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Introduction

Les sociétés néolibérales sont communément considérées, depuis les années 1990, comme des sociétés de la « mobilité généralisée » (Urry 2000 ; Allemand et al. 2004). Valeur clé du néolibéralisme, l’idée de « mobilité » incarne désormais une « exigence » sociale (Boltanski 2006 : 36), une nouvelle « norme » (Faist 2013 : 1644) à l’aulne de laquelle la plupart des pratiques humaines sont évaluées, et ceci dans de nombreux domaines de la vie (travail, loisirs, famille, politique, culture, vacances, etc.).

Les auteurs de ce que l’on appelle « le tournant de la mobilité » (Urry 2000, 2007, 2008 ; Sheller et Urry 2006 ; Faist 2013 ; Salazar 2017, pour ne nommer qu’eux) l’ont documenté : la mobilité est très présente dans les sociétés contemporaines. Non seulement les personnes sont fréquemment en mouvement, mais les cultures, les objets, les capitaux, les affaires, les services, les maladies, les médias, les images, les informations et les idées circulent à travers la planète, voire au-delà. Plusieurs objets qui étaient fixes et immobiles il y a peu, comme les téléphones ou les ordinateurs, sont désormais mobiles. Pourtant, généralisée de la sorte, la mobilité représente une notion ambiguë et particulière, anthropologiquement « bonne à penser ».

Parmi les formes de vie mobile, celles qui ont été « choisies » (élites, cadres supérieurs, touristes, voyageurs, personnes ayant adopté un mode de vie multirésidentiel) sont communément valorisées tandis que d’autres, qui sont davantage « subies » (demandeurs d’asile, saisonniers, migrants forcés, vagabonds, clochards, sans domicile fixe), sont plutôt perçues avec suspicion. Toutefois, sur le plan épistémologique, les mobilités choisies et les mobilités subies doivent être comprises comme des idéaux-types entre lesquels se trouve une large palette de situations où ce qui relève du « choix » et ce qui relève de l’« imposition » n’est pas aisé à déterminer : un choix peut s’avérer plus ou moins forcé et on peut plus ou moins consentir à une contrainte. Le mode de vie mobile peut alors se définir comme une construction sociale et culturelle liée à un contexte particulier, qui véhicule des imaginaires, des valeurs et des représentations variés dont la portée va au-delà du mouvement. On peut bouger sans être mobile, être mobile sans bouger, et bouger en étant mobile (Canzler et al. 2008 : 4). La mobilité, en tant qu’assemblage complexe de mouvements, imaginaires sociaux et expériences (Salazar 2017 : 6), peut être associée à un style de vie particulier[1].

Cet article s’intéresse à la mobilité d’individus particuliers, économiquement à l’aise, exerçant des professions de type supérieur dans un contexte spécifique, celui d’une station touristique réputée d’envergure internationale dans les Alpes suisses[2]. Ces femmes et ces hommes, de classe moyenne supérieure[3], sont galeristes, économistes, financiers, cinéastes, designers, entrepreneurs, restaurateurs, compositeurs, collectionneurs. Ils partagent un mode de vie similaire, entre plusieurs résidences, et un « amour » inconditionnel pour Verbier, un hameau perché dans les Alpes suisses qui s’est développé rapidement dans les années 1960 avant de devenir la station de sports d’hiver renommée d’aujourd’hui[4]. Bart, Paul, Flora, Lars, Tony, Kerstin, Jens[5] et les autres vont et viennent à Verbier au gré de leurs envies personnelles, de leurs responsabilités professionnelles ou de leurs devoirs familiaux, à des fréquences diverses mais répétées. Certains sont très riches et propriétaires de résidences, d’autres sont arrivés là comme touristes et ont eu l’envie d’y revenir pour y résider sporadiquement, le temps de lancer une entreprise, de repartir et de revenir. Tous y ont développé des relations économiques, émotionnelles et affectives, qu’ils entretiennent et nourrissent aussi lorsqu’ils sont ailleurs.

