Corps de l’article

La qualité de la communication entre l’usager et l’intervenant[1] influence directement la qualité des services reçus (Burdeus-Domingo, 2015 ; Sutcliffe, Lewton et Rosenthal, 2004 ; Wilson et coll., 1995). Par exemple, Bhasale, Miller et Reid (1998) ont découvert lors de leur étude que : a) près du quart des problèmes survenus pendant les consultations avec un médecin omnipraticien étaient associés à une communication déficiente ; b) les usagers aux prises avec des problèmes de santé mentale étaient particulièrement à risque. Or, une couche de complexité s’ajoute quand la communication est interculturelle (Montgomery et Bourassa-Dansereau, 2019), soit lorsque les origines, les langues et/ou les cultures de l’usager diffèrent significativement de celles de l’intervenant.

Le domaine de pratique et de recherche émergeant qu’est l’interprétation de service public (ISP) vise à accroître la qualité de la communication interculturelle entre l’usager et l’intervenant par l’entremise de l’interprète. Central au domaine, l’entretien interculturel interprété (EII) est défini comme un entretien au cours duquel interagissent directement les interlocuteurs primaires (l’usager et l’intervenant) et l’interlocuteur secondaire (l’interprète de service public) (Alexieva, 1997 ; Li, 2011).

Leanza, René de Cotret et Beaudoin-Julien (2019) traitent des nombreux défis communicationnels qui doivent être relevés pour mener à bien l’EII. Si certains de ces défis concernent les interlocuteurs primaires et secondaires de l’EII, la majorité sont plutôt d’ordre institutionnel et organisationnel. En voici une liste non exhaustive :

  • Élaborer des formations à propos de l’ISP ;

  • Sensibiliser et/ou former les interprètes et les intervenants à l’ISP ;

  • Sensibiliser et/ou former tout autre acteur social ayant un rôle à jouer dans l’EII, de l’agent administratif au triage au gestionnaire et même au décideur politique ;

  • Implanter des services d’ISP adaptés aux particularités des milieux desservis ;

  • Gérer l’offre de service par le biais des banques d’interprètes ;

  • Gérer les demandes de service faites par les intervenants ;

  • Gérer les problèmes survenant entre les acteurs sociaux impliqués dans l’ISP en général et entre les interlocuteurs de l’EII en particulier.

Le présent texte aborde 2 défis généraux concernant l’intervenant appelé à collaborer avec l’interprète de service public, soit la reconnaissance du rôle de celui-ci (section 2.1) et la reconnaissance de la diversité des situations de communication pouvant favoriser leur collaboration (section 2.2). L’objectif général de l’étude était de fournir à l’intervenant oeuvrant dans le secteur de la santé mentale des stratégies concrètes pour répondre à ces défis.

1. Méthode

La réflexion proposée dans cet article tire son origine de la recension systématique de Brisset, Leanza et Laforest (2013), dont l’objectif était d’accroître la compréhension des dynamiques relationnelles en cause lors de l’EII entre l’intervenant et l’interprète de service public. Le laboratoire Psychologie et Cultures a ensuite réalisé 3 études[2] dans le but d’identifier et de clarifier les dynamiques relationnelles ciblées dans ladite recension systématique. Les 3 études de terrain (René de Cotret et coll., 2019 ; René de Cotret, Brisset et Leanza, accepté ; René de Cotret, Ošlejšková, Tamouro et Leanza, 2017), chacune soutenue par une recension de la littérature, sont à la base des développements présentés dans cet article.

Cette réflexion est appuyée par une lecture critique de la littérature (narrative overview) (Green, Johnson et Adams, 2001). La littérature contient plusieurs pistes de solution face aux défis généraux exposés, mais celles-ci peuvent être difficiles à trouver, à organiser et à mettre en application par l’intervenant. La narrative overview sert à offrir un regard neuf sur un objet d’étude. Elle est particulièrement utile pour les intervenants et les décideurs, qui pourront économiser un temps précieux en ayant à leur disposition une synthèse critique de la littérature. Elle permet également de reconnaître les écueils de la littérature et d’encourager la réflexion en mettant à l’épreuve une manière traditionnelle de considérer l’objet d’étude.

