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Introduction

L’historiographie seigneuriale a connu un regain d’intérêt depuis le début des années 2000. En 2004, d’abord, se tenait à l’Université Laval un colloque soulignant le 150e anniversaire de l’abolition officielle du régime seigneurial. Un ouvrage collectif en fut tiré, publié en 2009, illustrant certaines tendances de la recherche et proposant un bilan de l’historiographie[2]. Une synthèse de l’histoire du régime seigneurial, redéfinissant l’objet dans la longue durée[3], fut publiée en 2012[4]. Par la suite, se tenait à l’Université de Sherbrooke, en 2014, un nouveau colloque pour souligner, cette fois, les 150 ans de la fin de la rédaction des cadastres seigneuriaux, en 1864, commandés par la loi d’abolition de 1854. Un autre ouvrage fut tiré de l’événement, en 2016, illustrant que durant cette décennie, la recherche fut loin de s’être essoufflée[5]. D’autres colloques d’histoire seigneuriale eurent par la suite lieu, confirmant une fois de plus le dynamisme de ce domaine d’étude[6]. Enfin, lors du 71e congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française, tenu en 2018, fut lancé le Répertoire des seigneuries du Québec[7]. Ainsi, pour reprendre les mots d’Alain Laberge, l’histoire seigneuriale laurentienne constitue « un sujet de recherche fécond qui suscite même un certain engouement[8] ».

Le terme « histoire seigneuriale » fut proposé par Benoît Grenier et Michel Morissette, en 2014, pour souligner l’existence d’un « champ d’étude à part entière au Québec[9] ». La recherche en histoire seigneuriale emprunte des voies variées qui allient les outils et les méthodes de l’histoire sociale, politique, juridique, culturelle, comparative, géo-historique et prosopographique, de telle sorte que l’histoire seigneuriale embrasse un regard « total » sur la société laurentienne, dans la courte comme la (très) longue durée[10]. Dans le même ordre d’idée, une distinction semble désormais importante à faire entre histoire « seigneuriale » et histoire du « régime seigneurial ». Ces deux notions se recoupent, mais se différencient néanmoins sur un aspect important, de sorte que l’utilisation de l’une au lieu de l’autre a des incidences sur la manière de concevoir l’objet étudié. L’histoire du « régime seigneurial » réfère à l’histoire tricentenaire (du début du XVIIe au milieu du XIXe siècle) d’un régime de propriété, issu du féodalisme français, aboli en 1854, ainsi qu’aux pratiques entourant la propriété seigneuriale durant cette période. L’histoire « seigneuriale », quant à elle, englobe le champ de recherche de l’histoire du régime seigneurial, tout en dépassant la borne temporelle en aval de la chronologie traditionnelle, celle de l’abolition de 1854, pour aborder des enjeux de persistances socio-économiques, de même que des enjeux de mémoire, de représentation et de culture. Notre objectif est de présenter les recherches les plus récentes en histoire seigneuriale depuis le début du XXIe siècle.

Bien que ce soit l’historiographie seigneuriale du XXIe siècle qui fasse l’objet de cet article, une présentation des grandes lignes des développements de la recherche dans ce domaine au siècle précédent est à propos[11]. Notons d’abord la rupture qui s’est opérée au tournant des années 1970, alors que des historiens et historiennes se sont détournés, à bon escient, des thèses de l’historiographie canadienne-française qui avait préséance depuis le milieu du XIXe siècle. Cette dernière réduisait le régime seigneurial à un instrument de colonisation aux mains de la monarchie française et idéalisait, tout comme l’époque de la Nouvelle-France de façon plus générale, les rapports sociaux qui se développaient en son sein et qu’elle disait exempts d’exploitation[12]. Attachée à la question de la survivance, elle présentait également la seigneurie comme un refuge de la nationalité canadienne-française durant le Régime britannique et établissait une distance infranchissable entre le régime seigneurial laurentien et le féodalisme français, vu comme une institution beaucoup plus dure[13].

Sous l’impulsion première de Louise Dechêne, ces idées ont donc été réfutées pour mieux mettre en lumière les caractéristiques inégalitaires, contraignantes et oppressives de la seigneurie coloniale pour les habitants[14]. La question sociale primait ainsi sur la question nationale, de même que la réalité matérielle de la paysannerie sur les politiques coloniales. Un vaste éventail d’histoires socio-économiques à tendance marxisante[15] ont en effet scruté l’administration seigneuriale – pour la plupart dans des seigneuries possédées par des communautés religieuses masculines qui ont laissé une grande quantité d’archives – et ont voulu démontrer que l’institution seigneuriale laurentienne se comparait tout à fait à son homologue française qui, sous l’Ancien Régime, opprimait la paysannerie au profit des élites du monde féodal, les seigneurs et le clergé en premier lieu[16]. Ainsi, selon Dechêne et une génération d’historiens et d’historiennes qu’elle inspira, la seigneurie laurentienne tenait d’un lourd féodalisme, de sorte qu’elle était une structure de domination « aussi inutile qu’encombrant[e][17] » pour les habitants ; structure qui s’était durcie une fois terminée la période pionnière de la colonie[18].

D’une façon à la fois différente, mais également dépréciative de l’historiographie traditionnelle canadienne-française et de l’institution seigneuriale laurentienne, Fernand Ouellet proposa, dans des analyses socio-économiques fouillées et novatrices, mais orientées par une téléologie moderniste[19], une vision du régime seigneurial comme un obstacle au progrès du libéralisme et contribuant au retard des mentalités au Canada français après la Conquête[20].

Dans une perspective opposée à celle de Ouellet envers le Canada français, mais tout aussi influencée par une téléologie moderniste, des historiens néo-nationalistes ont, quant à eux, tâché de voir en la seigneurie laurentienne un lieu de développement de l’entrepreneuriat canadien où s’activaient des individus normaux (modernes) dotés d’un esprit d’entreprise et en phase avec l’essor du capitalisme ailleurs en Occident. Ainsi, loin d’être un féodalisme contraignant, et donc plus souple qu’il n’y paraissait dans les études de Dechêne et Ouellet, la seigneurie laurentienne, produit du Nouveau Monde, aurait autorisé l’avènement du capitalisme en son sein dans le monde rural laurentien[21].