À l’image des personnes que nous allons suivre dans cet article, de plus en plus d’individus dans les Alpes valaisannes comme ailleurs — dans d’autres zones de montagne (Perlik 2006, 2008 ; Beismann et al. 2011), mais aussi en bord de mer (Blondy et al. 2016) et en campagne (Benson 2013) — ont adopté un mode de vie multirésidentiel, circulant entre plusieurs habitations, avec ou sans lieu fixe de travail. En effet, pour ceux qui peuvent se le permettre, les technologies de la communication et des transports ainsi que les emplois avec des temps de travail flexibles facilitent la circulation entre plusieurs lieux. Ce mode de vie induit de nouvelles formes de mobilité dans le travail, les loisirs et l’habitat — par exemple des résidences dans des zones touristiques ou excentrées et des habitations dans des métropoles (Perlik 2011 ; Boscoboinik et Cretton 2017) — ayant pour conséquence un floutage entre temps libre et temps de travail. Les profils et parcours analysés ici n’ont aucunement la prétention de représenter l’ensemble des résidents secondaires à Verbier, ni ailleurs en Suisse. Par contre, ils permettent de comprendre comment « la mobilité » comprise comme une valeur priorisée sur le plan néolibéral global (Boltansky 2006) structure des modes de vie socialement privilégiés, et comment ceux-ci se traduisent sur le plan local.

Les modes de vie qui nous intéressent incarnent une façon nouvelle d’appréhender et d’investir l’espace montagnard que l’on retrouve dans d’autres régions du monde. En effet, l’attrait contemporain pour la vie en montagne a été observé ailleurs[6], bien que dans une perspective différente, en référence à des migrations d’agrément (Moss 2006) et de style de vie (Benson et O’Reilly 2009a, 2009b). À la différence de celles-ci, toutefois, les mobilités analysées ici sont orientées non pas vers la quête d’une nouvelle vie estimée meilleure ailleurs, mais vers la flexibilité, l’alternance constante entre plusieurs lieux de résidence et une sorte de (con)fusion voulue entre travail, loisirs et plaisir, local et global.

Mais pourquoi porter son attention sur des formes de mobilité liées à la multirésidentialité dans les Alpes suisses ? D’une part, sur le plan épistémologique, les sociétés alpines ont longtemps été considérées comme des sociétés du manque, immuables au changement, vivant hors du temps, isolées du reste du monde et figées (Niederer 1996 ; Mathieu et Boscani Leoni 2005 ; Cretton et al. 2012) ; sur le plan anthropologique, elles ont tardivement été replacées dans leur historicité pour être analysées à l’aulne des transformations économiques et sociales qu’elles connaissent (Centlivres 1980 ; Chappaz-Wirthner et Mayor 2009). Les considérer comme étant constituées par de multiples formes de mobilité aujourd’hui permet d’inverser le regard dominant porté sur ces sociétés. D’autre part, depuis la fin des années 1990, la région alpine est devenue un lieu d’habitation privilégié (Perlik 2008, 2011 ; Clivaz 2013 ; Petite et Debarbieux 2013) pour une classe sociale relativement aisée, en mouvement dans son travail, ses idées et son style de vie. Elle constitue ainsi un terrain propice à l’observation des modes de vie mobiles, particulièrement pour comprendre comment les relations sociales sur le plan local s’articulent avec des phénomènes plus globaux, tels que les mobilités multirésidentielles[7].

Afin de documenter cet argument en profondeur, nous avons rassemblé plusieurs séquences de données empiriques, recueillies à divers moments par les trois auteures depuis 2011. Les diverses enquêtes de terrain ont été conduites en Valais, canton de la Suisse occidentale réputé pour ses attraits touristiques — spécialement le ski et les bains thermaux en hiver ainsi que les activités en plein air durant l’été (tels le vélo de montagne ou la marche et le trekking). Cette région alpine compte un certain nombre de stations renommées ainsi que de nombreux villages alentour, qui subissent les retombées économiques et sociales de la vie des stations ou en bénéficient. Cet article se concentre sur les observations et les entretiens réalisés à Verbier[8], qui a un taux élevé de résidences secondaires (plus de 50 %[9]). Village planétaire, la station de Verbier est un emblème du processus global de transformation politico-économique (Savage et al. 2005) qui s’est notamment traduit par de nouvelles façons d’habiter la montagne dans les pays industrialisés occidentaux.

Les données recueillies en des temps et lieux différenciés ont été réunies en un corpus unique, puis codifiées en regard des « nouvelles » façons de vivre dans une montagne désormais globalisée et urbanisée. Il s’est agi de repérer et d’analyser les oppositions ou amalgames entre travail et loisirs, quotidien et vacances, résident et touriste, ici et ailleurs, notamment à travers la conception des relations aux individus et aux lieux entretenues et rendues manifestes.

