme romantique de « la Manic », qui a enchanté les années 1960-1970. Cette matérialité brute atteint évidemment un comble dans Querelle de Roberval de Kevin Lambert, où la petite ville du lac Saint-Jean s’étale comme « une flaque sale de bungalows ». Il y a de nombreux exemples, pas toujours aussi réussis, d’un réalisme de la dysphorie, de la dégradation, de l’existence graveleuse et calamiteuse au quotidien, dans la poésie comme dans le roman québécois contemporain — pour ne pas parler du cinéma. Ce n’est pas forcément bon signe : Lambert parodie le manifeste du FLQ dans la lettre que signe un chef syndical qui va se suicider. La nord-américanité des petites villes et des régions nous ramène souvent à une petite vie canadienne-française sans envergure, ivre de motoneiges et de films américains. Ce réalisme coûte cher…

VOIX ET IMAGES Votre oeuvre poétique fait une large place à la polyphonie. Cette polyphonie des voix est aussi l’expression d’une diversité sociale que l’on identifie plus généralement dans les univers romanesques. Pourquoi choisir la poésie pour incarner cette pluralité ? Que la poésie permet-elle comme forme de réalisme — justement — que ne permettrait pas l’art romanesque, que vous avez par ailleurs pratiqué et, jusqu’à preuve du contraire, délaissé ?

PIERRE NEPVEU Même si ce n’est pas le fond de la question, je répondrai d’abord brièvement sur un plan pragmatique. Après mes deux romans, parus respectivement en 1986 et en 1992, je me suis consacré à des essais très exigeants sur le plan des lectures et des recherches. Je ne me sentais pas capable d’écrire un roman en écrivant Intérieurs du Nouveau Monde, paru en 1998, et encore moins durant mes travaux sur Gaston Miron, entre 2000 et 2011, d’autant plus que la rédaction de la biographie satisfaisait mon goût pour le narratif à travers un récit non fictionnel. Pour tout dire, c’est donc autant l’essai au sens large que la poésie qui m’a fait « délaisser » (jusqu’à preuve du contraire…) l’art romanesque.

Cela dit, votre question est fondamentale. Je crois que la poésie peut capter et donner à sentir quelque chose d’unique : pas tellement la « diversité sociale » en tant que telle, mais la pluralité des lieux, des personnes, des événements, des temporalités qui constituent notre monde, une pluralité impossible à maîtriser, mais pouvant être recueillie comme un tissu de fragments, d’échos, de résonances. En simplifiant, je dirais que le roman est dialogique alors que la poésie est polyphonique. Le roman suppose une conversation sociale, menée par des individus qui échangent et confrontent leurs points de vue tout en filant leur destin jusqu’à une certaine résolution. La poésie saisit plutôt la réalité comme une pièce chorale, sous l’angle d’harmonies et de discordances qui ne sont possibles que s’il y a des intervalles, des discontinuités, des distances entre les choses, les lieux, les individus. Bien sûr, on part toujours de soi, de ce qu’il y a de plus intime et de plus secret, on écrit par insatisfaction, en manque de réalité, mais le poème consiste pour moi à faire de ce manque un espace d’accueil, un domaine d’altérités. Je ne nie pas que les personnages qui surgissent dans ma poésie — un arpenteur à Mirabel, une femme de ménage immigrante, un voyageur de la fourrure, à qui je donne la parole ou dont j’épouse le point de vue — puissent avoir quelque chose de romanesque, mais ce ne sont pas des personnages de roman, ils ne suggèrent une narration que pour y résister, pour dire qu’il n’y a pas de récit complet, pas d’intrigue achevée. C’est la chorale dont je cherche à faire entendre les voix, les moments de conscience, les bribes de destin, mais en les tenant ensemble, en évitant leur pure cacophonie. C’est sans doute la raison pour laquelle la phrase, la phrase longue, complexe, sinueuse certes, mais presque toujours complète, constitue le régime obligé de ma poésie, ce en quoi je suis d’ailleurs loin d’être un cas unique chez les poètes contemporains. Contre la désarticulation et la dispersion, mon pari est que la syntaxe est une forme de dignité, une façon d’accueillir l’altérité sans sombrer dans l’incohérence. Si vous y sentez une profession de foi non seulement esthétique, mais aussi sociale, vous n’aurez pas tort.

VOIX ET IMAGES Ce que vous dites ici nous fait penser à André Belleau, et à la manière dont il relit Bakhtine pour identifier une forme de démocratie du roman polyphonique, ou l’élaboration d’une théorie de la littérature du multiple et de l’hétérogène. L’inachèvement, l’absence de résolution, l’incomplétude des récits seraient-ils des manières pour vous d’avoir une prise sur un réel social trop large pour être saisi ? Vous le dites : c’est une question d’accueil de l’altérité, une écoute des voix plurielles. Est-ce que ces enjeux ont une influence sur votre choix d’une forme ou d’une autre ? On peut penser au fait que le récit de Mirabel a donné lieu à la fois à un essai dans Lectures des lieux et à Lignes aériennes[5].

