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Introduction

Les régions dites « périphériques » entretiennent avec les « centres » une relation complexe. Supports d’une double dynamique d’assimilation/différentiation liée au processus actuel de mondialisation accélérée, elles suscitent des processus entrepreneuriaux qui cherchent soit à réactiver des éléments patrimoniaux liés à la tradition (Anderson, 2000) soit à développer de nouvelles activités pour sortir d’une logique de reproduction. C’est à ce deuxième cas de figure que nous nous intéressons dans le cadre de ce travail. Nous nous penchons sur la dynamique de construction/reconstruction d’une région périphérique dans sa relation à la notion d’identité régionale, entendue sous une acception structurationniste (Giddens, 1987). Nous cherchons en effet à éclairer les dynamiques de l’identité régionale en périphérie dans un processus entrepreneurial de « reconstruction » de cette périphérie.

C’est plus précisément le champ de l’entrepreneuriat créatif et culturel qui retiendra notre attention. Son existence en périphérie, notamment en milieu rural, a suscité un certain nombre de travaux (Lang, Fink et Kibler, 2014 ; McKeever, Jack et Anderson, 2015). En revanche, aucun, à notre connaissance, ne s’intéresse à la relation qu’il entretient avec l’identité régionale. Alors même que les entrepreneurs créatifs en milieu rural semblent souvent revendiquer des spécificités territoriales qui sont, selon certains auteurs, la conséquence d’une mondialisation fondée sur l’approfondissement de la diversité (Colletis et Pecqueur, 2018) et/ou un moyen de lutter contre une forme d’homogénéisation dans la production ; ces spécificités font rarement l’objet d’une analyse approfondie. Autrement dit, la recherche s’est peu intéressée jusqu’alors aux représentations et aux interactions de ces entrepreneurs avec l’identité régionale dans laquelle ils inscrivent leurs activités, ni aux modalités selon lesquelles elle interagit avec leur production et joue dans leur structuration collective.

Ce sont alors deux questionnements principaux qui jalonneront notre travail, deux questionnements distincts, mais étroitement liés : (1) celui qui a trait à la « reconstruction » d’une région périphérique par le développement du secteur créatif jusqu’alors absent ou non organisé, (2) celui qui interroge la dynamique de l’identité régionale et son interaction avec les entrepreneurs créatifs.

Au niveau empirique, nous appliquerons cette réflexion au cas de la création corse. Les acteurs qui composent ce secteur revendiquent son caractère identitaire. