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Introduction

Capitale de la région, Valparaíso compte 296 600 habitants en 2017 (INE, 2017). Située dans la zone centrale du Chili, cette ville se caractérise par une topographie vallonnée, composée d’une quarantaine de collines où réside 95 % de la population, et d’une plaine littorale où se trouvent la plupart des commerces et des bâtiments administratifs. Valparaíso, dont le développement était auparavant polarisé sur le secteur portuaire, connaît une crise qui s’aggrave dans les années 1990, résultat notamment des politiques de privatisation mises en place à partir de la dictature militaire (1973-1990), de la désindustrialisation du port et de la tertiarisation de l’économie. Alors que la ville affichait les pires indicateurs sociaux au niveau national, les campagnes officielles pour son classement sur la liste du patrimoine mondial de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) –  obtenu en 2003 – visent sa relance par des stratégies fondées sur la patrimonialisation, le tourisme et l’activité universitaire (Casellas et Vergara-Constela, 2016). Ces objectifs ouvrent la voie à des processus de gentrification qui s’inscrivent dans le contexte plus large du système néolibéral chilien (Hidalgo et al., 2014).

La désaffectation de l’ancienne prison publique de Valparaíso, en 1999, est concomitante de ce processus de transformation urbaine. Les propositions d’usages du site désaffecté varient selon des perspectives institutionnelles divergentes, à savoir, d’une part, faire du site une plateforme pour des mégaprojets qui viendraient redessiner l’image de la ville en concordance avec le label international UNESCO et, d’autre part, favoriser l’appropriation du site par des groupes citoyens et des artistes locaux dans une logique participative. Les mémoires des habitants, quant à elles, sont plutôt mises de côté. Ces mémoires renvoient à diverses formes d’échange avec l’univers carcéral, mais aussi à des événements qualifiés de violents par les résidents eux-mêmes.

En nous intéressant aux mémoires habitantes, nous voulons, par cet article, contribuer à l’examen des perméabilités entre prison et quartier, dans le contexte singulier de cette ville portuaire en cours de transformation. Nous entendons ainsi poursuivre les réflexions autour de la notion goffmanienne d’institution totale, définie comme « un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans une même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et rigoureusement réglées » (Goffman, 1968 : 41). Mettant en question la distinction binaire entre « intérieur » et « extérieur », les travaux critiques de cette notion suggèrent que les prisons ne fonctionnent pas tant comme des espaces cloisonnés que des systèmes symboliques qui en reflètent l’environnement (Farrington, 1992 ; Baer et Ravneberg, 2008). De par sa relative ouverture aux échanges – dans la lignée des évolutions des politiques pénitentiaires selon différents contextes nationaux (Combessie, 1994 ; Da Cunha, 2008 ; Bony, 2015) – la prison peut alors être conçue comme un « dispositif spatial contradictoire » (Milhaud, 2017 : 12), mêlant continuités et discontinuités avec son milieu d’implantation.

Mais qu’en est-il de ce caractère contradictoire lorsque les sites carcéraux sont désaffectés ? À la différence des travaux sur les prisons actives, ceux portant sur des prisons détruites ou à l’abandon inscrivent le plus souvent ces dernières dans leur contexte historique, politique et urbanistique, retraçant leurs liens avec les idéologies en vigueur au moment de leur fondation et de leur période d’exploitation, ainsi que les raisons de leur désaffectation. Les caractéristiques des populations emprisonnées dans ces lieux sont souvent mises en exergue, faisant la part belle aux mémoires des anciens détenus politiques. Ainsi l’illustrent les études sur la prison de Punta Carretas, à Montévidéo (Uruguay), désaffectée en 1986 et remplacée par un grand centre commercial (Ruetalo, 2008), ainsi que sur la prison publique de Santiago du Chili, désaffectée en 1990 avant d’être démolie (Aguilera, 2018), ou encore sur la prison de Carabanchel à Madrid (Espagne), démolie en 2008 (Ortiz et Gonzalez-Ruibal, 2015). Concernant les édifices carcéraux restaurés et consacrés à de nouveaux usages, se pose non seulement la question de la transmission des histoires pénitentiaires locales, mais aussi celle des enjeux de la gestion des héritages difficiles (King et Flynn, 2012). En ce sens, la mise en place de musées de prisons et les pratiques pédagogiques ou touristiques autour de ces lieux sont largement analysées (Morin et Moran, 2015). En revanche, les continuités et discontinuités entre ces prisons requalifiées et leurs voisinages respectifs, et plus précisément la question des mémoires habitantes, semblent peu étudiées – du moins d’un point de vue ethnographique – au sein de ce champ de recherches.

Nous avançons l’hypothèse que, même après leur désaffectation, ces « bâtiments stigmatisants » (Combessie, 2009 : 19) s’érigent comme des « cadres sociaux de la mémoire » (Halbwachs, 1994) continuant de générer des effets pluriels sur leurs lieux d’implantation. La mémoire collective, en tant que rapport au passé qui se construit au présent et « système d’interrelation des mémoires individuelles » (Bastide, 1970 : 94), nécessite des cadres sociaux pour se produire : ceux-ci constituent les conditions communes de la production des souvenirs individuels (Gensburger et Lavabre, 2005). Sans se restreindre alors au rappel d’un passé objectif, la mémoire collective suppose une créativité réparatrice de ses « trous » et des oublis à partir d’un « bricolage » (Bastide, 1970). Or, ce travail de reconstruction ne peut être entrepris qu’à partir du présent et de ses spatialités.

Au croisement de la sociologie de la mémoire et de la géographie sociale, notre contribution appréhende les échanges entre la prison et son environnement urbain à partir des mémoires habitantes [1]. Pour ce faire, nous explorerons les représentations que les riverains se font de leurs espaces résidentiels, de leur quartier et, plus largement, de la ville et de ses transformations sociospatiales contemporaines.

Notre travail est fondé sur une enquête qualitative effectuée en 2013, intégrant des entretiens menés auprès d’une quinzaine d’habitants – hommes et femmes – âgés de 23 à 88 ans et ayant tous résidé près de la prison pendant plus d’une décennie. Le secteur étudié constitue le périmètre le plus proche de la prison, dans le cerro (colline) Cárcel (prison). Les quartiers de ce secteur sont habités par des classes moyennes-populaires [2] et mêlent usages résidentiels et commerces de proximité. Cette enquête s’inscrit dans une recherche plus vaste portant sur la réappropriation citoyenne de l’ancienne prison et sa requalification culturelle, et dont la première phase intégrait diverses sources écrites, ainsi qu’une soixantaine d’entretiens approfondis menés avec des artistes, des acteurs culturels et associatifs et des représentants des pouvoirs publics.

À partir d’un travail de terrain exploratoire et d’une démarche de porte à porte, les habitants ont été sélectionnés selon deux critères. D’une part, ils devaient résider dans les rues où nous avons circonscrit nos observations [3] ; d’autre part, il fallait qu’ils aient connu l’époque où la prison était en fonction. L’enquête a été présentée aux personnes interrogées comme une étude sur leurs perceptions du quartier, à l’aune des changements engendrés par le classement de l’UNESCO. La référence à ce classement visait à engager la conversation en rappelant un événement local hautement médiatisé et, surtout, à saisir dans quelle mesure la prison constituait un aspect significatif du rapport au quartier, sans que les questions portent de façon explicite sur ce sujet.

Les entretiens, non directifs, ont été guidés par une approche compréhensive (Demazière, 2007) et ont eu lieu à l’entrée, à l’intérieur ou dans la cour des maisons, ou bien dans les épiceries où les personnes interrogées travaillaient. Le rapport à la prison est ressorti spontanément au cours de la plupart des entretiens, les perceptions du quartier étant abordées par les habitants à partir du contraste avec le passé récent.

La première partie de l’article présente le contexte historique et territorial de la prison, avant d’aborder, dans la deuxième partie, les chevauchements entre voisinage et monde carcéral, ainsi que les expériences habitantes du parc culturel avant et après sa rénovation en 2011. La dernière partie explore les mémoires du stigmate carcéral et la reconfiguration des frontières sociales dans le cadre des transformations à l’oeuvre à Valparaíso.

La prison de Valparaíso : inscription urbaine et désaffectation sous l’influence des débats patrimoniaux

Dans cette première partie, nous présentons les facteurs ayant déterminé l’implantation de la prison dans l’espace urbain de Valparaíso, les liens que cette implantation a favorisés avec le voisinage et les enjeux qui ont conduit à la désaffectation des lieux.

Un premier lieu d’enfermement dans la ville

La construction des installations qui constituent la prison débute vers 1846, dans le cadre de la mise en oeuvre d’un nouveau système pénitentiaire dans le Chili républicain (Léon, 2003) et ne trouve sa forme définitive qu’au début du XXe siècle. À partir de 1843, des maisons d’arrêt sont progressivement construites sur le territoire national et souvent placées « hors du périmètre urbain, au-delà des limites reconnaissables de la ville » (Chapanoff, 2001 : 24). Les terrains choisis pour la prison de Valparaíso se situent en haut d’une colline marquée par la présence d’une poudrière coloniale abandonnée ayant servi de lieu d’enfermement à Valparaiso dès le milieu du XIXe siècle. Avec les années, cette poudrière est entourée par les installations carcérales et reste au coeur de l’une de ses cours centrales.

Les quartiers du cerro Cárcel se sont alors formés autour de la prison. Les résidents se sont adaptés aux dynamiques que le centre pénitentiaire suscitait, mais se sont aussi habitués, sur le plan symbolique, à être désignés par une « synecdoque territorialisante » (Debarbieux, 1995 : 99) – le fait d’habiter une colline nommée prison – qui demeure en vigueur aujourd’hui encore. Défini également par l’implantation de trois cimetières construits au début du XIXe siècle, le secteur représentait à l’époque une périphérie non urbanisée, vouée à accueillir « les morts et les exilés de la ville » (Chapanoff, 2001 : 107).

Le rôle fondateur du vieux pénitencier au sein de son environnement urbain se répercute sur l’espace vécu des citadins, qui lui reconnaissent, à leur tour, un « droit de cité » (Milhaud, 2007 : 147) accordé par sa présence de longue date sur le territoire : « Ici, quand ça s’est peuplé, la prison était déjà là, donc personne ne pouvait être contre la prison », avance Gloria [4] (présidente d’un groupe de mères du quartier, la soixantaine), « née et élevée » dans le secteur.

Or, les modalités par lesquelles les habitants se remémorent la proximité de la prison ne sont pas seulement déterminées par les dynamiques de l’urbanisation autour d’elle. En effet, la topographie vallonnée de Valparaíso a également favorisé l’établissement d’un lien entre la prison et les populations locales, fondé sur une visibilité réciproque. Tandis que la prison était visible depuis la plupart des collines environnantes (figure 1), les alentours pouvaient eux aussi être aperçus par les prisonniers (figure 2). Cette singularité renvoie aux caractéristiques paysagères de Valparaíso, ville fréquemment qualifiée d’amphithéâtre naturel face à la mer (Sánchez et al., 2009). La prison est ainsi dotée d’un attribut scénique qui a soumis au regard public la vie des détenus, mais aussi les manières d’agir des surveillants qui prenaient place dans la cour.

FIGURE 1

Le cerro Cárcel. À gauche, les cerros Panteón et La Loma. À droite, le mur d’enceinte de l’ancienne prison

Le cerro Cárcel. À gauche, les cerros Panteón et La Loma. À droite, le mur d’enceinte de l’ancienne prison
Source : van Diest, 2018

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FIGURE 2

La cour du parc culturel Valparaíso. À gauche, la galerie de l’ancienne prison restaurée ; au fond, le cerro Cárcel et les collines environnantes

La cour du parc culturel Valparaíso. À gauche, la galerie de l’ancienne prison restaurée ; au fond, le cerro Cárcel et les collines environnantes
Source : van Diest, 2012

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La représentation de la prison comme un « théâtre » émerge effectivement dans les récits liés aux souvenirs de violences, notamment lorsque des incidents avaient lieu à l’intérieur de l’établissement. « [Nous étions] habitués à voir des émeutes, qui étaient comme un spectacle… Les gens allaient sur les collines pour regarder ce qui se passait chez les prisonniers », se souvient Gloria à ce sujet. La presse souligne elle aussi la manière dont le voisinage agissait face à ces situations : « Beaucoup de silhouettes de résidents, devenus des spectateurs insouciants de ces faits dangereux, ont été vues aux fenêtres des maisons » (El Mercurio de Valparaíso, 1992).

Mais cette prédominance de l’image de la prison dans le paysage urbain des collines environnantes fait aussi resurgir des événements revêtant une connotation festive et marquant la mémoire locale. Par exemple, Yolanda (infirmière retraitée, 70 ans) évoque avec nostalgie le concert que le célèbre groupe rock chilien Los Jaivas a donné dans la cour de la prison, peu de temps avant sa désaffectation : « Ils sont montés sur le toit et ils sont restés là, à jouer. Le concert a été très long, de 10 h du matin à 6 h du soir ; c’était merveilleux, tout le monde voulait le voir, c’était plein, c’était très joli. C’était pour les prisonniers. » Si « la mémoire collective prend son point d’appui sur des images spatiales » (Halbwachs, 1997 : 200), ces témoignages suggèrent que la condition surexposée de la prison ne s’imposait pas mécaniquement aux riverains. Ce rapport de visibilité réciproque semble en effet avoir doté le voisinage, même si ce n’est que dans une modeste mesure, d’une capacité de contrôle sur la vie carcérale.

Désaffectation : une mesure locale, un phénomene global ?

Plusieurs changements sont en train de se produire à l’échelle de la ville au moment de la désaffectation, en 1999. D’une part, le déménagement des prisonniers vers un nouvel établissement bâti à la périphérie de la ville et, surtout, la question des futurs usages de l’ancienne prison préoccupent divers acteurs publics locaux tels que la gendarmerie, le Bureau régional du ministère de la Justice et la municipalité de Valparaíso. La désaffectation, quant à elle, renvoie aux conditions critiques d’un système carcéral national caractérisé par une surpopulation, des installations vétustes construites pour la plupart au début du XIXe siècle et l’insécurité qui en découle.

Sur le plan local, les nouveaux usages du site désaffecté suscitent de nombreuses élucubrations. Avant que le transfert des détenus n’ait lieu, les potentialités touristiques et foncières du site sont déjà remarquées : « De par la valeur de ces terrains, leur emplacement privilégié et le centre qu’ils constituent dans une chaîne de collines de la ville, leur destin doit être économique et touristique » (El Mercurio de Valparaíso, 1998). Cependant, l’accent mis sur la valeur marchande des terrains cède peu à peu la place à un regard patrimonial sur l’ancien pénitencier (van Diest, 2017) qui devient un moyen d’endiguer des projets immobiliers supposant la destruction partielle ou totale des anciens bâtiments. Ainsi, en 2002, une campagne [5] est lancée pour le classement, par le Conseil national des monuments, de la poudrière coloniale comme « monument historique ». Il s’agit, de cette manière, de freiner une opération immobilière – promue par le gouvernement de Ricardo Lagos (2000-2006) – visant la construction de logements et d’équipements hôteliers, universitaires et culturels, mais impliquant aussi la disparition des installations carcérales. Faisant écho à cette tentative de patrimonialisation, ainsi qu’à l’élan engendré par la candidature de Valparaíso à la liste de l’UNESCO, la presse locale présente alors la poudrière – classée « monument archéologique » – comme « le bâtiment le plus ancien de la ville » (La Estrella de Valparaíso, 2005). Ce projet immobilier, jugé centraliste et peu participatif par ses détracteurs, est finalement écarté.

En 2007, la galerie principale de la prison se retrouve à son tour au coeur des débats sur la valeur patrimoniale de l’ancienne prison. Le classement, par l’UNESCO en 2003, de Valparaíso parmi les villes du patrimoine mondial a entraîné des modifications du plan d’aménagement de la ville avec, pour conséquence, le classement du vieux pénitencier à titre d’« Immeuble de conservation historique ». Lorsque le gouvernement – par l’entremise du ministère des Travaux Publics – tente de démolir la galerie afin de laisser la voie libre à une nouvelle construction, à savoir un centre culturel conçu par l’architecte brésilien Oscar Niemeyer, les opposants au projet font appel au statut patrimonial de ces infrastructures, comme stratégie juridique (van Diest, 2017). Inscrite ainsi dans des conflits qui s’étalent sur toute la décennie, la patrimonialisation des installations carcérales, plus qu’une revendication née du voisinage, est principalement l’oeuvre d’associations citoyennes et de groupes d’artistes occupant le lieu [6].

Enfin, la désaffectation de la prison relève plus largement du programme de rénovation urbaine de Valparaíso, dont le processus est similaire à celui d’autres villes latino-américaines faisant partie de la liste de l’UNESCO (Casellas et Vergara-Constela, 2015 ; Jacquot, 2018). La dimension démographique de ce programme tend à prioriser les populations et activités « légitimes » dans les centres historiques (Burgos-Vigna, 2017). À Valparaíso, les secteurs classés – dont le cerro Alegre et le cerro Concepción –, caractérisés par leur « homogénéité architecturale, [leur] centralité [et leur] préservation historique » (Casellas et Vergara-Constela, 2015 : 134), sont effectivement touchés par des processus de gentrification. Tel est aussi le cas du cerro Cárcel, adjacent aux collines comprises dans le classement, marqué par l’activité culturelle, ainsi que par l’arrivée de touristes et de nouvelles populations venues de la capitale, Santiago (Sabatini et al., 2013). La désaffectation de la prison de Valparaíso semble ainsi faire écho à ce phénomène global.

Frontières perméables au prisme de la mémoire

Au cours des entretiens, les résidents abordent la prison à partir de diverses situations qui permettent de saisir la porosité de ses frontières. Sont ainsi évoqués les visites rendues aux détenus, les visiteurs des prisonniers fréquentant le quartier, le fait d’avoir été soi-même détenu, les échanges commerciaux, la participation à des matchs de football (soccer) à l’intérieur de la prison et autres activités sportives ou ludiques, ou encore des événements violents. Cette partie de notre article explore les récits des résidents concernant les évasions – situation la plus fréquemment évoquée par les riverains – avant d’examiner les mémoires habitantes du parc culturel Ex-cárcel et leur lien avec les expériences du Parc culturel de Valparaíso, inauguré en 2011.

Se remémorer et se représenter les évasions

Au cours des XIXe et XXe siècles, les émeutes et évasions sont fréquentes dans les prisons chiliennes, en raison de la précarité des installations, de la surpopulation et des rapports de connivence entre prisonniers et gendarmes (Chapanoff, 2001). D’après la presse locale, au moins cinq évasions auraient eu lieu durant la dernière décennie de l’exploitation de la prison de Valparaíso.

Les évasions constituent une expérience du danger et une rupture dans le quotidien, venant bouleverser les frontières entre sphère privée et sphère publique. Les souvenirs de ces épisodes, lors desquels « tout le monde devait rester enfermé chez soi » (Erica, commerçante, 47 ans), révèlent l’emprise de la prison tant sur les quartiers environnants que sur l’intimité domestique, de telle sorte que cette dernière pouvait temporairement devenir un lieu de réclusion, voire de fouille : « Parfois, on était en train de dormir, et les policiers passaient parmi nous, à cause des évasions, et ils nous demandaient nos pièces d’identité » (Javier, entrepreneur, la cinquantaine). La mémoire locale des espaces résidentiels est ainsi marquée par cette vulnérabilité. Or, les témoignages laissent également transparaître des significations qui vont au-delà des contraintes subies :

Je me souviens quand un détenu s’est échappé. Il s’est échappé juste par ce coin-là, on regardait et on a tout vu. Il avait un drap avec des noeuds. C’était un gamin. Je me disais « j’ai un enfant, moi ». Et les gendarmes l’attendaient en bas, les flics. Ça s’est passé pendant la journée, à 20 h  à peu près, et on a tout regardé. J’ai eu beaucoup de peine

Alicia, femme au foyer, 50 ans

La mémoire collective s’ancre dans ce rapport de visibilité réciproque, selon lequel la prison s’érige comme une scène d’injustices face à laquelle les résidents expriment des sentiments, émettent des jugements de valeur et échafaudent des réflexions morales. Ces mémoires sont bien sûr connectées aux trajectoires individuelles, parfois étroitement liées au pénitencier. Par exemple, le mari d’Alicia, lui-même détenu durant un mois à la prison, se souvient : « Ma fille était bébé, et maintenant elle a 18 ans… Mais bon, on apprend, pour que ça ne se reproduise plus jamais. C’est des choses qui arrivent, et on doit apprendre de ses propres erreurs » (Héctor, soudeur, 46 ans). L’inscription de la prison dans la mémoire collective semble ainsi passer non seulement par la mémoire familiale, mais aussi par l’élaboration réflexive de sa propre biographie.

Le témoignage d’Elsa (femme au foyer, 67 ans), membre d’une église locale qui rendait régulièrement visite aux détenus, est tout particulièrement éclairant. Elsa se rappelle que les prisonniers « parfois n’étaient pas là parce qu’ils avaient commis des délits, mais parce qu’ils avaient renversé quelqu’un [en auto], et la personne était décédée, pour des choses comme ça. Et malheureusement les gens “tombaient” pour ça […] On ne peut jamais dire “je ne tomberai jamais” ». La perméabilité entre la prison et son environnement social apparaît donc aussi comme « productrice » de grilles de lecture sur la possibilité d’être incarcéré et, en creux, sur les limites de sa propre liberté.

Néanmoins, les évasions ne renvoient pas toujours à des expériences directes de l’univers des détenus. Les réappropriations du passé sont aussi façonnées par des « représentations publiques » (Blokland, 2001), qu’elles concernent l’histoire nationale ou locale. Lorsqu’Irène (couturière à la retraite, 73 ans) se remémore les évasions, ce sont les traces du coup d’État du 11 septembre  1973 – le trou qu’un coup de feu aurait provoqué dans sa fenêtre – qui lui viennent à l’esprit. Pour d’autres personnes interrogées, les évasions sont imbriquées dans les singularités infrastructurelles de la poudrière coloniale : « À l’intérieur [de la poudrière], il y a une descente. Tu peux rentrer et marcher sous la ville et tu arrives presque à la mer. Et oui, c’est ça qu’ont laissé les pirates. Une fois, il y a eu une grande évasion et ils ont pensé que les prisonniers s’étaient échappés comme ça… » (Roberto, travailleur portuaire, 52 ans).

Polysémique, la mémoire des évasions s’ouvre donc sur un imaginaire urbain où l’espace local devient fantastique, nous renvoyant à un « au-delà géographique » (Massey, 1995 : 183). Les discours patrimoniaux – dont ceux qui ont investi la poudrière – constituent, quant à eux, non seulement des stratégies de protection du site face à des projets immobiliers, mais aussi des matériaux de « créativité quotidienne » (De Certeau, 1990) qui nourrissent la mémoire des habitants sur les échanges entre la prison et la ville.

Les usages populaires de la ville et le parc culturel

La continuité entre la prison et son environnement ne renvoie pas exclusivement à des situations de violence ou à des expériences d’incarcération. Le lieu est aussi ramené à sa fonction de support des sociabilités populaires, notamment au travers d’activités ludiques ou sportives et de pratiques marchandes informelles. S’agissant d’une prison d’hommes, la référence aux pratiques sportives – notamment les matchs de football entre des détenus et des équipes locales – constituent des souvenirs aussi prégnants que fortement genrés. Mais comment les habitants se remémorent-ils et formulent-ils leurs expériences du lieu en tant que parc culturel ? Comment éprouvent-ils les changements réalisés sur le site à partir de 2011 ? Constituant l’un des rares terrains plats sur les collines, le site de 2,2 ha accueillant l’ancien pénitencier s’érige comme un espace de possibilités pour des pratiques sportives et de loisirs difficiles à trouver dans les autres secteurs élevés de la ville. À la pratique du football et du cerf-volant, déjà en vigueur à l’époque de la prison, s’ajoutent désormais d’autres activités, tel le skate-board. Parallèlement, le manque d’espaces verts à Valparaíso (Serrano, 2009 ; Sabatini et al., 2013) explique en partie le fait que, lors de son aménagement progressif, l’ancien pénitencier ait été associé à l’image d’un « parc » plutôt qu’à celle plus traditionnelle d’un « centre culturel », et ce, bien qu’un large spectre d’artisans, artistes, comédiens et musiciens aient fait du site leur lieu de travail et un espace de diffusion pour leurs oeuvres et spectacles (van Diest, 2017).

Ainsi, entre 2000 et 2010, le site est connu comme le parc culturel Ex-cárcel et, en 2011, un grand complexe culturel y est inauguré [7]. Celui-ci comprend, entre autres équipements, un nouveau bâtiment abritant une salle de spectacles, la poudrière conservée et les installations de la galerie restaurées pour des salles de répétition. Les anciennes cours sont en outre aménagées comme des aires vertes, et le nom du site devient « Parc culturel de Valparaíso ».

Faisant souvent eux-mêmes une distinction claire entre ces deux moments, les habitants se remémorent la période de l’Ex-cárcel à partir des activités auxquelles eux et leurs proches ont pris part : « Les terrains de sport, nous-mêmes on les a transformés » se souvient Jorge (ouvrier des chantiers, 23 ans), « on a amené les cages de foot, on a nettoyé les terrains […] Là où aujourd’hui il y a de la pelouse, c’était un terrain de sport immense, et on allait jouer là-bas. » Ces démarches, entreprises par divers groupes – jeunes, rassemblements de mères du quartier, associations, artistes, artisans, acteurs institutionnels – visent à retourner peu à peu le stigmate assigné au lieu en le rendant apte aux loisirs et aux usages associatifs et créatifs. Pour Erica, ces formes d’appropriation s’inscrivent dans une mémoire familiale mise à l’épreuve par les changements que connaît le lieu à partir de 2011 :

Mes enfants allaient toujours y jouer, faire du cerf-volant, jouer au ballon. Ils avaient huit, dix ans. Moi, je participais à un groupe pour faire un four en terre cuite, pour faire du pain, c’était un groupe de femmes, et on se réunissait pour ça. On faisait aussi des activités pour décorer cette petite place ici, pour y mettre des plantes. C’étaient des activités pour améliorer notre cadre de vie. Mais, quand ils ont décidé de changer le sens du parc culturel… c’était un autre type de culture […] tout ça a changé : mon fils, quand il est allé voir le lieu, il est rentré très triste et il m’a dit « on m’a piqué mon enfance ». Je crois que la plupart des enfants de l’âge de mon fils ont ressenti la même chose, parce que, maintenant, c’est tellement froid, tout est en béton

Erica, commerçante, 47 ans

Le contraste est vécu par Erica comme une rupture par laquelle les pratiques locales et les usages populaires se voient subordonnés au nouveau marquage institutionnel du site. D’autres habitants avancent, au cours des entretiens, des catégorisations allant dans le même sens : si, avant 2011, « il y avait plus de vie » et « ça appartenait plus au peuple », au moment de l’enquête, le lieu semblait désormais « carré », « silencieux », « froid ». La présence des surveillants contrôlant l’accès et l’allure brutaliste d’un nouvel édifice bâti sur le site constituent quelques-uns des éléments matérialisant la discontinuité entre les anciennes pratiques et les nouveaux usages que cette rénovation semble favoriser à deux ans de sa mise en fonctionnement.

Mais les appropriations et l’expérience du parc – avant et après 2011 – ne sont pas monolithiques : comme l’écrit Lefebvre, l’espace des loisirs constitue un « espace contradictoire par excellence » (2000 : 443). Pour certains résidents, les différents moments du parc culturel témoignent d’une « continuité populaire » (Giroud, 2011). Ainsi, nostalgique des temps où il participait à des matchs de football avec les détenus, Roberto (travailleur portuaire, 52 ans) considère le parc actuel comme une occasion d’épanouissement, notamment pour les plus jeunes de sa famille, s’intéressant moins aux activités culturelles qu’aux loisirs : « Quand il y a des choses culturelles, je travaille, donc je n’ai pas le temps. » Il évalue ainsi positivement les modifications partielles faites aux anciens édifices : « C’était joli, enfin non, c’est joli. […] maintenant, on peut aller là-bas [au parc culturel], l’accès est libre, on peut y aller avec les enfants, faire du vélo, on peut aussi faire du cerf-volant. Mais j’insiste, c’est joli : seule la façade a été réaménagée, à l’intérieur ça reste pareil. »

Les positionnements des habitants face à ces changements ne sont pas indépendants de leurs formes de participation à la reconversion culturelle de l’ancien pénitencier amorcée avec sa désaffectation. Les témoignages suggèrent qu’une relation distanciée avec le parc Ex-cárcel s’associe à une perception plutôt positive du nouvel établissement inauguré en 2011. Inversement, les riverains ayant eu des expériences multiples et soutenues avec le parc Ex-cárcel sont plus enclins à émettre des remarques critiques envers le nouvel établissement.

Spatialisations du stigmate carcéral

La perméabilité entre la prison et la ville – catalyseur de conflits, mais aussi de liens – entraîne également des asymétries et des hiérarchisations. Tant sur le plan spatial que social, la prison produit des différences. Quelle est la place du stigmate carcéral dans les mémoires habitantes et comment s’articule-t-il aux représentations que les résidents se font de la ville à l’heure actuelle ? Avec la désaffectation, le stigmate disparaît-il tout simplement ou se recompose-t-il au regard de la requalification culturelle du site et de la rénovation urbaine de Valparaíso ?

Stigmate et représentations du voisinage

Les références des habitants au stigmate carcéral dévoilent un processus de construction de frontières sociales qui ne se borne pas à une logique de proximité spatiale. En effet, la « tache » que la prison représente pour ses environs (Combessie, 2009) semble ne pas s’être répandue uniquement sur les quartiers environnants, elle s’est aussi intégrée aux représentations territorialisées de la marginalité urbaine renvoyant à d’autres secteurs que le seul cerro Cárcel. Bien que les résidents évoquent avoir été soupçonnés d’activités illicites à cause de leur proximité physique du site de la prison – le seul fait de se promener dans les rues avoisinantes –, ils font moins référence à un ressenti personnel d’exclusion qu’à leur rejet des populations que l’établissement drainait. C’est donc de ces populations, les visiteurs des prisonniers, jugées « déclassantes » et perturbatrices de la vie du quartier, que les résidents se distinguent en traçant une frontière invisible. Il s’agit là d’une catégorisation paradoxale : si les visiteurs sont mal vus par les riverains, ce n’est certainement pas en raison de l’expérience de la visite en soi puisque, nous l’avons dit, une partie des participants à notre enquête affirment avoir également rendu visite à des proches détenus. Si le stigmate n’est pas fondé sur l’acte même de franchir les murs de la prison, quels sont alors ses ressorts ?

Les gens venaient des collines pour rendre visite, des parents, des amis passaient par ici en fumant du cannabis, en buvant. Des gens des collines, [parce que] les gens qui venaient d’autres villes […] prenaient le bus pour monter.

Roberto, travailleur portuaire, 52 ans

Les familles des détenus venaient et se logeaient dans le coin ; alors ils mangeaient, ils faisaient du tapage. Ce n’est donc pas un bon souvenir.

Alfonso, président d’un groupe de voisins, policier à la retraite, la soixantaine

Qu’ils soient associés aux secteurs pauvres et faiblement urbanisés de Valparaíso, les zones plus hautes de la ville (Kapstein, 2004) ou qu’ils résident dans le même secteur que les participants à notre enquête, au plus près de la prison, les visiteurs des détenus n’étaient pas considérés comme des voisins à part entière, mais plutôt comme des outsiders (Becker, 1985), appartenant aux mondes de la délinquance et de la criminalité, qu’on oppose à l’espace symbolique du voisinage. Les narrations des résidents mettent l’accent non seulement sur les comportements « déviants » des visiteurs, mais aussi sur leurs appartenances urbaines, ce qui est conforté par les discours journalistiques. Concernant des détenus évadés, par exemple, un journal de l’époque signalait : « La plupart d’entre eux réside[nt] dans des secteurs hauts de la ville et, selon ce qui a été dit, ils n’ont pas abandonné la région et se sont cachés, avec le soutien d’autres délinquants » (La Estrella de Valparaíso, 1993). Le stigmate carcéral, désenclavé du site d’implantation de la prison, était ainsi renvoyé à d’autres zones urbaines, où se sont historiquement installées les classes les plus démunies de la ville (Urbina, 2016).

Comme l’écrit Di Méo, « le territoire devient un attribut majeur de la construction du rapport à l’extériorité, à l’altérité, à ceux qui n’appartiennent pas au groupe » (Di Méo, 2000 : 9). Dans cette optique, il convient de s’interroger sur la façon dont le stigmate assigné aux visiteurs contribue à étayer une identité en lien avec l’espace géographique. En effet, la représentation que les résidents ont de leurs propres quartiers, tel qu’ils étaient à l’époque où la prison fonctionnait, est ambiguë. D’une part, dans les entretiens, le secteur est dépeint comme « dégradé », « dangereux » et « sale » ; d’autre part, il apparaît comme un espace de cohésion sociale, de familiarité et de pratiques de solidarité entre voisins. Cet imaginaire d’un voisinage socialement homogène, ayant irrévocablement subi un « déclin moral » face aux récentes évolutions urbaines, a fait l’objet de nombreuses recherches (Massey, 1995 ; Blokland, 2001 et 2009). À Valparaíso, les riverains de l’ancienne prison expriment une nostalgie du temps où, « si un voisin venait à mourir, tout le monde faisait une cagnotte pour aider la famille, tout le monde allait à la veillée, on les aidait pour quoi que ce soit » (Erica, commerçante, 47 ans), un temps où il existait de vraies « traditions » et où les voisins organisaient « toutes sortes d’activités pour les gamins » (Roberto, travailleur portuaire, 52 ans). Cette image d’un passé marqué par la solidarité et l’entre-soi se construit par contraste avec cet « autre » – les visiteurs de la prison – et est remémorée par les habitants à la lumière des enjeux engendrés par les mutations urbaines en cours.

Le quartier à l’épreuve de la gentrification

Tandis que les effets valorisants de la requalification culturelle de l’ancienne prison sont perçus de différentes manières par les habitants, ce sont notamment les conséquences du processus de gentrification qui ressortent dans les entretiens. Pour Roberto (travailleur portuaire, 52 ans), la désaffectation aurait joué « en faveur des gens qui habitent les alentours, parce que leurs maisons ont été revalorisées […] Une maison qui coûtait à peu près 3 millions de pesos a vu sa valeur passer tout de suite à 15 ou 20 millions ». Si le quartier s’améliore, tant sur le plan immobilier qu’aux niveaux symbolique et esthétique, le regard des résidents de zones plus proches des collines intégrées dans le classement de l’UNESCO est plus mitigé, laissant transparaître les tensions engendrées par le processus de gentrification en cours : « Quand la prison a été fermée, le genre de personnes qui passaient par ici a tout de suite changé », se souvient César (vendeur, 42 ans), caractérisant ces usagers du quartier comme des personnes « plus distinguées » et des « étrangers ». Face aux nouveaux arrivants, Erica (commerçante, 47 ans) se montre plus critique : « Beaucoup d’artistes, de peintres, de comédiens, d’écrivains sont arrivés. Mais, malheureusement, ils n’ont pas de responsabilité sociale en tant que voisins, […] ils ne se préoccupent pas de leur environnement, l’affaire des ordures par exemple, ils ne s’intéressent pas à celui qui est à côté d’eux. »

Les représentants des « classes créatives » (Florida, 2002) font ainsi l’objet d’un regard ambivalent. Qu’ils soient « plus valorisants » ou « nouveaux outsiders », ils incarnent des modes de vie jugés individualistes, en contradiction avec les valeurs d’entraide, de proximité et de cohésion sociale, paradoxalement attribuées à un temps révolu du quartier où la prison fonctionnait encore. Pourtant, ces valeurs marquent historiquement la vie dans les quartiers des collines de Valparaíso et sont loin d’être éteintes. La gentrification progressive, conjuguée à la patrimonialisation sous le sceau de l’UNESCO et à la promotion du tourisme et d’une empreinte rajeunie de la ville (Casellas et Vergara-Constela, 2016), entraîne néanmoins des risques de production de nouvelles frontières, tant de classes que de générations (Fadda et al., 2010), mettant à mal ces formes locales de lien social.

Conclusion

Dans le contexte des changements urbains que Valparaíso connaît depuis le début des années 2000, l’ancienne prison de la ville – requalifiée en parc culturel – exerce jusqu’à nos jours une forte emprise sur le paysage urbain. Dans le sillage des questionnements autour de la notion d’« institution totale » (Goffman, 1990), nous nous sommes donnés pour objectif, dans cette contribution, de mettre en question les perméabilités entre la prison et la ville à travers le prisme des mémoires habitantes. Ces mémoires renvoient à des cadres sociaux pluriels : la famille, les groupes de femmes ou de jeunes, les récits publics sur le patrimoine local ou même le trauma historique du coup d’État de 1973. L’étude des mémoires habitantes – directement rattachées à des matérialités et morphologies urbaines – montre à quel point la contiguïté entre le voisinage et l’établissement carcéral participe toujours de la production sociale de la ville. Parallèlement, les expériences des riverains mettent au jour des continuités et discontinuités entre l’espace carcéral et son environnement, dont la temporalité se prolonge jusqu’à présent : ces expériences sont imprégnées des appropriations citadines successives de l’ancien pénitencier, devenu l’infrastructure culturelle la plus importante de la région. Tandis que la prison est rappelée comme la source de multiples nuisances, le temps où elle fonctionnait éveille la nostalgie d’un quartier qu’on se remémore comme solidaire, en contraste avec le sentiment actuel d’un affaiblissement des liens de voisinage.

Les modalités par lesquelles les habitants appréhendent ces évolutions urbaines, parfois vécues comme dissonantes, sont révélatrices de la façon dont les altérités et les identités sociospatiales se redéfinissent au fil du temps. Cette fabrique de frontières sociales s’articule avec les dynamiques de ségrégation spatiale qui sous-tendent les processus de gentrification en cours.

Afin de prolonger ces réflexions, il conviendrait d’étudier de plus près les formes de réélaboration et de transmission des mémoires de la proximité avec la prison à la lumière du présent, notamment au sein des familles et des espaces de sociabilité, chez les habitants ayant quitté le secteur, ainsi que chez les nouveaux arrivants.