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Introduction

La consommation alimentaire et les modes de distribution dans les pays développés ont profondément évolué ces dernières années en raison des nombreux scandales alimentaires et de la prise en compte des problèmes sociaux et environnementaux dans l’agriculture (Feagan et Morris, 2009 ; Deverre et Lamine, 2010). Les phénomènes de concentration au niveau des distributeurs aboutissent également à des conflits récurrents avec les producteurs (Bergès-Sennou et Caprice, 2003). La consommation de produits locaux ou biologiques est ainsi en croissance constante dans les habitudes alimentaires (Volpentesta, Ammirato et Della Gala, 2013). Les circuits courts (un intermédiaire maximum) deviennent de plus en plus populaires (Jarosz, 2008 ; Bergadaà et Del Bucchia, 2009 ; Dufour et Lanciano, 2012) et de nouvelles formes d’actions collectives apparaissent autour de la création de projets de vente directe. Ces initiatives se structurent au travers de diverses organisations telles que les marchés de producteurs, les associations pour le maintien de l’agriculture paysanne (AMAP), les abonnements aux paniers en livraison ou dépôt, ou encore les magasins de producteurs (MP) (Cook et Plunkett, 2006 ; Chiffoleau, 2008 ; Volpentesta, Ammirato et Della Gala, 2013). Lanciano, Poisson et Saleilles (2016) montrent qu’entre 2005 et 2013, les initiatives collectives en circuits courts se sont développées en Bretagne à un rythme de +873 %.

Pour les producteurs, ces évolutions se manifestent par de nouvelles aspirations, de nouveaux comportements et de nouvelles formes d’organisations (Lagarde, 2006 ; Mouchet et Le Clanche, 2007 ; Saleilles, 2010 ; Brunori, Rossi et Malandrin, 2011 ; Lanciano, Poisson et Saleilles, 2016). Les compétences coopératives, la capacité d’innovation et la prise de risques sont devenues des critères de réussite des PME agricoles, de même que le travail en équipe et le leadership (Vik et McElwee, 2011). Les producteurs d’aujourd’hui endossent de nouveaux rôles (Le Caro, 2011 ; Dufour et Lanciano, 2012) et doivent être capables de reconnaître les opportunités d’affaires et d’engager une réflexion stratégique (McElwee, 2008) à la fois au niveau des exploitations agricoles devenues de plus en plus complexes (Gafsi, 2017) et au niveau des actions collectives toujours plus diverses dans lesquelles ils s’engagent (Bellec-Gauche et Chiffoleau, 2015).

Face à ces injonctions et à la variété croissante de circuits de commercialisation, il peut être difficile pour les producteurs de faire un choix éclairé quant aux circuits les plus adaptés à leurs produits et qui correspondent le mieux à leurs aspirations. La recherche académique n’apporte pas d’explication satisfaisante sur la façon dont les producteurs opèrent leurs choix parmi la profusion d’activités possibles et les travaux en sciences de gestion sont relativement peu développés sur le sujet (Vik et McElwee, 2011 ; Kessari, Joly, Jaeck et Jaouen, 2016 ; Kessari, Joly, Jaouen et Jaeck, 2020 ; Gafsi, 2017). Les actions collectives en agriculture sont, en revanche, très étudiées du point de vue du modèle coopératif. L’histoire des coopératives en France et en Europe, leurs fondements, le rôle de leurs membres et les évolutions de ce modèle ont fait couler beaucoup d’encre (Chomel, Declerck, Filippi, Frey et Mauget, 2013). La richesse de ces travaux fait que le mode de regroupement en coopérative est un cadre de référence pertinent pour éclairer les recherches sur les autres formes d’actions collectives.

En effet, ces dernières restent émergentes, notamment sur les circuits courts (Volpentesta, Ammirato et Della Gala, 2013 ; Bellec-Gauche et Chiffoleau, 2015 ; Lanciano, Poisson et Saleilles, 2016). En la matière, les magasins de producteurs sont particulièrement peu étudiés (Kessari et al., 2016, 2020 ; Lanciano, Poisson et Saleilles, 2016). Ces points de vente, créés et gérés par un groupe d’agriculteurs qui s’associent pour vendre leur production directement au consommateur, sans intermédiaire (Girou, 2008), représentent pourtant en France un mode de distribution en pleine croissance. L’annuaire des magasins de producteurs en dénombre 368 en France en 2019[2].

Afin de mieux cerner l’action collective dans les circuits courts sur un plan théorique et de mettre en lumière les enjeux des MP, cette recherche s’intéresse à la question suivante : en quoi les MP représentent une action collective spécifique pour les producteurs qui choisissent de s’y engager ? Son objet est d’explorer ce nouveau type d’action collective afin de comprendre (a) les motifs des producteurs pour participer à un MP, (b) quels en sont les apports et (c) quelles difficultés ils rencontrent.

Nous avons déployé un protocole de recherche qualitatif fondé sur 57 entretiens semi- directifs avec des producteurs, tous engagés dans un MP. L’analyse de données a été effectuée via une analyse de discours thématique (Miles, Huberman et Saldana, 2013). Les résultats détaillent tout d’abord les motifs pour participer aux MP : mutualiser les ressources pour améliorer la performance financière, contribuer au mieux-être des producteurs et participer à un projet politique et militant. Puis les bénéfices retirés par les producteurs sont décrits et comparés aux motifs issus de notre analyse. Enfin, les limites et les difficultés liées aux arbitrages entre gestion de l’exploitation et du magasin, au sentiment d’iniquité au niveau de la gouvernance et aux divergences de vision du projet sociétal sont explicitées.

Au niveau de l’apport théorique, cette recherche met en perspective la littérature sur les coopératives et les MP et met en évidence que les MP représentent une voie de réappropriation de l’action collective pour les PME agricoles. Les MP offrent une réponse aux attentes des producteurs en recherche d’alternative au système conventionnel, ce qui contribue ainsi à la littérature sur les systèmes alimentaires alternatifs. En soulignant leurs spécificités face aux coopératives et aux autres formes de circuits courts, cette recherche contribue également à la littérature sur les circuits courts quant aux motifs, limites et bénéfices retirés de ces formes de groupement collectif. Au niveau managérial, la recherche offre un cadre réflexif aux producteurs déjà engagés dans des MP afin de proposer des voies d’amélioration. Elle permet aussi de servir d’aide à la prise de décision pour les producteurs qui se posent la question de s’y engager. Elle s’adresse également aux structures d’accompagnement en agriculture qui travaillent avec les circuits courts.

L’article est structuré en quatre parties. La revue de littérature étudie tout d’abord les coopératives pour comprendre les enjeux et difficultés des collectifs en agriculture de façon générale, pour présenter ensuite une synthèse des travaux sur les Alternative Food Networks (AFN) et les circuits courts. La dernière section met les MP en perspective avec les autres formes de circuits courts en identifiant des points de convergence ou de divergence éventuels. Puis la méthode de recherche est présentée de façon détaillée dans une deuxième partie. Les résultats sont ensuite explicités dans une troisième partie puis discutés dans une quatrième partie.

1. Revue de littérature

La littérature sur les coopératives apporte un éclairage pertinent sur la compréhension des initiatives collectives en agriculture les plus récentes. La recherche académique s’intéresse de plus en plus aux différentes formes de circuits courts, notamment dans le champ des systèmes alimentaires alternatifs (AFN). Pour autant, les formes d’actions collectives de circuits courts en vente directe sont à ce jour encore peu étudiées alors qu’elles connaissent un engouement croissant chez les agriculteurs.

1.1. Étudier les coopératives pour comprendre les enjeux des collectifs en agriculture

La coopération comme formalisation des actions collectives en agriculture prend son essor au début du xxe siècle. Le mouvement prend de l’ampleur notamment dans les grandes villes françaises avec la création de coopératives de consommateurs : La Bellevilloise, La Prolétarienne, L’Union, etc. (Gautier, 2012). Le développement de ces actions collectives s’inscrit à l’époque dans un mouvement idéologique et social qui dépasse le secteur agricole et qui répond à la révolution industrielle (Nicolas, 1988). Il s’agit de revoir les modalités d’échanges marchands au travers du prisme du collectif pour plus d’équité et d’inscrire le principe de solidarité comme essentiel.