Modes de vie mobiles « à la montagne »

En tant qu’exemple édifiant de la globalisation économique, la dérégulation du marché aérien en Europe dans les années 1990 a eu des répercussions sur l’espace alpin, engendrant un accroissement des mobilités individuelles dans les régions montagneuses. L’arrivée de compagnies aériennes à Genève, comme easyJet[10], a transformé les rapports aux lieux, à l’espace et au temps en accélérant le processus d’embourgeoisement dans les Alpes (Cretton 2018), particulièrement par l’augmentation de la fréquence des vols à destination de Londres. L’amélioration des infrastructures de transport terrestre, comme les trains à grande vitesse et les autoroutes, a également contribué à « raccourcir » les distances pour favoriser une plus grande « pendularité ». Les mobilités liées à la facilité du transport ont engendré de nouvelles façons de concevoir le territoire et l’habitat. Les travaux de l’historien Laurent Tissot (2017, entre autres) ont montré que les Alpes, dont le Valais, étaient déjà très populaires chez les élites européennes au 18e siècle et, par conséquent, les mobilités internationales ainsi que les relations entre locaux et élites dans les Alpes ne sont pas nouvelles. Par contre, au 18e siècle, l’engouement pour les Alpes dépendait de nombreuses conditions techniques, politiques et matérielles précaires :

La fragilité des moyens de transport, la précarité des modes d’hébergement (on logeait souvent chez l’habitant), l’insécurité des voies de communication, l’instabilité des relations internationales pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire perturbèrent périodiquement les accès aux lieux recherchés.

Tissot 2014

Les mobilités actuelles se distinguent des mobilités antérieures par les moyens de transport utilisés, leurs causes, leur fréquence et leur quantité. Par contre, elles restent toujours limitées à certaines strates socioéconomiques et contribuent à renforcer le prestige social de ceux qui ont adopté un mode de vie mobile.

Une certaine classe de personnes mobiles ou les mobiles d’une certaine classe

En mai 2018, à Verbier, le mètre carré d’un logement loué pour les vacances coûtait 12 300 francs suisses[11] (Skoczek et al. 2018). Un tel prix est assurément inaccessible pour les grimpeurs du coin qui, à l’image de ceux décrits par Jillian Rickly (2014, 2017) aux États-Unis, vivent de façon mobile — l’été en Valais, l’automne dans le Verdon, l’hiver dans le Sud — et modeste. Mais il l’est également pour la plupart des individus, locaux ou non, de classe sociale moyenne[12].

Selon le directeur d’une des nombreuses agences immobilières de la station étudiée que nous avons rencontré en 2018, les principaux clients et potentiels acheteurs de chalets sont Suisses (32 %), Britanniques (20 %), Français (4 %), Belges (4 %), Suédois (2 %) et Hollandais (2 %)[13]. En plus des raisons fiscales qui poussent ces personnes à acheter des biens immobiliers à Verbier, ce type de propriétaire affirme son attrait pour un mode de vie multirésidentiel où la montagne est avant tout un espace de loisirs, une source d’inspiration et un lieu de ressourcement. C’est le cas de ce financier belge, Philippe, qui vit à New York et qui possède une maison en Belgique et une à Verbier[14], ou encore de ce galeriste allemand, Jens, qui vit aussi à New York tout en ayant deux autres résidences, en Italie et à Verbier[15].

Le plus souvent à l’aise financièrement, voire très à l’aise, ces personnes viennent à Verbier ponctuellement pour faire du ski, des randonnées ou autres activités en plein air, mais aussi pour profiter d’événements culturels prestigieux comme le Verbier Festival, un festival de musique classique de renommée internationale. Au sommet de l’échelle économique, plusieurs célébrités — comme James Blunt, Marthe Keller, Diana Ross ou Richard Branson — disposent d’une résidence à Verbier ; et certains membres de la royauté britannique font partie des visiteurs réguliers, notamment la duchesse d’York Sarah Ferguson qui y possède un chalet. À une échelle plus « moyenne », voire « moyenne supérieure », certaines personnes ont fait le choix de s’installer dans la région pour mieux pouvoir combiner le travail et les loisirs, spécialement les activités en plein air dans la nature. Les visiteurs viennent à Verbier ou s’y installent pour profiter d’un cadre permettant non seulement des pratiques sportives en plein air, mais également des activités (culturelles, sociales, créatrices, entrepreneuriales) prestigieuses et socialement distinctives.