2. Résultats

La lecture critique de nos propres travaux et de la littérature nous a permis de clarifier et de répondre aux deux défis généraux en formalisant la notion de stratégies de collaboration interprofessionnelle (ou stratégies de collaboration). Nous définissons ces stratégies comme des moyens destinés à consolider ou à permettre la collaboration entre l’intervenant et l’interprète par l’entremise d’une communication efficace. La communication efficace telle que présentée par Leonard, Grahem et Bonacum (2004) passe par l’implantation d’outils de communication qui, au lieu de remettre en question l’aptitude et la motivation des professionnels à collaborer, cible les défis inhérents à leurs interactions. Les stratégies de collaboration s’inscrivent dans cette philosophie organisationnelle. Par rapport à la notion de collaboration interprofessionnelle, nous nous référons aux éléments clés décrits par D’Amour et coll. (2005), car ils traitent directement la collaboration entre les professionnels du secteur de la santé. Ainsi, la collaboration interprofessionnelle vise : 1) la mise en oeuvre d’une action commune qui tient compte de la complexité des besoins de l’usager ; 2) l’établissement d’une vision commune intégrant les perspectives de chaque professionnel impliqué et appelant au respect et la confiance mutuelle.

Les stratégies de collaboration proposées sont d’autant plus intéressantes que les mécanismes institutionnels et organisationnels destinés à encadrer la collaboration entre l’intervenant et l’interprète ne sont pas encore formalisés, voire bien rodés (Burdeus-Domingo, 2015 ; René de Cotret et coll., 2019). En outre, parce qu’elles visent l’amélioration de la communication, ces stratégies requièrent un investissement minimal de temps et de ressources additionnelles et peuvent être appliquées à divers contextes de pratique (Kates et coll., 1997).

2.1 Premier défi : reconnaître le rôle de l’interprète de service public

Le sociologue Biddle (1986) note que la notion de rôle est basée sur « the fact that human beings behave in ways that are different and predictable depending on their respective social identities and the situation ». Dans le secteur de la santé mentale, les frontières délimitant le rôle respectif de chaque professionnel appelé à collaborer ne sont pas strictement circonscrites par les institutions en place (Brown, Crawford et Darongjamas, 2000). De fait, la subjectivité et l’intuition des professionnels contribueraient à la délimitation de ce que Brown et coll. appellent les frontières perméables (permeable boundaries) du rôle professionnel.

Dans une des premières publications portant sur le rôle de l’interprète de service public, Bruce et Anderson (1976) insistent sur l’ambiguïté de cette notion et sur la pertinence de la clarifier. C’est d’ailleurs ce que plusieurs feront par la suite, de Kaufert et Koolage (1984) jusqu’aux initiatives plus récentes portant des titres tels que Revisiting the Interpreter’s Role (Angelelli, 2004) et Getting to the Core of Role (Llewellyn-Jones et Lee, 2013). À ce jour, aucune définition ne fait l’unanimité quant à ladite notion (Clifford, 2004 ; Leanza et coll., 2015 ; Mason, 2009) et, contrairement aux attentes, elle serait devenue « de plus en plus complexe et insaisissable » (Pöllabauer, 2015). Il n’est pas clair à quel point ce flou conceptuel est une cause ou une conséquence de ce qui est vécu sur le terrain, d’abord par le principal intéressé, l’interprète, mais aussi par celui avec qui il est appelé à collaborer, l’intervenant.

Il est possible de faire un rapprochement entre le rôle des interprètes de service public et celui des infirmiers communautaires oeuvrant dans le secteur de la santé mentale (ICSM). Tel qu’illustré par Crawford, Brown et Majomi (2008), les ICSM sont nombreux à mettre de l’avant que leur rôle est plus ou moins considéré par les autres professionnels avec qui ils travaillent, notamment parce que les problèmes de santé mentale seraient moins visibles que les problèmes de santé physique. Ainsi, l’efficacité des ICSM serait plus difficile à reconnaître que celle des professionnels intervenant sur les problèmes de santé physique. Par analogie, la portée du travail des interprètes de service public serait difficile à reconnaître notamment à cause des préjugés relatifs à la langue, à savoir qu’il ne serait pas nécessaire d’être un professionnel de cette question pour traduire ou interpréter une langue efficacement (Delisle, 2003).