Les années 1970 à 1990 ont ainsi connu des développements significatifs en histoire du régime seigneurial, tant et si bien que cela joua pendant un temps, et paradoxalement, contre l’objet d’étude « régime seigneurial » en lui-même. En effet, comme l’ont noté Laberge et Grenier, les images de la seigneurie qui sont ressorties de ces décennies de recherches avaient un « caractère définitif assez fort pour que l’on se permette de s’éloigner ensuite du régime seigneurial comme tel » ; « délaissé », reprennent les deux historiens, le régime seigneurial s’est effacé « au profit des environnements thématiques dont il avait toujours été une composante »[22]. L’impact du régime seigneurial sur la société laurentienne était remis à l’arrière-plan dans nombre d’études monographiques dont les « finalités locales ou sous-régionales » s’avéraient difficilement extrapolables « à l’ensemble du territoire »[23]. C’est donc moins la seigneurie que le monde rural dans lequel elle s’insère qui a retenu l’attention[24]. De même, mais à une autre échelle, on a tenté de replacer la Nouvelle-France dans un contexte atlantique plus global[25]. Malgré l’intérêt de ces études, dont quelques-unes seront abordées plus loin, la discussion autour de l’objet « régime seigneurial » s’est alors estompée.

C’est donc sous l’impulsion de Grenier et Laberge, notamment, que la seigneurie laurentienne redevient un objet d’étude en elle-même et, qui plus est, renouvelé[26]. Le moment symbolique de bascule se produit en 2004, lors du colloque commémorant le 150e anniversaire de l’abolition du régime seigneurial que nous évoquions plus haut[27]. Les intervenants ont alors tenu à s’éloigner des considérations économiques chères aux travaux des décennies précédentes pour investir le social, le judiciaire et le géographique. Ils ont également souligné le peu d’attention accordée jusqu’ici aux « dimensions culturelle, idéologique et politique[28] » du régime seigneurial et indiqué l’intérêt de les approfondir. Comme le notait Sanfilippo, il y eut aussi, à cette époque, délaissement de la question du caractère féodal du régime seigneurial laurentien, du moins sur le plan théorique[29]. Il y eut également l’expression d’un désir de mieux rendre compte de la multiplicité des réalités et des acteurs qui marquent la seigneurie laurentienne[30]. Il en ressort en particulier un souci de dépeindre le monde seigneurial dans toute sa diversité[31], y compris dans les mécanismes sociaux plus positifs, « constructifs », voire « utilitaires »[32] qui le caractérisent et vers lesquels on porte de nouveaux regards[33]. Enfin, dans un esprit similaire, Grenier a voulu intégrer les acquis de l’historiographie des années 1970-1990 dans une nouvelle synthèse de l’histoire du régime seigneurial qui, ce faisant, nuance considérablement la vision édulcorée traditionnelle toujours véhiculée par de nombreux manuels et ouvrages généraux[34]. Tout cela, autrement dit, nous semble constituer un nouveau souffle qui caractérise bon nombre d’études écrites au XXIe siècle, lesquelles retiendront notre attention dans cet article.

Toutes les nouvelles études ne s’inscrivent pas, cependant, dans cette mouvance. Nous tâcherons également d’en rendre compte lorsque l’histoire seigneuriale est directement concernée. Cette historiographie récente se construit en conjonction avec des préoccupations pour le genre, le social et la culture. Les groupes marginalisés sont également au coeur de certains travaux, notamment les Autochtones, ce qui constitue l’une des nouveautés les plus notables de l’histoire seigneuriale au XXIe siècle.

Nous avons divisé notre propos selon quelques thèmes que nous aborderons à tour de rôle : l’administration seigneuriale au féminin, l’histoire des Autochtones dans le régime seigneurial, le patrimoine seigneurial et sa transmission, les persistances socio-économiques, culturelles et mémorielles du régime seigneurial au Québec. Nous proposerons, enfin, des réflexions qui allient histoire seigneuriale, modernité et féodalité dans l’objectif de souligner des avenues d’interprétation vers lesquelles pourrait se tourner la recherche à l’avenir.

L’administration seigneuriale au féminin

Les femmes n’ont pas occupé une place de choix dans l’historiographie seigneuriale québécoise[35]. Cela dit, plusieurs travaux mettent désormais de l’avant des cas d’administration seigneuriale au féminin. Colin M. Coates a fait oeuvre de pionnier dans l’étude des seigneuresses et, plus largement, dans celle du pouvoir des femmes dans le monde seigneurial[36]. Benoît Grenier, quant à lui, a fait du rôle des femmes dans la gestion seigneuriale un objet d’étude à part entière[37].

À caractère socio-familial, la biographie de la seigneuresse Peuvret, femme proche de l’élite coloniale dont le mari, Ignace Juchereau Duchesnay (1658-1715), est anobli, campe la trajectoire d’une femme investie de pouvoirs seigneuriaux dans la société néo-française du tournant du XVIIIe siècle. Cette seigneuresse de Beauport, veuve à 48 ans et mère de 13 enfants, illustre la part de contrainte et de liberté qui ont marqué le cheminement d’une femme qui se retrouvait à cheval entre le « privilège » de sa situation (membre de l’élite, veuve et seigneuresse) et la soumission qu’accompagne sa condition de femme dans une société patriarcale où les rôles de genres ne sont que difficilement remis en cause[38].

Le cas de Marie-Catherine Peuvret se pose à l’origine d’une réflexion plus large portant sur le « pouvoir féminin en Nouvelle-France[39] » – incluant les religieuses-seigneuresses, les femmes concessionnaires de fiefs et les héritières sans frères. Grenier en précise justement les contours dans un article programmatique, à la croisée de l’histoire du genre, de la famille et de la seigneurie dans l’objectif de cartographier les « formes du pouvoir seigneurial féminin[40] » du XVIIe au XIXe siècle. Dans cette veine, deux mémoires de maîtrise proposent une étude de la gestion seigneuriale par des religieuses cloîtrées : les Ursulines et les Augustines de Québec[41]. Les contraintes dues au genre et au confinement au cloître auxquelles ces religieuses devaient faire face les incitèrent à développer un certain nombre « d’outils seigneuriaux[42] », comme le « parloir seigneurial[43] ».