Sur le plan sectoriel, la structuration des coopératives a permis la remise en cause de l’organisation des filières agricoles. Les coopératives prévoient la mise en commun de la production, mais aussi l’appropriation des fonctions aval par les producteurs : la transformation et la commercialisation de la production. Les coopératives visent ainsi à rééquilibrer les jeux de pouvoir au sein des filières et à mieux commercialiser la production avec la possibilité de se passer des négociants (Draperi et Touzard, 2003).

Le contexte a largement évolué depuis la création de ces premières coopératives. Les ambitions de certaines structures, ainsi que les modalités d’adhésion des producteurs, diffèrent aujourd’hui en partie des principes initiaux. En plus d’une très forte concentration par le biais de fusions-acquisitions (Saïsset et Cheriet, 2012), les structures coopératives deviennent de plus en plus complexes. En témoignent une hybridation des statuts par la filialisation des activités des coopératives (Filippi, Frey et Mauget, 2008) et la création d’unions de coopératives très puissantes à l’échelle nationale ou internationale comme c’est le cas pour Sodiaal (par la création d’une joint-venture entre le groupe Sodiaal et Kraft Italie). Les formes de coopératives actuelles sont très hétérogènes et posent un certain nombre de questions, voire de tensions, en particulier sur deux points : la gouvernance et les valeurs portées par ces structures.

1.1.1. La gouvernance

Le mouvement coopératif se structure autour de principes tels que la libre adhésion, le principe d’un homme – une voix ainsi qu’une égale répartition du capital et des bénéfices. Cependant, le phénomène de concentration et la complexification des groupements coopératifs impactent ces principes de gouvernance. Draperi et Le Corroller (2015, p. 55) précisent que « dès que la taille de la coopérative s’accroît, la question centrale est celle de la place du sociétaire, du poids du projet politique par rapport à l’impératif de rentabilité économique ». Ces stratégies peuvent entraîner une distanciation entre les producteurs et la structure collective, ce qui remet en question leur implication et leur fidélité (Barraud-Didier, Henninger et Anzalone, 2012). Cette distanciation est alors susceptible d’induire des comportements opportunistes au niveau individuel et peut aussi rendre plus complexes les relations entre les producteurs et les dirigeants des coopératives élus ou salariés, au risque d’affecter la vie démocratique (Nilsson, Kihlen et Norell, 2009).

1.1.2. Les valeurs

Deroy et Thénot (2015) distinguent les coopératives à logique de marché et les coopératives à logique coopérative. Ainsi, les coopératives, initialement construites en réponse à des attentes économiques et sociales, fondées sur des principes d’égalité et de solidarité, se retrouvent aujourd’hui tiraillées par l’intégration de modalités qui ne sont pas celles des stratégies collectives alternatives. Certaines coopératives ont fait le choix d’intégrer des règles et des structures de l’économie capitaliste. Lorsque les principes tels que l’exclusivité (qui engage la totalité de la production d’un producteur auprès de la coopérative) ou « l’acapitalisme » ne sont plus appliqués (Mauget et Koulytchizky, 2003), la question de la répartition de la propriété entre les coopérateurs apparaît (Chaddad et Cook, 2004). De même, la notion d’égalité est remise en cause dans certaines coopératives, qui mettent en place le paiement différencié en fonction de la qualité des produits : en conséquence, tous les producteurs ne perçoivent pas les mêmes revenus à la fin d’une saison (Biarnès et Touzard, 2003).

Ces dernières décennies, les agriculteurs ont développé de nouvelles initiatives afin de reprendre le contrôle de leur production et de leur commercialisation, tout en retrouvant du sens dans leur métier (Lanciano, Poisson et Saleilles, 2016 ; Kessari et al., 2020). Celles-ci se regroupent au sein de ce que la littérature appelle les systèmes agroalimentaires alternatifs ou Alternative Food Networks (AFN).

1.2. Alternative Food Networks et circuits courts : cadrage théorique

La littérature anglophone et francophone se distingue légèrement quant aux contours des systèmes alimentaires alternatifs (ou S3A pour systèmes agroalimentaires alternatifs ou AFN pour Alternative Food Networks). Une définition englobante considère les AFN comme des initiatives comportant des allégations de « nouveaux » liens entre production et consommation ou entre producteurs et consommateurs, en rupture avec le système « dominant » (Deverre et Lamine, 2010). La littérature anglophone intègre également l’étude des appellations et labels au contraire de la littérature française.

Parmi ces initiatives, les circuits courts sont considérés comme plus spécifiques que les AFN, puisque comprenant les relations entre des acteurs directement impliqués dans la production, la transformation et consommation (Renting, Marsden et Banks, 2003). En France, les circuits courts répondent à une définition du ministère de l’Agriculture qui limite à un intermédiaire la chaîne entre producteur et consommateur, ceci pouvant passer par de la vente directe ou indirecte. C’est à la vente directe que nous nous intéressons ici. S’appuyant sur la réglementation française, Chiffoleau (2008) précise que la vente directe doit répondre à trois critères :

  • une unicité des lieux de production et de vente, avec dérogation pour les producteurs gérant eux-mêmes au plus cinq lieux de vente ;

  • une vente est réalisée par le producteur lui-même ou en présence d’un des producteurs concernés en cas de système de vente collectif ;

  • le produit reste la propriété du producteur jusqu’à sa cession. La vente par correspondance et la vente via une coopérative n’entrent pas dans ce cadre.

La vente directe propose une grande diversité de formes qui se distinguent entre autres par leur gouvernance (individuelle ou collective) et par le lieu de la transaction (vente à la ferme ou non). Chiffoleau (2008) suggère une typologie des circuits de vente directe :

  • individuels : foires, ventes à la ferme ou stands, marchés classiques de plein vent, paniers ;

  • collectifs de consommateurs et producteurs : paniers AMAP rassemblant un groupe de consommateurs et un producteur, ayant notamment la spécificité de prévoir un engagement des acteurs sur un temps défini ;

  • collectifs : foires (marchés à la ferme), marchés paysans, paniers/stands collectifs, magasins de producteurs (MP, autrement appelés points de vente collectifs).

Les ventes à la ferme et sur les marchés sont les formes les plus importantes de valorisation en circuit court. Les MP arrivent en 5e position.

Par leur capacité à « resocialiser », « respatialiser » et « reconnecter » la production, la distribution et la consommation d’aliments (Watts, Ilbery et Maye, 2005), ces initiatives tentent de reconfigurer les relations entre producteurs et consommateurs (Venn, Kneafsey, Holloway, Cox, Dowler et Tuomainen, 2006 ; Kessari et al., 2020). Elles modifient par conséquent le monde agricole, le rôle des producteurs et l’action collective. Ces formes de commercialisation proposent une alternative aux producteurs insatisfaits de la manière dont les coopératives ou la grande distribution achètent leur production. Elles permettent d’adopter des stratégies de commercialisation indépendantes (Lamine, 2008 ; Aubry et Chiffoleau, 2009). Autrement dit, la vente directe permet aux producteurs de générer plus de bénéfices et de maîtriser le circuit jusqu’au consommateur. Parallèlement, l’engagement dans cette forme d’échange les oblige à prendre en charge de nouvelles fonctions et à se transformer en gestionnaires et en commerçants (Barraud-Didier, Henninger et Anzalone, 2012).

Les circuits courts favorisent l’émergence de nouvelles formes d’actions collectives de la part des agriculteurs qui choisissent de s’engager dans un projet sociétal durable, qualifié d’alternatif (Tregear, 2011). Ce projet se fonde sur la protection de l’environnement et le bien-être des producteurs et des consommateurs en soutenant une agriculture durable, le niveau de vie des producteurs, le développement économique local, la qualité des aliments et l’égalité sociale, ainsi que de nouvelles formes de gouvernance des marchés (Seyfang, 2006 ; Jarosz, 2008 ; Follett, 2009). Les circuits courts font ainsi partie des systèmes alimentaires alternatifs ou Alternative Food Networks (Renting, Marsden et Banks, 2003 ; Maye et Ilbery, 2006).

