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Existe-t-il au XXIe siècle une discipline, science dure ou science humaine, qui échappe à l’impact des technologies numériques sur nos vies ? Quelle activité intellectuelle peut rester à l’écart de l’évolution des supports de l’information, des réseaux (sociaux ou non) et des comportements digitaux ? Aucune. Le numérique – au sens large (supports de l’information, technologies et réseaux de communication, comportements des internautes) – a donc également un impact sur la recherche en archivistique.

Dans l’expression recherche en archivistique, le mot recherche (scientifique) semble le plus facile à définir. La définition du Centre national de ressources textuelles et lexicales (2012) « activités intellectuelles, travaux ayant pour objet la découverte, l’invention, la progression des connaissances nouvelles ; conception que l’on a de cette activité » précise que la recherche peut être appliquée, fondamentale, opérationnelle, orientée ou pure.

Quant à l’archivistique, définie de facto comme une science par son équivalent anglais (archival science), on en trouve dans la littérature professionnelle plusieurs définitions, toutes centrées sur les documents d’archives dont bien sûr, leur collecte, leur traitement, leur communication. Le point commun est que l’archivistique vise à la fois des principes et des méthodes ou des techniques. On note, en revanche, parmi les différentes définitions en présence, un décalage non négligeable du champ d’application. Ainsi, pour le dictionnaire de la Direction des Archives de France (2002), le champ d’application est « la collecte, le traitement, la conservation, la communication et la mise en valeur des documents », tandis que le champ d’application de la définition québécoise d’archivistique de la Terminologie de base en sciences de l’information de l’École de bibliothéconomie et de science de l’information (EBSI) est « la création, le traitement, la conservation et l’utilisation des archives » (2018). On remarque que la création ne figure pas dans la définition française et que la mise en valeur ne figure pas dans la définition québécoise.

Il reste donc à définir les archives elles-mêmes, ce qui est le plus délicat, car il y a de notables variations d’une part entre les acceptions latine et anglo-saxonne de certains concepts (avec la traduction délicate du mot records), et d’autre part entre la définition légale française et la réalité de terrain, que ce soit dans le secteur privé ou dans le public, au sein de la communauté des archivistes ou en dehors.

La question est de comprendre ce que devient l’archivistique dans l’environnement numérique : la société numérique influence-t-elle déjà la recherche en archivistique et comment va-t-elle l’influencer dans l’avenir ?

Les trois aspects de la société numérique évoqués dans les premières lignes de cet article permettent d’éclairer cette question : le support du document d’archives ; les technologies et les réseaux qui influencent le traitement de l’information ; le comportement des chercheurs pour la diffusion des résultats de recherche en archivistique.

1. Les documents d’archives numériques

Un document est généralement défini comme une information sur un support. Sans support, donc, pas de document. Par ailleurs, les définitions du mot archives insistent volontiers sur le fait que le support n’est pas discriminant dans le statut d’archives. C’est ce que dit notamment la loi française de 2008 : « Les archives sont l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support  » (Légifrance, 2019, 24 avril). Pourtant, le support est loin d’être neutre dans les pratiques archivistiques, ce qui doit nécessairement avoir une répercussion sur les principes et les méthodes de la discipline. Il est donc intéressant d’analyser l’impact du support numérique sur le support, mais aussi sur la forme de l’information, sur le lieu de conservation et sur la date des documents.

1.1. Le numérique comme support (natif) des documents d’archives

L’archivistique a pour objet l’ensemble des fonds d’archives[1] lesquels remontent parfois à plusieurs siècles et témoignent alors d’une succession de supports d’écriture au travers du temps.

Pour les XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe siècles, le support d’archives est majoritairement du papier. Pour le XXIe siècle en revanche, on peut affirmer sans risque que le numérique est le support de création de la majorité des objets d’information (documents, fichiers de données) qui possèdent une valeur d’archives, c’est-à-dire dont la qualité et le contenu font qu’une personne décide de les conserver pour un usage ou une exploitation ultérieure.