Faisant face à de tels préjugés, Westermeyer (1990) a emprunté du béhaviorisme le modèle de la boîte noire pour vulgariser la manière de concevoir l’interprète de service public de nombre d’intervenants et même d’interprètes nouvellement confrontés à l’EII en santé mentale. Ceux-ci considéreraient que l’interprète « se contente de prendre les messages d’une personne et de les transmettre à l’autre, sans s’interposer entre le patient et le clinicien ». Or, Westermeyer insiste sur le fait que ces professionnels changent d’opinion une fois habitués à l’EII : « Ils prennent de plus en plus conscience que l’interprète n’est pas et ne peut pas être une “boîte noire” dans l’entretien psychiatrique. »

Hsieh, Ju et Kong (2010) ont identifié plusieurs tensions et défis relatifs à la collaboration entre l’intervenant et l’interprète. La confiance est à la base de cette collaboration et nécessite, pour s’instaurer, 4 ingrédients essentiels, dont la connaissance du rôle de chacun. L’intervenant doit également percevoir que l’interprète est compétent ; chacun d’eux doit avoir le sentiment de former une équipe et d’avoir des buts communs ; et certaines dynamiques collaboratives doivent être établies. Ces 4 ingrédients peuvent toutefois être difficiles à obtenir, d’abord à cause du flou conceptuel entourant le rôle de l’interprète de service public, mais aussi parce qu’il n’est pas nécessairement évident pour l’intervenant et l’interprète d’apprendre à se connaître (p. ex. continuité des services d’un même interprète non garantie et contraintes de temps, notamment dans le secteur de la santé). La capacité de l’intervenant et de l’interprète à communiquer et à s’entendre efficacement dès leurs premières interactions serait ainsi déterminante.

2.1.1 Recourir à un vocabulaire consensuel

L’étude de terrain de René de Cotret et coll. (2017) illustre le malaise vécu par l’interprète lors de l’EII ; même s’il a plusieurs années de pratique, celui-ci peut appréhender de prendre sa place en tant que professionnel et de faire valoir son expertise par crainte de ne pas répondre aux attentes de l’intervenant. Pour s’attaquer à ce malaise, René de Cotret et coll. (2020) ont demandé à 23 intervenants oeuvrant dans le système de santé québécois[3] de partager leur vision respective de l’interprète idéal. La totalité des participants ont mis de l’avant l’importance de la collaboration avec l’interprète en expliquant notamment que celui-ci doit savoir prendre sa place dans l’interaction, quitte à s’imposer par moment, pour favoriser au maximum la communication entre les interlocuteurs primaires. Ce résultat s’oppose diamétralement à la croyance véhiculée dans la littérature (p. ex. Hsieh et Kraemer, 2012 ; Leanza, 2005 ; Tribe et Thompson, 2009) selon laquelle l’intervenant demanderait explicitement ou implicitement à l’interprète d’être effacé de l’interaction.

Typologie des positionnements. Inspirée des travaux de Mason (2009) à propos de la notion de positionnement, la Typologie des positionnements de l’interprète de service public (René de Cotret et coll., 2020) constitue un outil destiné à faciliter la communication entre l’interprète et l’intervenant et, par voie de conséquence, leur collaboration.

Tel qu’illustré à la figure 1, la typologie comprend 17 termes regroupés en 4 types de positionnements (actif, hyperactif, proactif et réactif). Ceux-ci sont divisés selon 2 axes, soit l’axe des interactions, qui réfère au potentiel collaboratif du positionnement, et l’axe des actions, qui réfère à la nature du positionnement ; un positionnement interne se produit en soi alors qu’un positionnement externe prend place directement dans l’espace social. Voici un résumé des 4 types de positionnement :

Le positionnement actif réfère à un interprète qui est résolument dans l’action, entreprenant, à la recherche du meilleur moyen pour transmettre le propos d’un interlocuteur primaire à l’autre (Transmission), ce qui l’oblige à se mettre à l’avant-plan par moment, soit pour expliquer un concept (Explication), donner une clarification (Clarification) ou demander à un interlocuteur d’arrêter de parler pour qu’il puisse interpréter sans perdre le fil (Interruption). Son attitude lui permet non seulement de ne pas brusquer les interlocuteurs, mais de les mettre à l’aise.