Le temps libre et le temps de travail peuvent s’alterner au jour le jour, selon les caprices de la météo. Ici, la mobilité se manifeste et s’incarne au quotidien dans un mode de vie qui alterne loisirs et travail, et se traduit également par la multiplication des déplacements entre lieu de travail, lieu de vie et espace de loisirs. Ces représentations de la mobilité et de la flexibilité (géographique et temporelle) en tant qu’incarnation dominante d’un mode de vie contemporain résonnent avec les valeurs de la société néolibérale (voir aussi McIntyre 2009 : 231) : la liberté de « choisir de partir » — soit de quitter son lieu de travail pour aller skier ou faire un tour de vélo tout terrain (VTT) si l’envie se présente, soit de faire ses valises pour aller passer quelques jours ou semaines dans son chalet à Verbier ou dans sa maison sur la Côte d’Azur — peut être comprise comme le signe de distinction d’une classe sociale à l’aise économiquement, habituée à évoluer dans un contexte international. Paul, par exemple (un opérateur de devises, binational [Britannique et Italien], âgé de 65 ans), est habitué à changer fréquemment de résidence depuis sa plus tendre enfance, qu’il a vécue entre l’Italie, la Suisse, Monaco et l’Angleterre. Devenu financier à l’échelle internationale, il a habité à Londres, Stockholm, Oslo, New York et Tokyo. À plusieurs reprises, Paul a pratiqué la multirésidentialité, alternant notamment durant douze ans entre Londres et Verbier avant de déménager à Munich, tout en continuant de fréquenter Verbier (une à deux fois par mois en voiture depuis Munich), Londres et Malte, qui est devenu son nouveau lieu de résidence depuis le début de l’année 2018[16]. Un autre exemple est celui de ce cinéaste et collectionneur d’art américain, Henry, âgé de 51 ans, domicilié à New York, qui vit six mois à New York, deux mois dans son chalet de luxe à Verbier (qui peut accueillir jusqu’à 16 personnes) et le reste de l’année en Belgique et dans d’autres coins du monde.

Cependant, la mobilité n’est pas un signe de distinction uniquement pour les financiers et collectionneurs d’art cosmopolites. En effet, on peut observer qu’elle fait aussi partie du mode de vie des représentants de la « classe créative » (Florida 2002). Richard Florida, urbaniste américain, relie la formation et la circulation de cette classe sociale à des centres urbains (américains[17]). Les idéologies et les valeurs mobilisées dans ce type de milieu s’inscrivent dans une logique néolibérale et reproduisent des hiérarchies et des distinctions sociales dans une société mondialisée, comme cela a été discuté par Stefan Krätke (2010) — qui parle de « dealer class[18] » —, par Manfred Perlik (2019 : 31) et plus généralement aussi par Saskia Sassen (2001) et sa notion de « ville globale » (« global city »). En Suisse, l’économie créative est vue comme « une économie qui se réinvente en grande partie à partir de ses ressources culturelles[19] ». Elle n’est pas concentrée dans des centres urbains, mais fonctionne plutôt de manière « multilocale », en réseau avec d’autres centres créatifs. Ce réseau innovant comprend un « embryon de cluster[20] à Verbier ». Tony McWilliam, designer australien formé à Londres, y a trouvé, selon la revue économique suisse Bilan (Delaye 2013 : 30), « le lieu idéal » pour lancer sa nouvelle marque de skis. Son choix s’est porté sur Verbier parce qu’il y a trouvé d’autres « talents locaux », selon ses propres mots, des photographes et réalisateurs qui se considèrent aussi comme des entrepreneurs, des porteurs de projets, également représentants de cette classe dite créative. Les fondateurs d’entreprises en démarrage (startups), symboles marquants de la nouvelle « économie créative » à Verbier, sont des personnes venues « de l’extérieur » qui se sont installées temporairement dans la station, d’abord pour des raisons liées aux agréments. Les nouveaux arrivés créent ou réinventent « leur boîte ou leur job » (ibid. : 29) en fonction des possibilités offertes par l’environnement naturel, social et économique.