Sur le plan économique, les circuits courts visent à contribuer directement au revenu des agriculteurs en leur permettant de vendre leur production à un prix plus élevé (Morris et Buller, 2003) grâce à la suppression ou à la réduction du nombre d’intermédiaires (Marsden, Banks et Bristow, 2000). Ils ont pour rôle de favoriser un partenariat gagnant-gagnant entre les petits producteurs et les consommateurs disposant de faibles revenus (Guthman, Morris et Allen, 2006). Ils sont aussi censés soutenir les activités économiques d’un territoire en créant des emplois et en favorisant l’activité économique locale (De Roest et Menghi, 2000 ; Henneberry, Whitacre et Agustini, 2009 ; Follet, 2009 ; Chiffoleau et Prevost, 2012 ; Forssell et Lankoski, 2015). Les agriculteurs deviennent alors des « entrepreneurs écologiques » qui participent à la fois au développement rural et économique du territoire (Marsden et Smith, 2005).

Sur le plan sociétal, en adoptant des façons de produire et de distribuer alternatives au système conventionnel, les agriculteurs des circuits courts ne se contentent pas seulement de se différencier de ce système, ils considèrent qu’il est possible de le modifier (Allen, FitzSimmons, Goodman et Warner, 2003 ; Jarosz, 2008 ; Follett, 2009 ; Tregear, 2011 ; Kessari et al., 2020). Ils portent des valeurs de justice sociale, celles-ci portant entre autres sur l’accès aux aliments frais pour tous (Guthman, Morris et Allen, 2006) et à une meilleure distribution de la valeur aux producteurs, même si cela reste discuté quant aux résultats réels (Chiffoleau, 2012 ; Paturel et Carimentrand, 2018).

Au niveau des producteurs, les circuits courts encouragent le développement de nouvelles compétences à la fois au travers de leurs interactions avec les consommateurs lors de la vente directe (Whatmore, Stassart et Renting, 2003 ; Kirwan, 2006 ; Feagan, 2007 ; Le Caro, 2011 ; Dufour et Lanciano, 2012), mais aussi au travers de leur collaboration avec les autres producteurs (Chiffoleau, 2009 ; Chiffoleau et Prevost, 2012). Ils partagent également leurs pratiques, développent des amitiés et innovent grâce à la coopération (Chiffoleau, 2009 ; Ruault et Soulard, 2015). Parmi l’ensemble des circuits courts, les MP connaissent un engouement croissant. S’ils présentent quelques spécificités, ils restent encore mal connus, notamment au niveau de leurs apports et limites.

1.3. Les magasins de producteurs : une forme spécifique d’action collective ?

Des travaux récents se sont intéressés aux nouvelles formes d’organisations collectives en agriculture, principalement à travers l’étude des ateliers de transformation collectifs (Mundler et Valorge, 2015 ; Lanciano, Poisson et Saleilles, 2016 ; Gafsi, 2017 ; Terrieux, Gafsi, Fiaschi et Mondi, 2019). D’une part, ces études ont montré les bénéfices de l’action collective pour les producteurs, les filières et les territoires : maintien, développement et installation d’exploitations sur le territoire ; diminution des coûts de production ; développement de nouveaux débouchés ou de nouveaux potentiels de transformation ; allègement des charges de travail ; création d’emplois. D’autre part, elles ont pu souligner l’importance de l’action collective comme levier de recherche d’autonomie et de valorisation optimale des ressources de l’exploitation. Lanciano, Poisson et Saleilles (2016) montrent ainsi que les collectifs de producteurs en circuits courts se distinguent des coopératives, car ils visent à faciliter l’accès à des opportunités, dont ils n’auraient pas pu bénéficier à titre individuel, tout en leur permettant de garder la maîtrise de leur produit et de réaliser leur propre projet d’exploitation. La contrepartie est un engagement important de la part des producteurs (Bavec, Bouroullec, Chaib et Raynaud, 2017).

Parmi les nouvelles formes d’actions collectives apparues ces dernières décennies, on retrouve la commercialisation en commun via des magasins de producteurs. Les MP regroupent des agriculteurs qui s’associent pour vendre leur production directement au consommateur, sans intermédiaire, par le biais de la création de points de vente, dont ils assurent la gestion. L’objectif affiché est de garantir la vente de produits directement issus de l’exploitation et vendus par les agriculteurs, dans un souci de transparence des processus de production et de qualité des produits, tout en profitant d’une gestion collective du magasin qui leur permet d’être présents à la vente que sur certains temps dédiés (Girou, 2008 ; Hérault-Fournier, Merle et Prigent-Simonin, 2012).

À la différence des autres circuits courts, les MP consistent en la mise en commun des moyens de commercialisation et un travail collectif de gestion, vente et logistique (Volpentesta, Ammirato et Della Gala, 2013 ; Kessari et al., 2016, 2020). Les MP sont essentiellement des PME créées par des producteurs dans le but de soutenir un projet socioéconomique (Hérault-Fournier, Merle et Prigent-Simonin, 2012). Ils peuvent relever de différents statuts : SA, SARL, SAS, CUMA (coopérative d’utilisation de matériel agricole), association loi 1901, avec une gouvernance collective. Encouragés par la demande croissante des consommateurs en produits sains et éthiquement responsables, les MP se multiplient ; certains commencent même à définir des chartes et à se regrouper en réseaux (Girou, 2008 ; Kessari et al., 2016).

Bien que ce mode de distribution soit en pleine croissance et que la littérature académique s’intéresse de plus en plus aux circuits courts (Volpentesta, Ammirato et Della Gala, 2013), cette forme d’action collective n’est, à notre connaissance, que peu étudiée sur le plan académique (Kessari et al., 2016, 2020 ; Lanciano, Poisson et Saleilles, 2016). Comme vu précédemment, la littérature sur les coopératives en tant que forme plus ancienne d’action collective est, elle, beaucoup plus riche.

Sur le positionnement des coopératives et des circuits courts, la littérature n’est pas homogène. Chiffoleau (2008) inclut les coopératives dans sa typologie des circuits courts, au même titre que les autres actions collectives, mais pas dans le cadre de la vente directe. En effet, nombre d’alternatives optent pour le statut coopératif : on peut par exemple citer les CUMA, les SCIC (société coopérative d’intérêt collectif), les coopératives de consommateurs, etc. Dans la majeure partie de la littérature en revanche, les coopératives agricoles sont considérées comme faisant partie du système dominant (Poisson et Saleilles, 2012 ; Lamine, 2012) et sont de ce fait plutôt les entités contre lesquelles les actions collectives alternatives vont se construire.

Parmi ces formes d’actions collectives alternatives, il peut être difficile pour les producteurs d’établir un choix et de trouver la forme d’action collective qui correspond le mieux à la fois à leurs aspirations et aux modalités de vente les plus pertinentes. Il s’agit donc de comprendre en quoi les MP représentent une action collective spécifique pour les producteurs qui choisissent de s’y engager. En d’autres termes, cette recherche explore (a) les motifs des producteurs pour participer à un MP, (b) quels en sont les apports et (c) quelles difficultés ils rencontrent.

2. Méthodologie

Nous avons déployé un protocole de recherche qualitative, fondé sur 57 entretiens semi-directifs en face à face, avec des producteurs, propriétaires-dirigeants de petites entreprises agricoles, engagés dans un MP. Les magasins concernés sont tous membres d’un réseau régional de points de vente collectifs. Dans cette partie, le réseau sera tout d’abord présenté, puis nous décrirons l’échantillon étudié, la méthode de collecte de données et nous expliciterons le protocole d’analyse des données.

2.1. Présentation et justification du cas : le Réseau Fermier

Le Réseau Fermier constitue un terrain particulièrement approprié pour cette problématique de recherche à plusieurs titres. D’une part, en tant qu’objet de recherche, il présente une démarche structurée et aboutie d’action collective agricole, puisque tous les MP du réseau sont en fonctionnement depuis au moins trois ans. D’autre part, en tant que champ de recherche, il est représentatif de débouchés récents et encore peu étudiés pour les producteurs, ouvrant des perspectives face à la grande distribution et aux circuits conventionnels. Il répond à des préoccupations nouvelles tant sociétales qu’économiques et, à ce titre, il est intéressant d’en étudier les enjeux et les caractéristiques. Il est en ce sens une illustration de la mise en oeuvre des AFN encore peu étudiés par les sciences de gestion. Enfin, il présente des disparités fortes entre les producteurs impliqués. Les producteurs appartenant au même réseau sont censés porter les mêmes valeurs, mais sont également hétérogènes au niveau de leurs caractéristiques personnelles et de leur exploitation (Annexe 1). Ceci constitue donc un terrain favorable à l’étude approfondie des MP en assurant un échantillon cohérent et hétérogène, favorable à la généralisation théorique (Yin, 2015).