L’antithèse du positionnement actif est le positionnement hyperactif, caractéristique d’un interprète qui est porté à prendre trop de place dans l’EII. Ce n’est pas que ses prises de position soient nécessairement mauvaises ; c’est plutôt la manière de s’y prendre qui n’encourage pas l’intervenant à chercher à les comprendre. Il peut donner ouvertement son opinion (Divulgation), omettre volontairement d’interpréter une partie du propos d’un interlocuteur (Déformation), parler à un seul interlocuteur (Exclusion), plaquer des généralisations à propos de la culture d’origine de l’usager (Généralisation) ou même s’ingérer dans l’intervention en disant ce qui devrait être fait avec l’usager (Intervention). En définitive, le positionnement hyperactif pousse l’intervenant dans une position défensive.

Alors que le positionnement actif réfère à des positionnements externes, le positionnement proactif réfère à ce qui se passe dans le monde interne. Ces positionnements internes ont une influence tout aussi marquée sur l’EII que ceux externes, directement observables. Ainsi, l’interprète qui se positionne de manière proactive est attentif au monde affectif des interlocuteurs primaires. Il est conscient de son implication émotionnelle, qu’il met à contribution en étant chaleureux et à l’écoute (Empathie). Pour ne pas dépasser les limites, ambiguës par moment, de son champ professionnel, il portera une attention particulière au contexte d’intervention et aux dynamiques qui s’y rattachent (Vigilance) tout en comptant sur ses expériences antérieures qui lui ont permis de développer son savoir-être (Stabilité). Il est ainsi discret, centré sur l’interaction et ne donne pas une place affective plus grande ou moindre à un des interlocuteurs primaires (Neutralité). De manière générale, le positionnement proactif renvoie à l’idée qu’il est possible de prévoir, dans une certaine mesure, ou de minimiser les éventuels problèmes et tensions relationnels plutôt que d’être en réaction.

Quand l’interprète se positionne de manière « réactive », c’est qu’il donne trop de place à ses émotions dans l’EII. Il peut être trop amical et essayer de créer un lien trop fort avec les interlocuteurs primaires (Familiarité). Le monde affectif de l’interprète qui se positionne ainsi compromet sa performance. Par exemple, il peut être envahi par ses émotions quand il est confronté au récit de l’usager (Hypersensibilité) ou se sentir contrarié par l’interaction et le laisser transparaître par des soupirs ou encore des regards quelque peu déplacés (Contrariété). Il peut également prendre parti en prenant la défense d’un des interlocuteurs (Partialité). Un tel positionnement amène l’intervenant à vivre de l’inconfort et à graduellement se mettre sur la défensive.

Figure 1

Typologie des positionnements de l’interprète de service public

Typologie des positionnements de l’interprète de service public

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Compris dans le positionnement proactif, le terme le plus notable de la typologie est la « neutralité de l’interprète de service public ». Contrairement à l’interprète de conférence qui travaille en simultané ou encore au traducteur à l’écrit, l’interprète de service public est appelé à se positionner directement dans l’interaction, mais de manière à influencer celle-ci au minimum, ce que Metzger (1999) appelle le « paradoxe de la neutralité ». L’analyse du discours des 23 intervenants de l’étude de René de Cotret et coll. (en cours de publication) permet de conclure que, selon l’intervenant, la neutralité de l’interprète peut et doit coexister avec des compétences telles que la coordination de l’interaction et une attitude empathique. Par voie de conséquence, ladite neutralité référerait non pas à l’effacement de l’interprète, mais à sa capacité à ne pas prendre trop de place dans l’interaction. Maintenir l’illusion qu’il n’occupe pas vraiment de place dans l’EII tout en l’occupant de manière déterminante constituerait pour l’interprète de service public une prise de position aussi exigeante qu’estimée par l’intervenant.