Ces travaux apportent un autre regard sur la gestion seigneuriale par rapport aux recherches antérieures qui portaient surtout sur des communautés masculines. Blais souligne que la gestion des Augustines était marquée par une tolérance envers des censitaires peu diligents dont certains abusaient parfois de la réclusion de leur seigneuresse[44]. De son côté, Barthe se demande si les censitaires avaient avantage à avoir comme seigneuresses des religieuses telles que les Ursulines, peut-être moins vigilantes et plus accommodantes que leurs homologues masculins[45]. Ainsi, si l’historiographie des années 1970-1980 a mis de l’avant la pesanteur de seigneuries ecclésiastiques (masculines), il faut sans doute « émettre d’importantes nuances en ce qui concerne les seigneuresses-religieuses[46] ».

Soulignons également que Barthe et Blais ne se font pas d’illusion sur l’étendue de l’autonomie des seigneuresses-religieuses, cloîtrées et sous tutelle masculine d’une manière ou d’une autre[47]. Ils posent ainsi la double question du désir d’autonomie chez les femmes de l’époque et de la place que l’Église catholique consent aux femmes en son sein.

Soulignons que ces développements en histoire seigneuriale contribuent au débat qui, jadis, animait les historiennes Micheline Dumont et Jan Noel quant à la nature de l’autonomie féminine en Nouvelle-France[48]. Si Noel présente toujours les Néo-Françaises comme des « femmes favorisées[49] », Grenier rappelle que « les normes juridiques, tout comme les attentes de la société à l’égard de la subordination des femmes aux hommes, positionnent néanmoins les seigneuresses dans un rôle de pouvoir qui demeure soumis formellement ou informellement à la norme patriarcale[50] ».

Les Autochtones dans le régime seigneurial

Le sort des Autochtones et des terres qu’ils occupent dans le régime seigneurial fut longtemps un angle mort de la recherche en histoire seigneuriale[51]. Julie-Rachel Savard notait à ce sujet que « les chercheurs ont tendance à étudier distinctement les Amérindiens et les Français », malgré le fait que « plusieurs nations amérindiennes ont cohabité avec les Français dans la vallée du Saint-Laurent en plein domaine seigneurial »[52]. Or, des avancées nouvelles montrent de nombreux cas où « les mécanismes de la féodalité » servaient non seulement à « intégrer les Amérindiens au royaume de France à titre de sujets »[53], mais aussi en tant que participants en bonne et due forme du « système »[54]. Grâce notamment aux travaux de Maxime Boily, on dispose d’un portrait détaillé du statut des terres « seigneuriales » autochtones[55].

Le niveau d’analyse est affiné dans des travaux tels que ceux de David Gilles, sur le cas d’Odanak. Gilles considère ce régime issu du modèle médiéval métropolitain comme ayant été « souple », de sorte qu’il a pu être adapté au contexte colonial[56]. Une politique de concession à « géométrie variable », écrit-il, et bénéficiant aux Autochtones s’est développée dans la seconde moitié du XVIIe siècle : elle différait selon les « relations politiques », les « incidences territoriales et militaires des concessions »[57].

Nonobstant ces particularités et ces flous entourant le statut des terres autochtones et des pouvoirs que les documents consentent sur celles-ci aux Autochtones, la tolérance des autorités et l’effacement des Jésuites de l’administration de terres accordées aux Autochtones après la Conquête feront en sorte que des communautés autochtones agiront en pratique en tant que gestionnaires à part entière de terres « seigneuriales ». C’est ce que montre Isabelle Bouchard dans le cas non seulement des Abénaquis à Saint-François, mais aussi des Iroquois au Sault-Saint-Louis[58]. En effet, la gestion que font les Iroquois et les Abénaquis des terres « seigneuriales » du Sault-Saint-Louis et de Saint-François s’inscrit « dans le droit civil français, c’est-à-dire dans la Coutume de Paris et les innovations locales qui régissent le fonctionnement du régime seigneurial au Bas-Canada[59] ».

De son côté, Daniel Rück a montré comment les chefs de la communauté Mohawk de Kahnawake (les Iroquois du Sault-Saint-Louis) ont graduellement perdu le contrôle, non sans tentative d’adaptation ni résistance, de la gestion des terres « seigneuriales » de la communauté au profit des Affaires indiennes au courant du XIXe siècle[60]. L’historien, dont la position s’inscrit dans une historiographie de la dépossession des Autochtones par l’État colonial moderne au Canada et ailleurs[61], explique que le droit coutumier mohawk, toléré par les autorités coloniales jusqu’au milieu du XIXe siècle, sera supplanté par le droit colonial au fur et à mesure que les terres de la seigneurie autochtone deviendront l’objet de convoitises commerciales par les Blancs, à commencer par l’arrivée d’un chemin de fer[62]. Si l’on peut parfois faire état d’un processus d’adaptation volontaire des Autochtones au contexte colonial, et seigneurial, de la vallée du Saint-Laurent, Rück tient tout de même à souligner le peu d’options qui pouvaient s’offrir à ceux-ci, notamment plus le XIXe siècle avance et que se met en place la puissance de l’État moderne[63]. Coopération et intégration ne signifient pas toujours acquiescement.

On l’aura compris, les études récentes en histoire seigneuriale autochtone mettent notamment l’accent sur les conséquences néfastes à plus long terme de l’intégration de groupes autochtones et de leurs seigneuries dans un État libéral au XIXe siècle. Car il faut bien le souligner : l’abolition du régime seigneurial, en 1854, a fait en sorte, comme le rappelle Rück pour le cas du Sault-Saint-Louis, que « les terres concédées aux non autochtones sont exclues du territoire [de la communauté] qui sera éventuellement désigné comme réserve indienne[64] ». C’est donc le « domaine [propre] des sauvages[65] » qui constituera, à terme, le lieu où se trouvera la réserve[66].