Le Réseau Fermier est né d’une initiative de producteurs issus de trois magasins en 1980. Ce réseau, au départ à visée d’échanges informels et de partage de bonnes pratiques, est devenu une association loi 1901 en 1999. L’idée fédératrice est la promotion d’un système de commercialisation qui valorise l’agriculture et les produits locaux. Le réseau compte seize magasins en 2019. Ceux-ci sont structurés soit en association loi 1901, soit en SARL. Pour appartenir au réseau, chaque point de vente s’engage à adopter la charte éthique du réseau qui garantit la qualité des produits et la transparence vis-à-vis du consommateur. Elle limite la proportion de dépôt-vente, interdit l’achat-revente et incite les magasins à ne vendre que des produits locaux (les producteurs s’engageant à informer les consommateurs sur leur processus de fabrication et étant distants de moins de 80 kilomètres).

Les producteurs qui fournissent le point de vente sont tous situés sur le même territoire. Les produits des producteurs associés sont vendus dans les magasins par les producteurs eux-mêmes (vente directe), qui se répartissent les permanences. En principe, l’embauche d’un salarié est exclue. L’organisation du point de vente repose sur le collectif de producteurs. Le groupe assure collectivement la gestion au niveau financier, commercial ou réglementaire. Tous appliquent les principes d’équité et de solidarité en limitant les associés majoritaires et en cotisant à un fonds de solidarité. Celui-ci a pour but d’aider les producteurs avec des avances de trésorerie pour l’achat d’intrants (semences, plants, engrais, etc.) par exemple. D’autre part, un taux de prélèvement, spécifique à chaque magasin est appliqué au chiffre d’affaires. Celui-ci vise à couvrir les charges de structure et le bénéfice restant est réparti entre les producteurs au prorata des ventes réalisées par chacun.

Les magasins se fixent un double objectif économique et sociétal. D’un point de vue économique, l’objectif pour les producteurs est d’obtenir la meilleure valorisation de leur production. Au niveau du magasin, il s’agit de dégager une rentabilité suffisante pour couvrir les charges et assurer les investissements éventuels pour l’avenir. D’un point de vue sociétal, il s’agit de respecter un ensemble de valeurs fondatrices du groupement, formalisées au travers d’une charte : une répartition équitable des bénéfices (aucun producteur ne doit en principe réaliser plus de 30 % du CA du MP) ; la cotisation à un fonds de solidarité visant à soutenir collectivement un producteur dans la difficulté ; l’interdiction de l’achat-revente, le dépôt-vente limité et la vente exclusive de produits locaux (< 80 kilomètres) ; et enfin, une culture collective d’entraide et de soutien mutuel.

2.2. Échantillon et collecte des données

Nous avons conduit 57 entretiens semi-directifs, de mai à septembre 2016, en face à face avec des producteurs engagés en MP. La taille de l’échantillon est critique en recherche qualitative, car une taille minimale est nécessaire pour assurer la validité interne de la recherche et pour fournir un niveau de confiance satisfaisant dans les résultats. Selon Yin (2015), deux principes différents déterminent la taille de l’échantillon : la réplication et la saturation. Dans cette recherche, la taille de l’échantillon a été déterminée selon le principe de saturation théorique. La saturation théorique est atteinte lorsque plus aucune information supplémentaire pouvant enrichir la recherche n’est trouvée. Le processus de constitution de l’échantillon s’arrête lorsque les dernières unités d’observation analysées n’ont apporté aucun élément nouveau. Une description de l’échantillon est fournie en annexe 1.

La constitution de l’échantillon est issue d’une prospection téléphonique et par courrier électronique, selon une démarche itérative, à partir de la base de données fournie par le Réseau Fermier. L’échantillon a été constitué progressivement par itérations successives, en veillant à respecter la représentativité des activités en fonction des produits présents en MP : élevage (différentes espèces, pour viande, fromage ou produits transformés), maraichage, céréales, miel, produits bruts et/ou transformés. Nous avons également cherché le maximum d’hétérogénéité en matière de localisation, taille d’exploitation, nombre de MP, nombre de modalités de vente (sur place, marchés de plein vent, coopératives, AMAP, MP, etc.), produit stratégique pour le MP ou non, âge, genre, membre fondateur du MP ou non, bonne ou mauvaise santé financière de l’exploitation. Contrairement à la démarche probabiliste classique, la définition du domaine de généralisation des résultats n’est pas effectuée dès la première étape, mais à l’issue du processus (Royer et Zarlowski, 2003). En utilisant cette méthode et le principe de saturation, nous avons stoppé le processus après 57 itérations.

La construction du guide d’entretien a été réalisée via une identification des thèmes importants dans la revue de littérature : celle-ci met en évidence que la prise en compte des besoins de l’environnement et l’adaptation au contexte influent sur les pratiques collectives agricoles (Seyfang, 2006 ; Tregear, Arfini, Belletti et Marescotti, 2007 ; Chiffoleau et Prevost, 2012 ; Forssell et Lankoski, 2015). Elle montre également que les MP sont une forme d’action collective qui relève de processus socioéconomiques générant des spécificités au niveau organisationnel, mais aussi au niveau des motifs des producteurs et des bénéfices retirés (Girou, 2008 ; Hérault-Fournier, Merle et Prigent-Simonin, 2012 ; Volpentesta, Ammirato et Della Gala, 2013 ; Kessari et al., 2016). Ces travaux mettent notamment en évidence la diversité d’objectifs des producteurs lorsqu’ils s’engagent en MP. Ceux-ci peuvent couvrir des dimensions rationnelles (recherche de meilleure performance financière, de visibilité commerciale ou de mutualisation des ressources), et d’autres plus subjectives (sortie de l’isolement ou militantisme). Enfin, la revue de littérature met en évidence que les MP sont encore largement sous-étudiés par la littérature académique, et qu’il est important de mieux connaître les caractéristiques des producteurs qui participent à ce type d’action collective (Lanciano et Saleilles, 2010 ; Kessari et al., 2016). Ceci nous a conduit à diviser le guide d’entretien en sept thèmes, puis en sous-thèmes : caractéristiques de l’exploitation, caractéristiques du MP, profil de l’interviewé, motifs pour l’entrée dans le MP (financiers, commerciaux, organisationnels, sociaux, personnels), vision du MP, apports du MP et difficultés perçues. Un extrait est fourni en annexe 2.

2.3. Analyse des données

Les entretiens ont été enregistrés et l’analyse a été réalisée en trois phases, via une analyse de discours fondée sur une analyse de contenu thématique (Miles, Huberman et Saldana, 2013 ; Dumez, 2013), permettant la classification des données en idéaux-types. Premièrement, l’analyse a consisté à déterminer des unités de sens (mots, groupes de mots ou phrases liées à l’un des deux thèmes prédéterminés) et à réaliser un comptage d’occurrences pour mesurer le poids de chaque thème dans les discours. Les occurrences ont été notées dans des matrices intrasites (producteur par producteur) en incluant des observations personnelles et certaines remarques particulièrement illustratives des interviewés. Deuxièmement, les matrices intrasites ont été synthétisées dans des matrices intersites (tableaux à double entrée pour chacun des thèmes, avec les thèmes en colonne et les 57 producteurs en ligne). Le but était de comparer leurs discours concernant chaque thème et d’identifier des constantes et des divergences. Nous avons ainsi pu faire émerger des sous-thèmes (et sous-codes). Dans cette étape, les données ont été analysées indépendamment par les chercheurs de l’équipe, puis mises en commun pour comparer les résultats, éviter les biais d’interprétation et assurer une bonne fiabilité de celle-ci. Troisièmement, des métamatrices ont été élaborées, à savoir des tableaux croisés pour chaque thème, dans lesquels les réponses des interviewés étaient simplifiées en mots-clés et les sous-codes classifiés comme des variables. Un extrait du schéma de codage est fourni en annexe 2.