Typologie des postures. Une deuxième typologie est à la disposition de l’intervenant pour reconnaître le rôle de l’interprète et enrichir son vocabulaire, soit la Typologie des postures de l’interprète de service pbulic (ou simplement Typologie des postures) (Leanza, 2005). Selon cette typologie, l’interprète peut aborder la communication interculturelle de 4 manières distinctes, en adoptant autant de postures.

La posture agent linguistique est la posture de base de l’interprète et réfère à la transmission du discours des interlocuteurs primaires. Quand l’interprète adopte cette posture, il voit davantage les différences culturelles et la négociation du sens d’un point de vue linguistique et cherche à trouver les bons mots pour transmettre le message. Complémentaire, la posture agent d’intégration réfère à l’accueil et à l’accompagnement de l’usager, ce qui s’observe de manière plus évidente à l’extérieur de l’EII, par exemple quand l’interprète propose des ressources communautaires pour aider l’usager à s’intégrer à la société.

Le processus d’intégration à la société ne se fait pas sans heurt, ce à quoi réfèrent les 2 autres postures. Celles-ci sont basées sur la Théorie de l’agir communicationnel d’Habermas (1991) opposant le Système (c.-à-d. toute institution ou entité régie par des règles qui lui sont propres) au Monde vécu (c.-à-d. le monde tel que vu et expérimenté au quotidien par chacun des membres de la société). Cette théorie peut s’appliquer au secteur de la santé (Mishler, 1984) et en particulier à l’ISP (Greenhalgh, Robb et Scambler, 2006) : l’institution médicale serait la représentante du Système alors que les interlocuteurs primaires seraient les représentants de leur Monde vécu respectif, bien que l’intervenant soit également un représentant du Système car il représente, de par sa fonction, l’institution.

Ainsi, adopter la posture agent du système signifie pour l’interprète de se ranger du côté de l’institution médicale et d’une vision uniformisée des services offerts, notamment axée sur les données probantes. Il favorise conséquemment le discours biomédical ainsi que les normes et les valeurs sous-jacentes. En comparaison, adopter la posture agent du monde vécu signifie pour l’interprète de considérer la différence entre le monde tel que vu par l’usager et le monde tel que balisé par l’institution. Par exemple, pour un usager qui parlera d’un « mauvais esprit » pour expliquer ses difficultés, l’interprète va tâcher de rendre le sens du propos de manière à ce qu’une telle représentation de la maladie puisse être explorée de même que comprise par l’intervenant (Burdeus-Domingo, 2010). De manière générale, l’interprète qui adopte ladite posture informera les interlocuteurs primaires à propos des caractéristiques socioculturelles qui pourraient avoir un intérêt pour l’intervention en cours ; il s’agira alors d’une médiation entre univers de sens ou valeurs divergentes.

Selon Brisset, Leanza et Laforest (2013), plusieurs propositions conceptuelles du rôle de l’interprète de service public disponibles dans la littérature (p. ex. Kaufert et Koolage, 1984 ; Drennan et Swartz, 2002 ; Miller, 2005 ; Hsieh, 2008) s’alignent sur la Théorie de l’agir communicationnel : ce serait en oscillant entre l’univers de sens représenté par l’institution (Système) et celui représenté par l’usager (Monde vécu) que l’interprète favoriserait au maximum la communication interculturelle. Il serait ainsi en mesure de favoriser les échanges entre le langage du Système (discours technique, objectif et décontextualisé à propos de la maladie) et le langage de l’usager (discours personnel, subjectif et contextualisé à propos de la maladie et des soins).

2.2 Deuxième défi : reconnaître la diversité des situations de communication

Des auteurs du secteur de la santé tels que Leanza, Miklavcic, Boivin et Rosenberg (2014) et Leanza, René de Cotret et Beaudoin-Julien (2019), mais aussi Braun (2012) dans le secteur du droit abordent l’EII par l’entremise de situations de communication pouvant être classées en 3 phases : « l’avant », « le pendant » et « l’après ». Les défis communicationnels diffèrent selon la phase dans laquelle ils surviennent. Les reconnaître facilitera le travail de l’intervenant et conséquemment les interactions entre les interlocuteurs primaires et secondaires.