La mobilité ou plutôt les mobilités sont un facteur déterminant dans ce contexte, comme l’illustre Bart, un citoyen hollandais de trente ans qui a fondé un espace de travail partagé (coworking space) à Verbier en 2016. Venu pour la première fois dans la station il y a vingt-trois ans pour skier, il a, plus tard, « fait une saison » comme moniteur de ski (il y a onze ans) avant de décider, il y a six ans, de s’y installer. Étant particulièrement content de pouvoir aller travailler en VTT, faire une petite course en montagne à midi en été ou skier quelques heures dans la matinée en hiver, son mode de vie incarne une nouvelle façon d’envisager le quotidien : sur un mode d’alternance, voire de fusion entre temps de loisir et temps de travail. Comme il l’a déclaré à Migros Magazine, un journal populaire de Suisse romande : « J’ai trouvé un équilibre entre travailler et profiter de la vie. On voit le paradis depuis le bureau[21] ! » En même temps, Bart se définit comme un « workaholic, […] [qui] adore créer des choses nouvelles à partir de rien[22] », se rattachant ainsi à cette « classe créative » émergente. Questionné sur les raisons qui l’ont mené à Verbier, Bart mentionne, outre son amour pour les montagnes et la nature, les « vibrations » (« vibes ») et la communauté internationale de Verbier ainsi que le potentiel pour l’entreprenariat. Aussi, dans son espace de travail partagé situé « au coeur des Alpes », il n’offre pas seulement un lieu pour travailler, mais également des services de soutien aux entreprises en démarrage, entreprises établies et individus :

B — J’ai différents secteurs dans lesquels mes clients sont impliqués. Certains secteurs sont très populaires ces temps. Mes clients aimeraient en rencontrer d’autres. Où on parle d’investissements, de startups, on parle de fintech [fin(ancial)tech(nology) ; technologie financière], de cryptocurrencies [cryptomonnaies]…

A — Mmh mmh…

B — Cryptocurrencies… ces sujets, par exemple, sont très en vogue ces temps et je vois même ici les gens demander : « Ah, y a-t-il quelqu’un dans la fintech[23] ? »

Bien sûr, l’investissement personnel de chaque individu ayant adopté un mode de vie multirésidentiel est différent. Si, pour certains d’entre eux, le but est prioritairement lié aux loisirs, au prestige et au sentiment d’appartenance à une communauté internationale, chez d’autres il existe une volonté de s’impliquer dans le développement économique et culturel du lieu. À titre d’exemple, considérons cette famille néerlandaise qui s’est installée à Verbier il y a deux ans. Le père, Hendrik, a gardé son travail dans le secteur financier à Londres, passant quatre jours de la semaine dans la capitale britannique et trois jours à Verbier, où sont installés sa femme et leurs trois enfants. La mère, Kerstin, a nourri son réseau social avec d’autres expatriés sur place et avec des locaux avec lesquels elle parle français. Kerstin a créé un événement artistique nommé Verbier Art Summit[24], qui réunit des galeristes, des collectionneurs et des artistes internationaux autour d’un sujet d’actualité, avec l’ambition explicitement énoncée d’en faire un « Davos du monde de l’art », selon ses propres termes[25]. Aujourd’hui, la famille est retournée vivre en Hollande, mais le Verbier Art Summit continue d’avoir lieu. Hendrik et Kerstin ont gardé leur immeuble, restent liés à Verbier et continuent de s’y rendre durant les vacances.

Ce qui précède permet d’évoquer une « certaine classe de personnes mobiles » qui comprend des individus « mobiles d’une certaine classe », c’est-à-dire un groupe d’acteurs qui ont les moyens financiers nécessaires pour adopter un mode de vie multirésidentiel. Pour les représentants de la « classe créative », la mobilité se traduit plutôt par la flexibilité de séquences du quotidien autrefois bien distinctes (travail/loisirs, activité/repos, occupation/détente) et l’amalgame (ou confusion) des qualités y étant relatives (occupé/détendu ; sérieux/décontracté). Comme l’a expliqué Bart le jour de notre entretien : « Aujourd’hui, je vais prendre ma pause plus tard. Aujourd’hui, je partirai sans doute à deux heures ; j’irai manger après cet entretien… Je quitterai sans doute à deux heures, je vais aller courir dans la montagne et revenir à trois heures trente-quatre heures… Je décide ça[26]. »

L’imaginaire de la mobilité, la capacité d’être mobile ou encore le fait de fréquenter un milieu de personnes mobiles (par exemple dans le cas du travail dans un espace partagé) peut se comprendre aussi comme un capital social (Kaufmann et al. 2012), également décrit comme « motilité » (Kaufmann et al. 2004) ou encore « capital de cosmobilité (cosmobility capital) » (Salazar 2011). Celui-ci peut aussi être considéré comme « un marqueur identitaire » pour les personnes qui s’inscrivent dans des milieux dits créatifs (voir Friedli 2020) et valorisent des critères comme la flexibilité, la mobilité et la performance, bref, des valeurs clés du néolibéralisme, selon Luc Boltanski (2006 ; voir aussi Boltanski et Chiapello 1999).

Cette approche permet de remettre en question les dichotomies non seulement entre le local et le global, mais aussi entre le rural et l’urbain, la périphérie et le centre (Boscoboinik 2018), l’habitant local immobile « traditionnel » et le touriste voyageur « cosmopolite ». Noël B. Salazar (2015) a notamment montré comment les guides, dans le domaine touristique, en arrivent à mobiliser des identités cosmopolites par les interactions vécues avec les touristes qu’ils fréquentent sans pour autant être mobiles eux-mêmes. C’est le cas aussi de cette patronne de restaurant à Verbier, membre active d’une association internationale d’art qui met son établissement à disposition des artistes pour des vernissages. Flora a, de fait, au cours des années, acquis la réputation d’être une « femme mondaine », « innovatrice » et « connaisseuse d’art ». La mobilité se perçoit ici comme un phénomène qui influence les imaginaires de la localité ainsi que la sociabilité des habitants en zone de montagne. On le comprend, ce n’est pas seulement le mouvement d’individus mobiles qui participe à la reproduction de la localité (soit « ce qui est considéré, s’expérimente et se construit comme “local” »), mais aussi les répercussions de cette mobilité dans les imaginaires et les interactions avec les habitants du lieu, dans des contextes d’hétérogénéité sociale et culturelle croissante. Comme le constatent Nataša Gregorič Bon et Jaka Repič (2016 : 2), le mouvement n’implique pas seulement la mobilité, mais il participe aussi à la construction du lieu — construction par laquelle les espaces ou les individus sont appréhendés (soit à la marge, soit au centre) — tout en générant des imaginaires des racines et du retour, de la localité et de l’appartenance.

Réinventer le local : des statuts mobiles aux notions labiles

Les modes de vie mobiles brouillent aussi les frontières entre « hôte immobile » et « touriste mobile ». Comme l’ont déjà souligné Bernard Debarbieux, Cristina del Biaggio et Mathieu Petite (2008) avec la notion de « mobilités croisées », les rôles de ceux qui reçoivent et de ceux qui sont reçus, locaux et touristes, habitants du lieu et voyageurs, ne sont plus si clairs. En effet :

[q]uand des touristes du monde entier visitent Londres, New York ou Venise, ils côtoient sur place des gens parfois tout aussi mobiles qu’eux, eux aussi touristes à leurs heures. Quand des touristes se rendent dans les grandes stations littorales d’Europe ou d’Amérique du Nord, ils ont affaire à des prestataires de service[s] — hôteliers, commerçants, animateurs, etc. — qui ont souvent, mais à d’autres moments, des pratiques comparables.

Debarbieux et al. 2008 : 76

Depuis la fin des années 1990, la polarisation entre « habitant du lieu » et « touriste » est remise en question en anthropologie du tourisme. Tristan Loloum (2015, 2018) a montré qu’envisager les sociétés touristiques sous l’angle de la binarité revient à occulter la labilité des statuts assumés par des populations intrinsèquement plurielles et « transitoires » (Sherlock 2001) :

[L]es touristes peuvent s’installer et devenir des résidents (primaires ou secondaires), les locaux peuvent eux aussi profiter des aménités et se rendre « touristes chez eux », de même que les résidents immigrés dont les motifs d’installation oscillent entre la quête d’un style de vie et d’un revenu économique. 

