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La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, avait déclaré Yves Lacoste dans un essai fameux, en 1976. À l’époque, le propos avait suscité un vif débat sur le rôle de la géographie, et sur la manière de l’enseigner. En réaction au livre de Lacoste, Philippe Pelletier prend le pari de définir quatre conditions dans lesquelles la géographie est également vectrice de paix.

L’ouvrage s’articule autour de quatre parties. La première aborde les fondements de la géopolitique et débute par un rappel de la genèse de ce courant de la géographie en Allemagne, en France et au Japon. L’auteur rappelle que la mobilisation d’une réflexion politique en géographie visant au règlement des conflits est au coeur de la géopolitique et que les géographes, contrairement à une analyse un peu rapide, ne l’ont pas oublié. Des géographes comme Emmanuel de Martonne, Jean Brunhes ou Albert Demangeon se sont engagés dans des organisations internationales délimitant « les possessions étatiques aux côtés des diplomates et militaires » et ont participé à de nombreuses négociations internationales. Yves Lacoste le sait bien par ailleurs, puisqu’il est à l’origine de la réédition, en 1994, de l’ouvrage de Paul Vidal de la Blache, La France de l’Est (Lorraine Alsace), plaidoyer géopolitique destiné à appuyer la position française en vue de reprendre ces deux régions à l’Allemagne dans le cadre des futures négociations de paix après la Première guerre mondiale.

L’avancée de la réflexion suit un plan non linéaire où les rappels, renvois, digressions érudites et intéressantes sont nombreux, notamment sur l’évolution de la guerre, le messianisme, la place du marxisme, la généalogie de l’écologie et de la réflexion environnementaliste. Philippe Pelletier poursuit ainsi avec un tour d’horizon de plusieurs éléments d’analyse et de réflexion de la géopolitique, capitalisant notamment sur son ouvrage sur l’Extrême-Orient (2011).

La deuxième partie entend présenter une analyse de la marche du monde et de la mosaïque du monde, sur la base de la sélection de quelques thèmes, l’ordre mondial post-Yalta, le conflit en Syrie, et une longue réflexion sur le discours autour de l’impact géopolitique des changements climatiques. Les troisième et quatrième sections reprennent ce dernier thème, d’abord en proposant une critique du catastrophisme qui marquerait les discours sur les changements climatiques, puis en détaillant une critique du « capitalisme vert ». Dans ces deux parties, l’auteur s’en prend aux discours associant changements climatiques et catastrophes à venir, dénonçant la récupération de l’écologie comme discipline scientifique au profit du militantisme écologique, qu’il dénonce également.

L’auteur estime que les analyses sur les changements climatiques sont peu légitimes, marquées par « l’absence de recul et de calme scientifique », y compris au sein du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et des Conferences of the Parties (COP), réunions annuelles des États signataires de la Convention des Nations Unies sur le climat de 1992, et qu’elles permettent « tous les glissements émotionnels et politiques ». Il souligne que « sous ces discours catastrophistes sur l’environnement, existent des enjeux qui relèvent de la géopolitique et de l’idéologique », ce qui est tout à fait exact et aurait mérité davantage d’illustrations concrètes, par des exemples, au-delà des cas syrien ou himalayens qui ont déjà fait l’objet de plusieurs analyses [2].

De fait, s’il est parfaitement exact que nombre de discours écologistes ont tendance à s’aventurer sur le terrain de la surenchère rhétorique, c’est aussi le cas de ceux de leurs opposants, qu’il s’agisse des climatosceptiques dont la légitimité scientifique est pourtant très faible, ou des lobbies économiques qui tentent parfois de freiner les mesures à prendre pour atténuer l’impact des changements climatiques et proposer des mesures d’adaptation. L’hyperbole sur la catastrophe annoncée est tout aussi critiquable que le déni ou l’obstruction. Précisément, la géographie, en proposant un outil de lecture des impacts – parfaitement mesurables – des changements climatiques sur plusieurs sociétés, constitue un outil puissant pour appeler les uns à la modération des discours alarmistes, et dénoncer les propos réducteurs des autres. Nombre de géographes ne sont pas plus dupes des discours catastrophistes que les décideurs politiques et économiques, et des analyses plus mesurées circulent dans la littérature scientifique : on aurait aimé que l’auteur, précisément, en rende compte afin de montrer en quoi la géographie constitue cet outil permettant de prendre du recul et de construire les conditions de réflexion pour mettre en place les nécessaires politiques d’adaptation.

C’est la moitié de l’ouvrage qui est ainsi consacrée à une réflexion, documentée certes, sur l’écologisme et ses dérives rhétoriques. On pourra regretter ce choix que le titre de l’ouvrage ne reflète pas, car le lecteur pouvait légitimement s’attendre à une réflexion plus générale sur le rôle de la géographie dans la construction de la paix et l’analyse des conflits, surtout dans la mesure où l’auteur place délibérément son propos en miroir de l’essai d’Yves Lacoste, de 1976, sur le rôle de la géographie dans la guerre.

L’ouvrage est assurément érudit et très engagé et, en ce sens, présente un intérêt réel pour alimenter la réflexion sur une problématique importante, centrale dans cet essai, à savoir le discours environnementaliste et les politiques environnementales que les gouvernements doivent mettre en place. On reste cependant sur sa faim dans le traitement de cette question qui, précisément, aurait permis de souligner le rôle de la géographie et même, de manière plus générale, de la géographie comme facteur de paix. En effet, les quatre parties de l’ouvrage n’apportent pas de conclusion au regard de la problématique annoncée, non plus que le livre ne propose une conclusion générale sur la géographie qui « sert à faire la paix. »