L’article de Burdeus-Domingo, Brisson et Leanza (2020, ce volume) couvre dans le détail certaines de ces situations dans le cadre de l’évaluation en santé mentale ; il offre des exemples explicites relatifs à ce contexte d’intervention particulier. En comparaison, le présent article aborde certaines situations de communication en mettant l’accent sur la collaboration interprofessionnelle lors de EII en santé mentale en général, peu importe l’intervention à effectuer, et en explicitant des stratégies pour favoriser ladite collaboration.

2.2.1 L’avant

Au-delà des défis institutionnels et organisationnels (p. ex. besoins de formation, mise sur pied de service d’ISP, triage des usagers aux urgences et choix des technologies pour les modalités d’interprétation à distance), certains défis communicationnels concernent directement l’intervenant en ce qui a trait aux préparatifs de l’EII. La demande de service et le briefing sont 2 situations de communication particulièrement sensibles à ce niveau.

La demande de service. Leanza, René de Cotret et Beaudoin-Julien (2019) recommandent à l’intervenant de mentionner dans la demande de service certaines informations pour que la banque d’interprètes réponde de manière optimale à celle-ci, notamment pour favoriser la collaboration avec l’interprète désigné. De fait, la collaboration sera moins aisée si l’expertise de l’interprète ne correspond pas aux besoins de l’EII en question et que la communication en soit affectée.

Les informations devraient notamment contenir la fonction et le nom du demandeur, le lieu où se tiendra l’EII, la modalité d’interprétation (en face à face, par téléphone ou par visioconférence), le contexte de travail (p. ex. signature d’un bail, première consultation, chirurgie ou avortement) et au besoin le nom de l’interprète avec qui le demandeur souhaite travailler. Ces informations permettront de « trouver le bon interprète » (Burdeus-Domingo et coll., 2020, ce volume).

Le briefing. Tel qu’indiqué dans Burdeus-Domingo et coll. (2020, ce volume), prévoir quelques minutes pour le briefing de l’interprète permet à l’intervenant de lui clarifier les objectifs de l’EII et de résumer l’historique de l’usager. La visée informative n’est pourtant pas le seul argument en faveur du briefing. Un argument de taille est la visée interactive, car cette situation de communication est particulièrement efficace pour favoriser la collaboration telle que décrite par Hsieh et coll. (2010) (voir section 2.1). Au-delà de ce qui peut être dit lors du briefing, le fait d’interagir peut amener l’intervenant et l’interprète : a) à percevoir la compétence de l’autre professionnel ; b) à développer le sentiment de former une équipe et d’avoir des buts communs ; c) à établir certaines dynamiques collaboratives.

2.2.2 Le pendant

La deuxième phase concerne directement l’EII et implique l’usager. L’alliance avec celui-ci sera influencée par la qualité de la collaboration entre l’intervenant et l’interprète (D’Amour et coll., 2005).

Présentation et consentement. Leanza, René de Cotret et Beaudoin-Julien (2019) ainsi que Bancroft (2015) recommandent que l’interprète se présente brièvement au début de l’EII afin que l’usager comprenne, d’une part, son travail et, d’autre part, que celui-ci soit sujet aux mêmes règles déontologiques que tout autre professionnel, notamment quant à l’impartialité, au consentement libre et éclairé et au respect de la confidentialité (ce deuxième point est explicité par Burdeus-Domingo et coll., 2020 ce volume). Une telle compréhension faciliterait notamment les positionnements de l’interprète pendant l’EII. Il importe donc que l’intervenant accorde du temps pour que la présentation puisse avoir lieu, quitte à la faire en tandem avec l’interprète.

Le small talk et le big talk. Penn et Watermayer (2012) se sont attardés sur des interactions entre l’interprète et l’usager qui visent spécifiquement à favoriser l’accordage relationnel. Ils s’y réfèrent avec le terme small talk, qui peut être traduit en français par bavardage ou causette bien qu’au Québec l’expression small talk soit plus répandue. Le small talk inclut typiquement les salutations d’usage et des discussions à propos de sujets tels que la météo, le transport et l’objet de la rencontre. Selon les résultats de Penn et Watermayer, ce type d’interactions favorise l’établissement de l’alliance avec l’usager et occupe donc une place déterminante dans l’EII.

