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Introduction

Mathilde, la trentaine, est originaire des Pyrénées, en France, où elle a vécu jusqu’à sa majorité. Son conjoint, Jean-Marc, est Drômois. Ils se sont rencontrés à Grenoble où ils ont tous les deux fait leurs études. Leurs premiers emplois sont en région parisienne. Ils y vivent deux ans puis déménagent à Fontainebleau où travaille Mathilde. Amoureux de la montagne et lassés de la vie parisienne, des longs trajets quotidiens en navette et de l’ambiance de travail, ils décident de revenir s’installer à Grenoble à la naissance de leur fils. Mathilde démissionne et mettra plusieurs années à retrouver une stabilité professionnelle, tandis que Jean-Marc conserve son poste à titre provisoire et négocie ses conditions d’emploi pour travailler deux jours par semaine au siège grenoblois de son entreprise. Son intention était de trouver rapidement un emploi en Isère, mais la situation perdure et il effectue chaque semaine des navettes entre Grenoble et Paris, où il séjourne à l’hôtel trois jours par semaine.

Mary et Andrew apprécient l’Andalousie et la France où ils aiment passer leurs vacances. À la naissance de leur premier enfant, en 2003, ils trouvent que leur vie londonienne perd son sens : ils courent sans cesse, se voient peu afin de réduire le montant des honoraires de l’assistante maternelle et leur avenir professionnel est peu stimulant. Cette insatisfaction les conduit à vendre leur maison pour acheter un corps de ferme délabré dans le Morbihan, en France, où ils s’installent dans l’intention de travailler sur place quand bien même ils ne parlent pas français. Mary attend leur deuxième enfant et a démissionné. Andrew, lui, conserve son emploi à Londres, le temps de parachever leur installation. Il espère trouver ensuite un emploi sur place. Très rapidement le couple déchante face au coût de la vie en France et à l’étroitesse du marché de l’emploi local, dont les offres ne requièrent pas leurs compétences. Après une période d’incertitude, Mary et Andrew décident de poursuivre tout de même leur projet. Mary trouve un emploi sous-qualifié qu’elle peut exercer depuis son domicile et Andrew, après avoir négocié une réduction de sa quantité de travail, continue de travailler à Londres. Il réside dans un studio et essaie de rejoindre sa famille chaque fin de semaine, un projet fréquemment malmené par la forte fluctuation du coût du trajet.

Les deux familles ont été rencontrées lors d’une recherche menée auprès de travailleurs mobiles au sein d’un large éventail de professions : cadres, employés du secteur public ou privé, artisans et ouvriers. Leurs caractéristiques communes étaient d’être parents d’enfants restant encore au foyer, et l’activité professionnelle d’au moins un des conjoints les conduisait à ne pas habiter en permanence dans la résidence familiale (Legrand et Ortar 2011 ; Ortar 2015). Pour saisir la diversité des profils et des situations de mobilité, nous avons également été attentive à la variété des trajectoires résidentielles et migratoires, le but étant de rendre compte du large spectre des mobilités spatiales professionnelles et de leur impact sur la vie familiale. Au total, quarante-deux entretiens semi-directifs ont été menés auprès de personnes âgées de 32 à 55 ans. Vingt-six couples ont été rencontrés dont onze d’origine britannique résidant en France, ainsi que quatre parents divorcés ayant connu le célibat géographique lorsqu’ils étaient en couple. Les entretiens ont été le plus souvent réalisés avec les deux conjoints, séparément ou ensemble selon leur disponibilité.

Dans l’enquête, certaines de ces familles se sont avérées être des migrants motivés par la recherche d’un style de vie (ou « migrants de style de vie »), c’est-à-dire des personnes qui choisissent la relocalisation comme moyen de se redéfinir dans la détermination des priorités professionnelles, familiales et personnelles (Hoey 2005 : 593), une réponse à des impératifs tant pratiques que moraux. S’il s’agit de la poursuite individualisée de modes de vie plus en accord avec soi-même, la migration motivée par la recherche d’un style de vie n’en est pas moins structurellement dépendante du contexte (Benson et O’Reilly 2009 : 11 ; Benson et Osbaldiston 2014). Appartenant à la classe moyenne supérieure ou culturellement dotées, ces personnes sont à la recherche de meilleures opportunités de vie dans des lieux perçus comme offrant une amélioration ou à tout le moins un mode de vie différent (McIntyre 2009) où le développement d’une carrière professionnelle entre peu en considération. Comme dans d’autres formes de migration (Ortar et al. 2018), la mobilité se manifeste dans le déplacement vers le nouveau lieu de résidence.