PIERRE NEPVEU Bien sûr, j’ai aussi pensé à Belleau et à Bakhtine en distinguant roman dialogique et poésie polyphonique, une distinction probablement hérétique, dont je ne ferai sûrement pas une théorie à strictement parler, encore moins un dogme. Mais puisque vous mentionnez ces deux auteurs, je tiens à dire que, dans un colloque tenu à l’UQAM il y a quelques années en hommage à André Belleau[6], j’avais évoqué le souvenir d’un cours sur Rabelais suivi à l’Université de Montréal avec lui, ce qui m’avait amené en 1970 à rédiger un mémoire de maîtrise sur l’auteur du Gargantua, au moment même où paraissait le célèbre ouvrage de Bakhtine sur l’oeuvre de François Rabelais. Alors, l’« écoute des voix plurielles » dont nous parlons ici, cela vient de loin ! Je sais bien qu’il y a des années-lumière entre Rabelais et la poésie, mais ne considérons pas trop vite ce rapprochement comme une incongruité. Il y a un fait majeur chez Rabelais : la représentation des voix et des discours est plus importante chez lui que la logique du récit. Il est prêt à bien des incohérences narratives pour nous faire entendre la voix d’un vieux professeur toussoteux de la Sorbonne ou celle d’un Panurge polyglotte. Ma sensibilité au pluralisme, elle doit donc beaucoup à cette oeuvre et sans doute aussi à Montaigne, chez qui le moi lui-même est fluctuant, changeant, et se caractérise par une pluralité de moments de vérité. Cela dit, pour répondre plus directement à votre double question : oui, il est certain que l’essence fragmentaire du poème est pour moi une manière de dire un réel social impossible à totaliser ; mais je précise que le poème me permet de le dire dans une forme, une langue vocale, musicale et rythmée, ce qui explique que je parle de chorale ou de polyphonie qui sont des termes renvoyant à la musique. La vocalité de la poésie (je préfère ce terme plutôt qu’oralité) est une participation au réel, un engagement envers et avec les choses et les êtres, une mobilisation de soi qui se veut aussi une convocation, comme l’ont montré les travaux de Paul Zumthor. Quant à la question du rapport chez moi entre la poésie et l’essai, je ne peux pas généraliser. Dans le cas précis de Mirabel, j’ai d’abord écrit le recueil, et c’est quelques années plus tard, à l’occasion d’un des symposiums organisés par mon ami artiste René Derouin dans les Laurentides, que j’ai écrit un texte qui, comme son titre l’indique, « Retour à Mirabel », porte un regard rétrospectif à la fois sur le recueil de poèmes et sur l’épisode historique comme tel. Pour le reste, il faudrait distinguer plusieurs modes ou objets, mais ça ne se pose sûrement pas en termes de choix entre poésie et essai. Ce sont deux régimes différents, deux exigences intellectuelles et affectives distinctes. Quand j’écris sur la poésie, sur d’autres poètes, je cherche à penser d’autres pratiques qui me déstabilisent, me remettent en question, et qui m’éclairent aussi sur mon propre rapport à l’écriture poétique. Sur d’autres objets, qu’ils soient littéraires ou plus généraux, comme dans des textes d’idées sur la charte des valeurs du Parti québécois, la laïcité, la langue, la discrimination systémique qui ont paru dans Le Devoir, je choisis de sortir du domaine très circonscrit et souvent confidentiel de la poésie pour faire mon travail de littéraire et d’intellectuel. Mais l’impulsion fondamentale est toujours la même : dire et penser le monde qui m’entoure et, en particulier, ce Québec que je me suis toujours efforcé d’assumer sur le mode d’une tension entre identité et pluralisme, entre continuité historique et invention permanente, imprévisible.

VOIX ET IMAGES Vous semblez opposer de manière assez nette une action restreinte de la littérature, du moins de la poésie, et la portée plus large des interventions publiques d’un intellectuel. Ne pourrions-nous pas penser aussi la littérature, même celle avec une faible diffusion, comme un lieu privilégié de redéfinition de cette tension québécoise que vous évoquez, comme un lieu d’élaboration agonistique de nouvelles contre-hégémonies (pour reprendre les mots de Chantal Mouffe) ? Pour le dire plus simplement : n’y a-t-il pas des débats qui finissent par surgir dans l’espace public, mais qui ont d’abord été nommés ou cernés par les artistes sur le plan de l’imaginaire ?

