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Dans Gringolandia: Lifestyle Migration Under Late Capitalism, Matthew Hayes dresse un portrait sociologique aussi frappant qu’évocateur des migrants de style de vie (lifestyle migrants) nord-américains s’installant à Cuenca (Équateur). Ce phénomène migratoire du Nord vers le Sud séduit de plus en plus de Nord-Américains, et ce, pour trois raisons principales selon l’auteur : le rêve d’une retraite à l’étranger, où le coût de la vie est moins élevé ; le goût de l’aventure, motivé par le désir d’échapper à la condition politico-économique nord-américaine ; l’envie d’« exotisme » dans un environnement culturel nouveau susceptible d’offrir les expériences de vie convoitées. Les migrants de style de vie à qui Hayes donne la parole se définissent comme des réfugiés économiques et non comme des expatriés ou immigrés. L’auteur développe dès le départ le concept de « géoarbitrage », exercice d’une forme transnationale d’utilitarisme des migrants, qu’il reconnaît comme un legs du colonialisme. Sa recherche s’inscrit dans la continuité coloniale de la société globale, concept qu’Aníbal Quijano (2000) qualifie de « coloniality of power ». En effet, aucun sujet n’illustre mieux les structures globales coloniales que la migration transnationale. L’image de couverture est d’ailleurs brillamment choisie et reflète parfaitement cette forme de colonialité.

Dépeignant toute la complexité de la migration motivée par la recherche d’un style de vie, l’ouvrage de Hayes est à la fois une « ethnographie de l’inégalité globale » (p. 7, notre traduction) et une cartographie des conséquences socioéconomiques des déplacements utilitaristes des Nord-Américains vers le Sud. L’auteur s’appuie sur une recherche de terrain menée dans la ville de Cuenca, en Équateur, dont le centre historique — Centre historique de Santa Ana de los Ríos de Cuenca — est inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1999. Qualifiée par les commerçants d’espace d’échange social dans lequel règne un esprit communautaire et qui possède une valeur d’usage et d’existence, cette place est aujourd’hui transformée par la création d’un espace patrimonial justifié par sa « revitalisation » en vue d’un label et au profit d’une élite, au détriment des traditions d’une communauté. La place est donc l’exemple d’un héritage social détruit. En analysant la construction patrimoniale de Cuenca, l’auteur décrit le parcours de restauration fortement imbriqué dans ce qui est appelé la « revitalisation urbaine de la colonialité » (Atkinson et Bridge 2005). Plusieurs réflexions sont à entreprendre en ce qui a trait aux risques liés à la patrimonialisation d’un centre historique par l’UNESCO. Des exemples « d’embaumement patrimonial » et d’excessive touristification dans les villes de Venise, en Europe, ou de Québec, en Amérique du Nord, sont déjà visibles et bien documentés.

L’originalité de Gringolandia réside dans le fait de dévoiler les impacts des gringos et la suprématie qu’ils exercent subrepticement sur la culture hôte équatorienne, voyant leur présence comme un facteur bénin du développement et du niveau de vie des Cuencanos (p. 93). L’analyse de Hayes s’ancre dans un corpus bibliographique qu’historicise, contextualise et déstabilise la notion de « whiteness ». L’auteur montre parfaitement comment le « privilège blanc » dépend de la présence et de l’interaction avec les « autres » non-Blancs (p. 96). Il indique le pouvoir qu’exerce cette migration du Nord, capitaliste et néocoloniale, sur l’appropriation de l’espace social des pays visités et sur la division mondiale du travail (p. 183), marquant ainsi l’échafaudage d’une sociologie d’inégalités globales (p. 190).

Le travail ethnographique de Hayes est d’envergure et nourrit l’ambition, bien satisfaite, de changer le regard directionnel des migrations en analysant les enjeux du déplacement Nord-Sud, une sorte de revers de la médaille migratoire, celui de la classe moyenne blanche nord-américaine, qui mérite une plus grande attention dans les recherches anthropologiques actuelles. À travers cette grammaire émotionnelle des perceptions des Nord-Américains à Cuenca (p. 87), Hayes s’inscrit dans la continuation d’un projet socioanthropologique d’envergure et jamais achevé, celui de la prise de conscience que la conviction barycentrique du Nous est encore très forte.