Le processus d’abolition du régime seigneurial au milieu du XIXe siècle est complexe[67], tout comme ce qu’il advient réellement des droits seigneuriaux et de la propriété seigneuriale par la suite[68]. Cela est d’autant plus vrai lorsque des terres « seigneuriales » autochtones sont concernées. Des auteurs notaient, par exemple, que les flous juridiques des débuts, combinés aux pratiques « seigneuriales » des Autochtones sur le terrain, alimentèrent l’argumentaire des chefs autochtones revendiquant leurs statuts de « seigneurs » aux XVIIIe et XIXe siècles, et leur statut de possesseurs des terres parfois encore aujourd’hui[69]. D’ailleurs, lors du processus d’abolition du régime seigneurial des années 1850 et 1860, des cadastres de seigneuries possédées par des « sauvages », comme on l’indiquait alors dans les titres des documents, ont bel et bien été produits par les Commissaires chargés du calcul des indemnisations prévues pour les seigneurs[70]. Mais la question de l’indemnisation, par exemple, de la communauté de Kahnawake pour la perte de ses droits seigneuriaux n’a apparemment toujours pas été réglée[71]. Les travaux de Rück, il est pertinent de le mentionner en terminant, illustrent ce qu’Allan Greer évoque dans l’épilogue de Property and Dispossession : l’avènement, dans le Nouveau Monde, des États-nations modernes fondés sur le libéralisme et un idéal de propriété individuelle et absolue a permis la crystallisation chez les Euro-Américains de la vision de la propriété communale autochtone comme étant une anomalie[72]. Au même moment où la valorisation de la propriété entière et libre entraînait l’abolition d’une tenure seigneuriale perçue comme anachronique par des industriels désireux de se soustraire aux droits et privilèges des seigneurs sur le territoire et les ressources pour donner libre cours à leurs projets d’enrichissement[73], les pratiques coutumières autochtones en matière d’utilisation communautaire du territoire, au sein même de seigneuries de surcroît, se voyaient aussi de plus en plus attaquées[74].

L’après-1854 : persistances et mémoire(s) du régime seigneurial

L’étude de la propriété seigneuriale après son abolition interpelle des enjeux liés à la « survivance » concrète – objective – de mécanismes socio-économiques d’Ancien Régime dans la vallée du Saint-Laurent. D’abord, l’importance de la propriété seigneuriale, en terres comme en rentes, après l’abolition de 1854 a maintenant été établie dans de nombreux travaux. Grenier a évoqué l’intérêt du patrimoine foncier seigneurial pour des communautés religieuses, gage de continuité, voire de survie, et de prestige[75]. Les recherches ont également montré la continuité du rapport seigneur/censitaires par le biais du paiement de rentes constituées, ces « derniers vestiges du régime féodal » dans les mots de Télesphore-Damien Bouchard (1873-1966)[76]. Avec les travaux de Grenier et de Morissette, les étapes qui menèrent au rachat définitif des rentes seigneuriales au milieu du XXe siècle sont désormais bien documentées. Les deux historiens ont aussi étudié le devenir de terres seigneuriales dans l’Est du Québec – l’île d’Anticosti et Rivière-du-Loup – mettant au jour des exemples où cette forme de propriété continue d’être un enjeu non négligeable bien après le mitan du XIXe siècle[77]. Dans le même ordre d’idées, André LaRose a démontré comment des sociétés d’investissements surent profiter, pendant des décennies après l’abolition, de la possession des droits sur les rentes constituées de la seigneurie de Beauharnois[78]. Cela est donc désormais clair : la propriété seigneuriale dans la vallée du Saint-Laurent n’a pas dit son dernier mot en 1854. Au contraire, la loi d’abolition, point de départ tout autant que point d’arrivée de la longue trajectoire seigneuriale laurentienne[79], a eu l’intéressant paradoxe d’avoir non seulement permis aux seigneuries les plus peuplées de rester payantes pour les seigneurs, en leur donnant la pleine propriété sur les terres non concédées et en instaurant une rente constituée, mais également d’avoir contribué à la pérennisation de liens socio-économiques féodaux dans la vallée du Saint-Laurent, à commencer par le rapport seigneur/censitaire[80]. À la lumière de ces recherches, c’est à bon droit que l’on peut aujourd’hui suggérer, à l’instar de Grenier, que le 11 novembre 1940 correspond à une date charnière pourtant méconnue de l’histoire du Québec : celle du dernier paiement de la rente constituée et, donc, de la fin du lien féodal qui unissait encore ceux que la loi d’abolition de 1854 désignait comme « censitaires » et « seigneurs »[81].

Par ailleurs, le rôle de la propriété seigneuriale dans l’enracinement, la culture, les idées, le prestige et la pérennisation d’une position sociale élevée de certains individus et de certaines familles, dont les origines sont ancrées dans l’Ancien Régime, a été mis en lumière par quelques chercheurs. Dans une biographie d’Henri-Gustave Joly de Lotbinière (1829-1908)[82], Jack I. Little démontre, entre autres, l’importance de l’enracinement dans la seigneurie dans le développement de rapports sociaux et de mécanismes culturels patrician qui marquèrent Joly de Lotbinière. Nullement affecté par l’abolition du régime seigneurial, semble-t-il, Joly de Lotbinière développe les ressources forestières de la seigneurie et devient du même souffle le patron paternaliste de plusieurs de ses censitaires créant, selon Little « a system of depency – both coercive and benevolent[83]… ». À une autre échelle, municipale celle-là, Grenier souleva la pertinence d’examiner les cas de « transferts » de zones d’influences politiques pour les anciens seigneurs et leurs familles après l’abolition de 1854. Les exemples d’Éloi Rioux (1798-1864) à Trois-Pistoles, de Louis Bertrand (1779-1871) à L’Isle-Verte, de Louis-Antoine Dessaulles (1818-1895) à Saint-Hyacinthe, de Charles-Gaspard Tarieu de Lanaudière (1821-1875) à Joliette, des Fraser à Fraserville (Rivière-du-Loup) et des Pozer à Aubert-Gallion sont déjà connus[84]. Cela n’est pas sans rappeler l’investissement de nouveaux lieux de pouvoirs par les seigneurs canadiens, souvent nobles, aux lendemains de la Conquête[85], puis dans les débuts du parlementarisme dans la colonie[86]. De plus, cela tend à illustrer la capacité d’adaptation et l’influence des familles seigneuriales et nobles canadiennes après la Conquête puis durant le XIXe siècle, époque de profonds bouleversements économiques et politiques traversée par l’essor du libéralisme[87].