Loloum 2015 : 164

C’est le cas de Lars, ce compositeur binational anglo-suisse qui a une formation en économie et qui a grandi en Suède, en Espagne et en Suisse. À la suite de ses premières visites avec des amis pour pratiquer le ski hors-piste à Verbier dans les années 1980, il décide de s’y installer en 1989 avec son frère pour lancer une entreprise pionnière de films de ski. Plus tard, il partage son bureau avec un concepteur de logiciels et commence à s’intéresser aux possibilités que propose Internet dans le domaine de la publicité et du tourisme : « Là, je possédais un site de booking [réservations] […] et avec les résidences de vacances et les locations… Ce sont ces gens-là qui ont commencé à me demander si j’avais d’autres choses à louer… J’ai vendu [un bien immobilier] pour la première fois en 2005[27] ». Au même moment, Lars a aussi contribué à un grand projet de construction d’hôtel à Verbier, sollicité par des architectes du lieu en tant que personne « novatrice ». Arrivé dans la station en tant que « touriste » au début du projet, Lars s’est retrouvé dans le rôle de l’entrepreneur local, avec son réseau d’adresses « internationales-locales ». Aujourd’hui, en tant qu’agent immobilier, il loue et vend des immeubles aux personnes de l’extérieur (touristes et nouveaux résidents). Ainsi transformé de visiteur en hôte, il est en quelque sorte devenu « local » tout en maintenant ses relations transnationales en Suède, Espagne et Angleterre, où il voyage d’une à deux fois par mois.

Rickly l’a décrit dans un article consacré aux grimpeurs de la gorge de la rivière Rouge (Red River Gorge) dans le Kentucky aux États-Unis : l’hospitalité fait partie des stratégies de création d’une « identité locale » chez ces passionnés de varappe, notamment pour mieux négocier les relations de pouvoir dans le cadre de politiques spatiales (qui peut grimper où, qui peut planter sa tente où) (Rickly 2017 : 56-58). Les rapports de force entre les « anciens » grimpeurs expérimentés (qui se considèrent « locaux » en raison de leur connaissance fine et approfondie du lieu) et les « nouveaux » (les « newcomers », qui découvrent le site) mettent en scène la métaphore de l’hospitalité et redistribuent les rôles et statuts : qui reçoit, qui accueille, qui est l’hôte, qui est le visiteur, qui est « le local » et qui est « l’étranger » ?

Dans les Alpes aussi les étrangers au mode de vie mobile que nous avons rencontrés, bien qu’aisés, mobilisent l’idée d’« hospitalité » pour mieux se définir par rapport aux autres résidents. Henry, qui est Américain et cinéaste, par exemple, se fait fort de respecter sa propre tradition de recevoir des amis (internationaux) chaque fois qu’il vient dans son chalet à Verbier depuis New York :

Généralement, je dirais quand nous avons beaucoup d’invités — vous savez, nous avons un chalet de huit pièces, donc nous avons jusqu’à seize personnes, donc nous sommes un grand groupe —, nous buvons quelque chose dans un bar à côté et nous rentrons au chalet parce que nous avons notre propre cuisinier en hiver, nous avons du personnel […][28].

Pour son compagnon et lui, l’hospitalité fait partie des discours de la « communauté internationale » de la station. « Chacun est bienvenu dans ce village […] peu importe d’où tu viens », explique encore Paul, un Anglais binational rencontré dans un restaurant de Verbier[29] alors qu’il était lui-même un visiteur de passage (« Je suis venu voir mes amis »). Lorsque Paul, attablé avec un ami, a proposé de remplir le verre de la chercheuse et que celle-ci lui fit signe qu’elle ne voulait pas boire, il lui dit, à la façon d’un patron du coin : « It’s Verbier hospitality[30]! » C’est ainsi que cet individu mobile cosmopolite a démontré à l’anthropologue ses compétences de « local » : il ne connait pas seulement « la coutume » valaisanne de « l’apéro », mais il sait aussi quel vin et quel digestif « on boit ici », tout en parlant français au patron et aux autres clients du restaurant.

