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Rocque et Leanza (2015) classifient les enjeux associés à l’intervention interculturelle en milieu médical, du point de vue des patients, en 4 catégories : 1) les barrières linguistiques ; 2) la discrimination ; 3) les différences de valeurs et de représentations ; 4) le niveau d’acculturation. Le succès d’une intervention interculturelle dépend en grande partie de la prise en considération de ces enjeux, au niveau de l’institution comme de l’intervention elle-même. Pottie, Ng, Spitzer, Mohammed et Glazier (2008) démontrent que l’absence d’une langue commune est l’un des facteurs nodaux pour expliquer les inégalités en santé au Canada. Bowen, Gibbens et Roy (2010) mettent en évidence que ce n’est pas seulement le traitement qui est mis en péril en l’absence de langue commune, mais aussi l’obtention du consentement, l’évaluation et la prescription. En bref, toutes les étapes d’une prise en charge dans un système de santé.

Donner accès à un service d’interprétation est institutionnellement la marque d’une préoccupation pour l’accueil des minorités et, de ce fait, de la lutte contre les discriminations qui mènent aux inégalités. Travailler avec un interprète peut aider à surmonter non seulement le premier enjeu, l’absence d’une langue commune, mais aussi l’absence de référents socioculturels communs (Fatahi, 2010 ; Beltran-Avery, 2001 ; Cultural Interpretation Services for Our Communities [CISOC], 2013). Bien que les interpreting studies aient pris leur essor depuis quelques décennies, il reste beaucoup de lacunes à combler autour de l’intervention interprétée en santé mentale. Cet article traite précisément de l’évaluation psychologique dans le cas où l’évaluateur et l’évalué ont des ancrages socioculturels différents et ne partagent pas de langue commune.

À notre connaissance, les premiers écrits scientifiques à propos de l’entretien interculturel interprété (EII) en santé mentale datent des années 70. Mackinnon et Michels (1971) décrivent l’EII avec interprète non formé (ad hoc), tout en relevant que l’interprète idéal serait un professionnel capable de transférer le message d’une langue à l’autre, portant attention plutôt à la connotation des mots qu’à leur dénotation et gardant les nuances et les subtilités des émotions transmises. Cependant, ils estiment cela utopique et proposent une série de recommandations pour le travail en EII psychiatrique avec interprète ad hoc. Sabin (1975), pour sa part, étudie 2 cas de suicide de patients hispanophones, évalués et traités en EII par des psychiatres anglophones. Ses résultats suggèrent que la souffrance émotionnelle des patients peut être sous-estimée dans le processus d’interprétation, ce qui aurait pu mener à un diagnostic négligeant l’état de désespoir des patients. Plus tard, Marcos (1979) qui analyse l’évaluation de la psychopathologie en EII, identifie les principales distorsions dérivant de cette pratique – 1) les faibles compétences linguistiques et en traduction ; 2) le manque de connaissances thématiques (du domaine de la psychiatrie) ; 3) les attitudes vis-à-vis de l’intervenant ou du patient – pour finalement suggérer des recommandations pour les intervenants travaillant avec des interprètes ad hoc. Par la suite, les travaux scientifiques se sont développés. En 1992, fut créé au Canada le réseau Critical Link avec comme but la promotion de la recherche en interprétation de service public dans les domaines juridique, social et de la santé (Burdeus-Domingo, 2015). Grâce à cet intérêt croissant de chercheurs de différentes disciplines, un champ d’études à part entière est né : les interpreting studies (Pöchhacker, 2004). En parallèle, l’interprétation de service public s’est professionnalisée dans certains pays, avec des cursus préuniversitaires ou universitaires, mais pas de façon systématique au Canada, et cette formation est encore balbutiante au Québec (Leanza, Brisset, Rocque et Boilard, 2017). On trouve, depuis les années 90, de nombreuses publications proposant des recommandations sur comment travailler avec un interprète en santé : des articles scientifiques (Tribe et Morrissey, 2004 ; Bischoff et Loutan, 2008 ; Paone et Malott, 2008 ; Searight et Searight, 2009 ; Tribe et Thompson, 2011 ; Hadziabdic et Hjelm, 2013 ; Leanza, Miklavcic, Boivin et Rosenberg, 2014) ou des guides de bonnes pratiques (American Psychological Association [APA], 1990 ; Tribe et Thompson, 2008 ; Australian Psychological Society [APS], 2013 ; CISOC, 2013 ; Miletic et coll., 2006). Souvent, il s’agit de recommandations génériques comblant les besoins de toutes les spécialités de la santé. Parfois elles sont spécifiques à la santé mentale (Leanza et coll., 2014). Cependant, elles ne tiennent que rarement compte des spécificités des procédures d’évaluation psychologique et sont encore moins souvent illustrées par des exemples tirés de la pratique. Nous proposons de reprendre ces recommandations pour l’évaluation psychologique et de les illustrer avec des exemples cliniques. Pour ce faire, nous nous basons sur une compilation des principales recommandations proposées dans la littérature scientifique en matière d’interprétation en santé, sur les 7 stratégies de collaboration interprofessionnelles présentées dans René de Cotret et coll. (2020, ce volume) et à la grande expérience clinique de la seconde auteure.

