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De Fernand Ouellet à Martin Petitclerc, l’histoire intellectuelle n’a pas toujours eu bonne presse dans l’historiographie québécoise. Ce sous-champ de la discipline historique a fait l’objet d’une suspicion continue. Celle-ci s’est exprimée grâce à une réaffirmation périodique de la primauté du social sur les idées, mais aussi à travers un climat historiographique de dépréciation des élites du Québec prérévolutionnaire tranquille. En effet, l’histoire intellectuelle est difficilement dissociable des élites lettrées qui ont déployé leurs idées et ces élites ont été présentées comme essentiellement conservatrices par une partie de l’historiographie québécoise. En conséquence, l’histoire intellectuelle n’a souvent été pratiquée qu’en réaffirmant la dépendance des idées envers les conditions socio-économiques des intellectuels ou qu’en condamnant les tendances antilibérales des élites perdantes de la Révolution tranquille.

Plus largement, les tenants de l’histoire sociale et les héritiers de la tradition historiographique des Annales présentent l’histoire intellectuelle dans sa forme « pure » comme une pratique désincarnée se pratiquant dans l’abstrait en ignorant le climat social et les conditions de conception des idées. Cette « stricte histoire intellectuelle[1] » ferait la promotion d’élites conservatrices dont les idées sont soit archaïques, soit condamnables. En conséquence, les historiens de l’intellectuel se justifient à outrance de leur démarche parce qu’ils sont historiographiquement sur la défensive. Or, les questions sociales et le sens plus vaste de la pertinence de l’étude des idées et des intellectuels n’échappent pas aux pratiquants de l’histoire intellectuelle. Au contraire, ce sous-champ témoigne d’un dynamisme horizontal.

Cet article propose une réflexion sur l’histoire intellectuelle, sur son étendue et sur sa relation avec l’histoire sociale. D’une part, l’objectif est d’illustrer la variété des recherches et des approches en histoire intellectuelle, en mettant en relief l’importance de la contextualisation sociale pour les historiens qui la pratiquent. D’autre part, l’article se penche sur la pénétration des idées des élites de haut en bas.

Dans un premier temps, nous verrons comment les historiens de l’intellectuel ont été mis sur la défensive grâce à un bref exposé historiographique, puis en voyant comment ils essaient de justifier leur démarche en se posant contre une histoire intellectuelle ou une histoire des idées désincarnées. Ensuite, nous aborderons de front la définition de l’histoire intellectuelle pour en faire ressortir l’ouverture théorique et méthodologique. En troisième lieu, cet article invite à prendre acte du rapport souvent organique entre élite et peuple et entre histoire intellectuelle et histoire sociale. Finalement, je propose d’illustrer la pertinence de l’histoire intellectuelle à partir de mes propres travaux sur les collèges classiques canadiens.

De Ouellet à Petitclerc

C’est en partie en réaction à l’historiographie traditionaliste et cléricale des Lionel Groulx et Olivier Maurault[2] que ladite « École de Québec[3] » réplique avec une histoire matérialiste et, surtout, sociale. Ce nouveau projet historiographique prend ses sources dans une contestation des élites traditionnelles du Québec similaire à la rhétorique citélibriste[4] et sous l’influence déterminante de l’École des Annales. L’importation du projet historiographique des Annales dans les années 1960 impose non seulement un recentrage autour des questions économiques et sociales, mais aussi une reconfiguration du projet de l’histoire intellectuelle autour de la question des « mentalités ». L’histoire intellectuelle est appelée à devenir contexte mental pour cerner les limites historiques du pensable.

Or, si Lucien Febvre a tout à la fois conçu et mis en application son projet d’histoire des mentalités en France[5], Fernand Ouellet a bien suggéré une telle perspective, mais sans jamais vraiment y donner suite[6]. Il est difficile de ne pas voir dans l’absence relative d’intérêt pour les intellectuels québécois de cette génération d’historiens un certain dédain pour les élites québécoises caractéristique de l’« École de Québec ». Pour Fernand Ouellet, autant les prétendus libéraux patriotes – qu’il décrit comme des conservateurs faussement démocrates – que les clérico-conservateurs sont coupables de conjuguer des idéaux incompatibles (nationalisme, libéralisme, étatisme, traditionalisme, etc.)[7] et de confiner les Canadiens français dans l’autarcie culturelle et l’infériorité économique[8].

On note également chez les historiens néonationalistes québécois, Fernand Dumont en tête[9], un même rejet du clérico-conservatisme et du paradigme de la survivance qu’il met en place et qui, selon cette perspective, domine jusqu’à la Révolution tranquille. Des historiens comme Serge Gagnon et Yvan Lamonde déprécient la pensée clérico-conservatrice en argumentant que le cléricalisme est antithétique avec la production scientifique[10]. Ce faisant, c’est un nombre important d’intellectuels québécois qui s’en trouvent déconsidérés au profit d’une tradition intellectuelle libérale ou de la génération des révolutionnaires tranquilles[11].

Gérard Bouchard argumente quant à lui que les intellectuels québécois d’avant 1960 étaient déconnectés de la population québécoise. Au premier chef, Bouchard considère dans ses écrits des années 1990 qu’il existe une distance entre un peuple québécois incarné dans la culture populaire et le continent américains et une élite désincarnée, plus proche de l’Europe, notamment par sa formation classique et son regard tourné vers le Vieux-Continent[12]. Dans les années 2000, Bouchard s’attelle à la tâche de trouver des intellectuels québécois « anciens » et marquants. Ce n’est que pour se retrouver déçu devant la pensée haletante et parfois contradictoire de Lionel Groulx, d’Arthur Buies, d’Edmond de Nevers, d’Édouard Montpetit et de Jean-Charles Harvey[13].

Ces interprétations invitent à considérer les intellectuels d’un Québec plus ancien comme des vestiges intrigants, mais relativement insignifiants. Leur « pensée impuissante » les rend en quelque sorte étrangers à l’expérience populaire et cette « dissonance » des élites n’invite ni à les considérer perspicaces ni à apprécier leur impact sur une société dans laquelle ils existent pourtant de plein droit. Si Serge Gagnon, Yvan Lamonde et Gérard Bouchard ont tous pratiqué l’histoire intellectuelle, c’est qu’ils y ont chacun vu une pertinence. Toutefois, on ressort de leur lecture avec une certaine méfiance envers des élites auxquelles ils attribuent un impact limité et, surtout, négatif sur la destinée libérale ou américaine du peuple québécois. Plus on considère la société fractionnée entre les élites et le peuple, plus la question de la pertinence de l’histoire intellectuelle se pose avec acuité.