3. Résultats

L’analyse des données fait apparaître plusieurs résultats quant aux motifs de la participation aux MP, aux bénéfices retirés ainsi qu’aux difficultés rencontrées. Si les attentes initiales sont majoritairement satisfaites, la variété des possibilités d’apprentissage et le développement personnel des producteurs sont des apports complémentaires leur permettant une grande satisfaction. Les difficultés prennent quant à elles la forme de tensions individuelles et collectives.

3.1. Les motifs de participation au magasin de producteurs

Les motifs se caractérisent en trois groupes. La première catégorie de motifs, individuels, fait référence à la saisie d’une opportunité économique (développer son exploitation ou diversifier ses débouchés) via une mutualisation des ressources. Le deuxième groupe de motifs fait référence au mieux-être, au besoin d’améliorer ses conditions de travail ou sa vie sociale. Les motifs visant à s’engager dans un projet collectif, par plaisir et par souhait de développer les liens interpersonnels, entrent également dans cette catégorie. Enfin, le troisième type de motifs est d’ordre militant (préservation de la petite agriculture, lutte contre l’agriculture et la distribution conventionnelle, valeurs humaines et environnementales, etc.). Il s’agit ici de partage de valeurs fondamentalement alternatives.

3.1.1. Mutualisation des ressources pour une meilleure performance financière

Les MP représentent un moyen d’accès à des ressources complémentaires par une mutualisation de celles-ci. Lorsque les producteurs débutent leur activité, ils souhaitent bénéficier d’un circuit de commercialisation avec une clientèle déjà installée ou plus facile à développer du fait de la gamme de produits proposée dans le MP. Quant aux producteurs déjà installés et qui désirent développer leur activité, le magasin représente un circuit de commercialisation supplémentaire. L’attrait pour des outils partagés, notamment le matériel de vente, incite la plupart des producteurs à s’engager dans un MP. Cette mutualisation permet de pratiquer un prix plus élevé et de réaliser de meilleures marges. Il peut également s’agir de la réduction du risque commercial associé à la vente de leur production en diversifiant leurs débouchés ou à l’inverse l’opportunité de vendre l’ensemble de leur production dans un lieu de vente unique.

3.1.2. Mieux-être, réduction de la pénibilité du travail et sortie de l’isolement

Les producteurs interrogés évoquent tout d’abord une envie de réduire la pénibilité de la vente associée aux marchés de plein vent. Une autre raison de l’attrait pour le MP réside dans la sortie de l’isolement : « c’était dur, j’étais seul et j’étais enfermé sur mon exploitation, j’avais envie de sortir ! » (P12). Ils recherchent ainsi un soutien moral et de la solidarité. L’appartenance à un collectif est également importante : « c’est le collectif qui m’a attiré, j’aime beaucoup être avec les autres pour échanger et discuter, monter des projets, etc. » (P44). Ici est recherchée la création de liens sociaux. L’argument mis en avant est le plaisir procuré par le travail en groupe et les liens qui peuvent être créés entre les individus.

3.1.3. Participation à un projet politique et militant

Le projet politique et militant représente un motif central pour les producteurs. Cette volonté va de la défense d’un mode de commercialisation à la défense d’un modèle agricole et alimentaire. Ainsi, P12 explique : « c’était contre les supermarchés et pour promouvoir les circuits courts ». Pour P52 : « pour garantir une agriculture saine et de qualité avec un objectif commun : la ferme et la boutique ! C’est pour montrer que les paysans sont capables de s’en sortir et de vivre de leur métier ! » Le développement de liens avec le territoire et/ou d’une image locale est mis en avant : « j’avais envie de faire vivre le territoire » (P24). Les producteurs se positionnent fondamentalement contre le modèle conventionnel et fondent leur action collective sur la défense de valeurs alternatives.

3.2. Les apports des magasins de producteurs

Les résultats à ce niveau font apparaître plusieurs bénéfices retirés des MP. Si l’on met en perspective les motifs à l’entrée et les apports, il apparaît que les attentes sont satisfaites pour une grande majorité des producteurs. Certaines sont même dépassées comme le montre le tableau 1.

Tableau 1

Comparatif motifs & bénéfices retirés des MP

Comparatif motifs & bénéfices retirés des MP

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Au-delà, deux apports principaux sont soulignés. Le premier concerne l’apprentissage. « Ça a complètement changé ma façon de travailler. » (P27) Les producteurs déclarent avoir changé de métier et/ou développé un nouveau métier, que ce soit la distribution en commerce de détail, la restauration, voire la formation (formation des autres producteurs sur l’optimisation de leur exploitation). Les nouveaux apprentissages concernent l’usage d’une caisse, le fonctionnement d’un point de vente et la gestion de leur propre exploitation (techniques de plantation ou d’élevage, gestion de la main-d’oeuvre). Ces apprentissages se font soit sur le tas, soit par échange de bonnes pratiques, soit par des formations sur site par les pairs.

Le second apport est le développement personnel généré par le MP. P34 déclare : « ça fait grandir : on a tous des âges différents d’installation, des parcours différents, donc on apprend à relativiser, ça permet d’accepter plus facilement les autres : la boutique nous place entre humains et c’est bien ! ». P56 indique que l’expérience du MP lui a permis de gagner en confiance en soi : « ça m’apporte de la confiance en moi. Je suis plus à l’aise avec les clients, je le vois, j’ai gagné en assurance. » De même, P30 : « j’ai appris à prendre des responsabilités et à ne pas être critiquée : je suis timide de nature, là on m’a donné des responsabilités, j’ai eu un peu peur au début, mais maintenant je suis fière de moi ». Ce sentiment est accentué par un fort sentiment d’appartenance : « c’est ma boutique, si j’ai besoin de passer un coup de fil, ou de quoi que ce soit, je vais là-bas, c’est ma deuxième maison » (P30). Ceci facilite par voie de conséquence la gestion des conflits. Plusieurs producteurs expriment avoir développé leur capacité d’écoute et grâce aux échanges, mieux gérer leurs émotions : « J’écoute plus qu’avant […]. De voir toute cette diversité de parcours, ça ouvre l’esprit. Je m’énerve beaucoup moins [rires]. » (P2)

3.3. Les limites et difficultés perçues

Malgré les intérêts perçus par les producteurs, certaines difficultés apparaissent sous forme de tensions. Trois catégories de tensions ont été identifiées : (1) arbitrage entre gestion de l’exploitation et du magasin, (2) tension dans la gouvernance et la gestion des conflits et (3) divergences de vision du système alimentaire (production et commercialisation).

Tableau 2

Limites et difficultés des MP

Limites et difficultés des MP

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3.3.1. Arbitrage entre gestion de l’exploitation et du magasin

Les MP fonctionnant uniquement en vente directe, le principe de fonctionnement est un roulement de permanences entre les différents producteurs. Les principes sous-jacents sont le volontariat et l’équité en termes de temps de présence, bien que cette équité ne soit pas clairement définie (critère de CA réalisé en boutique versus critère « un producteur = une permanence égale »).

Ainsi, la première tension à ce niveau concerne la gestion des permanences en termes de distance et de temps. Le second niveau concerne l’arbitrage que doivent réaliser les producteurs dans l’allocation de la ressource « temps » entre l’activité au MP et leur activité de production. Outre la question des permanences, le temps de disponibilité pour la participation aux réunions et aux tâches diverses (aider au déménagement, réparations dans le local, etc.) est également problématique. Les tensions autour des permanences se traduisent par un sentiment d’iniquité. Pour faire face à cette difficulté, certains producteurs proposent qu’un salarié soit présent en boutique. Ceci génère de nouvelles tensions qui font référence à des divergences de visions plus profondes sur ce qu’est un MP (3.3.3.), puisque sur le principe, les MP sont censés fonctionner en vente directe uniquement.

Une autre difficulté concerne la gestion des approvisionnements. En effet, le rythme de la production et le rythme de la vente ne sont pas toujours alignés, générant un sentiment de ne pas pouvoir suivre la demande en magasin. Par exemple, P47 : « la demande augmente au MP, mais moi je n’arrive pas à fournir ». Ainsi certains producteurs font état de leur difficulté d’organisation pour l’approvisionnement. La difficulté la plus importante semble être de devoir fournir en continu : « gérer la demande ici, ce n’est pas comme au marché, au marché tu apportes et les gens se servent, là, c’est toute la semaine qu’il faut fournir, un peu comme à la boulangerie » (P3). Face à ces difficultés, certains producteurs s’organisent pour être plusieurs à assurer l’approvisionnement d’une même famille de produits.