Cette forme de migration reflète la palette plus large des choix de vie offerts dans le monde postmoderne et la réflexivité des individus sur leurs pratiques quotidiennes (Giddens 1991). En effet, les migrants de style de vie cherchent autant à sortir d’une routine devenue trop lourde, et ainsi créer l’occasion de tout recommencer, qu’une vie plus apaisée qui retrouve son sens (Benson et O’Reilly 2009). Ce type de choix révèle une évolution de la conception de la vie dans le monde occidental contemporain, bâtie au fil des opportunités dans une société dominée par la flexibilité (Bauman 2008). Chacun peut dès lors être acteur et artiste de sa vie (Florida 2002). Pour reprendre une définition plus tourainienne, l’individu doit avoir la capacité d’être acteur, de construire son existence, de maîtriser son expérience, d’être responsable (Alain Touraine, cité par Michel Wieviorka [2008]). Cela présuppose d’avoir la capacité d’agir et donc de jouer avec les contraintes, d’ajuster son projet entre des désirs parfois contradictoires ; or, l’un des défis posés par les imaginaires est l’absence de correspondance entre, d’une part, les idéaux et les aspirations projetés et, d’autre part, la perception et l’expérimentation de la réalité (Salazar 2014 : 125).

La migration motivée par la recherche d’un style de vie est nourrie par des mobilités préalables, principalement touristiques ou étudiantes, et le choix du lieu d’accueil est effectué en fonction de qualités pressenties. Mathilde et Jean-Marc pensaient trouver en Grenoble une ville riche en opportunités professionnelles correspondant à l’image qu’ils en avaient conservée sans jamais l’éprouver puisque leurs premiers emplois ont été occupés en région parisienne. Mary et Andrew ne connaissaient la France que par le biais des séjours touristiques qu’ils y avaient réalisés et les blogues d’expatriés. Dans les deux cas la confrontation avec la réalité n’avait pas été opérée ; notamment, l’adéquation avec le marché de l’emploi n’avait pas été éprouvée et, pour les Britanniques, une évaluation réaliste du coût de la vie en France, en particulier celui de la main-d’oeuvre nécessaire à la restauration des biens achetés, n’avait pas été effectuée.

Ces migrations représentent une façon de négocier individuellement les tensions entre l’expérience de nécessités matérielles accrues conduisant à la recherche de salaires plus élevés et les conventions culturelles prévalentes de recherche d’une bonne vie qui structurent les discours moraux individuels (Hoey 2005). Les tensions générées par la réalisation de ces doubles aspirations sont à l’origine de mobilités pour au moins l’un des conjoints et impliquent un mode de vie en déplacement qui suscite un questionnement sur les usages de l’espace lorsque la circulation est utilisée pour résoudre la complexité des modes de vie contemporains (McIntyre 2006). La migration initiale est ainsi à l’origine de nouvelles mobilités qui n’avaient pas été anticipées dans la plupart des cas, illustrant en cela comment les choix de modes de vie incluant une migration sont à l’origine d’autres modes de vie mobiles. Il s’agit là de l’imbrication entre des mouvements permanents et semi-permanents de durée variable, pouvant impliquer de multiples résidences et appartenances, dont la particularité est de s’inscrire dans des formes de mobilité présentes tout au long de la vie des individus (Cohen et al. 2015).

Cet article s’attache à comprendre comment sont négociés ces modes de vie mobiles et leurs implications à travers une analyse des modes d’habiter (Morel-Brochet et Ortar 2012) des différents espaces parcourus et de séjour et interroge les effets du mode de vie mobile sur la routine et l’attachement aux lieux. En se focalisant sur le groupe particulier des migrants motivés par la recherche d’un style de vie rencontrés au cours de la recherche, il s’agit d’examiner les effets de ce mode de vie et de quelle manière mobilité et migration peuvent s’intriquer ou s’exclure.

À l’origine du mode de vie : des aspirations en tension

Lorsqu’Angela et Tom décident de venir vivre en Côtes-d’Armor en France, ils le font pour des raisons similaires à celles de Mary et Andrew. Leur deuxième enfant vient de naître, ils sont lassés de la vie londonienne et Tom ne supporte plus son emploi d’ingénieur informatique. Angela, journaliste, bénéficie d’un congé parental de deux ans et ils ont le sentiment qu’il est temps pour eux de changer de vie pour profiter de leur famille. La migration est perçue comme temporaire et s’inscrit dans le cours d’autres migrations qu’ils ont pu expérimenter pendant des durées de deux à trois ans. La différence est qu’au bout des deux ans, Tom ne veut pas rentrer en Grande-Bretagne. Il vient d’ouvrir une épicerie-café et son rôle de père au foyer lui convient. Angela, elle, n’est pas prête à renoncer à son poste de journaliste. L’exemple d’Angela et Tom est archétypal tant il est proche des idéaux types décrits par Brian A. Hoey (2005, 2014) dans le Michigan tout en révélant la tension entre des aspirations qui entrent en conflit.