Les supports numériques, qu’il est coutume d’opposer aux supports analogiques (papier, film, etc.) présentent deux caractéristiques essentielles. La première est que l’information supportée est codée sous forme de 0 et de 1 dans un langage machine non compréhensible humainement et que son exploitation est donc liée à la maîtrise de ce code. La seconde est que la lecture de ces documents nécessite le truchement d’un appareil de visualisation, incluant l’outil de décodage. C’est sans nul doute pour cette raison que les premières années d’usage de l’information numérique se sont focalisées sur les questions de conservation à long terme de ces nouveaux supports, sujet crucial, mais qui ne doit pas masquer les autres incidences des technologies numériques sur l’archivistique.

Le fait est qu’en 2018, la grande majorité de l’information est produite et échangée sous forme numérique. Il est difficile de dire avec précision le pourcentage, mais il doit osciller entre 80 et 90 %. Ce phénomène n’est pas toujours archivistiquement lisible dans la mesure où il est déformé par deux facteurs : d’un côté, nous sommes toujours au milieu d’une période de transition où les supports papier et numérique se concurrencent au quotidien (copie numérique du document papier, impression papier des fichiers numériques) ; de l’autre, la prise en charge archivistique des traces de l’activité est souvent différée et porte le poids des habitudes, par exemple la tendance à poursuivre la collecte d’une typologie documentaire sur le support classique. Ceci biaise l’appréciation de l’évolution de la production.

Les informaticiens – qui bénéficient souvent dans les organisations d’une aura de grands experts de l’information puisqu’elle est désormais numérique et que la donnée draine les budgets – répartissent les données (la matière de l’information) en deux grandes catégories : les données structurées et les données non structurées. Ce découpage recoupe en partie la répartition archivistique classique entre registres (données structurées) et dossiers (données non structurées), mais en partie seulement. En effet, il est assez facile dans un certain nombre de cas d’établir la filiation entre les documents de naguère et les fichiers numériques d’aujourd’hui : base de données, factures dématérialisées, comptes rendus de réunions au format PDF, revues en ligne, courrier électronique, etc. Mais cette généalogie n’est pas toujours manifeste avec la création de systèmes d’information parfois complexes.

La translation du papier vers un support numérique et son nécessaire outil de lecture ne devrait pas affecter l’archivistique en profondeur. Certes, les objets (les dossiers papier) changent de matière (des disques numériques), mais le simple changement de support ne suffit pas à changer les fondements de l’archivistique. Le support en soi n’affecte pas la valeur du document.

En revanche, lorsque la technologie numérique modifie la forme de l’information, cela interpelle les principes mêmes de l’archivistique.

1.2. Les nouvelles formes, numériques, des documents d’archives

Vingt ans après la généralisation de l’Internet, il est manifeste que le regard archivistique porté sur la production numérique native à partir de la classification papier des archives est insuffisant à embrasser la réalité des objets ou traces numériques possiblement candidats au statut de documents d’archives. Il est donc nécessaire de changer ce regard pour un regard déconnecté de l’existant papier, pour une quête objective basée sur la valeur et non sur une forme déjà connue.

De ce point de vue, la publication en 2015 de l’ouvrage collectif Les genres de documents dans les organisations. Analyse théorique et pratique, sous la direction de Louise Gagnon-Arguin, Sabine Mas et Dominique Maurel, est une contribution très intéressante à l’archivistique du XXIe siècle. L’expression de genre documentaire ne fait pas partie du vocabulaire archivistique traditionnel, mais on voit bien que la réalité de la création et de l’échange d’information rendus possibles par les outils et réseaux numériques (pratiques du Web, communautés sociales, contractualisation par message électronique ou SMS, objets connectés, etc.) appelle une analyse archivistique et diplomatique. Le fait de savoir s’il faut parler de genre, de type ou de forme intéresse la recherche en archivistique, mais reste secondaire par rapport au fait d’inclure ces objets documentaires dans le champ de l’archivistique dès lors qu’ils tracent une action qu’il faudra peut-être prouver demain, ou qu’ils représentent une mémoire à laquelle on voudra se reporter plus tard.