3.3.2. Tensions dans la gouvernance et la gestion des conflits

Le mode de prise de décision est parfois perçu comme peu démocratique (une personne « influente » peut s’opposer à une décision) ou au contraire, trop démocratique et donc inefficace. Les tensions dans la gouvernance se manifestent à trois niveaux : la concurrence interne, l’imitation de produits et la gestion de la croissance des MP.

La première tension tient à la mise en concurrence de certains producteurs. Le principe de fonctionnement est un produit = un producteur. Or, pour optimiser la gestion des approvisionnements, notamment sur les produits stratégiques (pain, viande, maraichage), il est possible que plusieurs producteurs coexistent pour un même produit. Cela n’est pas problématique lorsque c’est le producteur en surcharge qui en est à l’initiative, mais cela peut être difficilement acceptable lorsque ce choix ne vient pas du producteur. Le choix peut être collectif quand le constat est fait qu’une famille de produits vient régulièrement à manquer comme c’est le cas pour P20 : « on m’a refusé ma première candidature : une personne s’y opposait, car j’avais des produits identiques, et puis finalement quand j’ai été acceptée, au départ il y avait un froid entre nous ».

Seconde tension majeure, l’imitation de produit, très problématique pour le producteur, et non gérée au niveau du MP : « elle a copié mes jus de pommes, personne ne me l’a dit ; j’ai découvert ça à la boutique en voyant ses bouteilles dans les étagères » (P13).

La troisième tension concerne la croissance du MP. Certains MP croissent rapidement et intègrent de nouveaux producteurs, ceci pouvant remettre en question l’investissement de chacun : « on a intégré des nouveaux et je sens un laisser-aller, c’est comme si les gens étaient moins motivés, ils sont moins présents pour faire des tâches pourtant définies. […]. Le noyau se réduit alors que le nombre de producteurs augmente. » (P33) Ainsi, les prises de décisions étant collectives et à la majorité, il y a toujours des insatisfactions lorsqu’il s’agit de gérer la croissance, l’entrée de nouveaux producteurs ou les grandes orientations du MP.

3.3.3. Divergences de vision

À ce niveau deux axes émergent. La première divergence concerne les itinéraires techniques choisis par les producteurs (conventionnel ou non, certifié ou non). Si tous les producteurs ne sont pas sur la même ligne, cela peut poser un problème de cohérence au niveau du MP : « tous les produits ne sont pas bios et moi ça me pose problème. Les gens me disent que j’aurais dû aller dans une boutique entièrement bio parce que mon éthique ne colle pas avec tous. » (P32)

Deuxième divergence, également liée au positionnement entre système conventionnel et alternatif, consiste à décider s’il est possible de prendre un salarié en MP et s’il est autorisé dans la boutique en permanence ou uniquement si un producteur est également présent. « Il faut absolument un permanent, pour faire le lien entre tout le monde. » (P13) En outre, les producteurs ayant d’importants chiffres d’affaires peuvent être perçus comme appartenant de fait au système conventionnel et capitaliste : « on a un gros CA et les autres sont jaloux, mais il ne faut pas confondre bénéfice et CA » (P38). Le tableau 2 synthétise les principales difficultés ressenties par les producteurs.

4. Discussion

4.1. Contributions théoriques

Cette recherche met en évidence que les MP représentent une forme d’action collective renouvelée quand on la met en perspective avec le modèle coopératif. Même si ces modèles se présentent tous, y compris celui des coopératives, comme offrant une alternative aux modes de commercialisation conventionnelle, la notion « d’alternativité » (Follett, 2009) n’englobe pas les mêmes préoccupations. Les différences entre ces modèles peuvent être assimilées à une forme de réappropriation de l’action collective par les producteurs. Cette réappropriation s’explique par le fait que le contexte de création des circuits courts est différent de celui qui a vu émerger les coopératives (Volpentesta, Ammirato et Della Gala, 2013) et marqué par des mutations sociétales profondes, avec le passage d’une société moderne à une société postmoderne puis hypermoderne (Lipovetsky, 2004 ; Déry, 2007).

4.1.1. Des enjeux nouveaux par rapport au modèle des coopératives

Alors que la mise en commun des ressources dans le modèle coopératif s’instaure dès la production et permet aux producteurs de se décharger de certaines fonctions sur des membres salariés ou élus (transformation, commercialisation et gestion de la structure), la production et la vente de chaque agriculteur demeurent clairement différenciées au sein des MP. Cela permet aux producteurs non seulement de conserver leur spécificité, mais aussi de développer leurs projets d’exploitation et de maintenir une certaine indépendance, comme l’ont souligné Lanciano, Poisson et Saleilles (2016) pour d’autres formes collectives (ATC, par exemple). Nos résultats montrent que malgré les tensions que cela peut générer, les exploitations gagnent en notoriété et les synergies entre les différents produits en magasin contribuent à augmenter les ventes.

En termes de solidarité, les différences entre les deux modèles sont plus sensibles. En effet, alors que la solidarité est à l’origine même des coopératives, elle n’est pas aussi centrale au sein des MP étudiés. Cela est notamment visible au niveau du partage des risques. La mise en commun des productions dans les coopératives implique un partage de risques dès l’amont qu’on ne retrouvera pas dans les MP. Ce risque apparaît dans ce cas plus en aval lors de la distribution, car l’absence de certains produits stratégiques en MP peut pénaliser l’ensemble des producteurs (le manque de légumes qui peut limiter la fréquentation du MP ; Kessari et al., 2016). La solidarité prend également une autre dimension dans les MP. Ceux-ci sont créés pour réduire la pénibilité, avoir des échanges et une stimulation liée aux projets du groupe. Chiffoleau (2012) avait déjà identifié les circuits courts comme une voie pour sortir de l’isolement et réduire la pénibilité et l’exclusion sociale des agriculteurs. Notre étude complète ces éléments en précisant que cette motivation de mieux-être comprend plusieurs dimensions. Alors que dans le cas des coopératives, la solidarité entre producteurs est le ciment du collectif, dans le cas des MP cette valeur est toujours présente, mais se manifeste moins fortement au profit d’une qualité relationnelle interindividus.

Cette évolution de la solidarité dans ces nouvelles formes d’action collective témoigne du passage d’une société moderne à une société postmoderne (Lyotard, 1979) puis hypermoderne (Lipovetsky, 2004 ; Déry, 2007). En effet, l’orientation sur le « projet de soi » plutôt que sur le projet collectif se manifeste à tous les niveaux de la vie du producteur, avec un développement croissant des aspirations lifestyle (Déry, 2007 ; Gomez-Breysse et Jaouen, 2012). Pour Lipovetsky (2004), celles-ci sont associées à des valeurs nouvelles, notamment la multiadhérence (appartenance à plusieurs réseaux différents) et l’hyperouverture (relation nouvelle au temps et à l’espace). La combinaison de ces facteurs pousse les entrepreneurs à travailler en collaboratif, dans des formes d’action collective dans lesquelles ils recherchent des valeurs communes et une grande proximité cognitive (Asher, 2005). Cette approche psychosociologique constitue une perspective de recherche particulièrement riche pour mieux comprendre l’action collective dans l’agriculture aujourd’hui.

En termes de bénéfices retirés, on retrouve également cette tendance. L’un des principaux apports des MP tient à l’apprentissage de nouveaux métiers et de nouvelles compétences, ainsi qu’un développement personnel portant sur la connaissance de soi, la confiance en soi, l’écoute et les émotions. Ceci répond à l’une des grandes questions sociétales actuelles qu’est le bien-être et l’épanouissement personnel au travail, caractéristique de la société hypermoderne (Gomez-Breysse et Jaouen, 2012).