Mary et Andrew étaient prêts à accepter des emplois en France, même moins qualifiés, jusqu’à ce qu’ils réalisent que les seuls emplois qu’ils pouvaient occuper dans la région du Morbihan étaient ceux d’ouvriers dans les élevages porcins industriels. Rattrapés par la réalité du monde rural français, ils déchantent. Mary finit par décrocher un emploi de transcriptrice de réunions, une activité très en dessous de ses qualifications mais qu’elle peut réaliser depuis leur domicile, tandis qu’Andrew conserve son ancien poste avec quelques aménagements. La situation des familles françaises est similaire et l’un des deux membres du couple, l’homme la plupart du temps, choisit de conserver son emploi. Lorsque Mathilde et Jean-Marc décident de quitter Paris pour Grenoble, la démission de Mathilde est une évidence, la condition même pour que le déménagement puisse se faire. Elle n’avait pas d’inquiétude par rapport au fait qu’elle retrouverait du travail en lien avec ses compétences. Le caractère d’évidence de ce choix provenait aussi de la différence de revenus entre son conjoint et elle. Jean-Marc préféra garder son poste le temps d’en retrouver un à proximité de leur nouvelle résidence, à la fois par peur de quitter sa position dans un contexte de marché du travail tendu et par refus d’occuper un emploi déqualifié.

La mobilité est un recours utilisé pour concilier des désirs qui se contrecarrent, entre l’aspiration à une bonne vie — ici caractérisée par la recherche d’un cadre de vie hors des grands centres urbains — et une centration sur la cellule familiale et le refus de travailler dans n’importe quelles conditions. Dans la majeure partie des cas, c’est la conjointe qui accepte un poste moins qualifié et d’un faible intérêt, contrairement aux individus masculins rencontrés : si la profession actuelle de Tom est très différente de celle exercée précédemment, il l’a choisie et la considère comme plus agréable d’un point de vue humain.

L’expérience se veut semi-permanente, car non enracinée dans le temps long, et multisituée, étant à cheval entre le lieu d’exercice professionnel et le domicile familial. Toutefois, si le nouveau mode de vie mobile s’agrège à un continuum d’habitudes de déplacement et de migrations acquises lors d’expériences précédentes, comme cela a été montré lors de recherches antérieures (Schneider et Collet 2010 ; Ravalet et al. 2015), cette mobilité est réalisée séparément tout en étant étroitement associée au projet de couple destiné à redonner du sens non seulement au quotidien, mais aussi à la vie de famille — une mise en tension singulière dont les conséquences se lisent dans la mise en oeuvre de la mobilité comme dans le vécu sur le long terme.

Organisation, occupation, routinisation

Pour prendre la route et concilier des aspirations contraires, ceux qui partent négocient l’aménagement de leur temps de travail auprès de leur employeur afin de diminuer leur quantité de travail ou de pouvoir exercer aussi depuis leur domicile. Andrew a ainsi demandé à travailler aux quatre cinquièmes la majeure partie de l’année ; Jean-Marc travaille deux jours par semaine à Grenoble dans un bureau que lui cède une succursale de l’entreprise qui l’emploie ; Angela a obtenu de pouvoir télétravailler depuis son domicile une semaine sur trois. Permettant d’avoir la souplesse souhaitée pour accorder l’appétence pour le nouveau lieu de vie et la recherche d’un salaire et d’un emploi intéressants, cette négociation, décisive par rapport à l’organisation du temps qui va en découler, ne représente que la première partie du travail d’agencement de la mobilité.

De cette souplesse acquise découlent les arrangements concernant le logement et le transport, desquels résulte un accommodement entre recherche d’efficacité et contraintes financières où la recherche du moindre coût prime la recherche de confort. La migration d’Angela et Tom se voulant temporaire, ils avaient conservé leur appartement londonien, qu’ils avaient mis en location. Angela recouvre son bien mais en colocation lorsqu’elle décide de reprendre le travail. Andrew, lui, loge d’abord à l’hôtel, tout comme Jean-Marc. Il loue ensuite un studio puis, la situation semblant devoir perdurer, Mary et lui décident d’en acheter un — une solution jugée plus confortable, notamment pour les fins de semaine où Andrew reste à Londres. Avoir un lieu à soi, c’est en outre pouvoir jouir d’un espace-ressource notamment pour les soirées, toujours difficiles (Ortar 2015) puisque associées à un temps passé en famille, un temps de la journée qui renvoie aux limites du projet de migration du couple.

En ce qui concerne les trajets, un paradoxe émerge alors pour une partie de ces travailleurs : le temps de déplacement le plus rapide n’est pas forcément le plus efficace et lorsque cela est le cas, l’efficacité du trajet provient du renoncement au temps passé en famille. Lorsque Jean-Marc et Mathilde se sont installés en région grenobloise, tous les deux ont convenu que, pour que le projet soit tenable le temps que Jean-Marc trouve un emploi sur place, il leur faudrait loger à proximité de la gare de train, une recherche qui a primé celle du logement idéal. Ils ont donc temporairement renoncé à vivre dans une maison. La démarche des Britanniques étudiés est autre car leur migration correspond à un achat coup de coeur dans la campagne, donc le plus souvent à l’écart des grands noeuds de transport. Lorsque la dimension du transport est prise en compte, la plupart ne regardent que la distance par rapport à l’aéroport le plus proche sans se renseigner sur la régularité et la commodité des vols. Andrew a commencé par navetter en avion. Cela l’obligeait, certaines semaines, à rester à Londres en raison du coût variable des billets et les horaires des vols réduisaient fortement son temps de présence auprès de sa famille. De plus, alors même qu’il avait négocié de ne pas travailler le vendredi, le premier vol possible était le samedi matin pour un retour le dimanche en début d’après-midi. À la suite d’une discussion avec un autre navetteur, il s’est rendu compte qu’en voyageant en train puis en traversier il pouvait arriver le samedi matin et repartir le dimanche en fin de journée en voyageant de nuit. Adopter ce mode de vie mobile, c’est ainsi apprendre à faire fi des évidences et repenser son expérience du temps, notamment du temps du transport.