1. L’évaluation psychologique en situation interculturelle

Un examen psychologique en contexte psychiatrique comporte généralement un entretien clinique initial au cours duquel l’évaluateur explique à la personne son mandat et cherche à obtenir son consentement. Il débute son entretien en recueillant de l’information sur l’identification de la personne (âge, genre, état civil, marital et légal, etc.). Par la suite, il dresse l’histoire personnelle et de la symptomatologie. Il explore le fonctionnement actuel et le fonctionnement psychologique, pour finalement procéder à l’examen mental (Pelletier et Ishak, 2016) et identifier les plaintes. Ces informations permettent d’avancer des hypothèses qui guideront l’examen psychologique : selon le jugement de l’évaluateur, une conduite d’évaluation à l’aide de tests psychométriques est développée en fonction du mandat et des hypothèses cliniques retenues. La passation de ces tests débute à la deuxième rencontre, qui constitue la première séance d’évaluation. D’autres séances d’évaluation peuvent suivre, selon le mandat d’évaluation, la conduite préconisée, le déroulement, la disponibilité de tous et les capacités de la personne évaluée. La famille est généralement impliquée dans le processus afin d’obtenir sa perspective sur le développement et sur l’apparition des premiers signes de la maladie et, ici, sur le parcours migratoire (voir le cas 1). Cette présence est aussi nécessaire pour créer un climat de confiance.

Brisson, Bolduc et Jourdan-Ionescu (2011) proposent un modèle d’arbre décisionnel comportant 2 étapes préliminaires : une évaluation des capacités langagières et un entretien portant sur le fonctionnement, l’histoire sociale et le développement de la personne. Ils soulignent l’importance d’évaluer le niveau d’acculturation : d’explorer différentes sphères de la vie et d’évaluer à quel(s) cadre(s) socioculturel(s) elles semblent être attachées. Il faut aussi évaluer à quel point la personne est à l’aise avec les modes relationnels et le quotidien de son nouvel environnement (voir le cas 2). Le modèle des stratégies d’acculturation de Berry (2000), faisant la distinction entre intégration, assimilation, séparation et marginalisation, peut servir de guide.

Pour déterminer les capacités langagières d’un patient, CISOC (2013) et APS (2013) proposent les stratégies suivantes pour aider les professionnels de la santé :

  1. Poser des questions simples concernant des détails personnels ;

  2. Poser des questions exigeant que la personne réponde avec des phrases pleines ;

  3. Demander au patient de répéter un message qu’il vient de recevoir (afin d’évaluer sa fluidité et le type de vocabulaire utilisé) ;

  4. Poser des questions ouvertes, comme « dites-moi ce que vous en pensez » ;

  5. Écouter la justesse des temps des verbes utilisés ;

  6. Demander au patient de dire et d’épeler son adresse.

Au terme du premier entretien, l’évaluateur a besoin de savoir si l’évalué répond aux exigences minimales pour une passation valide des tests (c.-à-d. comprendre les consignes sans devoir diminuer significativement le registre et s’exprimer avec fluidité à l’oral). Malgré les aides mentionnées ci-dessus, le jugement clinique reste la base de cette évaluation. Comme Le Du (2013) le soulève : « il appartient aux psychologues de choisir leurs techniques d’évaluation après avoir identifié leurs limites afin de pouvoir contextualiser les résultats et de réaliser l’examen dans une langue parlée par l’[évalué], si possible sa langue maternelle ». Dans le cas 3, l’évaluateur a choisi de ne pas faire passer les épreuves.