Qu’il s’agisse d’un néo-conservatisme ou d’un retour du balancier historiographique, les années 2000 voient naître la nouvelle sensibilité[14]. Ce courant historiographique, que l’on associe sommairement à des auteurs comme Pierre Trépanier, Éric Bédard, Charles-Philippe Courtois et Damien-Claude Bélanger[15], se présente historiographiquement comme une revalorisation de l’histoire intellectuelle et politiquement comme une réhabilitation du passé conservateur québécois. Devant ce renouveau historiographique aux tonalités traditionalistes, l’histoire sociale réplique sous la plume de Martin Petitclerc et, dans une moindre mesure, de Thierry Nootens[16].

Publié en 2009, l’article « Notre maître le passé ? » de Petitclerc s’en prend en effet aux nouveaux porteurs de la nouvelle sensibilité pour affirmer a contrario l’importance d’une histoire sociale engagée. Ce nouveau courant historiographique n’inspire à Petitclerc rien de bon : trop identitaire, il relève selon lui d’un paradigme hostile à l’histoire sociale. Il met de l’avant un projet élitiste et passéiste et il s’éloigne de la thématique des rapports de classes sociales. En filigrane de la polémique qui s’ensuit dans les pages de la Revue d’histoire de l’Amérique française[17] se profile un questionnement sur la posture du chercheur en sciences humaines par rapport à l’action militante et à l’espace public. Le débat reflète aussi une opposition plus large entre une gauche politique avide de démocratisation aux élans anti-élitaires (Petitclerc) et une droite élitiste et traditionaliste cherchant à réémerger dans l’espace public québécois (Courtois).

Au-delà de la lutte entre le conservatisme et le progressisme, entre la nouvelle sensibilité et l’histoire sociale critique, l’article de Petitclerc s’en prend à une certaine manière de faire l’histoire par le haut qui ne peut être pertinente à ses yeux que si elle s’élève au-dessus de l’agentivité des acteurs pour éclairer la complexité des rapports sociaux[18]. Il s’oppose à la nouvelle sensibilité, mais exprime aussi un condensé de ce que l’on reproche aux historiens de l’intellectuel. Ces derniers apparaissent souvent comme des conservateurs historiographiques par leur intérêt pour une ancienne tradition d’écriture de l’histoire[19], comme des conservateurs sociaux par leur perspective de haut en bas et comme des adeptes de l’abstraction à outrance, incapables de penser leur objet dans un contexte historique plus vaste[20]. Ce n’est pas un débat qui relève strictement de l’historiographie québécoise. Il s’agit plutôt d’une guerre froide historiographique que se livrent deux camps[21]. D’un côté, les chercheurs qui pratiquent l’histoire intellectuelle défendent leur méthodologie. De l’autre, les tenants de l’histoire des classes sociales critiquent l’histoire intellectuelle lorsqu’elle s’éloigne des rapports de classe ou lorsqu’elle peint un portrait trop avantageux des élites dominantes. C’est ce qui amène Marc Angenot à constater, visiblement déçu, l’illégitimité du sous-champ de l’histoire des idées[22].

L’histoire intellectuelle sur la défensive

Cette apparente illégitimité met la table pour une réflexion sur ce que sont véritablement les sous-champs de la discipline historique. Or, il appert que la définition de l’histoire intellectuelle est problématique. Notamment, on constate la tendance des historiens de l’intellectuel à s’en tenir à une définition du sous-champ qui mime le programme qu’ils défendent personnellement[23]. Ce n’est pas tant ici que l’on doive s’insurger contre des auteurs qui ont préféré resserrer leur propos autour de leur objet d’étude plutôt qu’autour d’une discussion épistémologique abstraite. Constatons simplement la complexité d’offrir une vision globalisante de l’histoire intellectuelle[24].

Deux ouvrages récents – ceux de Damien-Claude Bélanger sur Thomas Chapais, historien et de Valérie Lapointe-Gagnon, Panser le Canada : une histoire intellectuelle de la commission Laurendeau-Dunton – expriment une même conception de l’histoire intellectuelle. Pour chacun, l’histoire intellectuelle et celle des intellectuels sont indissociables, si bien que la contextualisation historique des intellectuels permet de rendre compte du contexte de production des idées[25]. C’est également la perspective adoptée par Jules Racine St-Jacques dans sa thèse de doctorat L’engagement du père Georges-Henri Lévesque dans la modernité canadienne-française, 1932-1962 : contribution à l’histoire intellectuelle du catholicisme et de la modernité au Canada français. Racine St-Jacques, à la suite de Philippe Chenaux, explique que « nous posons le postulat que toute histoire intellectuelle est à la fois histoire des idées et des individus qui les portent[26] », ajoutant du même souffle en note s’opposer à une histoire des idées désincarnée comme à une histoire des intellectuels qui évacue les idées.

Cette perspective, courante dans les milieux historiographiques français, a peut-être été le mieux exprimée par l’ancien directeur d’études de l’EHESS, Jean-Claude Perrot :

[l]e développement des sciences humaines et sociales […] a montré que toutes les activités et toutes les pratiques humaines sont susceptibles d’une analyse qui met en évidence la pensée, claire ou confuse, des acteurs humains. […] Ainsi comprise, l’histoire intellectuelle échappe au reproche traditionnellement adressé à l’histoire des idées, d’étudier des entités abstraites qui se développeraient dans un vide historique[27].

L’histoire des idées serait ici une sorte de penchant abstrait et naïf d’une histoire intellectuelle incarnée dans le présent qu’elle décrit. Si l’on suit ce schéma de pensée, il existerait une mauvaise pratique, l’histoire des idées, qui ne devient bonne que lorsqu’elle embrasse son historicité pour devenir histoire intellectuelle.