Dans le même ordre d’idées, Brian Young, dans une étude prosopographique, fait voir comment quatre générations des familles Taschereau et McCord, issues du monde seigneurial, ont marqué l’histoire politique, sociale et économique du Québec de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle[88]. La fortune et le pouvoir des Taschereau et McCord, comme pour Joly de Lotbinière, dérivaient en grande partie de leurs assises dans la propriété seigneuriale ; leur influence patricienne, qui plus est, s’étendait autant dans la région d’enracinement, le plus souvent où se trouvent des terres seigneuriales, que sur le plan national. À sa manière[89], Young rappelle que l’Ancien Régime, dans lequel s’est inscrite la société canadienne-française pendant plus de deux siècles, n’aura pas été éteint ni avec l’abolition du régime seigneurial[90], en 1854, ni avec la modernisation des lois civiles lors de la mise en vigueur d’un nouveau Code civil, en 1866[91], ni avec l’essor du Liberal Order[92]. La propriété terrienne est toujours signe de prestige social pour les élites du tournant du XXe siècle ; l’influence sociopolitique des ex-seigneurs, autour desquels semblent persister pendant longtemps l’« aura » du « “premier notable” des lieux »[93], s’observe encore longtemps après l’abolition. Les descendants de la classe seigneuriale, parfois de lignées nobles, sont, d’ailleurs, encore très conscients de la place privilégiée qu’ils occupent au sein de la société québécoise au début du XXe siècle[94].

Les travaux que nous venons d’aborder soulèvent l’enjeu des persistances subjectives de l’univers seigneurial après 1854. À titre d’exemple, l’héritage seigneurial de l’écrivaine Anne Hébert imprègne l’identité et l’oeuvre de la romancière[95]. Une vision idéalisée du régime seigneurial s’est poursuivie à la fin du XXe siècle. On retrouve ainsi dans la télésérie Marguerite Volant, en ondes pour la première fois en 1996, une influence – sans doute inconsciente, ce qui est d’autant plus révélateur – d’une vision gaspéenne du passé seigneurial néo-français[96]. Même son de cloche du côté de certains manuels scolaires des années 2000 qui, de façon générale, reprennent une interprétation utilitaire du régime seigneurial redevable aux travaux de Marcel Trudel[97]. Encore plus près de nous dans le temps, des persistances seigneuriales au XXIe siècle ont été mises à jour par les enquêtes d’histoire orale menées par Grenier avec la collaboration de l’historienne et cinéaste Stéphanie Lanthier. Il en est ressorti un sentiment d’appartenance et une nostalgie rattachés à une certaine identité seigneuriale, parfois plutôt inconsciente et peu réfléchie, mais souvent synonyme de fierté[98]. Les travaux de Grenier et de son équipe ont ainsi montré à une plus grande échelle et de façon plus approfondie ce que d’autres avaient observés ponctuellement. Dans le cas des familles seigneuriales de Saint-Ours et de Lotbinière, interrogées par Paul Trépanier à la fin des années 1980, l’importance de l’héritage seigneurial est évidente pour celles qui « tiennent encore “feu et lieu”[99] ». Les de Saint-Ours, à titre d’exemple, conservent toujours « avec fierté des biens qui ont appartenu au premier seigneur, Pierre de Saint-Ours [(1640-1724)][100] ».

Les témoignages recueillis par Grenier auprès de descendants de familles seigneuriales et de certains de leurs proches aux XXe et XXIe siècles, par l’évocation d’honneurs et privilèges consentis de bon gré aux membres de leurs familles par la communauté locale[101], renvoient également le reflet d’une vision harmonieuse des rapports seigneurs/censitaires en 1940, l’année du dernier paiement des rentes constituées. On peut penser que des témoignages d’anciens censitaires, s’ils avaient pu être interrogés eux aussi, auraient donné un son de cloche différent. Gabrielle Roy (1909-1983), qui a pu recueillir les témoignages d’anciens censitaires en 1940, l’année du dernier paiement des rentes constituées, rapporte alors les propos de certains d’entre eux qui disent avoir été agacés de devoir payer une rente aussi longtemps[102].

Par ailleurs, les liens affectifs parfois tissés entre les personnes interrogées par l’équipe de Grenier et l’environnement seigneurial ont incité ce dernier à développer le concept d’« écoseigneurie », qui « se définit comme l’étude du lien affectif qui se construit entre le territoire, la mémoire et l’héritage seigneurial »[103]. Ce concept d’écoseigneurie qui demande à être développé n’est pas sans rappeler certaines idées et observations de Colin Coates. Dans une étude novatrice d’histoire culturelle seigneuriale, portant sur l’appropriation du paysage dans les campagnes seigneuriales de Batiscan et Saint-Anne-de-la-Pérade aux XVIIe et XVIIIe siècles, Coates tâchait de comprendre « comment les gens dans les villages percevaient leur propre univers » et « comment ils essayaient de donner sens à leur vie et à leur milieu[104] ». Il en venait à observer le développement d’un « sentiment d’appartenance communautaire[105] » dans la paysannerie, plus clair cela dit pour la période britannique que pour le Régime français.