2. L’évaluation psychologique interprétée

Dans le contexte où le critère de maîtrise de la langue n’est pas atteint, l’évaluateur peut bénéficier des services d’un interprète. La littérature scientifique classifie les recommandations concernant le travail avec interprète en milieu de santé selon un modèle en 3 phases : « l’avant – le pendant — l’après » l’intervention. C’est ce modèle que nous suivons également, puisque, même si la communication proprement dite entre le bénéficiaire et l’intervenant (par l’entremise de l’interprète) se limite à la deuxième phase (le pendant), les 2 autres phases conditionnent aussi la qualité de l’EII, comme indiqué par René de Cotret et coll. (2020, ce volume).

2.1 L’avant

2.1.1 Trouver le bon interprète

Dans un examen psychologique en situation interculturelle, le recours à un interprète de la même origine est recommandé, car son vécu et ses connaissances peuvent aider à comprendre le contexte socioculturel d’origine de l’évalué, son parcours migratoire et son processus d’adaptation à la société hôte. Pour trouver l’interprète idéal, plusieurs auteurs (APS, 2013 ; Miletic et coll., 2006 ; Paone et Malott, 2008 ; Tribe et Thompson, 2008 ; CISOC, 2013 ; Leanza et coll., 2014) conseillent de s’intéresser, non seulement à sa langue, mais aussi à son dialecte. Pour cela, il faut tenir compte du pays d’origine (et si possible de la région) de provenance du patient, puisque souvent les différences dialectales rajoutent des obstacles à la communication entre 2 locuteurs natifs, spécialement dans les langues parlées par une grande population (comme l’arabe).

Il est aussi convenable de penser aux préférences concernant le sexe ou l’âge de l’interprète, son bagage ethnoculturel, des considérations de clan, caste, classe sociale, religion, etc., puisque celles-ci peuvent constituer autant d’éléments de séparation entre individus d’une même culture. Enfin, il faut vérifier que le choix d’un interprète particulier ne puisse pas nuire à la confidentialité de la consultation (APS, 2013 ; Miletic et coll., 2006 ; Tribe et Thompson, 2008 ; Searight et Searight, 2009 ; CISOC, 2013 ; Leanza et coll., 2014). Cela peut être un problème dans les petites communautés où tous les membres se connaissent. En santé mentale, selon Miletic et coll. (2006), à la crainte de la diffusion des informations privées se rajoute la crainte de l’apparition d’un possible stigma qui pourrait s’étendre à la communauté (la maladie mentale étant souvent stigmatisée). Lorsque possible, il est indiqué de chercher un interprète sans aucun lien personnel avec le patient. Ces informations doivent être transmises à l’organisme offrant les services d’interprétation (une banque d’interprètes) comme le mentionnent René de Cotret et coll. (2020, ce volume).

2.1.2 Le briefing

Il est recommandé d’organiser une réunion de briefing afin de préparer la consultation avec l’interprète (Miletic, Piu, Minas, Stankovska, Stolk et Klimidis, 2006 ; Paone et Malott, 2008 ; Tribe et Thompson, 2008 ; Searight et Searight, 2009 ; CISOC, 2013 ; Leanza, Miklavcic, Boivin et Rosenberg, 2014). Après avoir accueilli l’interprète, l’évaluateur doit donner à l’interprète des consignes sur l’objectif de la rencontre et l’informer sur le processus et le cadre dans lequel il se fait. Il relève aussi ses attentes vis-à-vis de l’EII, tout en précisant ses préférences en ce qui concerne la modalité d’interprétation, l’emplacement de l’interprète, son implication communicationnelle et relationnelle avec l’évalué, etc. (Tribe et Thompson, 2008 ; APS, 2013 ; Miletic et coll., 2006 ; CISOC, 2013 ; Leanza et coll., 2014) et écoute les contextualisations culturelles nécessaires pour communiquer avec le patient, le cas échéant.