Il est vrai que la pratique d’une histoire des idées insistant sur l’abstraction en mettant en évidence ses manifestations, mais en ignorant sa contextualisation à travers les époques, existe, même si elle semble aujourd’hui archaïque[28]. Or, s’il arrive que l’on critique certains travaux d’histoire intellectuelle pour leur manque d’incarnation historique[29], ce genre de travers n’est pas si commun. Il est empiriquement démontrable que la majorité des historiens des idées québécois analysent aujourd’hui leurs sources en tenant compte du contexte politique ou social qui les a vu naître, grandir et voyager. Déjà en 1945, la thèse de Marcel Trudel sur L’influence de Voltaire au Canada en offrait un exemple. Trudel s’y intéresse aux manifestations de la pensée de Voltaire dans le contexte canadien, sans négliger ce dernier. Surtout, les conditions matérielles ou les réseaux commerciaux qui ont permis la circulation des idées servent à expliquer sa résurgence. Par exemple, on y apprend que c’est l’industrie de l’importation du livre, qui fut « longue et compliquée », passant « par l’intermédiaire de l’Angleterre et des États-Unis » après la Conquête qui a permis la résurgence des idées voltairiennes au Canada[30] ; ou encore, que les journaux canadiens retraduisaient du Voltaire traduit en anglais par les journaux américains à la toute fin du XVIIIe siècle[31].

Il en va de même d’historiens comme Fernande Roy ou, plus récemment, Michel Ducharme, dont les travaux respectivement sur le libéralisme et sur le concept de liberté ne manquent pas d’incarnation historique. La première propose dans Progrès, harmonie, liberté : le libéralisme des milieux d’affaires francophones de Montréal au tournant du siècle une relecture des rapports entre clérico-conservatisme et libéralisme dans la société québécoise du XXe siècle grâce à un tryptique de dialogues historiographiques, de réflexions théoriques – sur la nature du libéralisme dans sa forme historicisée – et de recherches dans les imprimés[32]. Le tout est incarné dans le discours d’un groupe social, celui de la bourgeoisie et du patronat, qui rend cette histoire complémentaire au projet général de l’histoire sociale.

Michel Ducharme, représentant de la nouvelle sensibilité, aborde dans Le concept de liberté au Canada à l’époque des Révolutions atlantiques, 1776-1838 la transformation du fondement de la liberté dans l’esprit des Radicaux du Haut-Canada et des Patriotes du Bas-Canada. Si son étude est essentiellement typologique, insistant sur une distinction abstraite et théorique entre le constitutionnalisme et le républicanisme, son étude ne manque pas d’ancrage historique. Le glissement vers le républicanisme des futurs rebelles se fait certainement au profit des idées des Patriotes américains du siècle précédent, mais s’explique surtout par leur exaspération politique et par le discours libéral ambiant dans le monde atlantique[33].

Ainsi, la définition de Jean-Claude Perrot ci-haut citée pose problème. D’un côté, elle permet de situer l’histoire intellectuelle par rapport à l’histoire des idées, ce versant désincarné d’une bonne histoire intellectuelle. De l’autre, elle invite à constater le vide de cet épouvantail de l’histoire intellectuelle qui ne semble exister qu’en marge d’une pratique historiographique polyphonique. D’un point de vue théorique, définir l’histoire des idées en la qualifiant d’étude d’« idées abstraites » dans un « vide historique » est logiquement incongru : comment peut-on faire de l’histoire sans que celle-ci soit incarnée dans l’histoire et, donc, contextualisée et historicisée[34] ? C’est à juste titre que Joseph Levine, historiographe spécialisé dans l’humanisme intellectuel, écrit dans un article sur la nature de l’histoire intellectuelle que l’histoire des idées a pour première tâche de situer les idées dans leur temps et dans leurs rapports démontrables avec le contexte[35].

Le caractère historique de l’histoire intellectuelle ou celle des idées permet de les distinguer de pratiques intellectuelles et de travaux de recherche caractérisés par leur ahistoricité. Par exemple, Julien Goyette a publié en 2017 Temps et culture. Dans cet ouvrage, l’auteur synthétise la pensée historique de Fernand Dumont[36]. La méthodologie de Goyette est de consolider l’ensemble des oeuvres de Dumont pour en extirper l’essence de sa pensée historique. L’argumentation de Temps et culture se déploie dans l’abstrait, ignorant virtuellement toute forme de contexte, qu’il soit personnel, collectif, institutionnel, national… et laisse le lecteur plonger dans la pensée de Dumont sans qu’on y reconnaisse le demi-siècle pendant lequel il a écrit. S’agit-il alors de cette histoire des idées désincarnée ? Après tout, le sociologue Robert Leroux critique l’ouvrage de Goyette en expliquant que ce dernier « ne dit rien sur l’histoire personnelle et collective dans laquelle Dumont s’inscrit[37] ». Or, il appert que le terme « histoire » dans « histoire des idées » suppose une forme de contextualisation à laquelle Goyette ne s’adonne tout simplement pas. Temps et culture ne relève pas du champ historique, mais plutôt de la philosophie de l’histoire, ce que Goyette reconnaît d’ailleurs lui-même[38].

Peut-être est-ce pour mieux élargir leurs horizons et éviter une catégorisation hostile que les historiens de l’intellectuel ont préféré distinguer leur démarche de celle d’une histoire obtuse des idées ou d’une stricte histoire intellectuelle ? Cela semble être effectivement le cas en France. L’historienne Catherine Pomeyrols, résumant la situation de l’histoire intellectuelle française, explique que

l’appellation « histoire intellectuelle » […] apparaît désormais trop restreinte […] au regard de l’histoire des « mentalités » puis de celle des « pratiques culturelles » qui a remis l’accent sur les liens entre le culturel et le social. Cette histoire culturelle renouvelée s’est installée dans le paysage historiographique en liaison avec la remise en cause des paradigmes des Annales et des grands modèles explicatifs des années 1960 et 1970[39]. Suivant cette interprétation, les historiens français auraient préféré se revendiquer d’une vaste histoire culturelle et des mentalités, par opposition à une histoire intellectuelle repliée sur elle-même[40].

Il n’est alors pas banal de voir la revue Mens se rebaptiser Revue d’histoire intellectuelle et culturelle [je souligne] dans un effort pour élargir ses horizons[41]. C’est probablement aussi pourquoi un historien comme Daniel Poitras rejette, dans son Expérience du temps et historiographie au XXe siècle, l’idée que lui-même pratique une histoire « strictement intellectuelle[42] ». Poitras pratique pourtant une histoire qui semble intellectuelle, notamment parce qu’elle s’intéresse à trois intellectuels – Fernand Dumont, Michel de Certeau et François Furet –, à leurs institutions – Église catholique, revues scientifiques, laboratoires de recherche, États nationaux et j’en passe –, à leur production et à leur évolution respective pour en arriver à ce qui apparaît comme une histoire comparée et synchronique d’intellectuels et de leurs idées. L’historien de l’intellectuel, inquiet d’être caractérisé malgré lui, semble poussé à se distancier des mauvaises pratiques présumées de son champ.