D’un autre côté, le travail de Jean-René Thuot sur l’histoire architecturale, culturelle et environnementale du monde rural et seigneurial apporte des éléments de réflexions intéressants sur la culture de l’élite dans les campagnes seigneuriales et rurales. Thuot a notamment montré, à partir du cas du Bas de Lachenaie du XVIIIe au XXe siècle, comment l’évolution des constructions domestiques qui longent le Chemin Royal offre une fenêtre sur « les systèmes de représentations » et la dynamique de reproduction sociale de l’élite rurale et seigneuriale[106]. L’étude du paysage bâti rural de Thuot renvoie, faut-il le préciser, une image complexe, dynamique et changeante du monde rural laurentien, loin de la « vision rectiligne de l’évolution des campagnes » d’une historiographie canadienne-française traditionnelle[107].

Sur le plan du patrimoine, quelques études portant sur le bâti seigneurial sont révélatrices de la diversité des imaginaires seigneuriaux au Québec. En témoigne, dans un premier temps, le portrait différencié des échecs et des réussites en matière de patrimonialisation d’anciens bâtiments seigneuriaux étudiés par Thuot et Mathieu Lévesque-Dupéré[108]. Thuot, en particulier, démontre la concurrence, parfois la complémentarité et rarement l’adéquation, des mémoires (touristique, communautaire et historique) reliées au patrimoine seigneurial. Pour le milieu touristique, les manoirs représentent souvent « une belle vitrine sur la culture des élites et des bourgeois », voire des symboles de l’histoire locale ou nationale qui possèdent une « charge émotive » commercialisable[109]. Les travaux de Thuot et Lévesque-Dupéré révèlent également que la mémoire historique seule ne suffit pas à mettre en valeur le patrimoine seigneurial : sans la mobilisation de la communauté, porteuse de la mémoire vivante, et sans l’appui d’institutions ayant des visées touristiques, la patrimonialisation est peu susceptible d’avoir lieu. Cette situation n’est pas sans créer, faut-il le préciser, quelques contradictions d’un point de vue historique. La plus éloquente est sans doute celle de manoirs seigneuriaux construits au début et au milieu du XIXe siècle[110] qui, aujourd’hui, sont pourtant des lieux de mémoire qui mettent en scène l’histoire seigneuriale de la Nouvelle-France. Ces bâtiments ont souvent été conçus dans un style architectural victorien, sinon varié et rarement canadien, le tout dans un contexte où des seigneurs, sans doute désireux de contrer l’image d’une classe sociale moribonde, affirmaient leur statut social par la construction de somptueuses demeures[111].

L’histoire seigneuriale en débat

Pourtant bien reconnue dans l’historiographie, la vision d’une seigneurie contraignante développée dans le sillon des travaux de Dechêne ne semble pas avoir eu prise sur la mémoire collective au Québec[112]. C’est ce que remarquait Greer, en 2018, dans un commentaire qui devient instigateur d’un (rare) débat portant sur les fondements théoriques de la recherche en histoire seigneuriale laurentienne. Le commentaire de Greer visait à dénoncer quelques tendances persistantes, selon lui, de la recherche et de la mémoire collective québécoise sur le régime seigneurial[113]. S’appuyant sur les recherches qu’il a menées sur les régimes fonciers qui se sont développés dans les colonies de l’Amérique du Nord avant le XIXe siècle, l’historien soutient qu’il est possible de remettre en cause complètement « l’image très conventionnelle que l’on entretient par rapport au système seigneurial » notamment celle qui veut que ce « système » ait été une mécanique cohérente chapeautée par l’État[114].

Le commentaire de Greer est important pour deux raisons principales. D’une part, il met en lumière de façon claire et concise des lieux communs de la mémoire collective québécoise concernant le régime seigneurial qu’il s’affaire également à corriger. Il évoque même le fait que cette mémoire remonte aux temps de l’abolition du régime seigneurial dans les années 1850, alors qu’elle fut « proposée par les avocats représentant les seigneurs du Bas-Canada », ce qui est plutôt rarement mis en relief dans l’historiographie[115]. D’autre part, cette intervention permet de se familiariser avec quelques-unes des conclusions de ses travaux comparatifs sur les régimes fonciers coloniaux et, du même souffle, de faire connaître une perspective peu empruntée qu’il a fait sienne en histoire seigneuriale laurentienne : celle de la formation de la propriété.

D’un autre côté, Greer a eu tendance à diminuer l’intérêt de recherches récentes en histoire seigneuriale en les associant sans doute trop rapidement à l’orthodoxie historiographique, celle dite traditionnelle. Il laisse ainsi supposer que rien des travaux de sa génération n’a finalement été retenu par les travaux universitaires subséquents, ce qui donne l’impression d’un domaine de recherche qui aurait stagné[116], bien qu’il explique dans la suite du débat suscité par son ouvrage que son propos visait avant tout « l’histoire dite “populaire”[117] ». La réponse de Benoît Grenier et Alain Laberge[118], qui étaient visés par Greer sans être nommés, mettra d’ailleurs cela en évidence et montrera que sa critique de l’historiographie seigneuriale « actuelle » était injustifiée – au contraire des manuels scolaires et de la mémoire collective québécoise.

Grenier et Laberge passent (trop ?) rapidement sur certains aspects de la critique de Greer avec lesquels ils sont en accord : en plus de la représentation traditionnelle erronée du régime seigneurial axée sur la réciprocité de droits et devoirs et l’idée que le régime seigneurial ait représenté un cas unique « à l’échelle continentale », ils notent la

nature relative de la propriété privée et [l’]interprétation idéalisée des autres formes de tenure hors du cas seigneurial ; [le] rôle très discutable de l’État dans la régulation du régime seigneurial et, surtout [l’]association tenace entre la seigneurie et la forme géométrique des parcelles étroites et allongées[119].