À cet égard, la formule de Georges Tessier dans le chapitre « La diplomatique » de L’Histoire et ses méthodes est toujours d’actualité :

Or, pour être efficace, pour être autre chose qu’un morceau de littérature, que l’équivalent d’une inscription, qu’un aide-mémoire, qu’une note personnelle, pour valoir devant l’autorité judiciaire ou administrative, l’écrit doit être revêtu d’une certaine forme.

Tessier, 1961, p. 666

Le sens du mot écrit fait ici écho au Code civil français qui définit l’écrit comme « une suite de lettres, de caractères, de chiffres ou de tous autres signes ou symboles dotés d’une signification intelligible, quel que soit leur support » (Légifrance, 2019, 25 mars, article 1365). Ainsi une image peut être considérée comme un écrit, dès lors qu’il y a un émetteur et un destinataire, et une intention manifeste et tracée. Ce point (la forme de l’écrit numérique) n’est-il pas sous-estimé ?

Les contenus échangés aujourd’hui sur les réseaux sociaux posent la question archivistique de la granularité du document. Dans l’environnement numérique, le dossier d’affaires, tel qu’on le connaît dans l’environnement papier, disparaît au profit d’une métadonnée de dossier, et parfois au profit de rien du tout, hélas. La recherche en archivistique ne doit-elle pas s’emparer de cette question du dossier dans l’environnement numérique, en tant qu’objet solidaire et signifiant, mais aussi en tant que composant de séries cohérentes dans la traçabilité des activités ?

De même, la question de l’émiettement de l’information sous la pression de l’accélération ambiante des échanges, du fait des technologies numériques, devrait être creusée. Une décision ou un fait, consignés il y a trente ans dans un seul courrier ou un seul rapport, fait aujourd’hui l’objet de trente ou cinquante morceaux de document. Archiver chaque fichier ou chaque donnée, comme on l’entend parfois dans le monde des informaticiens, n’a pas de sens archivistique ; ce serait comme prétendre archiver chaque page ou chaque mot !

La notion de complétude du document archivé, soulignée notamment par les publications d’InterPARES (s.d.), mériterait un approfondissement théorique et pratique, à commencer par le renouvellement de la terminologie, malheureusement très pauvre sur ces sujets.

1.3. Le stockage des données

Si l’on considère que la masse d’archives (avec l’explosion des volumes de documents administratifs au XIXe siècle) est un des événements déclencheurs de la naissance de l’archivistique, il semble évident qu’avec les masses d’archives numériques, centuplées et plus encore, au XXIe siècle, le stockage numérique est l’un des volets de l’archivistique d’aujourd’hui. Cependant, avant d’aborder la question du stockage sous l’angle de la conservation des données et des outils de gestion, il est utile d’insister sur l’influence des modes de stockage numérique sur le comportement des utilisateurs (c’est-à-dire ceux qui enregistrent ou produisent des informations susceptibles de constituer des documents d’archives), mais aussi sur le positionnement de l’archiviste face aux supports numériques.

Depuis une trentaine d’années, on a pu observer, au fur et à mesure de la diffusion des outils informatiques dans les organisations, comment et combien les équipes métier (les producteurs de documents) se déresponsabilisaient ou se sentaient déresponsabilisées de l’archivage de leurs documents. L’expression récurrente « Oh ! Nous n’avons plus d’archives maintenant ; c’est l’informatique qui s’en occupe » résume cet état d’esprit. Cela n’est certainement pas étranger au désordre informationnel que l’on peut observer dans l’environnement numérique. Depuis quelques années, le phénomène s’est accentué, que ce soit par le biais de l’externalisation des serveurs de l’entreprise ou directement avec l’usage d’Office 365 : l’outil est centré sur l’usager au point que ledit utilisateur n’a plus à s’occuper de rien et que, au final, c’est l’outil, ou plutôt le prestataire, qui gère le cycle de vie des données, ou plus exactement qui ne le gère pas !