Une définition ouverte

Ce qui nous ramène à la définition de l’histoire intellectuelle afin de cerner ce qui relève effectivement d’elle dans la pratique d’aujourd’hui.

Définition fédérative

L’histoire intellectuelle gagne à être considérée de manière large. Comme Perrot, j’argumente ici que l’histoire des idées ne devrait pas être considérée comme un champ entièrement distinct de l’histoire intellectuelle personnalisée à la manière de Jean-Philippe Warren. La biographie intellectuelle d’intellectuels constitue certes un genre privilégié[43], mais c’est aussi un genre qui bénéficie de la grande contextualisation qui provient des historiens qui ont mis les idées, et non les humains, au coeur de leurs études. En historiographie québécoise, c’est un peu ici la rencontre entre Warren et le grand projet d’histoire sociale des idées d’Yvan Lamonde, dont les travaux permettent une compréhension plus globale du contexte qui a pu influer sur les individus. C’est intéressant de savoir qu’Honoré Beaugrand était un Rouge républicain[44], mais c’est intéressant aussi de comprendre l’état du républicanisme chez les Rouges de la crise annexionniste à Wilfrid Laurier[45]. Puisque ces deux types d’histoire sont en fait les deux faces d’une même pièce, on doit les considérer en bloc, comme deux approches également valides à l’intérieur du sous-champ de l’histoire intellectuelle. Cette dernière se révèle alors être l’étude historique de l’émergence, de la diffusion, de la pénétration, de l’évolution et de la personnalisation des idées, une liste de phénomènes à étudier qui n’est ni exclusive ni impérative pour réussir une bonne histoire intellectuelle.

Variété des sources

Il est difficile de cerner avec précision le type de sources que mobilisent les historiens de l’intellectuel. Il est généralement convenu que l’histoire intellectuelle se fait à partir de sources dont on reconnaît l’achèvement intellectuel. C’est pourquoi Yvan Lamonde argumente en expliquant son projet d’histoire sociale des idées que « si j’avais fait une histoire culturelle du Québec, je me serais intéressé à toutes les formes d’expression culturelle, imprimée, orale, matérielle, plastique[46] ». Suivant ce schéma, on constate une distinction entre la pensée aboutie des acteurs, que l’on retrouve dans des textes écrits et intellectuellement achevés, et d’autres formes de productions culturelles dont la nature n’invite pas à l’analyse de l’histoire intellectuelle[47].

On peut cependant constater dans la pratique que l’histoire intellectuelle a souvent recours à des documents d’archives qui n’ont rien de grandes oeuvres intellectuelles. Le travail de l’historien pousse normalement vers une recherche horizontale, à l’extérieur des écrits aboutis et des grandes oeuvres. Par exemple, la recherche de Valérie Lapointe-Gagnon sur la commission Laurendeau-Dunton plonge dans le fonds de la commission d’enquête en révélant notamment les difficultés institutionnelles pour réaliser l’immense programme de recherche que la commission entrevoit. De l’idée d’un salut collectif passant par les études en sciences humaines à son application au sein d’une structure gouvernementale avide de résultats rapides, l’étude de Lapointe-Gagnon révèle les défis auxquels ont fait face les acteurs politico-intellectuels[48].

De plus, l’histoire intellectuelle se fait également grâce à des traces culturelles et matérielles qui ne relèvent pas seulement de l’écrit. Dans son ouvrage sur le nationalisme allemand, John Edward Toews étudie comment les Allemands du premier tiers du XIXe siècle sont « devenus » un peuple historique grâce notamment à la construction de monuments néogothiques dans la Prusse de l’époque. Toews utilise comme sources les projets architecturaux, achevés ou non, afin de meubler la ville de Berlin de monuments. Par son usage de l’architecture, Toews nous montre qu’il est possible d’aller chercher à l’extérieur des textes des idées complexes à interpréter[49].

Variété des approches

L’histoire intellectuelle, à cause de sa nature, tend à interpréter les phénomènes de haut en bas. En mettant au coeur de son analyse les idées et les individus qui les portent, elle invite généralement, mais pas exclusivement, à un regard positif sur une frange de la population privilégiée. Pour cette raison, l’histoire intellectuelle projette une impression de conservatisme partiellement méritée[50]. Il est juste, par exemple, de qualifier le Thomas Chapais, historien, de Damien-Claude Bélanger, d’ouvrage à perspective conservatrice. Chapais y est présenté comme un historien autodidacte – même s’il a fait son cours classique – encensé pour ses interprétations novatrices. Le tout se présente dans une démarche pour revaloriser cet historien et, avec lui, la tradition intellectuelle conservatrice québécoise[51].

Toutefois, si la posture de Bélanger par rapport aux intellectuels du passé peut faire sourciller des lecteurs moins enthousiastes au conservatisme intellectuel, on ne devrait pas pour autant ignorer les qualités de sa recherche. L’auteur de Thomas Chapais, historien ne fait pas dans la « stricte histoire intellectuelle » pour la simple et bonne raison que son ouvrage dépasse les bornes théoriques d’une histoire qui ne verserait que dans l’interprétation des idées. Comme beaucoup d’historiens de l’intellectuel, Bélanger pige dans des approches en marge du sous-champ pour garnir son interprétation. Sa perspective s’inspire de la sociologie pour situer et comprendre les idées de Chapais. C’est en effet uniquement après avoir situé ce dernier dans son contexte que Bélanger affirme que « la pensée de Thomas Chapais reflète ses origines socioculturelles[52] ». Bélanger établit en effet une sorte de déterminisme sociologique qui met la table pour une interprétation conditionnée des écrits de Chapais dans une approche sociologique similaire à celle de Serge Gagnon dans Le Québec et ses historiens[53].