Au niveau de la gouvernance, coopératives et MP présentent des limites. Dans le cas des coopératives, ces difficultés proviennent des évolutions du modèle suite aux choix stratégiques de concentration qui modifient les règles de l’organisation (Barraud-Didier et Henninger, 2009). Cette limite est notamment liée à la taille des collectifs, qui est pour le cas des coopératives un point clé de distanciation entre les membres et la direction (Draperi et Le Corroller, 2015). Les producteurs rassemblés dans les MP constituent quant à eux de petits collectifs (Kessari et al., 2016) et c’est plutôt le sentiment de mise en concurrence ainsi que l’évolution de la composition des membres du collectif qui mettent en difficulté les MP.

Finalement, c’est surtout au niveau du projet politique et militant que les différences sont les plus remarquables. Même si la remise en cause d’un modèle conventionnel est commune aux deux structures et donne du sens aux producteurs qui s’y engagent, les racines politiques et idéologiques basées sur la solidarité, la liberté et la démocratie sont beaucoup plus présentes au sein des coopératives (Nicolas, 1988 ; Draperi et Touzard, 2003). Au sein des MP, ces motivations s’expriment sur la défense des petits producteurs, la promotion de l’agriculture locale et la défense d’un modèle de consommation et de production alternatif. Là encore, ceci est assez cohérent avec l’évolution des formes de modernité où la conception même du militantisme est renouvelée. La quête d’éthique et la recherche de nouveaux repères dans la société impactent la façon de militer aujourd’hui (Lipovetsky, 2004). En d’autres termes, l’entrepreneur (ici le producteur ou l’entrepreneur agricole) repositionne ses valeurs dans une société reconstruite où la quête de soi devient centrale. Militer peut se manifester dans des projets divers et variés, pourvu qu’ils soient cohérents avec ses valeurs individuelles.

Ceci peut être mis en perspective avec le fait qu’au sein de ces deux types d’actions collectives, des divergences de vision peuvent apparaître. Dans le cas des coopératives, elles proviennent du fait que certaines d’entre elles s’éloignent du modèle initial de l’ESS en changeant de taille et en hybridant vers un système plus capitalistique ou bien du fait du vieillissement des structures et des enjeux intergénérationnels (Mauget et Koulytchisky, 2003 ; Saïsset et Cheriet, 2012). Au sein des MP, les divergences apparaissent plutôt à cause des différences de valeurs portées par les producteurs. En effet, nos résultats montrent que les producteurs au sein d’un magasin n’ont pas tous la même perception de ce qui différencie le MP du système conventionnel, que ce soit sur la question de l’emploi d’un salarié, celle du mode de production biologique ou encore sur la nature de leurs relations avec les consommateurs. Ces divergences de perception peuvent être exacerbées lorsque de nouveaux agriculteurs intègrent le groupe.

Les logiques capitalistes peuvent diviser et générer des tensions tout autant dans les coopératives que dans les MP. Si dans les deux cas le projet économique est de conduire à la reconfiguration des filières ou du système alimentaire, les AFN permettent en outre d’englober les questions environnementales (Norberg-Hodge, Gorelick et Marrifield, 2002 ; Morgan, Marsden et Murdoch, 2006), se souciant des modes de production (Tavernier et Tolomeo, 2004 ; Follett, 2009) et visant plus clairement une relation de proximité avec le consommateur (Hérault-Fournier, Merle et Prigent-Simonin, 2012).

Ces résultats sont en phase avec la littérature sur les circuits courts selon laquelle les MP se présentent comme une alternative aux modes de consommation et de distribution fortement critiqués pour leur « insoutenabilité » (Tregear, 2011). Certes, les coopératives s’étaient également créées avec pour motivation première d’apporter une alternative au contexte de l’époque, mais la notion même d’alternatif et son périmètre ont changé avec l’évolution de notre société vers l’hypermodernité.

4.1.2. Le magasin de producteur : une forme spécifique de circuit court alternatif

Mettre en perspective nos résultats avec les autres formes de circuits courts est aussi intéressant afin de souligner les spécificités du MP en tant que mode d’action collective des PME agricoles.

Les recherches sur les circuits courts distinguent : le nombre d’intermédiaires et les caractéristiques de l’échange marchand (qu’il soit direct ou non), le mode de gouvernance (collectif ou non), le statut (association à but lucratif, entreprise sociale, société), la distance entre producteurs et consommateurs, mais aussi entre urbain et rural ; les méthodes de production (par exemple, biologique, holistique, traditionnelle) et la taille de l’exploitation ; le lieu d’achat des produits, ainsi que l’engagement des participants à un projet alternatif qui peut revêtir des dimensions sociales, économiques et environnementales plus ou moins fortes (Watts, Ilbery et Maye, 2005 ; Follett, 2006 ; Seyfang, 2006 ; Jarosz, 2008 ; Tregear, 2011 ; Kessari et al., 2020).

Cette recherche montre que la spécificité des MP réside dans le fait que les producteurs sont motivés par le fait de travailler dans un système de gouvernance collectif qu’ils contrôlent, mais aussi de devenir commerçant au sein d’une autre organisation que leur exploitation, à la différence des AMAP, des marchés de plein vent ou de la vente à la ferme (Le Caro, 2011 ; Bellec-Gauche et Chiffoleau, 2015).

Concernant le projet alternatif défendu par les circuits courts, nos résultats témoignent bien que le militantisme, en tant que valeur centrale et moteur de l’action, est un élément clé dans les motifs des producteurs à entrer dans un MP. Ce positionnement fait écho à la vision moderniste des agriculteurs mise en avant dans certaines typologies (McElwee, 2008 ; Couzy et Dockes, 2008), mais aussi à la dimension lifestyle de plus en plus prégnante chez les entrepreneurs et dirigeants de PME (Henricks, 2002 ; Tregear, 2005 ; Gomez-Breysse et Jaouen, 2012 ; Gomez-Breysse, 2016) qui placent les valeurs au coeur du projet et cherchent l’alignement entre leurs convictions et leurs actions (Emin et Schieb-Bienfait, 2013 ; Jaouen et Lasch, 2015).

Il est intéressant de constater ici que les producteurs ne sont pas tous militants, au sens porteurs d’un projet politique et sociétal, mais souhaitent a minima créer des relations de proximité avec les consommateurs et contribuer à développer un mode de distribution alternatif. Nos résultats concordent ainsi avec ceux de Lanciano, Poisson et Saleilles (2016) qui montrent que les agriculteurs engagés dans les circuits courts ne se réclament pas forcément d’une démarche militante, mais souhaitent participer à la réactivation de modes de commercialisation traditionnels ou à l’émergence de nouveaux types de relations producteur-consommateur. Nous montrons également que les producteurs peuvent bien souvent simultanément appartenir à des réseaux de commercialisation conventionnels et des réseaux plus alternatifs. Ceci leur permet de faire face à leur impératif économique, mais aussi d’adopter des chaînes d’approvisionnement différentes dans le temps (Ilbery et Maye, 2005).

La littérature sur les systèmes alimentaires alternatifs qualifie le projet des circuits courts de « plus ou moins » alternatif au système conventionnel, en fonction des objectifs sociaux et environnementaux défendus (Watts, Ilbery et Maye, 2005 ; Follett, 2009 ; Kessari et al., 2020) et de la manière, dont ces organisations choisissent de se positionner face au système conventionnel : être différent de lui ou bien contribuer à le transformer (Carolan, 2013). Nos résultats montrent qu’en prenant en charge la commercialisation et l’approvisionnement, les MP se positionnent comme un circuit court alternatif, car ils donnent la possibilité aux PME agricoles de se passer d’intermédiaires non pas en supprimant le point de vente, comme pour les AMAP ou la vente à la ferme, mais en étant à l’initiative de sa création et de sa gestion afin de contribuer à la performance économique des agriculteurs et d’offrir une alternative aux consommateurs.

4.1.3. Une transférabilité aux PME d’autres secteurs est-elle possible ?

Afin de contribuer à la littérature en PME et entrepreneuriat, il est intéressant de se demander en quoi les dynamiques observées dans ce champ agricole sont transférables à d’autres secteurs. Notamment, la création d’une structure de commercialisation commune, comme un moyen de conserver la singularité des PME tout en mutualisant des ressources, est une configuration qui est tout à fait pertinente pour les petites entreprises. Plusieurs recherches ont étudié la question et parviennent à des résultats équivalents (Gundolf, Jaouen et Loup, 2006 ; Lanciano, Poisson et Saleilles, 2016 ; Gundolf, Jaouen et Gast, 2018).