Le big talk est un concept complémentaire et réfère aux sujets jugés par l’usager ou l’intervenant comme trop difficiles à aborder en raison d’aspects culturels ou historiques ou encore en raison d’un manque de confiance envers l’intervenant de la part de l’usager. Il pourrait s’agir d’insatisfaction à propos du traitement reçu ou de l’impression pour l’usager qu’il ne soit pas entendu s’il parle de ses craintes ou de son « monde vécu » (voir section 2.1.1). Le sentiment d’appartenance qui découle du partage d’une culture commune entre l’usager et l’interprète facilite le big talk. Penn et Watermayer lient ce type d’interactions qui se fait à l’écart de l’intervenant à la satisfaction de l’usager, à l’adhésion au traitement et à des taux de suivi plus élevés. Bien entendu, l’interprète devrait informer l’intervenant quand ce type d’interactions se présente et, si celui-ci désire que la discussion ait lieu, lui communiquer les informations obtenues.

L’intervenant pourrait déterminer plus adéquatement quand le small talk et le big talk sont souhaitables en se référant à la Typologie des positionnements (voir section 2.1.1). Si ces discussions ont lieu lorsque l’interprète se positionne de manière active ou proactive, elles seront davantage souhaitables contrairement à celles pouvant survenir lorsqu’il se positionne de manière hyperactive ou réactive.

2.2.3 L’après

La troisième phase concerne les stratégies de collaboration pouvant être employées à la suite de l’EII.

Le débriefing. Tel qu’explicité par Burdeus-Domingo et coll. (2020, ce volume), le débriefing consiste en une courte discussion entre l’intervenant et l’interprète pour soulever les questionnements et les problèmes relatifs à la rencontre. Cela dit, Leanza, René de Cotret et Beaudoin-Julien (2019) remarquent qu’il peut être pénible pour l’intervenant d’aborder les problèmes survenus lors du débriefing s’ils concernent les compétences ou l’attitude de l’interprète. Les 2 typologies présentées à la section 2.1.1 peuvent être mises à contribution pour faciliter une telle discussion. Il est également possible de communiquer avec un intermédiaire (p. ex. gestionnaire de la banque d’interprètes) en mesure de recevoir les commentaires de l’intervenant et de les transmettre à l’interprète au besoin. Peu importe la manière dont il est fait, le débriefing, comme le briefing, permet de consolider la collaboration interprofessionnelle.

La continuité des soins. À la suite de l’EII, l’intervenant peut prendre en note le nom de l’interprète pour une collaboration future et n’aura qu’à le mentionner dans ses prochaines demandes de service. Comme l’expliquent Burdeus-Domingo et coll. (2020, ce volume), recourir au même interprète accroît la collaboration interprofessionnelle et l’alliance avec l’usager.

2.3 Synthèse

La lecture critique de la littérature a permis de circonscrire 2 défis généraux que peut relever l’intervenant oeuvrant dans le secteur de la santé mentale. Sept stratégies de collaboration, basées essentiellement sur des études de terrain, ont été explicitées pour relever ces défis (tableau 1).

Tableau 1

Présentation des 7 stratégies de collaboration en fonction du défi auquel elles répondent et de la phase de l’EII

Présentation des 7 stratégies de collaboration en fonction du défi auquel elles répondent et de la phase de l’EII

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3. Discussion

Plus qu’un simple exercice de synthèse, la présente étude offre un regard neuf sur certaines lignes de tension caractéristiques du domaine de l’ISP. On y souligne d’abord un premier défi inhérent à l’EII qui ressort de la littérature des 40 dernières années, à savoir la reconnaissance du rôle de l’interprète de service public. La solution proposée pour surmonter ce défi est un cadre de référence apte à favoriser la communication efficace (Grahem et Bonacum, 2004) en général et la clarification du rôle de l’interprète en particulier, ce que représente la première stratégie de collaboration.