Dans les années 1990, plusieurs auteurs anglo-saxons ont développé une théorie connue sous le nom de post-custodialisme[2], notamment Charles Dollar, Terry Cook ou Frank Upward (McKemmish et Upward, 1994). Il s’agissait de déplacer le centre de gravité de la fonction d’archiviste de la conservation matérielle (la garde, custody), vers le contrôle du cycle de vie des documents archivés. De conservateur (au sens matériel du terme), l’archiviste devient gestionnaire ou auditeur des documents.

L’étude Stratégie globale pour la conservation à long terme des documents électroniques en Suisse a repris cette notion dans le contexte de plus en plus prégnant de l’archivage électronique, en soulignant qu’avec « la démarche non-custodial décentralisée, les archivistes assument de nouvelles tâches fondamentales, et de gardiens du document d’archives, ils deviennent les contrôleurs de gestion d’archives » (Schärli, Eggler, Quillet, Reitze, Seewer et Zeller, 2002), formule réutilisée dans le billet Custodialité (Chabin, 2011).

Avec la tendance irréversible à l’externalisation et aux différentes formules de cloud[3], la question de la responsabilité de la garde physique des archives est plus que jamais d’actualité. Pourtant, paradoxalement, la garde numérique des archives tient toujours une place majeure dans les préoccupations des archivistes, et la démarche post-custodial semble abandonnée par la recherche en archivistique.

2. Le numérique et les traitements archivistiques

À côté des rouages de la transformation numérique des supports d’archives, la recherche en archivistique est aussi conditionnée par les technologies numériques dans ses méthodes et ses techniques de traitement des archives. Trois aspects seront abordés : l’étude des contenus, la préservation des supports, et les modes de sélection de ce qui doit être archivé au nom de l’organisation, par opposition à ce qui ne sera pas archivé et sera laissé à la responsabilité des utilisateurs.

2.1. Étude des contenus

Plusieurs technologies numériques, telles que la numérisation (pixellisation, vectorisation), la reconnaissance optique de caractères, l’indexation automatique ou les moteurs de recherche, apportent au traitement des archives des possibilités nouvelles et de nouveaux horizons.

Les formats et supports numériques et, plus précisément, les réseaux de communication (Internet et autres), en supprimant la distance géographique entre les documents et leurs utilisateurs, facilitent considérablement l’accès aux archives numérisées. Depuis quelques décennies, les services d’archives patrimoniales se sont lancés dans la mise en ligne de leurs collections, pour la plus grande joie du public et des chercheurs. La sélection des documents numérisés et mis à disposition sur Internet a d’abord répondu à des critères pragmatiques : fréquence de consultation (les registres d’état civil), intérêt territorial et esthétique (les cartes et plans, les cartes postales), avant de s’élargir à de nombreuses thématiques. On trouve dans la littérature archivistique un certain nombre de témoignages et de bonnes pratiques sur la conduite de projets de numérisation, mais moins d’articles de réflexion critique sur les principes et méthodes d’utilisation des technologies numériques pour la valorisation du patrimoine.

La numérisation de documents analogiques (papier, parchemin, film) permet, avec des définitions d’image très fines et surtout des résolutions maximales, d’analyser les contenus de documents existants plus finement que ne le permet l’oeil humain ou une loupe, au profit de l’étude des écritures manuscrites anciennes ou de l’analyse de documents récents. Il faut citer également le microscope à balayage électronique, qui donne à voir l’infime détail du tracé des lettres par exemple, que ce soit pour une recherche historique ou pour une expertise judiciaire.

Plus généralement, les projets archivistiques ont largement utilisé les techniques de reconnaissance de caractères et de transcription de manuscrits, de recherche automatique d’une chaîne de caractères, de statistiques sur l’occurrence des mots, etc. pour l’exploitation des archives et leur valorisation. On peut cependant observer que ces technologies numériques ne sont pas propres à l’archivistique et qu’elles intéressent également de nombreuses disciplines universitaires telles que la codicologie, l’histoire, l’archéologie, la littérature, la muséographie ou le droit.