En fait, il est juste de dire que l’histoire intellectuelle se déploie dans la pratique à travers une variété d’approches qui, de facto, illustrent sa polyvalence. Parmi les champs d’influence privilégiés, on trouve notamment l’histoire culturelle[54], la philosophie et la théorie politique[55], la science politique[56] ou encore l’histoire des mentalités. Dans ce dernier cas, il s’agit d’études qui se situent au confluent de l’étude des idées et de celles des pratiques sociales communes, voire des automatismes culturels[57]. Par exemple, l’étude de Daniel Poitras sur l’évolution du régime d’historicité dans lequel évoluent Fernand Dumont, Michel de Certeau et François Furet ne se contente pas de contextualiser les penseurs, mais elle observe aussi à travers eux des modes de réflexion historique et des perspectives de l’avenir communément vécus.

Cette volonté de constater l’intellectuel dans le culturel et vice-versa invite à ne pas penser les sous-champs « histoire intellectuelle » et « histoire culturelle » en vase clos. En vérité, aucun de ces deux sous-champs ne désigne quelque chose de clair aux délimitations finies. L’histoire des mentalités, comme le propose Lucien Febvre, est à la fois histoire intellectuelle et contextualisation culturelle[58]. De même, il est tout à fait possible d’offrir une histoire intellectuelle de la pensée d’acteurs qui ne sont pas normalement considérés comme des intellectuels et dont les traces semblent relever du champ « culturel » plutôt que du champ « intellectuel ».

La relation entre le culturel et l’intellectuel n’apparaît pas facile à établir. Peut-être qu’avec Yvan Lamonde, on pourrait simplement considérer l’histoire intellectuelle d’aujourd’hui comme une branche de l’histoire culturelle[59] ? En même temps, il faut se rappeler que l’histoire intellectuelle a existé avant que l’histoire culturelle ne soit un sous-champ historique explicite. Qui plus est, le partage de certains types de sources et la tendance un peu naturelle des historiens de l’intellectuel à se réclamer de l’histoire culturelle, souvent à juste titre, n’empêchent pas les approches de ces deux sous-champs d’être potentiellement très différentes. On peut ainsi mettre du côté de l’intellectuel l’étude des sources dans une volonté de faire ressortir un schéma de pensée conscient avec sa propre cohérence. Du côté du culturel, on trouve l’étude des mêmes sources dans l’optique d’y trouver des réflexes culturels sans que les acteurs en aient raisonné la théorie ou le sens.

Mais ce sont là des frontières conceptuelles plus théoriques que pratiques. Comme les réflexes culturels et la pensée ordonnée évoluent en symbiose, histoire culturelle et histoire intellectuelle ne sont pas des sous-champs entièrement autonomes l’un par rapport à l’autre.

Un sous-champ ouvert

Considérant ce qui précède, l’histoire intellectuelle apparaît comme un sous-champ ouvert. Autrement dit, l’histoire intellectuelle ne se conçoit pas comme un programme de recherche aux délimitations strictes, mais plutôt comme une appellation générale qui regroupe en son sein différents travaux éclectiques. Ces derniers ont en commun leur attention respective à la contextualisation des idées. L’histoire intellectuelle, comme tout type d’histoire, est en fait à son meilleur lorsqu’elle sort des sentiers battus pour proposer de nouvelles perspectives théoriques et méthodologiques.

Histoire intellectuelle et histoire sociale

Nous avons établi que l’histoire intellectuelle est une histoire ouverte, aux méthodes et aux inspirations variées. Or, nous avons également reconnu que cette histoire s’écrit généralement – mais pas exclusivement – de haut en bas, des élites vers le peuple, en analysant les idées des premières. L’histoire intellectuelle peut certainement contribuer à la persistance de certains jugements, voire de certains préjugés, issus du rapport de domination culturelle ou économique. Il est légitime de vouloir redonner la voix aux dominés et aux perdants, comme entend le faire Martin Petitclerc dans son projet d’histoire sociale pro-démocratie[60]. Ce projet, mal défini dans ses articles critiques[61], n’est pas sans rappeler celui d’Edward P. Thompson d’une histoire ouvrière de bas en haut[62].

Il y a toute une réflexion à faire sur le caractère organique ou pas d’une société donnée. Si le pouvoir crée la vérité et façonne les paradigmes de pensée, comme le prétend Foucault, comment imaginer une société dans laquelle l’élite ne conditionne pas au moins en partie les aspirations et le régime de vérité de ceux qui en subissent le pouvoir[63] ? Un tel questionnement permet d’apprécier ce que les sources privilégiées par les méthodes de l’histoire intellectuelle peuvent apporter à des études qui relèvent plutôt du socioculturel ou du socio-économique. Notamment, les travaux de Marise Bachand sur les élites créoles, américaines et canadiennes tendent à montrer que les rapports socioculturels peuvent être le produit d’une pression exercée de haut en bas et qui dicte ce qui est convenable et ce qui ne l’est pas. Par exemple, elle explique comment les villes du Sud américain des XVIIIe et XIXe siècles sont conçues pour « contenir » les femmes dans des espaces urbains prévus à cet effet[64]. De même, elle explique comment la spatialisation à même les maisons canadiennes est influencée après la Conquête par les théoriciens britanniques, conditionnant par le fait même un certain type de rapport genré[65]. De telles études en histoire socioculturelle illustrent bien comment les idées et les intellectuels peuvent influer sur les rapports sociaux tels qu’ils se vivent au quotidien.

Dans ses travaux sur la distribution de la richesse en Occident, Thomas Picketty mise quant à lui sur la perspicacité des élites pour illustrer dans leurs mots les faits qu’il découvre dans les chiffres. L’auteur de Le Capital au XXIe siècle défend sa méthodologie quantitative et « systématique » en expliquant que

pendant longtemps, force est de constater que les recherches savantes consacrées à la répartition des richesses se sont fondées sur relativement peu de faits solidement établis, et sur beaucoup de spéculations purement théoriques[66].

Il reconnaît cependant du même souffle que :

le cinéma et la littérature, en particulier le roman du XIXe siècle, regorgent d’informations extrêmement précises sur les niveaux de vie et de fortune des différent groupes sociaux, et surtout sur la structure profonde des inégalités, leurs justifications, leurs implications dans la vie de chacun. Les romans de Jane Austen et de Balzac, notamment, nous offrent des tableaux saisissants de la répartition de la richesse au Royaume-Uni et en France dans les années 1790-1830[67].

Ainsi ouvre-t-il la porte à une analyse très empirique des réalités socio-économiques qui n’ignore pas le discours des élites culturelles et intellectuelles pour mieux comprendre la réalité du vécu.