Découlant de travaux scientifiques échelonnés sur plus de 15 ans (voir sections 1 et 2), la Stratégie I est un socle conceptuel permettant à l’intervenant de cerner davantage le rôle de l’interprète de service public, non pas de manière normative comme il est coutume de le faire, mais de manière dynamique, lorsqu’il y a collaboration. En comprenant avec plus de justesse de quelles manières l’interprète peut se positionner dans l’espace social que représente l’EII, l’intervenant pourra davantage lui faire confiance et, s’il y a lieu, lui communiquer efficacement son inconfort pour consolider leur collaboration. Ainsi, l’intervenant sera en mesure de donner à l’interprète la marge de manoeuvre nécessaire au bon déroulement de l’EII (René de Cotret et coll., 2020). Cette conceptualisation dynamique du rôle de l’interprète va de pair avec les frontières perméables du rôle professionnel dans le secteur de la santé mentale telles que décrites par Brown et coll. (2000).

Le deuxième défi abordé est la reconnaissance de la diversité des situations de communication relatives à l’EII, car celles-ci ne visent pas nécessairement le même objectif ni les mêmes acteurs sociaux. Par exemple, l’usager n’est impliqué que pendant l’EII, lors duquel il est à l’avant-plan des interactions. Particulièrement originale, la Stratégie V (Encadrement du small et du big talk) ne met pas seulement de l’avant la pertinence du small et du big talk lors de l’EII (ce que font Penn et Watermayer, 2012), mais permet à l’intervenant d’avoir un regard critique sur ces 2 situations de communication par le biais de la Typologie des positionnements. Il peut alors s’impliquer dans ces situations au besoin et donc ne pas se sentir écarté de l’interaction. En comparaison, des tiers (c.-à-d. banque d’interprètes ou gestionnaires) peuvent être ou sont nécessairement impliqués lors de l’avant ou de l’après EII. La Stratégie II (Transmission des informations pertinentes dans la demande de service), par exemple, représente une situation de communication impliquant l’intervenant et la banque d’interprètes et vise à consolider la collaboration interprofessionnelle par le biais de la sélection de l’interprète.

En définitive, les 7 stratégies de collaboration proposées sont spécifiquement adressées aux intervenants, tiennent comptent de leur pratique et sont articulées dans un langage familier, un exemple saillant étant la Typologie des positionnements, élaborée à même leur discours. Elles constituent donc un transfert de connaissances particulièrement efficace que Straus, Tetroe et Graham (2013) qualifient de « traduction de connaissances » (knowledge translation). Or, tout transfert de connaissances est limité dans son effet et devrait être encadré par divers mécanismes scientifiques et sociaux que Straus et coll. résument par le « cycle d’intégration des connaissances à la pratique » (Knowledge-to-Action cycle).

Bien qu’elles soient prometteuses et qu’elles puissent être utilisées par les intervenants de manière autonome, l’usage des 7 stratégies de collaboration demande un recadrage dans la manière de considérer l’EII. Face aux défis caractéristiques que rencontrent les intervenants du système de santé québécois tels que le manque de temps, il peut leur être difficile de prioriser la collaboration avec l’interprète. En effet, miser sur cette collaboration se fera nécessairement au détriment de quelque chose d’autre ; par exemple, si l’intervenant insiste pour collaborer avec le même interprète tout au long d’un suivi avec un patient donné, il devra composer avec cette contrainte dans son emploi du temps. Sensibiliser les intervenants par le biais de la formation à l’ISP est une solution efficace (Jacobs, Diamond et Stevak 2010 ; Leanza et coll. 2020) mais non suffisante (Weber et coll., 2014) pour assurer une intégration pérenne des connaissances. De fait, l’implication des institutions et organisations est requise (Karliner et Mutha 2009 ; Novak-Zezula et coll. 2005), notamment pour débloquer les budgets suffisants au bon fonctionnement des services d’interprétation, pour légitimer le temps requis par les intervenants avant, pendant et après l’EII ainsi que pour tenir compte le plus possible des variations de l’offre et de la demande de service tel que cela a été nécessaire lors de l’arrivée massive de réfugiés syriens en 2015 au Canada.

En reprenant la notion de frontières perméables, il est possible de conclure que le transfert de connaissances proposé permet de délimiter davantage ces frontières et ainsi d’accroître la fluidité des interactions. En ce sens, les 7 stratégies servent la communication interculturelle en général et l’intérêt de l’usager en particulier.