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L’ouvrage de Sophie Chave-Dartoen concerne la société de Wallis, petit archipel de l’Océanie française (Polynésie occidentale), et s’intéresse à l’histoire de sa chefferie, institution centrale dans la vie du pays, aujourd’hui comme hier. L’objectif de Royauté, chefferie et monde socio-cosmique à Wallis (’Uvea). Dynamiques sociales et pérennité des institutions est de montrer ce que peut être l’étude d’« une organisation sociale et d’un système de valeurs propres à une société cosmomorphe » (p. 9). L’auteure se focalise moins sur les bouleversements de cette histoire que sur les continuités (institutions, valeurs) qui la traversent, celles-ci organisant les transformations de la société (p. 61). Sont donc examinées les « différentes modalités de la reproduction du social » au cours de l’histoire et est interrogé « le jeu combiné de ce que Marshall Sahlins appelle la structure et [sic] la conjoncture » (p. 7).

Cet ouvrage a peu d’équivalents dans la littérature anthropologique sur Wallis. Il combine une démarche de recherche historique et une approche anthropologique holiste à l’exemple de celle de Daniel de Coppet (1990). Il s’appuie sur un travail très sérieux, se fondant sur une masse importante de données (travaux de terrain, fouilles archéologiques, archives). Chave-Dartoen défend et illustre avec brio « une analyse au plus près des catégories, des logiques et des valeurs que permettent de dégager les textes anciens et l’ethnographie contemporaine » (p. 40). Ainsi se trouve saisi le rôle central de la « coutume » dans l’organisation de la vie insulaire et au travers des obligations cérémonielles, le poids du statut dans les rapports entre individus, entre individu et société, et surtout la fonction structurante de l’ancienneté/ancestralité dans les relations entre les vivants comme entre les vivants et les morts.

L’écriture claire et fluide de l’auteure rend la lecture plaisante. Cependant, les présentations générales de l’introduction (53 p.) auraient gagné à être davantage synthétisées. Sur le contenu global, très riche, je ne ferai que deux observations principales.

À propos de la conversion, l’auteure écrit : « l’organisation générale des relations en termes d’ancienneté relative […] fut modifiée pour intégrer le Dieu chrétiensans subir de modification profonde dans son principe » (p. 193-194, nos italiques). Le dieu chrétien aurait été ainsi installé au sein du panthéon wallisien sans effet notable sur la société. Avant la conversion, l’au-delà wallisien constituait un monde d’une infinie richesse où les ancêtres, source de vie et fondement premier du lien social, étaient en connexion permanente avec les vivants. Dénommés temonio (démons) par les missionnaires, ils furent bannis du panthéon au profit d’un dieu nouveau et unique, universel et transcendant, parfaite antithèse des divinités anciennes. S’il est vrai qu’en dépit de la volonté missionnaire les Wallisiens contemporains ont conservé un lien personnel fort avec les ancêtres — lesquels continuent à jouer un rôle quotidien et rituel déterminant —, ça ne signifie pas que le dieu chrétien ait été intégré « sans modification profonde » (p. 193). Universel, celui-ci est puissant mais lointain et connecté à la modernité occidentale ; surtout, son lien avec les Wallisiens demeure largement impersonnel, à l’inverse de la relation aux ancêtres, fondée sur la parenté. Si l’ancestralité est, selon l’auteure, l’un des fondements cardinaux du caractère cosmomorphe des relations sociales, alors on voit mal comment l’intégration d’un tel dieu à l’au-delà wallisien aurait pu se faire « sans modification profonde » (p. 193-194) du caractère socio-cosmique du monde wallisien.

L’auteure utilise le terme royauté de droit divin pour désigner la fonction royale à Wallis (p. 121). Hérité de l’histoire française, il signifie que le roi de France, par le sacre, détient son pouvoir de Dieu et s’élève au-dessus de tous sujets. Elle ne convient pas au hau de Wallis. On voit mal le Père Bataillon, évangélisateur de Wallis (1837) et ardent défenseur du protectorat français, reconnaître le hau de Wallis comme « roi de droit divin » au même rang que le souverain français. Surtout, cette qualification est profondément contraire à l’institution du hau wallisien. La destitution des hau par les autres chefs ou à la demande de simples sujets, puis leur remplacement, est si courante dans l’histoire qu’elle paraît faire partie intégrante de la fonction. Dans un article sur le leadership polynésien, l’historien Niel Gunson (1979) a formulé l’hypothèse que le terme hau — « le champion » — renvoie au caractère structuralement contesté de la fonction. Dans ces conditions, parler de « royauté de droit divin » pour le hau wallisien relève d’un anachronisme européocentré qui condamne à mal comprendre l’histoire passée et présente de cette société.

Depuis 2005, une profonde crise dynastique clive l’ensemble du corps social wallisien, y compris les familles, nouvelle fragmentation de la représentation que les Wallisiens ont de leur monde et dont ils se plaignent amèrement. Curieusement, Chave-Dartoen n’y fait que de brèves allusions.

La pérennité de l’histoire wallisienne continue-t-elle à organiser les bouleversements contemporains conservant à la société son caractère socio-cosmique ? On peut seulement réaffirmer que, même pérennes, les « logiques profondes » de la société wallisienne n’en demeurent pas moins des objets pris dans l’histoire, ce qui implique qu’elles ne doivent pas être essentialisées — ce que plaidait déjà Marshall Sahlins, à propos des sociétés polynésiennes, dans son livre Islands of History (1985), en forgeant le concept de « structure de la conjoncture ».