Dans son dernier livre, Capital et idéologie, Picketty argumente qu’au-delà des chiffres et de la démonstration des inégalités, ce sont les idées qui les justifient qui doivent être étudiées si l’on souhaite combattre les sociétés hyperinégalitaires. Son argumentaire est une reconnaissance du pouvoir des idées dans l’équilibre social et un programme pour leur étude afin d’observer la mise en oeuvre des idéologies. Selon lui, les sociétés capitalistes risquent à moyen terme de sombrer dans le populisme en réponse à l’hypercapitalisme inégalitaire de la mondialisation,

pour conjurer ce risque, le savoir et l’histoire demeurent nos meilleurs atouts. Chaque société humaine a besoin de justifier ses inégalités, et ces justifications contiennent toujours leur part de vérité et d’exagération, d’imagination et de bassesse, d’idéalisme et d’égoïsme[68].

Autrement dit, les inégalités se vivent, mais se justifient dans l’imaginaire, dans l’abstrait, dans les idées dont rend compte l’histoire intellectuelle.

On doit à Hayden White une critique du projet historiographique d’Edward P. Thompson qui replace au coeur de l’histoire sociale les idées. Hayden White s’attaque à la théorie appliquée en histoire sociale pour chercher à rendre compte du réel. S’il accepte que les travaux de Thompson puissent exposer des « faits » qui seraient « trouvés » par l’enquête de l’historien[69], il ajoute du même souffle que la délimitation et l’identification des classes sociales reposent sur un construit théorique, qui n’est que réifié dans le réel[70]. L’histoire sociale, entendue ici comme l’histoire des classes sociales et de leurs luttes, suppose d’agréer à une conception abstraite de la société. Cette abstraction d’inspiration marxiste n’est pas sans bénéfice historiographique, mais ne devrait pas pourtant être comprise comme une réification parfaite et non contestable du réel qu’elle prétend interpréter. L’histoire sociale et l’histoire intellectuelle apparaissent ici enchevêtrées dans une relation qui n’invite en rien à les considérer antithétiques, tant elles semblent complémentaires.

Cas appliqué : l’histoire intellectuelle et le cours classique

Au coeur de la méfiance historiographique envers les élites québécoises, il y a le cours classique, un outil de formation de l’élite qui a dominé l’instruction publique québécoise jusqu’à la réforme Parent des années 1960[71]. L’élite, en apprenant le latin et le grec ancien, en vient à se distinguer culturellement et économiquement de ceux qui n’ont pas eu la chance d’avoir un tel niveau d’éducation. C’est notamment dans l’expérience du cours classique que Gérard Bouchard trouve l’« européanité » des élites québécoises, en « dissonance » avec l’« américanité » des classes populaires. Or, cette distance présumée entre le rhéteur issu du cours classique et le peuple qui n’y a pas accès camoufle derrière un cadre bien rigide l’influence que peut exercer l’élite sur le peuple.

Découlant de mes propres recherches sur les collèges classiques canadiens, cette dernière section vise à illustrer dans la pratique comment l’histoire intellectuelle peut apporter une nouvelle perspective sur les recherches d’histoire sociale. Plus précisément, l’objectif est de montrer que, si le cours classique est effectivement un outil de reproduction de l’élite, son influence pédagogique ruisselle sur les autres cours offerts par les collèges. L’histoire sociale a démontré la variété et l’importance des options alternatives au cours classique comme le cours commercial. Je propose de compléter cette perspective par une histoire intellectuelle de la pénétration des idées et des fondements du cours classique vers les cursus scolaires qui ne sont pas tournés vers l’apprentissage des langues mortes et de la littérature antique. Cette démonstration constate donc dans le microcosme des collèges canadiens – et du Collège de Montréal en particulier – l’influence des idées des grands auteurs humanistes[72], pédagogiquement articulées par les jésuites et Ignace de Loyola dans la pédagogie classique[73], puis actualisées par le pédagogue Charles Rollin dans la France du XVIIIe siècle[74], pour enfin aboutir entre les mains du personnel canadien comme les prêtres sulpiciens Jean-Baptiste Marchand et Jacques-Guillaume Roque, directeurs du Collège de Montréal respectivement à la fin du XVIIIe siècle et durant le premier tiers du XIXe siècle[75].

D’un point de vue méthodologique, cette réflexion se fonde sur mes recherches dans les archives de collèges du XIXe siècle. Ces archives sont complétées par les grands ouvrages des pédagogues français du XVIIIe siècle, en particulier ceux de Charles Rollin, de Charles Lhomond et de Pierre-Louis Siret dont les idées ont été exportées dans les collèges canadiens. Il sera surtout question de l’école anglaise du Collège de Montréal durant la première moitié du XIXe siècle pour démontrer sa filiation avec le cours classique. Le Collège de Montréal est, au XIXe siècle, le second collège le plus ancien de la colonie bas-canadienne. Son école anglaise, l’appellation montréalaise de ce qui est à Québec le cours commercial, a été offerte en parallèle du cours classique de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la fin du premier tiers du XIXe siècle[76].

L’ouvrage récent de Louise Bienvenue, Ollivier Hubert et Christine Hudon, Le collège classique pour garçon, emploie une perspective d’histoire sociale aux tonalités bourdieusiennes pour démontrer que le cours classique québécois, comme lieu de mémoire, est en grande partie une invention[77]. En effet, si l’enseignement classique s’est largement répandu au Québec des années 1930 aux années 1960, moment où on l’abolit, il fut un temps plus reculé où la majorité des élèves des collèges ne suivaient pas nécessairement le fameux cours de huit ans. En fait, les collèges ont souvent cherché à s’adapter aux besoins locaux et à ceux d’une économie capitaliste où les connaissances techniques et la maîtrise de l’anglais constituaient des atouts considérables. Conscients des limites d’un enseignement focalisé sur l’apprentissage des langues mortes, de la littérature antique et de la rhétorique cicéronienne, les pédagogues canadiens développent au début du XIXe siècle des cursus indépendants du cours classique. Le cours commercial, fruit de cette volonté, sert à offrir une formation de base aux élèves qui souhaitent rapidement intégrer l’univers du travail. On y enseigne généralement l’anglais, le français et les mathématiques, question de former les élèves à la tenue des livres et à la rédaction de base[78]. Le cours commercial est donc un enseignement relativement dépouillé, très populaire[79], mais qui ne se qualifie pas dans la même catégorie que le cours classique en termes d’érudition et, donc, qui permet de préserver le caractère élitaire du cours classique. L’essence même du cours classique est ancrée dans l’humanisme intellectuel et dans sa conviction que les Modernes doivent se hisser au niveau civilisationnel des Anciens. L’enseignement classique de tradition jésuite invite aussi à adopter une certaine conception du rapport au langage. Il valorise l’éloquence linguistique orale ou scripturaire et il cherche à encadrer moralement et religieusement les élèves pour former de bons concitoyens catholiques[80]. Le collège classique québécois est plus qu’un lieu d’explication de textes issus de l’Antiquité, c’est aussi une expérience morale et religieuse avec des méthodes d’enseignement que l’on n’abandonne pas lorsqu’on crée de nouveaux cursus d’enseignement.