2.2. La pérennisation des supports d’information

L’épineuse question de la préservation des formats et supports numériques dans le temps apparaît, elle, au coeur de la problématique archivistique. En effet, si l’exploitation des contenus archivés intéresse une grande variété d’utilisateurs et de chercheurs, la conservation des archives a toujours été au centre de la mission des archivistes, avec la production de normes techniques de conservation intégrées au programme de formation en archivistique.

Les enjeux d’obsolescence des formats et supports ou d’intégrité des documents numériques, sans parler de la sécurité des espaces de stockage, rendent la question plus prégnante, car le numérique a démultiplié en quelques décennies les risques de perte ou de corruption de données, donc de contenus. Qui dit enjeux sociétaux et économiques – c’est le cas ! – dit recherche scientifique pour trouver des réponses, des solutions.

Il est intéressant de souligner le rôle des ingénieurs et des chercheurs en sciences dures dans cette affaire : la principale norme du domaine, la norme ISO 14721 connue sous le nom Open Archival Information System (OAIS) a été initiée par des astrophysiciens de plusieurs agences spatiales (Conseil de Management du Comité Consultatif pour les Systèmes de Données Spatiales, 2012) avant d’être développée par des responsables de collections patrimoniales.

C’est le point où l’approche post-custodial, déconnectée, mais très connectable aux technologies numériques, rejoint la question des compétences fondamentales de l’archiviste. Les techniques de conservation des supports analogiques font également appel à des compétences scientifiques, en chimie notamment, que ce soit au niveau de la fabrication des supports utilisés par les producteurs de documents, ou que ce soit en restauration d’archives. Est-ce que le passage de l’analogique au numérique modifie la frontière entre la compétence archivistique et la compétence technique dans le domaine de la conservation des supports d’archives ? Il serait intéressant de préciser quelle devrait être la contribution de l’archivistique aux travaux de pérennisation de l’information numérique.

2.3. Le big data (mégadonnées) et la sélection des archives

Le troisième traitement qui interroge la discipline archivistique est la sélection des données à archiver, c’est-à-dire l’identification des objets numériques à valeur d’archives, avec le triple handicap de l’explosion de données, de l’émiettement de l’information et de la virtualisation des documents puisqu’on ne peut voir les contenus qu’au moyen d’outil de lecture, ce qui constitue une grande rupture avec l’âge de l’archivistique analogique.

Or, deux visions archivistiques s’opposent dans la définition même des archives. D’un côté, la théorie du tout est archives, basée sur une acception très généreuse de la définition légale française des archives, en vertu de laquelle les opérations de tri et de destruction afférentes interviennent a posteriori (notion d’archives intermédiaires) et doivent être contrôlées par les archivistes. De l’autre côté, une théorie selon laquelle un fonds d’archives est constitué par l’accumulation organique contrôlée des documents (traces, objets d’information, fichiers de données), avec une mise en archive proactive et assumée, selon une politique d’archivage prédéfinie et des critères de sélection explicites et argumentés, que le producteur soit une administration, une entreprise ou une communauté tout entière.

Avec le numérique, les masses d’informations sont décuplées, centuplées, etc., mais elles sont aussi atomisées, éclatées, dispersées, nouvel état de fait qui ébranle les notions de provenance, de dossier, voire d’original. Le XXIe siècle voit le règne des données massives, du big data qui impose ses propres règles. La question est donc de savoir comment les technologies numériques peuvent aider à pratiquer la sélection, mais aussi comment la recherche en archivistique peut contribuer à formaliser de nouveaux modèles de gestion des données en revisitant les possibilités de la technologie.

Face à ce défi, la recherche en archivistique doit proposer de nouvelles méthodes et techniques de sélection des documents sur la base de leur valeur archivistique, avec des algorithmes de traitement proprement archivistique des traces numériques. C’est un enjeu vital pour l’archivistique, car, contrairement à d’autres aspects de l’archivistique numérique comme l’étude des contenus ou la pérennisation des supports, la question de la sélection et de la constitution des archives est spécifiquement archivistique ; nulle autre discipline n’a vocation à le faire. Le risque, si l’archivistique ne prend pas directement en charge cet enjeu, est de fournir aux futurs utilisateurs des archives des fonds numériques constitués sans principes archivistiques.