La mise en place des conditions matérielles de la mobilité n’est toutefois qu’un prérequis pour que cette dernière devienne réellement mode de vie et, pour cela, soit habitée. L’être humain est à la fois mobile et immobile, il habite des points qui sont eux-mêmes des carrefours de mobilité comme les lignes qui relient ces points de façon continue ou discontinue (Tarrius 1993 ; Ingold 2013). La route n’est pas simple déplacement mais une transition, un passage : « Le passage évoque a priori une trajectoire linéaire, la transition d’un point à un autre, d’un état à un autre, d’un moment à un autre, une traversée… Il suggère aussi la transformation de l’individu et les rites en marquent les seuils principaux » (Centlivres 2000 : 35). Prendre la route régulièrement implique d’avoir des repères. Il s’agit d’« une manière de s’engager dans le monde » (Breviglieri 2006 : 9), d’agir sur ce qui est à portée de main, d’y creuser des chemins, de créer, à partir du corps considéré comme un espace incorporé, un nexus de relations avec des espaces terrestres (Munn 1996 : 449[1]), un espace qu’il convient d’approprier pour pouvoir l’habiter (Lefebvre 2009).

Chacune de ces modalités de logement comme de déplacement renvoie à une gestuelle, des procédures, à l’intériorisation de règles, différentes d’un lieu et d’un moyen de transport à l’autre, et présuppose la connaissance fine des méandres et dédales des espaces de transit, des us et coutumes locaux. Comme l’explique Angela :

Lorsque vous montez dans l’avion en partance pour Londres, vous vous asseyez à l’arrière, mais si vous revenez d’Angleterre, vous vous asseyez à l’avant, car vous savez que c’est là que les escaliers sont placés en premier. Vous savez où garer votre voiture pour pouvoir sortir plus rapidement, vous savez exactement quand les billets sont les moins chers et vous refusez de dépenser un sou supplémentaire.

Pour s’approprier le voyage, il est nécessaire d’acquérir des routines comme des savoir-faire et savoir-être qui mettent en jeu le corps, une recherche d’économie de soi issue d’une connaissance des pratiques des compagnies comme des configurations des espaces de transit et de déplacement.

Les routines s’appuient sur la matérialité en tant qu’elles aident à agir sur et sont affectées par un environnement matériel. Elles s’inscrivent dans une « économie cognitive » (Piette 2013 : 70) correspondant au déploiement des séquences d’actions qui allègent le travail d’interaction sociale. Elles relèvent ainsi d’un maillage d’accords tacites et de réflexes enracinés qui structurent le quotidien (Ehn et Löfgren 2010), domestique comme professionnel, et agissent comme des mémoires du corps (Kaufmann 1997). La routine, de par son caractère habituel, assure le maintien d’un sentiment de confiance, une sécurité ontologique dans les activités de la vie quotidienne (Juan 2015) ; son apprentissage est donc essentiel pour assurer la fluidité du voyage, lui donner un caractère d’évidence qui permette de ne pas empiéter sur les autres temps de la vie.