L’évaluateur a le devoir de procéder à une évaluation psychométrique standardisée, malgré la présence de l’interprète. L’arrimage doit donc être bon et cela ne peut se faire sans que l’interprète ne saisisse le sens de ce que va faire l’évaluateur, et vice-versa, sans que l’évaluateur ne saisisse les particularités du travail de l’interprète et les besoins associés à sa pratique (Pointurier, 2016 ; Leanza et coll., 2015).

2.2 Le pendant

2.2.1 Présentation et consentement

L’alliance évaluateur-interprète étant établie, le travail auprès de l’évalué débute. Après l’avoir informé du rôle et du mandat de chacun, il faut demander à l’évalué son consentement aux services d’un interprète (Miletic et coll., 2006 ; CISOC, 2013 ; Wright, 2014). Avec le consentement de l’évalué, l’interprète devient l’associé de l’évaluateur (Westermeyer, 1989 ; Mudarikiri, 2003). Néanmoins, si l’évalué refuse, Miletic et coll. (2006) recommandent de chercher la raison du refus (souvent causé par la peur d’être catalogué comme malade mental par sa communauté ou par sa conviction d’avoir des capacités langagières suffisantes). Face au refus, il faut conscientiser le bénéficiaire sur la convenance d’utiliser les services de l’interprète, tout en lui expliquant que celui-ci est soumis à un code d’éthique professionnelle exigeant de garantir une stricte confidentialité et de demeurer impartial[2]. Il est aussi recommandé de rappeler au bénéficiaire qu’il est possible de changer d’interprète et que, même quand l’évalué semble assez autonome dans la langue de l’évaluateur, il est fortement recommandé d’avoir un interprète qui peut intervenir lors des éventuels manques de compréhension ou pour exprimer les nuances des messages. Si l’évalué persiste dans son refus, CISOC (2013) suggère aux intervenants d’expliquer qu’ils ont fortement besoin de ces services afin de comprendre la totalité du vécu de la personne évaluée et Miletic et coll. (2006) proposent de leur offrir des services d’interprétation téléphonique ou la participation d’un intervenant bilingue (si disponible).

2.2.2 Organisation de l’espace de consultation

L’interprète a besoin d’interagir avec les 2 parties sans pour autant perturber le flux conversationnel. Il est donc convenable d’organiser le lieu de rencontre pour le placement en triangle des personnes, car cela favorise l’intervention de l’interprète sans perturber le flux conversationnel. D’autres organisations, notamment celle où l’interprète est assis légèrement en arrière de l’évalué ou de l’évaluateur, sont suggérées dans la littérature (Miletic et coll., 2006 ; Searight et Searight, 2009) ; cela permet à l’évalué de rester orienté vers l’évaluateur tout au long de la séance et vice-versa (APS, 2013 ; Miletic et coll., 2006 ; Tribe et Thompson, 2008 ; CISOC, 2013 ; Leanza et coll., 2014).

2.2.3 Mise en confiance

Tribe et Thompson (2008) soulignent l’importance de mettre tous les participants de l’EII à leur aise. La séance doit donc débuter doucement, laissant l’évalué se raconter à partir de son parcours migratoire et sa vie « nouvelle » au Québec. Il faut donner le temps à l’interprète d’interpréter et de s’ajuster au registre et au débit des interlocuteurs. René de Cotret et coll. (2020, ce volume) soulignent l’importance de la causette (small talk) entre l’interprète et l’évalué dans l’établissement de cette confiance, dans la mesure où cette causette porte sur des sujets anodins et non sur l’évaluation elle-même. Pour l’évaluateur, il est important de s’exprimer selon un rythme naturel, puisque les rythmes artificiels peuvent interférer avec le processus d’interprétation. Dans la mesure du possible, les segments de discours excessivement longs doivent être évités pour ne pas rajouter un poids inutile à l’interprète (Tribe et Thompson, 2008 ; CISOC, 2013 ; Leanza et coll., 2014). Certains professionnels ont tendance à s’adresser à l’interprète et attendre l’interprétation vers l’évalué, mais notre expérience nous a prouvé qu’un contact direct avec l’évalué (avec un temps laissé pour l’interprétation) est plus indiqué et parfaitement réalisable. De plus, la littérature scientifique conseille aux intervenants de parler directement au patient, tout en agissant comme si l’interprète n’était pas là, et en laissant du temps pour l’interprétation (National Council on Interpreting in Health Care [NCIHC], 2003 ; Miletic et coll., 2006 ; CISOC, 2013). Cette technique d’entretien, orientée vers l’évalué, aide ce dernier à comprendre que l’interprétation est instrumentale et se concentre sur son contact avec l’évaluateur.