En effet, nos résultats, comme les travaux de Lanciano, Poisson et Saleilles (2016), montrent que les collectifs de producteurs en circuits courts se distinguent de la coopération agricole classique, dans le sens où les producteurs gardent la maîtrise de leur produit et de leur projet d’exploitation. En ce sens, ce sont des actions collectives comparables à celles qui ont été étudiées dans le secteur du tourisme (Gundolf et Jaouen, 2005), de l’artisanat d’art (Loup et Paradas, 2006) ou de la viticulture (Granata et Le Roy, 2014). Nos résultats font apparaître que lorsque ces actions collectives sont matérialisées par une structure commune nouvelle (par exemple un point de vente), cela peut générer des apports nouveaux, mais aussi des risques spécifiques. Ces résultats peuvent potentiellement être réappliqués à d’autres secteurs d’activité lorsqu’il y a création d’une nouvelle structure commune comme un point de vente.

Les collectifs de TPE, que ce soit sous forme de stratégies collectives, de réseaux ou d’alliances, sont un moyen pour les petites entreprises de résoudre leur problème de limitation de ressources (Gundolf, Jaouen et Loup, 2006 ; Granata et Le Roy, 2014). Non seulement ils ont accès à des ressources nouvelles souvent stratégiques, mais le collectif facilite le partage d’informations et de compétences, ainsi que la création de savoir-faire nouveaux (Gundolf et Jaouen, 2005). Plus récemment, des travaux sur les alliances entre petites entreprises de « l’industrie créative » montrent que les actions collectives permettent de réduire la trop grande spécialisation des entreprises, mais aussi d’atteindre une meilleure qualité de vie et de plaisir au travail (Gundolf, Jaouen et Gast, 2018). Les auteurs montrent aussi que ces collectifs ne sont acceptés que s’il y a confiance et soutien mutuel et qu’ils combinent des motifs à la fois d’opportunité et de nécessité. Ces éléments nous conduisent à penser que les résultats présentés dans les tableaux 1 et 2 peuvent trouver un champ d’application dans d’autres secteurs traditionnels dans lesquels opèrent des PME.

4.2. Contributions pratiques

D’un point de vue pratique, cette recherche souligne que les MP représentent une réelle opportunité pour les producteurs et un mode d’organisation innovant proposant des avantages nouveaux non procurés par les coopératives classiques. Outre réduire les risques, diversifier et augmenter les débouchés, le MP permet d’améliorer la qualité de vie et réduire la pénibilité. C’est aussi une voie de développement personnel. Au niveau plus collectif, le plaisir de participer à un projet commun et de créer des liens sociaux peut aller jusqu’à porter des valeurs alternatives fortes qui donnent du sens au métier d’agriculteur.

Cette recherche offre un cadre réflexif pour les agriculteurs déjà engagés dans les MP en synthétisant les motifs et les bénéfices de ce type de regroupement, mais aussi parce qu’elle met en évidence ses limites. Ce cadre peut leur permettre à la fois de mieux comprendre les difficultés rencontrées et pouvoir échanger au niveau du collectif et à la fois d’engager un processus d’amélioration continue et de stratégie de développement (notamment concernant la taille des collectifs et le partage des valeurs). La structuration de nos résultats et la présentation sous forme de tableaux peut aussi constituer un guide d’aide à la prise de décision pour les producteurs qui envisagent ce type d’action collective. Ces éléments sont aussi pertinents pour les structures d’accompagnement des PME agricoles pour bien considérer les enjeux de ce type de regroupement.

En effet, les MP combinent deux particularités : d’une part la vente directe et d’autre part l’organisation en collectif. La vente directe demande aux producteurs une adaptation qui peut être importante au niveau de leur métier et des compétences correspondantes, mais l’adaptation peut aussi être nécessaire au niveau du système d’exploitation. Nous avons vu que la gestion d’un point de vente implique de faire évoluer ses compétences, voire de se former. Les producteurs peuvent aussi être pris dans des logiques commerciales pour que le magasin fonctionne (techniques marchandes, cartes de fidélité…). Cela peut générer des tensions avec les valeurs qu’ils portent. S’engager dans un MP implique par ailleurs une gestion de l’approvisionnement qui est essentielle pour que les consommateurs ne trouvent pas des rayons vides (même si l’enjeu de ce type d’initiative est aussi d’initier les consommateurs aux difficultés de l’agriculture) : cette question est particulière au MP et ne se retrouvera pas dans les mêmes termes dans d’autres formes de circuits courts, notamment les marchés de plein vent.

Enfin, au niveau de l’exploitation, ce type de commercialisation peut nécessiter des changements : considérer si les systèmes d’exploitation et de production sont compatibles avec la commercialisation en circuit court, mieux communiquer sur sa façon de produire ou encore diversifier sa production si nécessaire.

En mettant en perspective nos résultats avec des modes d’action collective différents tels que les coopératives et les autres circuits courts, cette recherche peut aussi aider les producteurs qui ont déjà décidé de se regrouper à choisir le type d’action collective dans laquelle ils souhaitent le faire de façon plus éclairée. Concernant le choix de commercialisation en vente directe, les systèmes de paniers ou les marchés vont pouvoir répondre à d’autres attentes. Ici, les producteurs accordent une valeur importante au fait d’être en collectif, mais nous avons vu que cela engage aussi des questions spécifiques concernant : la concurrence potentielle entre producteurs, la nécessité de connaître les produits des autres producteurs et le fait d’être coresponsable du magasin avec des choix stratégiques et des valeurs qui peuvent ne pas être communes.

Conclusion

Cette recherche visait à comprendre en quoi les MP représentent une action collective spécifique pour les producteurs qui choisissent de s’y engager. Nous avons cherché à comprendre (a) les motifs pour participer à un MP, (b) quels en sont les apports pour les producteurs et (c) quelles difficultés ils rencontrent. L’analyse des résultats, issus de 57 entretiens semi- directifs, a fait apparaître que le MP permet de répondre à plusieurs niveaux aux attentes des producteurs, tout en promouvant un modèle social et sociétal alternatif et solidaire. Nous avons également pu identifier des bénéfices inattendus, ainsi que plusieurs niveaux de difficulté.

Cela ouvre la voie à des recherches complémentaires. Nous pourrons par exemple vérifier si les résultats sont spécifiques aux MP ou si des synergies existent pour l’ensemble des démarches alternatives. Le champ des systèmes alimentaires alternatifs est multidisciplinaire, mais n’offre pas une importante littérature dans le champ de l’entrepreneuriat, si ce n’est l’entrepreneuriat agricole (Vesala, Peura et McElwee, 2007 ; Felzensztein, Gimmon et Carter, 2010 ; Le Clanche, 2014). Un point théorique sur les concepts à mobiliser dans les cas d’études de ce type pourrait engager plusieurs travaux croisés. Notre recherche contribue aux connaissances académiques sur ce point, en croisant la littérature sur les coopératives et sur les systèmes alimentaires alternatifs. Elle contribue également à la littérature sur l’action collective agricole et alternative, peu abordée jusqu’alors et principalement sous l’angle des coopératives.

Cette recherche présente toutefois quelques limites. Tout d’abord, les motifs ont été étudiés a posteriori, et non au cours du processus. Les réponses ont donc pu être sujettes à une rationalisation a posteriori, même si l’on peut considérer que ce biais est partiellement pallié par la taille de l’échantillon, satisfaisante pour une démarche qualitative de ce type. De même, les facteurs extérieurs expliquant l’entrée dans un MP n’ont pas été intégrés, mais pourraient faire l’objet d’une nouvelle recherche mettant en valeur les incitations de l’environnement (familial ou professionnel). Enfin, cette étude pourrait être complétée par l’étude d’autres cas de démarches alternatives et collectives de producteurs, par exemple les marchés de producteurs ou d’autres démarches de circuits courts permettant ainsi d’alimenter les connaissances sur les solutions et limites comparées de ces initiatives.

Ces limitations seront prises en compte dans des travaux futurs et font actuellement l’objet de recherches. Il est en effet essentiel, dans des recherches à venir, de considérer notamment dans un but managérial, les enjeux pour les producteurs d’intégrer ce type de circuit qui est de plus en plus plébiscité par les consommateurs.