De telles pratiques d’hospitalité reflètent des connaissances locales ainsi que la dimension symbolique de « recevoir », qui englobe implicitement un rapport de pouvoir. Pourtant, en Valais, comme l’a montré Rickly (2017) pour le Kentucky, savoir qui reçoit qui, qui est local et qui ne l’est pas ne va pas de soi non plus. En outre, suivant Ulf Hannerz (1990 : 240, notre traduction) : « Le cosmopolite peut embrasser une autre culture, mais il ne s’y engage pas. Il sait toujours où se trouve la sortie ». C’est aussi la raison pour laquelle certains individus pratiquant la multirésidentialité à Verbier peuvent décider de s’installer ailleurs (ou, plutôt, de changer de résidence « principale »), comme la famille néerlandaise susmentionnée, qui a quitté Verbier après deux ans pour s’installer à nouveau en Hollande. L’une des raisons invoquées renvoyait au cercle social limité des enfants, qui devaient fréquenter l’école internationale à cause de leur manque de connaissance du français. Bien que la famille se considérait comme engagée sur le plan local, son investissement était surtout orienté vers la « communauté internationale » du lieu ou vers l’intégration du lieu dans des réseaux (voire des marchés) mondiaux. En outre, sur la durée, la mobilité a fini par peser à ce père de famille vivant entre Londres et Verbier, provoquant fatigue et lassitude[31].

Conclusion

Les sociétés de montagne ne sont pas nouvellement mobiles, mais les analyser sous l’angle de la mobilité est un phénomène récent. Assurément, les rapports de l’individu à l’espace et au mode de vie se sont modifiés dans le cadre d’un processus de transformation politico-économique global, pour contribuer à une certaine forme de réinvention du local (voir Rickly 2017). Dans ce contexte, la localité — en tant que propriété phénoménologique de la vie sociale (Appadurai 2001) — est aussi produite, vécue, expérimentée et investie par des individus pratiquant la multirésidentialité (des très riches aux plus précaires).

D’une part, les nouveaux résidents mobiles dans les montagnes développent aussi des ancrages et des appartenances à des lieux, en se faisant des amis (même en étant mobiles), jusqu’à parfois se sentir et se définir comme « locaux ». D’autre part, la localité n’est plus uniquement l’affaire des habitants dits « historiques », bénéficiant d’une ancienneté dite « de souche ». Elle est devenue l’enjeu d’individus cosmopolites, particulièrement mobiles, voire hypermobiles, dans leur style de vie et leurs rapports au monde, à la société, aux gens. De nouvelles catégories sociales, « multilocales », parmi lesquelles des groupes très aisés financièrement et d’autres moins, investissent la montagne à divers moments et changent la donne. En ce sens, les tensions entre « nouveaux » et « anciens », « mobiles » et « immobiles », quoi que ces catégories puissent incarner, produisent aussi de la localité.

Les différentes personnes mentionnées dans cet article exemplifient comment les nouvelles formes de mobilités, dans le travail, la résidence et les loisirs, brouillent les frontières classiques entre travail et loisirs, quotidien et vacances, habitant du lieu et touriste. Les oppositions binaires traditionnelles ne peuvent pas répondre de la complexité et de l’hétérogénéité de la société contemporaine (Cohen et Cohen 2017). En effet, pour ces individus rencontrés dans les Alpes, l’ailleurs et l’ici coexistent, au point qu’ils arrivent à se « sentir chez eux » là-bas et ici, toujours « hôtes » d’un monde qui semble leur appartenir, faisant ainsi écho au constat de Salazar (2014). De plus, grâce aux nouvelles technologies dans le contexte d’une montagne urbanisée et globalisée, il est possible pour eux d’être ici et ailleurs, d’« habiter en voyageant » ou de « voyager en habitant[32] » (selon Clifford 1997). Se déplaçant en permanence entre différents lieux de vie, les personnes ayant adopté un mode de vie multirésidentiel que nous avons rencontrées développent malgré tout un attachement particulier à chaque endroit qu’elles investissent. Menant une vie faite de mobilité, elles (re)produisent pourtant des zones de partage et d’intimité.

Les modes de vie étudiés exemplifient le grand paradoxe de la mobilité au 21e siècle : norme globalement partagée sur le plan idéologique, elle reste inégalement accessible à tous les acteurs du monde économique, contribuant au renforcement des inégalités sociales. À la fois tendance générale et spécificité d’une classe sociale privilégiée, elle participe à la stratification sociale de l’espace montagnard étudié. Incarnations d’un mode de vie favorisé, les nouvelles mobilités en zone alpine, bien que minoritaires, contribuent toutefois à déclasser les modes de vie ordinaires, alimentant une forme de ségrégation sociospatiale peu étudiée en zone de montagne, qui reste à explorer.