2.2.4 La passation des évaluations psychométriques

Lorsque l’évalué ne maîtrise pas le français, les tâches verbales sont à éviter, sauf si le test à utiliser a été traduit dans sa langue selon un processus rigoureux avec validation. Dans ce cas, l’interprète peut lire des consignes préalablement remises, suivant les indications de l’évaluateur. Bien qu’il puisse sembler pratique de demander à l’interprète de traduire à vue les différents items des tests psychologiques, cela n’est pas fiable ni valide en termes cliniques (Leanza et coll., 2014). Selon APS (2013), Miletic et coll. (2006) ainsi que Tribe et Thompson (2008), quelques termes n’ayant pas d’équivalents dans certaines langues, la traduction à vue approximative des instruments d’évaluation peut changer les significations et mener à de faux résultats. Pour mesurer le fonctionnement intellectuel le plus justement possible chez des personnes pour lesquelles le niveau d’acculturation le permet, on peut utiliser, en complémentarité d’un test de type Wechsler, l’échelle Beta-III (Kellogg et Morton, 1999), soit une échelle d’intelligence non verbale.

Pour tester l’évaluation, il est nécessaire de s’appuyer sur les items « de pratique ». Ils permettent, outre le fait de vérifier si l’évalué saisit les instructions et la tâche, d’évaluer si l’interprète les saisit également, ainsi que son rôle dans la passation. Pendant la passation, une « traduction mot à mot » est demandée pour respecter au plus près les procédures standardisées de l’évaluation. C’est ce que Tribe (1993, cité par Tribe et Thompson, 2008) nomme le « mode linguistique d’interprétation ». Ce mode est habituellement critiqué par la traductologie (Valero-Garcés, 1999 ; Gillies, 2017 ; Halter, 2018 ; Angelelli, 2019), puisque, comme l’indique Nida (1964), l’équivalence en traduction a un caractère dynamique, car les mots ne prennent de sens que dans leur contexte, raison pour laquelle, lorsqu’un interprète cherche à communiquer l’idée exprimée par un des interlocuteurs, celui-ci accorde une importance primordiale au contexte dans lequel chaque mot a été prononcé, à la recherche de l’adéquation du message aux contextes dans lesquels ils ont été émis tout en respectant les conventions de l’autre langue (qui peuvent être fort différentes). Lors de la passation des examens psychologiques, l’interprète adapte son travail aux objectifs recherchés. Il peut donc prendre, lorsque (et seulement si) nécessaire, le mot comme micro-unité de traduction (Hurtado, 2001), tout en considérant le message comme macro-unité de traduction (Hurtado, 2001). Dans ces situations, la « traduction mot à mot » doit être accompagnée de commentaires pertinents précisant les conventions d’usage de la langue d’origine. Également, l’interprète porte attention à toute irrégularité repérée dans l’expression du patient. C’est seulement en respectant ces conditions qu’une « traduction mot à mot » peut être efficace. Ce type de pratique est utile lorsque l’évaluateur doit considérer comment l’évalué utilise la langue pour faire un diagnostic. Dans la même lancée, APS (2013) et Miletic et coll. (2006) insistent sur l’intérêt de l’interprétation « mot à mot » quand le discours du patient est confus ou incohérent, car une telle incohérence peut être la clé menant à un diagnostic en santé mentale (même si l’intervenant ne l’a pas prévu). Cependant, l’interprétation « mot à mot » se limite à ces cas précis, car une telle pratique n’a pas de sens et est déconseillée dans d’autres situations, puisque croire que les mots ont un sens unique prédéfini en dehors de tout contexte est une illusion. Hors de ces situations précises, l’interprète ne peut donc pas considérer l’équivalence lexicale dans l’abstrait ni interpréter « mot à mot », devant identifier le vocabulaire (utilisé à des fins spécifiques et dans un contexte culturel) et l’adapter à la nouvelle réalité linguistique et culturelle.