Deux textes archivistiques, publiés respectivement en 2014 et 2015, illustrent ce propos. Le premier texte est une circulaire du Service interministériel des archives de France définissant un Cadre méthodologique pour l’évaluation, la sélection et l’échantillonnage des archives publiques (Service interministériel des archives de France, 2014) : la méthodologie est savante et très complexe (75 pages) de sorte que l’on s’interroge sur son applicabilité sur le terrain, sans parler du contexte exclusivement papier de la réflexion (l’adaptation au contexte numérique est prévue ultérieurement). Le second texte est le retour d’expérience de l’opération d’archivage des courriels de Valerie Smith, doyenne du collège à l’Université de Princeton de 2011 à début 2015, au moyen d’un algorithme élaboré par un groupe de travail pluridisciplinaire à partir de l’analyse du contexte de production et exécuté avec une rapidité et une précision remarquables (Drake, 2015).

La question du recours aux algorithmes et plus généralement à l’intelligence artificielle intéresse un nombre croissant d’archivistes et de chercheurs en archivistique, avec toutefois des approches différentes. Il faut sans doute résister à la tentation de se contenter d’une transposition, d’une transition, d’une translation des pratiques papier à l’environnement numérique, alors que l’on est face à une rupture de paradigme qui rend inopérant ou du moins qui biaise et atrophie le produit d’une simple adaptation au numérique de l’existant papier. Il faut repenser la démarche d’archivage à partir de la production numérique et non en extrapolant à partir de réalités non numériques. Il faut penser numérique et non s’habiller en numérique.

Autrement dit, l’archivistique de la société numérique :

  1. doit-elle limiter son intervention aux archives récupérées, c’est-à-dire aux masses de données, structurées et plus souvent non structurées, abandonnées sur les serveurs de l’entreprise ou de ses prestataires (ce qu’on appelle le vrac numérique) ;

  2. ou doit-elle viser à instiller dans les processus de création des traces de l’activité humaine et dans les systèmes d’information qui les régissent les principes fondamentaux de l’archivistique (auteur, destinataire, finalité, date, contexte, granularité de l’objet d’information, durée de conservation motivée, etc.) ?

Dans le premier cas, on assisterait à un glissement de l’archivistique vers l’archéologie, au sens où l’intervention se fait a posteriori sur les traces sédimentées de l’activité humaine, avec le risque d’une surreprésentation des déchets documentaires. Dans le second cas, on se situe clairement dans le champ du records management avec la démarche préconisée par des normes telles que MoReq (Direction des Archives de France, 2008 ; MoReq, 2019) ou ICA-Req, notamment le module 3 (Conseil international des archives, 2008)[4].

C’est un sujet majeur pour la recherche en archivistique, car on peut voir dans cette situation un risque d’éclatement des pratiques archivistiques.

3. La recherche en archivistique dans la société connectée

Les considérations qui précèdent conduisent à s’interroger sur les contours de la discipline archivistique et sur le champ de la recherche en archivistique en ce début de XXIe siècle.

Quels sont les critères de définition et d’appréciation de la recherche en archivistique dans un monde numérique ?

3.1. Positionnement de la recherche en archivistique au XXIe siècle

Si l’archivistique est une science[5], à quel domaine scientifique doit-on la rattacher ? L’archivistique est-elle une science dure ou une science humaine ? Si le support d’archives est un objet de recherche, il faut reconnaître que cette étude requiert autant sinon plus de connaissances en chimie et aujourd’hui en informatique que de connaissances historiques ou documentaires[6].

L’archivistique est-elle une science auxiliaire de l’histoire comme on la présentait naguère ou une science de gestion ? Autre façon de poser la même question : l’archivistique est-elle une science dédiée à la mémoire patrimoniale ou une science dédiée à la défense des intérêts des personnes physiques et morales ? Peut-elle être les deux ? Y a-t-il des critères objectifs pour trancher ? Si oui, ces critères sont-ils immuables ?