Les dissensions qui demeurent, en fait, sont relativement peu nombreuses. Cela dit, il reste quatre points fondamentaux, nous semble-t-il, qui séparent les perspectives de Grenier, Laberge et Greer. Le premier est que Greer, dans ses travaux récents, s’intéresse aux raisons qui ont incité les autorités néofrançaises à adopter une forme féodale et coutumière de tenure des terres – laquelle offrait en même temps un bon moyen d’intégrer des Autochtones vivant en communautés dispersées et autonomes à la sphère française – et aux mécanismes qui ont finalement mené à la dépossession des Autochtones. Au passage, Greer, met de l’avant l’influence de la présence des Autochtones et de leurs coutumes en matière d’occupation du territoire dans la formation de la propriété terrienne dans la vallée du Saint-Laurent[120]. Grenier et Laberge, quant à eux, se détournent de la question des origines de la propriété seigneuriale qu’ils considèrent avant tout comme le fruit d’un héritage français et cherchent plutôt à étudier la diversité des situations sociales qu’a pu engendrer, à travers le temps, la présence de seigneuries dans la vallée du Saint-Laurent.

Le deuxième point de désaccord, découlant directement du premier, est que Grenier et Laberge considèrent le régime seigneurial comme ayant eu de facto un impact tout à fait déterminant sur le devenir de la société néo-française puis bas-canadienne (et même québécoise), ce qui constitue effectivement un contraste frappant avec l’approche de Greer, pour qui le régime seigneurial est avant tout le produit de rapports sociaux, voire une « construction intellectuelle », plutôt que l’instigateur de relations particulières en tant qu’« objet intégré »[121]. En d’autres termes, comme le mentionne Greer, la perspective de Grenier et Laberge met davantage en scène une structure qu’un processus[122].

Le troisième élément qui distingue les deux approches est que Greer adopte une perspective comparative à très grande échelle (nord-américaine) dans ses études récentes sur la Nouvelle-France, alors que Grenier et Laberge préconisent l’étude du national, voire du local. La perspective transnationale adoptée par Greer permet de bousculer l’étude du régime seigneurial dans ses fondements théoriques « nationaux », tandis que le cadre laurentien préconisé par Grenier et Laberge permet d’observer des dynamiques particulières dans des archives qui ont trait aux réalités québécoises[123]. Le dernier point d’écart relève de la chronologie. Greer s’intéresse, dans ses travaux récents, à l’époque de la Nouvelle-France (essentiellement les XVIIe et XVIIIe siècles), alors que Grenier pose son regard sur l’ensemble de la période seigneuriale laurentienne et au-delà (après 1854). À la différence de Greer, Grenier aborde, comme nous l’avons vu plus haut, les persistances du régime seigneurial ainsi que les représentations de ce dernier dans la mémoire collective et dans l’historiographie post-abolition.

Au-delà de l’usage que les historiens et les historiennes peuvent faire des termes « système » ou « régime » seigneurial, les travaux des uns et des autres sont révélateurs, d’abord, de la complexité de la question seigneuriale laurentienne et, ensuite, de la diversité – et souvent la complémentarité – des points de vue qui sont adoptés pour l’étudier. Le débat entre Grenier, Laberge et Greer est un autre reflet du dynamisme du champ de l’histoire seigneuriale qui ne semble pas prêt de s’estomper. Il illustre, en outre, que la réflexion sur les fondements théoriques du champ de l’histoire seigneuriale est loin d’être terminée et qu’un rapprochement devrait être tenté avec l’historiographie de la Nouvelle-France, dont la focale s’est quelque peu éloignée de la seigneurie[124].

En guise de conclusion : des réflexions pour la suite

Cet article retraçait les lignes de force de l’historiographie seigneuriale qui se sont développées depuis le début du XXIe siècle. En concentrant notre regard sur certains thèmes – l’administration seigneuriale au féminin, les Autochtones dans le régime seigneurial, les persistances et les mémoires du régime seigneurial – nous avons dû faire l’impasse sur quelques travaux s’inscrivant dans d’autres approches, notamment en études régionales[125], et d’autres débordant du cadre laurentien ou québécois[126]. Notre choix de les exclure ici ne devrait en rien être interprété comme un indice de leur impact sur le champ de l’histoire seigneuriale. Cela dit, les recherches riches sur le plan heuristique et particulièrement novatrices que nous avons présentées démontrent bien le dynamisme de la recherche en histoire seigneuriale[127]. Elles complexifient notre compréhension de la trajectoire seigneuriale laurentienne et tendent à démontrer l’influence du régime seigneurial et de ses persistances sur la culture québécoise. C’est dans le même esprit que nous sommes tentés de conclure en présentant deux avenues d’interprétations possibles de la trajectoire seigneuriale laurentienne : celles de la modernité non radicale et de la féodalité tardive. Ces deux approches, chacune à leur manière, proposent de mettre au centre de l’interprétation de l’histoire de la Nouvelle-France, puis du Bas-Canada et du Québec du XIXe siècle, l’importance structurante du régime seigneurial sur les plans socio-économiques et culturels.

Le paradigme de la modernité non radicale dans lequel nous proposons d’inscrire l’histoire seigneuriale du XIXe siècle[128] est né de la remise en cause de l’historiographie moderniste – ou révisioniste – des années 1980-2000[129], notamment par une « nouvelle sensibilité historique[130] » et par les travaux du sociologue Joseph Yvon Thériault[131]. Thériault, d’abord, a voulu critiquer sévèrement les apories du récit moderniste québécois tourné en priorité vers l’Amérique et axé sur l’idée de rupture radicale avec tout un pan du passé canadien-français, celui catholique et traditionnel, associé à un obscurantisme à rebours de l’entrée de la société québécoise dans la modernité libérale. Une « autre moitié de la modernité[132] », celle de la singularité de l’existence d’une petite nation minoritaire dans la modernité[133], a, selon lui, été oubliée, sinon méprisée, au prix d’une compréhension parfois désincarnée – loin du « monde social et culturel qui donne chair aux grands principes et processus modernes[134] » – et téléologique du passé canadien-français. La « nouvelle sensibilité historique », quant à elle, « proposait une réinterprétation compréhensive du passé canadien-français, trop souvent réduit au rôle de faire-valoir obscur d’une modernité lumineuse[135] ».