2.3 L’après

2.3.1 Le débriefing

Après le départ de l’évalué, l’évaluateur doit prendre un moment avec l’interprète afin de recevoir ses commentaires et valider certaines observations qui vont enrichir sa compréhension concernant l’état mental et le comportement de l’évalué (APS, 2013 ; Miletic et coll., 2006 ; Paone et Malott, 2008 ; Tribe et Thompson, 2008 ; Searight et Searight, 2009 ; Leanza et coll., 2014). D’une part, l’interprète peut être consulté comme informateur sur la qualité de l’expression de l’évalué, ainsi que sur le parcours migratoire généralement rencontré, le système scolaire, l’intégration à la nouvelle société, etc., afin de remettre en contexte les comportements observés et les performances enregistrées aux tests. D’autre part, l’interprète peut contextualiser certains signes comportementaux, comme la modulation de la voix, l’utilisation du regard, la posture, l’apparence (le port de signes religieux, par exemple), qui passent complètement inaperçus à l’évaluateur. Il n’est pas demandé de porter un jugement professionnel sur l’évalué, mais des clarifications socioculturelles sur les usages dits habituels. Il fournit de l’information subjective, basée sur des généralisations qui peuvent s’appliquer ou pas dans le cas d’un patient concret (Miletic et coll., 2006). Dans ces cas, il est recommandé de vérifier avec d’autres sources d’information (par exemple, la famille du patient ou avec le patient lui-même) si ces informations s’appliquent à son cas précis. L’évaluateur peut aussi chercher à identifier si un comportement observé qu’il juge étrange et atypique l’est bien. En d’autres termes, il recherche des culturally informed behaviours (Goh et coll., 2004 ; Paone et Malott, 2008) pouvant donner du sens aux comportements du patient, en les dissociant d’un possible trouble psychopathologique.

Il se peut, lorsqu’en raison d’hypothèses alternatives qui peuvent s’expliquer par une acculturation sous-optimale (séparation ou marginalisation), que l’évaluateur doive reconduire l’évaluation si des informations supplémentaires lui sont communiquées. Cependant, le débriefing ne doit pas être considéré comme une discussion de cas, puisque, comme souligné par APS (2013), l’interprète est rarement un professionnel de la santé mentale et ses commentaires restent indicatifs. Bien qu’il rajoute des informations complémentaires, le diagnostic peut demeurer réservé si ces informations sont toujours jugées insuffisantes ou non pertinentes.

2.3.2 La continuité des soins

Quand une consultation s’est bien déroulée avec un interprète (ayant su mettre le patient en confiance), Raval (1996), Miletic et coll. (2006), Tribe et Thompson (2008), APS (2013) et René de Cotret et coll. (2020, ce volume), recommandent de demander les services de ce même interprète pour assurer le suivi du patient lors de ses prochaines rencontres, puisque cela favorise le progrès des soins. L’évaluateur doit noter le nom de l’interprète dans le dossier de l’évalué pour faciliter cette continuité (Leanza et coll., 2014). Malheureusement, il arrive régulièrement que plusieurs interprètes soient impliqués dans la même évaluation, ce qui rajoute des difficultés. L’évaluateur doit adapter et reprendre les procédures décrites plus haut à chacune des séances. C’est aussi une difficulté supplémentaire pour le patient, ainsi que pour l’interprète, puisqu’un nouveau lien de confiance doit être établi à chaque fois (Tribe et Sanders, 2003).