Une approche simple est de voir dans quels établissements d’enseignement, quelles facultés, quelles unités de formation et de recherche (UFR) on trouve un enseignement en archivistique et des thèses en archivistique, et la part de cet enseignement et de cette recherche portant sur l’environnement numérique. Sur la carte des organisations de recherche consacrées au document d’archives (record) dans l’environnement numérique, un gros point représente le groupe de recherche interdisciplinaire InterPARES, rattaché à l’Université de Colombie-Britannique à Vancouver, dirigé depuis son origine (1999) par Luciana Duranti.

L’Université Paris 8, avec deux masters liés à l’archivistique, est un cas intéressant. Le premier est le master Archives, mention[7] Histoire, au sein de l’UFR Textes et société (ce master est adossé, pour le programme et les enseignants, aux Archives nationales de France). Le second est le master Gestion stratégique de l’information (GSI), mention Humanités numériques, au sein de l’UFR Mathématiques, Informatique, Technologies, Sciences de l’Information et de la Communication (MITSIC). À noter que les deux masters sont présentés sur le site de l’Université comme relevant du domaine Sciences humaines et sociales, domaine qui est donc transverse aux UFR (les quatre autres domaines à Paris 8 étant : Arts ; Droit, économie, gestion ; Lettres et langues ; Sciences, technologies, santé).

Dans le master GSI, le cours s’intitule Gestion des données et documents en entreprise. L’enseignement, basé sur la réflexion archivistique trentenaire du professeur, inclut des aspects de protection des données personnelles, de technologies numériques et de risques médiatiques. Au coeur de l’enseignement se trouve le concept archivistique de durée de conservation ; lequel est d’ailleurs souvent mal traité par les autres disciplines (ingénierie en informatique, management, sécurité des données, etc.).

Un autre critère est la nature des revues scientifiques où sont publiés les résultats de recherche. Dans ce recensement, il faut distinguer les revues labellisées par les institutions d’évaluation de la recherche qui comptent pour la carrière des chercheurs, et les espaces de publications qui ne sont pas sur la sacro-sainte liste et n’existent pas pour la recherche institutionnelle. De plus, sur quelle base peut-on qualifier une publication de recherche en archivistique et de recherche en archivistique dans l’environnement numérique :

  • par la qualité de l’auteur (archiviste, enseignant en archivistique ou autre) ;

  • par le titre de l’ouvrage ou de l’article (incluant le mot archivistique, archives, archiviste, archivage) ;

  • par l’apport d’idées nouvelles qui font progresser la connaissance des choses archivistiques (mais qui en juge) ?

3.2. Modes numériques de diffusion de la recherche

Une autre interrogation sur le futur de la recherche en archivistique vient de l’impact du numérique sur les modes de diffusion de la science en général et sur les comportements des lecteurs ou plus généralement du public visé par les résultats de la recherche. Ici le mot mode est employé à la fois dans le sens masculin de modalité ou procédé technique et dans le sens féminin de tendance du moment.

Force est de constater que, même si les publications de livres et d’articles de revues (papier ou numérique) perdurent, elles sont puissamment concurrencées auprès du public potentiel (chercheurs, étudiants, professionnels, voire grand public) par d’autres formes de partage des connaissances : blogues, pages Web (pour ne citer qu’un exemple : le remplacement de l’encyclopédie Universalis par Wikipédia est maintenant accepté par tous), billets et commentaires sur les réseaux sociaux, etc. D’aucuns objecteront que les réseaux sociaux ne sauraient être un canal de diffusion sérieux pour la recherche : signaler les publications traditionnelles sur les réseaux, oui, mais non y publier une matière de recherche originale. La réalité est plus nuancée.