L’école anglaise, ou cours commercial, telle qu’elle est conçue au Collège de Montréal, est principalement destinée à de jeunes élèves entre 9 et 11 ans à qui l’on montre les rudiments de l’anglais. Même si l’on peut retrouver dans ce cours des enfants de six ans comme des adolescents de seize ans, il apparaît d’abord et avant tout comme un cours primaire, pour des élèves qui n’ont pas encore l’âge d’être sur les bancs des classes d’entrée du cours classique[81]. Ainsi, même si les élèves du cours commercial ne sont pas a priori destinés à entrer en éléments latins pour suivre le grand cours de huit ans[82], on leur donne à faire des exercices langagiers qui conviennent à leur niveau d’étude et qui valorisent une esthétique langagière tout à fait caractéristique du cours classique. Dans ce dernier, on invite l’élève à développer ses capacités langagières principalement en latin pour déployer son éloquence à travers des exercices d’amplification ou de versification latines qui lui permettent d’épater des auditoires[83]. Le cours commercial, lui, n’enseigne pas le latin, mais instruit l’élève à faire ses premiers pas vers une esthétique langagière anglaise qui devra aboutir ailleurs. Comme les listes de prix du Collège de Montréal le montrent, sur quatre prix décernés aux élèves de l’école anglaise chaque année, trois portent directement sur l’élégance langagière en évaluant respectivement la lecture – donc la diction en public –, l’écriture – donc l’esthétique de la calligraphie – et l’orthographe – donc la capacité à écrire sans fautes[84].

La structure de l’enseignement de l’anglais est directement tirée du cours classique. Au XIXe siècle, suivant les grands ouvrages sur l’enseignement produits à Paris au siècle précédent, on commence l’apprentissage d’une langue par la maîtrise de sa grammaire. Pour le latin, cela signifie de suivre le plan d’apprentissage pensé par le pédagogue Charles Rollin et développé par le grammairien Charles-François Lhomond dont les grammaires latines se sont répandues aux quatre coins du monde francophone[85]. Lhomond a développé un plan d’enseignement en trois étapes, couché sur papier dans une grammaire qui, en termes actuels, est davantage un guide de l’enseignant qu’un outil de référence pour connaître les règles de grammaire comme le Grevisse contemporain[86]. Selon ce plan d’étude, l’élève commence avec les éléments latins, où il apprend à distinguer les types de mots et à faire des déclinaisons. Puis vient la syntaxe latine, où l’élève apprend à structurer des phrases à la manière latine. Le dernier segment de ce programme est la méthode latine, où l’élève doit apprendre à identifier et à traduire des gallicismes, soit des expressions propres au français que l’on veut exprimer en latin. Ces trois segments du plan de l’étude de la grammaire latine en sont venus à dénommer les trois premières années du cours classique.

La grammaire anglaise de Pierre-Louis Siret, la plus populaire pour l’enseignement de l’anglais au XIXe siècle, est héritière de la méthode de Lhomond pour l’enseignement du latin[87]. Puisque l’anglais, comme le latin, est une langue étrangère – aujourd’hui, on dirait plutôt une langue seconde –, les pédagogues considèrent normal d’utiliser le plan de Lhomond pour l’une comme pour l’autre. L’expertise acquise par les grammairiens dans l’enseignement classique sert de norme, qui permet de structurer l’enseignement des langues étrangères, qu’elles soient mortes ou non. C’est ainsi que Siret, comme Lhomond, sépare son ouvrage en trois parties : la première est dédiée à l’identification des mots et à l’apprentissage des sons, la seconde s’intéresse aux règles de syntaxe de la langue anglaise et la troisième se penche sur les idiotismes propres aux deux langues. Comme les meilleures méthodes d’enseignement sont déployées dans l’enseignement classique pour apprendre le latin, il est de mise que l’on apprenne l’anglais comme on apprend le latin.

Les principes de l’enseignement du latin ne se limitent pas à une structure de l’apprentissage de la grammaire. Dans l’enseignement classique, on apprend le langage de manière explicite, mais on apprend aussi par le langage de manière implicite[88]. Dans l’univers de l’enseignement non disciplinarisé du début du XIXe siècle, c’est souvent à travers les exercices langagiers que l’élève intègre certains principes de connaissances générales, d’histoire, de littérature, de morale ou de religion[89]. À cet égard, les exercices de thèmes, soit de traduction du français vers le latin, peuvent servir d’exemples, notamment parce qu’ils constituent l’une des méthodes les plus courantes de l’apprentissage des langues. Dans un cahier de thèmes de syntaxe latine du Collège de Montréal, l’élève doit traduire les phrases suivantes :

Socrate est le plus remarquable des grecs. Qui de nous n’auraient été désireux de voir ce grand homme ?

Quand votre père reviendra-t-il chez lui ? Je pense, Monsieur, qu’il reviendra après demain, car il est allé dans la ville de Montréal, devant revenir à Québec, la capitale de l’Amérique anglaise[90].

Dans les deux cas, on apprend à appliquer des règles de grammaire sur l’utilisation des temps de verbe ou sur la traduction d’un complément circonstanciel tout en intégrant certaines connaissances générales sur l’importance historique de Socrate ou sur le rôle géopolitique de la ville de Québec dans l’Empire britannique.

Il en va de même lorsqu’on apprend l’anglais. Dans les exercices de thèmes anglais du pédagogue Percy Sadler, on apprend à traduire les phrases suivantes  :

Les Anglais sont très-commerçants [sic]. Les Français cultivent les beaux-arts.