Le rapport du religieux à la modernité et au changement social a été réévalué dans cette foulée. Plusieurs travaux ont porté sur la Révolution tranquille[136] et ont mis en lumière les continuités qui la traversent, alors qu’elle prenait appui sur des structures, des personnes, des valeurs et des idées venues de la religion catholique[137] – ce que l’expression « une sortie religieuse de la religion[138] » encapsule bien. La Révolution tranquille serait en cela une expression forte d’un certain rapport à la modernité marqué par la réactualisation d’une tradition. Pourrait-on envisager de manière similaire, en histoire seigneuriale, une forme de « sortie seigneuriale de la seigneurie » qui s’amorcerait un siècle plus tôt, dans les années 1850 ? Serait-il plausible d’envisager de façon semblable la trajectoire d’une autre institution traditionnelle du monde laurentien ? Pourrait-on saisir les idées qui sont discutées dans l’espace public bas-canadien sur le régime seigneurial, et plus largement sur la propriété foncière « libre » et « non libre », comme partie prenante d’un des « grands débats qui ont [fait la société québécoise] à travers le temps[139] » ? Pourrait-on ainsi voir en la seigneurie un « lieu » où se joue le rapport qu’entretient une petite société à la modernité ?

Les études d’histoire seigneuriale que nous avons présentées ici et qui adoptent un point de vue socioculturel témoignent de la pertinence de prendre acte de la grande part de continuité que recèle l’abolition de 1854, que l’on conçoit traditionnellement comme le terminus ad quem de la sortie de l’Ancien Régime au Québec et dans la vallée du Saint-Laurent. Y a-t-on perdu de vue ces dernières décennies toute la profondeur des traits sociaux et culturels qu’ont imprimés sur la société laurentienne trois siècles de régime seigneurial ? A-t-on trop ignoré ce que la seigneurie laurentienne pouvait « normalement » contenir « d’harmonisation en pratique du féodal et du moderne[140] » ? Le contexte historiographique actuel me semble propice à l’exploration sérieuse de telles questions sans pour autant qu’il s’agisse de faire valoir à nouveau quelque mentalité « agriculturiste » et statique des Canadiens français, de faire revivre un âge d’or perdu de la nation canadienne-française ou de retracer les mécanismes par lesquels le féodalisme aurait opéré une transition vers le capitalisme[141].

Alors que les réflexions sur le caractère féodal du régime seigneurial laurentien se sont raréfiées depuis le début des années 1990[142], comme nous le notions plus haut, le paradigme de la féodalité tardive participe d’une volonté de mieux comprendre les liens entre la société néo-française et ses racines plongeant dans la société féodale de la France médiévale à l’aide de nouveaux outils conceptuels. Le médiéviste Arnaud Montreuil propose ainsi, dans une proposition conceptuelle qui veut « encourager les échanges entre la médiévistique et l’histoire de la Nouvelle-France[143] », de tester sur le cas néo-français des observations de Jérôme Baschet sur le « Moyen Âge mondialisé[144] » et d’Alain Guerreau et de Jacques Le Goff sur le concept de long Moyen Âge[145]. Cela signifie qu’il faille admettre d’entrée de jeu la thèse selon laquelle « la logique guidant l’établissement des Français dans la vallée du Saint-Laurent était féodo-ecclésiale », et que l’appropriation de l’espace de ce côté-ci de l’Atlantique se faisait bien selon des modalités caractéristiques des sociétés médiévales[146].

Selon Montreuil, la société néo-française, peut-être même bas-canadienne, était probablement aussi marquée par la dynamique féodo-ecclésiale que la France médiévale. Il propose aux spécialistes de l’histoire de la Nouvelle-France de réfléchir à la présence possible de deux phénomènes dans la colonie et formant la base de cette dynamique : la relation de dominium – qui renvoie au pouvoir simultané sur les censitaires et sur les terres qu’exerce le seigneur[147] – et la puissance spirituelle et temporelle de l’Église. Montreuil se demande notamment si ce que l’État français et l’Église « ont tenté de reproduire en Nouvelle-France était moins la seigneurie ou un système seigneurial – c’est-à-dire un objet, une construction juridique – que la relation de dominium[148]… ». Montreuil invite donc à (re)mesurer les liens entre la colonie laurentienne et sa métropole, toujours dominée par la logique féodo-ecclésiale aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, tout en tenant compte des spécificités que peut engendrer « la situation périphérique de la colonie[149] ».

La perspective de la féodalité tardive rejoint, en dernier lieu, certaines analyses qui remettent en cause le mythe américain d’un espace continental où la normalité en termes d’exploitation terrienne est incarnée dans la figure du yeoman disposant librement de sa terre[150]. Dans ce schéma, la terre seigneuriale apparaît comme une anomalie continentale alors qu’au contraire, fait bien connu mais rarement mis en relief dans l’historiographie seigneuriale, des formes de propriété terrienne dites non libres étaient répandues. Greer rappelle, à ce titre, que ni en Europe ni dans le Nouveau Monde, entre le XVIe et la fin du XVIIIe siècle, on n’observait une forme « parfaite » de propriété terrienne privée[151] ».

La propriété terrienne, durant la majeure partie de la période coloniale en Amérique du Nord, s’éloignait donc concrètement des modèles de freehold tenure idéalisés par des écrivains, philosophes et hommes politiques tels que le républicain esclavagiste Thomas Jefferson[152]. Puisqu’elle ne semble ni relever totalement d’une matrice européenne et féodale ni complètement d’un contexte purement américain, cerner la trajectoire seigneuriale sous l’angle de la féodalité tardive serait un autre moyen d’évaluer ce que la seigneurie laurentienne a de singulier (ou non) par rapport aux théories et aux pratiques de la propriété terrienne en Amérique. Lieu d’une persistance étonnante, à n’en point douter, d’un modèle juridique et foncier ainsi que d’une dynamique sociale issue de la féodalité, le cas de la vallée du Saint-Laurent offre ainsi un portrait qui informe sur une réalité sous-estimée des modèles de propriété terrienne du Nouveau Monde s’éloignant d’un certain idéal de liberté[153].