Il y a une sorte de négociation à l’oeuvre entre, d’une part, les connaissances et les idées que l’on souhaite diffuser et, d’autre part, les pratiques de lecture et d’apprentissage du public. La négociation est assez rude et le risque est une certaine marginalisation du discours. Le fond, la qualité scientifique des hypothèses et des raisonnements, la progression des connaissances, tout cela n’est pas négociable, sauf à réduire le champ de la discipline. En revanche, la forme doit s’adapter à l’environnement, c’est la seule marge de manoeuvre pour gagner la bataille qui est déjà engagée. On peut obliger les étudiants, dans une certaine mesure, à certaines pratiques de lecture traditionnelle, mais il est difficile (et sans doute contre-productif) de les empêcher de lire autre chose, et il est tout à fait impossible de contraindre les professionnels des archives et de l’archivage à lire les publications scientifiques. Il n’y a guère d’autre choix que celui de séduire ! Il convient donc de réinventer un modèle de diffusion des résultats de recherche qui ne remplace pas les anciennes pratiques, mais qui les articule savamment avec de nouvelles pratiques de diffusion de l’information.

Entre le billet qui invite à réfléchir en donnant un éclairage à un fait d’actualité et l’article de revue traditionnel, on trouve aujourd’hui des sites de publication universitaire conçus comme des journaux en ligne. Prenons l’exemple de The Conversation lancé en 2011 et de sa déclinaison française lancée en 2015 dont le slogan est « L’expertise universitaire, l’exigence journalistique » (2019). Ce média donne à lire chaque jour un jeu de réflexions d’auteurs universitaires, parfois sous forme de dossier thématique.

Sauf erreur, il n’y a pas de chercheur en archivistique parmi les deux mille enseignants-chercheurs qui ont publié un article dans la déclinaison française de The Conversation. La recherche du mot archivistique sur le site offre deux réponses : un article titré À qui appartiennent les images ? et un article sur les défis de la reconstitution et de la restitution numériques des patrimoines détruits au Proche-Orient. La recherche sur le mot archives donne bien évidemment un plus grand nombre de résultats, organisés comme suit : pour les archives, six articles (The conversation, 2018) ; pour les thèmes associés, l’histoire (453 articles), le numérique (397 articles), la guerre (131 articles).

Dans laquelle des huit rubriques du média pourrait-on publier un article d’archivistique : international, politique et société, culture, économie et entreprise, éducation, environnement et énergie, santé, et science+tech ? Une question corollaire serait : est-il indispensable qu’un tel article soit rattaché préalablement à une rubrique définie ?

Conclusion

L’avenir de la recherche en archivistique est intimement lié à celui de l’archivistique et vice-versa. Sans pratique archivistique, la recherche est vaine, car elle se restreint alors à des supputations intellectuelles sans progrès collectif de la connaissance des archives dans la société. Sans recherche en archivistique, combien de temps les principes et les méthodes de traitement des documents d’archives résisteront-ils à la vague numérique ?

L’archivistique serait-elle soluble dans l’environnement numérique ? Au profit de la diplomatique (appliquée aux données) ou d’autre chose ? La publication en 2014 du livre Les écrits s’envolent : la problématique de la conservation des archives papier et numériques (Kecskeméti et Körmendy) pouvait susciter un légitime espoir (Chabin, 2014), mais cet ouvrage remarquable n’a eu malheureusement que peu d’échos dans les institutions et chez les professionnels de l’archivage.

Les archives, en tant qu’objets documentaires existants, intéressent de nombreux chercheurs (sociologues, historiens, artistes…), mais sans recherche spécifiquement archivistique sur les principes et méthodes de constitution et de gestion des fonds d’archives numériques, l’archivistique ne risque-t-elle pas de disparaître ?

L’ouvrage de Bruno Latour consacré au phénomène Pasteur et à l’émergence de la microbiologie comme science à la fin du XIXe siècle, offre une citation tout à fait adaptée à la question de l’avenir de l’archivistique et de la recherche en archivistique : « L’exactitude d’une science ne lui vient pas de l’intérieur. Elle vient de la solidité des acteurs au sort desquels elle parvient à se lier » (2011, p. 89).