PIERRE NEPVEU Votre formulation suggère une antériorité qui me semble très difficile à démontrer. Il y a certes des cas de prophétisme : il semble clair, par exemple, qu’en publiant « Cahier d’un retour au pays natal » dans une revue parisienne en 1939, Aimé Césaire précédait et annonçait la décolonisation et les mouvements de droits des Noirs des années 1960. Mais l’art et la poésie peuvent aussi annoncer ce qui n’arrivera pas ou n’est pas encore arrivé, par exemple le pays prophétisé par les grands poèmes de Gaston Miron. Peut-on quand même dire que les « poètes du pays », incluant les chansonniers comme [Gilles] Vigneault, ont cerné l’enjeu du pays et de l’indépendance avant que ce débat surgisse sur la place publique ? Les faits démentent une telle vision : la fondation du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) date de septembre 1960 ; l’essai percutant de Marcel Chaput, Pourquoi je suis séparatiste, date de 1961. C’était avant que le courant de la poésie du pays se manifeste ; au mieux, il y a eu simultanéité, l’imaginaire étant alors nourri par des courants idéologiques, des prises de conscience, des mutations sociales qui se manifestaient déjà à la fin des années 1950. Je dirais la même chose du mouvement féministe, qui a connu un incomparable dynamisme artistique entre 1975 et 1985. Au Québec notamment, le rôle des écrivaines et des artistes a été remarquable : pensons à l’impact des Denise Boucher, Louky Bersianik, Nicole Brossard et tant d’autres, à l’effervescence du Théâtre expérimental des femmes, etc. Le fait qu’on désigne cette période comme la « deuxième vague » du féminisme montre toutefois que le mouvement était en marche depuis longtemps. Je pense qu’au lieu de soutenir que les artistes et les poètes précèdent les débats sociaux et politiques, il faut plutôt constater qu’ils ont souvent de bonnes antennes pour saisir les enjeux présents et surtout pour leur donner une tournure mythique, extrêmement puissante à la fois comme représentation et comme effet de mobilisation. Cela a été tout à fait spectaculaire dans le féminisme. Il faut ajouter ceci : il y a un pouvoir cognitif du mythe, qui rend visible des enjeux en créant des tensions, en mettant en présence des incompatibilités, des contraires. La poésie excelle à cet égard parce qu’elle peut exposer des thèmes, des images ou des chaînes d’images sans grand contexte, dans une sorte d’immédiateté et de nudité. J’aime citer en exemple une page de la jeune poète Chloé Savoie-Bernard, qui se fonde sur un lieu commun : les belles femmes sont très souvent prisonnières de leur beauté, captives du regard des autres qui tend à les réduire à cette seule dimension. Or, son poème raconte à la première personne un avortement : la scène est dure, angoissante, mais au beau milieu de cette épreuve résonnent les exclamations du personnel surtout féminin de la clinique : « Tu es belle ! », que la jeune femme se répète à elle-même avec incrédulité et indignation tout en concluant par une question : « Est-ce que cela m’absout, est-ce que cela me sauve ? » Seule la poésie, je crois, peut concentrer en quelques lignes une telle puissance émotionnelle autour du thème de la tyrannie de la beauté.

La venue au langage d’éléments hétérogènes, leur présence physique, matérielle, sur un horizon de sens qui ne peut venir que de l’intérieur de soi, cela m’apparaît comme une manière essentielle qu’a la poésie de faire surgir le social et le politique. Bien sûr, ce rapport peut se formuler sur le mode de la protestation, de la dénonciation, voire de l’injure, comme dans l’« Ode à l’ennemi » de Claude Gauvreau. Le témoignage en est un autre mode, comme dans la très belle anthologie de Carolyn Forché, Against Forgetting[7], qui réunit des poèmes écrits au xxe siècle face au nazisme, au stalinisme et autres totalitarismes. Sur des événements incomparablement moins tragiques, j’ai cherché à témoigner sur le drame de l’aéroport de Mirabel ou sur la solitude extrême d’une femme immigrante qui travaille la nuit dans les tours du centre-ville. Mais cela ne dit pas comment la poésie témoigne, par quels moyens propres : l’impact de l’image, la pluralité des points de vue, la discontinuité qui court-circuite les finalités, la valeur concrète accordée aux choses, aux matières, aux corps, etc. L’horizon de sens dont je parle, c’est la communauté invisible, la société pressentie : le poème est toujours fragmentaire, mais cette incomplétude fait circuler le désir, et même la solitude exprimée dans un poème en appelle à cette communauté absente qui a bien peu à voir avec la communauté des amis Facebook, parce qu’elle se dessine à partir d’une voix qui est désir et amour du monde (même quand elle dénonce), et qui à travers le concret, le particulier, le fragmentaire, aspire à un élargissement, à un rassemblement. Je crois que la poésie tend toujours quelque part à un dépassement des conflits, à une résolution des antagonismes. Pas par une sorte de « bon-ententisme » mou, ni par des « solutions » qui ne sont pas son affaire, encore moins en innocentant les exploiteurs et les tyrans, mais parce qu’elle cherche à dire le présent le plus vif d’une expérience humaine qui, à travers les épreuves, les souffrances, les injustices, vise toujours au sens et à l’unité, même si cela demeure toujours inachevé ou, au mieux, momentané.