3. Discussion

La synthèse des recommandations présentées ici est doublement originale. D’abord, elle est centrée sur l’évaluation psychologique en présence d’un interprète ce qui, à notre connaissance, n’a jamais été fait. Ensuite, elle doit permettre à l’évaluateur d’organiser son intervention de façon à ce qu’un arrimage optimal avec l’interprète favorisant la communication interculturelle soit possible, par exemple en évaluant sa capacité à comprendre les instructions et les tâches d’évaluation, plutôt que de blâmer son manque de compétences. C’est une tendance malheureusement très présente dans la littérature en santé portant sur l’EII. En effet, dans une grande partie de cette littérature, l’attention est portée sur l’interprète et ses manques : sa formation (incomplète), son peu de connaissances en matière médicale, ses imprécisions et erreurs d’interprétation… (Farooq et Fear, 2003 ; Flores et coll., 2003). Or, tous les interprètes peuvent faire des erreurs, quelle que soit leur formation ou leur expérience (Hsieh, 2006). La démarche proposée ici associe des recommandations déjà établies en matière de collaboration avec interprète (p. ex. la pratique en 3 phases), mais aussi l’ajout d’éléments originaux et nécessaires pour une intervention interculturelle, comme la prise en compte du niveau d’acculturation de l’évalué ou de son niveau de maîtrise de la langue de l’institution.

Les recommandations faites dans cet article ont comme limite de devoir s’appliquer à des contextes d’interventions avec leurs contraintes, en particulier celles de temps et d’argent (Leanza, 2017). Faire venir un interprète, si possible formé, est une charge financière supplémentaire pour l’institution. Ajouter un interprète dans l’évaluation augmente aussi le temps nécessaire à cette évaluation (l’intervention auprès des migrants et réfugiés a été estimée à 40 % de temps supplémentaire, entre autres, en raison de la présence d’un interprète, Battaglini, 2005). Ce sont les « coûts » qu’implique l’équité en santé et par là même des soins de santé adaptés aux populations les plus vulnérables. Une autre limite importante est la représentation tenace auprès des intervenants et gestionnaires que l’interprétation est à la portée de toute personne bilingue (Vargas-Urpi, 2011) ce qui entraîne des « bricolages » dans les interventions interculturelles qui auraient nécessité un interprète (Diamond et coll., 2009). Cette limite peut être surpassée par la formation aussi bien des intervenants que des interprètes.

L’expérience clinique nous apprend qu’un examen psychologique en EII exige une attention et une préparation particulières de la part de l’évaluateur : il doit modifier ses aptitudes (accueil, ouverture, empathie, alternance culturelle, compréhension, inclusion des tiers et vigilance) dans la relation d’examen avec l’évalué et favoriser l’implication de l’interprète. En d’autres termes : il doit s’allier à l’interprète pour rendre son évaluation la plus juste possible, tout en demeurant en relation avec l’évalué, faisant fi, un peu paradoxalement, de la présence de l’interprète. L’interprète est un professionnel précieux, incontournable, mais l’évalué et l’évaluation restent au coeur de l’intervention. De par la panoplie de techniques, de rôles et positionnements qu’il a à sa disposition, l’interprète peut aider à entrer dans le monde vécu de l’évalué et à en saisir les subtilités (Leanza, 2006 ; René de Cotret et coll., 2020, ce volume). Loin d’être une machine à traduire, c’est un être humain doté de connaissances qu’il met à la disposition du processus d’évaluation. Dans un monde idéal, les interprètes ont reçu une formation en interprétation et sont spécialisés en santé, voire en santé mentale. Ce monde idéal n’existe pas partout, mais ce n’est pas non plus l’utopie qu’à la fois décrivaient et regrettaient Mackinnon et Michels (1971). Le plurilinguisme des sociétés est une réalité aussi vieille que l’humanité, mais ce n’est que dans les dernières décennies que certains États de droits (comme le Canada) se sont dotés de lois donnant comme devoir à leurs institutions d’accueillir cette diversité linguistique (Leanza, Brisset, Rocque et Boilard, 2017). Dans ce cadre, travailler avec un interprète n’est pas un événement bizarre qui vient bousculer la routine des intervenants, mais bien une des possibilités normales de la pratique quotidienne, à laquelle ces intervenants doivent être formés.