Le palais St-Jacques à Londres est un vilain édifice, et indigne du roi d’un grand peuple[91].

Ces exercices servent à apprendre à utiliser correctement l’article défini en anglais tout en invitant l’élève à intégrer certaines notions sur les différences entre les cultures française et anglaise ou sur la raison pour laquelle la reine Victoria a choisi le Palais de Buckingham comme résidence officielle de la famille royale. Les thèmes anglais reprennent une certaine philosophie d’enseignement où l’apprentissage du langage est tout à la fois un objectif pédagogique et un prétexte pour l’apprentissage d’autres notions.

L’histoire antique ne semble pas être au coeur de l’enseignement de l’anglais et, donc, de l’école anglaise, mais cela ne signifie pas que la révérence envers la littérature antique caractéristique du cours classique ne transpire pas dans l’enseignement de l’école anglaise. En effet, si la grammaire anglaise de Siret suggère certains auteurs anglais à étudier, il est notable que les deux seuls ouvrages que les élèves de l’école anglaise du Collège de Montréal doivent se procurer sont les Testaments – une version anglaise de l’histoire sainte[92] – et les fables d’Ésope : ces ouvrages sont vraisemblablement utilisés pour un ensemble d’exercices, allant de la recopie pour pratiquer sa calligraphie à la lecture ou la traduction[93].

C’est que le cours classique privilégie des auteurs anciens, grecs ou romains, comme standard dans chacun des genres littéraires. En poésie, on pose en modèle Virgile et, dans une moindre mesure, Ovide ; en histoire, on s’intéresse surtout à Quinte-Curce ; en rhétorique, qui chapeaute toutes les autres constructions du discours, on enseigne Cicéron[94] ; et dans l’étude des fables, que l’on considère appropriée pour les jeunes élèves d’éléments latins, on privilégie Ésope[95]. Toutefois, les collèges sont aussi des institutions chrétiennes qui entretiennent un rapport complexe avec la littérature antique et, surtout, avec sa poésie. Comment peut-on ériger en modèle des auteurs polytéistes qui vivaient dans l’erreur religieuse ? Cette tension entre culture antique et culture chrétienne catholique est résolue par un encadrement moral de l’élève qui n’est jamais entièrement laissé aux auteurs et aux affaires profanes[96]. On enseigne l’histoire antique, mais aussi l’histoire de l’Église ; les professeurs expliquent Cicéron, mais ils sont aussi des ecclésiastiques capables de distinguer le bon du mauvais dans les choses profanes ; l’élève recopie Virgile, mais quitte la salle de classe à la fin de son exercice pour aller faire sa prière[97]. De même, les élèves qui entrent dans les classes préparatoires du cours classique apprennent les Fables d’Ésope en même temps qu’on leur enseigne les principaux récits bibliques.

Ainsi, lorsque les prêtres de Saint-Sulpice font acheter aux élèves de l’école anglaise les écrits d’Ésope et les Testaments, ils reproduisent cette tension inhérente au cours classique entre la culture profane érigée en standard littéraire et la culture chrétienne, nécessaire à la formation de bons fidèles catholiques. Ils expriment aussi leur conviction profonde que la culture moderne doit se construire en bâtissant sur le bon sens des Anciens : ainsi, il est salutaire d’apprendre l’anglais en s’immergeant dans les écrits d’Ésope.

L’influence culturelle du cours classique dans les sociétés canadiennes et françaises du XIXe siècle est indéniable. On la trouve dans la rhétorique de Châteaubriand[98] et dans l’oeuvre de François-Xavier Garneau qui, pourtant, n’a jamais été sur les bancs d’un collège classique[99]. Cette brève démonstration illustre qu’en étudiant le cours classique d’un point de vue intellectuel, on peut observer comment ses idéaux pénètrent différentes sphères d’activités qui existent dans sa périphérie. Oui, c’est vrai, le cours commercial a été créé afin de satisfaire une demande pour un enseignement moins tourné vers le passé et plus axé sur les impératifs du présent dans une société capitaliste. Cela dit, les collèges n’abandonnent pas leurs méthodes et leur philosophie d’enseignement sous prétexte qu’ils créent de nouveaux programmes. Le collège est une expérience et cette expérience est préservée même lorsque le latin cède le pas à l’anglais. Ainsi, s’il est juste de dire que la clientèle des collèges n’est pas nécessairement dans des classes de latin ou de grec ancien, on peut affirmer du même souffle que tous ces enfants sont un peu héritiers de l’enseignement classique de tradition jésuite.

Par extension, on peut affirmer que la culture élitaire, celle-là même que l’enseignement classique est censé reproduire, n’est pas qu’outil pour rendre apparente la fracture entre les riches et les moins fortunés qui optent pour un cursus d’enseignement moins complet et, surtout, moins long. À travers le cours commercial, la culture de l’élite suinte et se propage, elle s’étend à des classes sociales inférieures. En reconnaissant la puissance culturelle de la culture de l’élite, l’historien n’est pas forcé de lui faire une révérence ou d’en faire la promotion. Il peut se contenter d’un constat lucide, fruit du sous-champ de l’histoire intellectuelle.

Conclusion

L’histoire intellectuelle est un sous-champ de l’histoire disciplinaire qui semble souvent sur la défensive. Attaqués par certains défenseurs d’une histoire sociale de bas en haut, les historiens de l’intellectuel cherchent souvent à se justifier de leur sujet en exagérant les travers de leur sous-champ et en essayant de s’en distancier. Pourtant, la pratique montre que l’histoire intellectuelle est un champ ouvert, aux portées méthodologiques et théoriques larges, qui ne souffre pas d’une définition réductrice.

Qui plus est, l’histoire intellectuelle peut aisément se présenter comme complémentaire à une histoire sociale, voire à une histoire des classes sociales, qui ne peut vraiment cacher sa dépendance aux abstractions, aux idées et aux idéologies. En réponse à une historiographie québécoise qui a considéré certaines catégories d’intellectuels suspectes, cet article propose plutôt de les étudier comme partie prenante à une société au moins en partie culturellement organique dans la relation qu’entretiennent les élites avec le reste de la population. C’est ce que l’exemple du rayonnement culturel du cours classique nous montre : tout en essayant de distinguer le haut du bas, la pensée élitaire tend à voyager de haut en bas.