Il s’agit ainsi d’apprivoiser les transports, d’apprendre à faire corps avec le déplacement (Ortar 2016) malgré l’étroitesse du cadre de l’expérience — l’habitacle d’une voiture, un wagon de train, un avion —, l’obligation de fixité du corps, la temporalité imposée de la durée du trajet. Il s’agit d’acquérir « des habitudes à tel point que le dehors devient une enveloppe de mon être et du dedans que je suis » (Sansot 2000 : 173), comme le rappelle Angela. Il s’agit autant de faire avec la contrainte que de reprendre la maîtrise en occupant le temps du déplacement comme les périodes d’immobilité. Diverses études ont abordé les pratiques à bord des passagers des transports collectifs. Elles relèvent le faible usage des moyens de télécommunication, même si cela a eu tendance à augmenter depuis l’essor d’Internet dans les trains (Watts 2008 ; Berry et Hamilton 2010 ; Lyons et al. 2016) et la création d’ambiances particulières, voire de réseaux de sociabilité dans les trains fréquentés quotidiennement (Meissonnier 2003 ; Lanéelle 2004 ; Bissell 2010). Sauf pour ceux effectuant de courts vols comme Angela — ce qui laisse peu de temps pour entreprendre une activité de loisir ou professionnelle —, le temps des transports n’est a priori pas un temps mort (Sheller et Urry 2006). Il ouvre l’accès à d’autres univers, oniriques à travers la lecture ou le visionnage de films, domestiques ou professionnels, pour éviter de penser sa condition de passager transporté et modifier sa perception du temps présent. Jean-Marc profite ainsi de son temps de déplacement pour terminer sa nuit lorsqu’il part, puis travailler sur les dossiers en cours sur son ordinateur. Au retour, la routine est inversée. Christian, un fonctionnaire quinquagénaire en fin de carrière qui réside à Grenoble et travaille à Lyon à la suite d’une ultime mutation, utilise ainsi les temps de trajet pour dormir, puis lire de la documentation. Claudia — une cadre commerciale, quinquagénaire elle aussi, qui a fait le choix de vivre dans les environs de Cannes avec sa fille et son conjoint lorsque ce dernier a commencé à télétravailler tout en continuant à exercer en Scandinavie — dispose de peu de temps pour lire au quotidien, mais profite de chacun des temps d’attente dans les aéroports pour s’adonner à la lecture.

L’acquisition de ces routines est identique pour tous les travailleurs mobiles. Toutefois, la particularité de ce choix de mode de vie est de s’inscrire dans une migration choisie pour des agréments paysagers. Plus que les autres travailleurs mobiles, leur attention est tournée vers les paysages traversés qui servent aussi de seuils dans les mouvements de va-et-vient : pour Andrew, il s’agit de la lumière sur les champs et du pont qui se cache de l’autre côté de la rivière aperçus lors des retours, un marqueur qui est autant associé à un plaisir qu’à l’anticipation des retrouvailles. Pour Angela, c’est le littoral longé lors de son départ. Les sens sont stimulés pour produire du contentement et rassurer. Les paysages traversés semaine après semaine sollicitent doublement la vision : la reconnaissance des lieux favorise la création d’un univers familier, et la jouissance esthétique des qualités paysagères des perspectives qui défilent permet de réaffirmer la pertinence de son choix de vie et légitime la dissociation entre lieu de vie familiale et lieu de travail. Dans une société qui privilégie la vue aux dépens des autres sens (Le Breton 2007 ; Gélard 2012), ce contentement visuel conforte les choix de vie et procure un bien-être physique autant que moral qui participe de l’expérience sensorielle du voyage. Les paysages servent ainsi de repères, de jalons de transition entre les univers domestique et professionnel et marquent le voyage autant qu’ils lui donnent un sens. Ils réintroduisent de la continuité dans la discontinuité. 

L’épreuve de la durée : maintenir la tension entre des aspirations contraires

Selon Hartmut Rosa (2010), le processus civilisationnel s’est accéléré. Il est facile d’arguer que le mode de vie étudié, axé sur le déplacement, traduit plus que d’autres ce phénomène, lequel n’est toutefois qu’un des aspects de la relation au temps. En effet, critiquant l’idée d’une accélération systématique des temps sociaux, Carmen Leccardi (2003) observe que le temps est par définition hybride et discontinu, familier et répétitif. Le temps est donc à la fois cyclique et linéaire, concret et abstrait (Lefebvre 1980). Aussi la rapidité alterne-t-elle avec la lenteur, et surtout la répétition des situations (Leccardi 2003). De fait, alors que le travailleur mobile est particulièrement soumis à des contraintes temporelles et à une forte intensité du temps de travail, ses déplacements se déroulent dans plusieurs rapports spécifiques au temps : temps contraint du transport, certes, mais aussi desserrement de ce même temps lors du trajet où s’instaure un espace-temps de vacuité inhabituel dans le cours de la vie, flottement lors des soirées et temps long des allers-retours dans le giron familial. Aussi, plus que toutes autres, ces personnes mobiles sont contraintes par la recherche d’un

impossible équilibre entre quatre références principales : le temps biologique et ses exigences de sommeil et d’alimentation, le temps marchand qui fournit l’argent si indispensable, le temps domestique consacré à la famille et à la maisonnée, le temps enfin de la vie personnelle la plus intime.

Chesneaux 1996 : 57

Ces derniers représentent autant de contraintes de nature différente qui peuvent être primordiales et pourtant flexibles, imposées de l’extérieur, morales, voire subjectives, comme le besoin à la fois de contact humain et de solitude. Un temps pris enfin entre les exigences contraires du temps-compagnon, celui de la succession des âges de la vie, et du temps-paramètre, celui produit par la société pour son ordonnancement (ibid.).

Avoir une activité pendant le déplacement exige d’aménager et d’ordonnancer le temps du trajet avec la même rigueur que celle appliquée aux déplacements dans leur ensemble. Les aléas des transports et la fatigue accumulée sapent les routines acquises et le retard des transports recrée de l’instabilité. Il remet en cause l’organisation. Il irrite lors du retour au travail mais exaspère quand il s’agit de rentrer chez soi. Le retard peut être anodin en soi mais, aux heures où il se produit, il compromet le temps passé en famille, car de lui dépend souvent le bus ou le train qui devait suivre. Il provoque un inconfort, un état de veille, une quête d’informations lors du voyage et en altère la qualité, car l’attente finit par envahir tout l’espace mental et dominer les autres expériences.

Angela explique qu’elle est passée maître en l’art de compartimenter sa vie pour éviter de penser à ses enfants lors de ses séjours londoniens. Pour justifier ce va-et-vient, elle s’impose de longues heures de travail pour ne rentrer que tard chez elle. Les relations et sorties sont évitées en raison des rythmes imposés comme de la volonté de ne pas se dissocier de sa vie familiale. Ces possibilités de sorties inexploitées évitent la perte de sens que pourrait provoquer l’apparition de loisirs habituellement partagés en famille dans la sphère considérée comme uniquement professionnelle mais qui dépasse ici les heures de bureau pour s’étendre à l’intégralité du déplacement. Le repas, en particulier, est associé à la solitude, une solitude d’autant plus pesante dans les lieux partagés comme les restaurants. Bien que ce soit moins confortable, pouvoir manger chez soi est aussi un moyen de rendre plus tenable l’expérience et une pratique courante même chez les personnes qui logent dans d’autres types d’espaces : Jean-Marc consomme ainsi la plupart du temps un repas à emporter dans sa chambre d’hôtel après avoir laissé s’étirer sa journée de travail jusque vers vingt heures.

Sur le temps long de la répétition, habiter le déplacement s’avère ainsi une expérience complexe en raison de la difficulté à structurer le temps, à l’apprivoiser au travers des routines ainsi que de l’incapacité du corps à faire durablement sien l’espace imposé. L’exposition à des variations de température, à des odeurs, des sons et des contacts indésirés, des incivilités, représentent autant d’éléments intrusifs et disruptifs qui s’imposent au voyageur dans une situation de « distension ou suspension des liens d’interconnaissance » (Jarrigeon 2012 : 195) où le corps est exposé. Ces routines sont complétées par l’apprentissage de « trucs et astuces » relevant autant de savoir-faire que de savoir-être forgés sur le tas ou grâce aux conseils de personnes qui ont déjà été soumises à des contraintes similaires. Parer aux imprévus, contourner la contrainte est une nécessité pour le confort du voyageur et impose l’organisation de l’ensemble des déplacements et une capacité de prévoyance. Aussi, tout oubli, difficile à réparer, met à mal les équilibres sensoriels et l’hygiène du corps — comme la brosse à dents qui participe des rituels de purification quotidiens. L’oubli malmène les équilibres intimes. Le linge possède ce même statut de passeur et de protecteur du quotidien. L’inconfort physique provoqué par le manque de vêtements propres, une toilette inappropriée ou mouillée renforce le sentiment d’étrangeté ressenti. Voyager consiste donc à apprendre à faire face aux aléas tout comme à les anticiper pour préserver le confort du corps.

De même, habiter impose de s’installer, c’est-à-dire :

à la fois « être dans ses meubles » et « planter le décor ». C’est prendre ses marques dans son espace, faire circuler les meubles jusqu’à ce qu’ils trouvent l’emplacement qui créera la sensation de confort et d’intimité, disposer les objets de façon à la fois pratique, pour permettre la construction d’une nouvelle routine des tâches domestiques, et esthétique.

Desjeux et al. 1998 : 150

La circulation incessante — la sienne comme celle des objets — entre les espaces participe d’une perte progressive de repères, comme le constate Angela :

Au fil des années, maintenant, c’est… La chose principale, c’est… des choses bêtes comme vous ne savez plus dans quelle maison sont les chaussures que vous voulez mettre, où est le bon manteau ; vous ne vous rappelez plus quand est la dernière fois que vous avez vu le blazer que vous vouliez mettre.

Même si les objets transportés au cours du déplacement sont peu nombreux et avant tout utilitaires, sur le temps long la matérialité du déplacement pèse. L’exercice de la mobilité supprime alors non seulement le temps long, mais aussi le temps-compagnon et absorbe les individus dans le présent, car le prolongement de la mobilité géographique dans le temps renforce l’autonomie des sphères professionnelles et privées et accroît la perte de contact avec le quotidien familial et son propre quotidien. Outre la perte de mémoire de la localisation des objets, la nécessité de vivre en différents lieux introduit une perte du caractère d’évidence de l’ordinaire de la vie domestique et contribue d’autant plus à le déréaliser que le quotidien familial est bouleversé par la migration : « L’habiter est ce qui rend possible le maintien de l’unité de soi et, par conséquent, le rapport à l’autre. » (Bouillon et al. 2007.) L’unité du soi passe ici par celle du logement occupé par la famille, quel que soit le temps passé hors de celui-ci comme l’explique Andrew : « l’appartement est seulement un bolto, qui est un terme anglais pour désigner un “lieu pour poser sa tête”. C’est surtout un endroit pratique. » Cette distance est recherchée et renforcée par le choix du logement puis par la façon de ne pas l’investir, de le traverser pour qu’il ne devienne pas une pause dans le mouvement, un espace appropriable et donc objet d’attachement.

Les lieux occupés pendant le déplacement sont d’une grande diversité, allant du studio à une chambre chez un particulier, un ami, un parent, dans un foyer ou à l’hôtel. Dans les cas observés, même pour ceux qui pourraient pleinement habiter leur logement, l’installation reste superficielle. Patrick est un ingénieur exerçant dans le domaine de l’énergie. Divorcé quadragénaire, il est père de quatre enfants. Il est propriétaire d’une maison dans les environs de Saint-Étienne achetée lors de sa précédente arrivée en poste il y a dix ans. Récemment promu à Lyon, il y a acheté un studio où il dort quatre soirs par semaine et alterne le reste de son temps entre son domicile et celui de sa compagne. Ce n’est pas la première fois qu’il est amené à vivre de façon semi-permanente loin de chez lui mais la première depuis son divorce, dont l’une des causes réside selon lui dans les fréquents déplacements qu’il a effectués depuis le début de sa carrière, déplacements qui l’ont conduit par moment à passer des semaines entières loin de son domicile. Malgré ses efforts de décoration, il considère qu’il n’habite pas son studio :

Je ne me sens pas chez moi ici. Donc, en fait, je me sens plus à l’aise ici [au bureau]. […] C’est quand même assez spartiate. C’est-à-dire… bon, ben j’ai une télé, un Clic-clac que j’ai arrangé parce que je dormais très mal dedans, donc j’ai mis un matelas convenable dessus ; j’ai des meubles tout neufs et assez beaux. Mais je veux dire : j’ai pratiquement pas de vaisselle. J’ai vraiment le strict nécessaire pour vivre.

Pour lui, ce logement n’est pas destiné à recréer un chez-soi ni à recevoir de visites, mais lui évite de se retrouver seul dans les lieux publics et les hôtels. Il n’en reste pas moins un lieu de solitude : « Le soir, je peux pas dire vraiment que je travaille, mais je préfère être ici [au bureau] à discuter comme ça de choses et d’autres avec des collègues, tout en restant dans le domaine du travail — hein, on ne parle pas du match de foot — plutôt que de rentrer chez moi. »

Les relations et sorties sont évitées en raison des rythmes imposés comme de la volonté de ne pas se dissocier de sa vie familiale :

Sur Lyon, je ne vois personne, je ne connais personne. J’ai pas cette démarche. Mais… j’ai pas cette volonté, cette force d’aller voir les gens, quoi… Pour plusieurs raisons. Déjà, pour une raison professionnelle et puis du temps imparti. […] Donc, en fait, contrairement à… ça aussi, c’est une désillusion, car je me suis dit : « Tiens, je serai à Lyon ; j’aime bien le théâtre, j’aime bien aller au cinéma. » Je suis jamais allé voir un film à Lyon. Je suis jamais allé voir une pièce de théâtre à Lyon. 

Patrick

Ces possibilités de sorties inexploitées évitent la perte de sens que pourrait provoquer le fait de s’adonner à des loisirs habituellement partagés en couple dans la sphère professionnelle. En effet, avoir une vie à soi pendant le déplacement est de l’ordre de l’inavouable, du transgressif, comme le montrent dans les entretiens menés en couple les aveux faits en forme d’aparté lors d’une absence du conjoint sédentaire. Au-delà des contraintes évoquées, c’est bien la crainte du débordement autant que l’absence d’appétence pour des loisirs de couple en solitaire qui fixent des limites aux sorties que l’on s’autorise. Aussi, lors du déplacement, travailler tard est autant une façon d’accréditer la finalité purement professionnelle de la mobilité — envers soi-même, ses supérieurs et ses proches — qu’une tactique d’évitement de l’appartement, de la chambre d’hôtel ou encore de l’espace public aux heures où circulent les familles pour prévenir tout rappel d’une vie familiale. Le travailleur mobile se retire ainsi des espaces de la vie sociale qui pourraient mettre son équilibre en danger et par là même se refuse à habiter son déplacement.

Les espaces de séjour liés au déplacement sont inhabités, bien que pratiqués, parce que non investis ontologiquement en raison d’une « impossibilité à être pleinement soi, dans la disponibilité que requiert l’ouverture » que relève Thierry Paquot (2005 : 15). Pour habiter, une intention est nécessaire. Elle s’exprime à travers une pratique répétée de l’espace, une relation affective au lieu et des routines qui, une fois créées, doivent être répétées pour être maintenues. Dans sa définition de dwelling, qui peut se traduire par « habiter », Tim Ingold (2011) indique que les êtres humains habitent leur territoire en produisant une trame par leurs cheminements motivés par un réel désir d’habitation. Il introduit une distinction entre occuper et habiter, occuper relevant du contrôle de l’espace tandis qu’habiter implique une résonance intime. En ce sens, les travailleurs mobiles occupent des lieux, mais ne les habitent pas. Le dédoublement des lieux de vie ne crée pas un dédoublement du chez-soi, une duplication perçue comme un risque pour la cellule familiale.

Si refuser un double attachement est une façon de préserver la famille et — par extension — de se préserver et de redonner ou de renforcer le rôle structurant des lieux de vie partagés avec les proches, le risque est toutefois de devenir un visiteur partout. La particularité du mode de vie mobile est de s’inscrire dans une temporalité familiale spécifique, celle de la migration. Qu’il s’agisse d’un déménagement au sein du même pays ou d’un changement de pays, celui-ci est lourd de conséquences sur le quotidien. Cette phase de découverte et d’ajustement du quotidien au nouvel environnement se traduit par la mise en oeuvre de nouvelles routines doublée de l’apprentissage journalier des règles d’un système scolaire, d’une nouvelle langue, dans un contexte d’ouverture à de nouvelles rencontres. Les effets de ces changements sur la famille sont non seulement importants, mais rapides, et exigent des ajustements constants auquel l’absent ne participe pas ou peu (Ortar 2015 ; Benson et O’Reilly 2016). Le chez-soi perd alors « sa fonction d’accueil et de soutien du monde alentour » (Salignon 1992).

Le trajet possède un statut intermédiaire, entre la sphère professionnelle et personnelle, qui peut avoir pour incidence le fait que l’aller et le retour n’ont pas tout à fait le même statut. La maîtrise développée pour occuper le temps de l’inaction pendant le déplacement influe sur la perception physique du voyage comme sur le ressenti de la durée. Avoir une activité, qu’elle soit professionnelle ou personnelle, exige cependant d’aménager et d’ordonnancer le temps du trajet avec la même rigueur que celle appliquée aux déplacements dans leur ensemble. Là aussi il s’agit d’être prêt, de s’organiser pour assurer la continuité des activités qui font sens. Ne pas y arriver fait courir le risque de devenir un visiteur partout, une crainte évoquée par tous ceux qui, outre la mobilité hebdomadaire, sont également confrontés à une mobilité résidentielle importante ; le chez-soi perd alors « sa fonction d’accueil et de soutien du monde alentour » (ibid. : 100) et crée une impossibilité à habiter, car cette érosion n’est pas remplacée par un habiter du mouvement. « Est errant », écrit Florence Bouillon « celui qui associe à la mobilité spatiale une grande fragilité résidentielle, et dont la mobilité physique est davantage vécue sur le mode de la contrainte que sur celui du projet » (2003 : 129). La fragilité résidentielle se lit ici dans l’incapacité à être pleinement quelque part lorsque s’érode le sens porté par le choix de mode de vie.

Conclusion

Dans sa réflexion sur le nomadisme, Franck Michel (2009 : 304) note que l’habitat relève davantage d’un itinéraire que d’un territoire. Dans le cas présent, malgré la mobilité physique du travailleur et son désir initial d’embrasser un mode de vie mobile, l’expérience de la mobilité demeure suspendue en raison de la permanence de l’ancrage constitué par le groupe d’appartenance spatialement localisé que représente la famille. Aussi, contrairement aux modes de vie mobiles tels qu’analysés par Cohen, Duncan et Thulemark (2015), le mode de vie caractérisé par la mobilité des travailleurs mobiles consolide les frontières entre travail, loisirs et vie familiale et instaure des rapports aux lieux spécifiques au travers d’une nouvelle forme de dichotomie entre le chez-soi et l’ailleurs, dans la création d’une forme d’ailleurs habité pendant le déplacement et inhabité pendant les pauses du mouvement. Ces rapports s’inscrivent dans des phrases temporelles spécifiques mêlant répétition, contrainte et vacuité, des séquences temporelles elles-mêmes enchâssées dans un ensemble de routines renvoyant tant au connu du temps long qu’aux spécificités du déplacement, qu’il s’agisse autant de son économie générale que des postures à adopter.

L’impossibilité à habiter la mobilité sur le long terme est à comprendre dans le refus de la rupture, quand bien même cette rupture est déjà consommée par l’absence dans le contexte particulier de la migration qui, du fait des changements imposés à la famille, transforme le quotidien de cette dernière, auquel le travailleur n’est pas associé. Même si la mobilité se veut ici au service de la migration familiale en assurant une vie confortable à la maisonnée, elle finit par isoler celui qui part. Le franchissement du seuil est rupture (Michel 2009) — ici rupture avec les siens —, une rupture non assumée dans un contexte de recherche de rapprochement. L’intrication de la mobilité et de la migration complexifie l’exercice et, ce faisant, interroge les limites de la multiplication des exercices de mobilité en raison de la surcharge cognitive qu’elle comporte et de la contradiction des injonctions morales auxquelles l’individu est confronté.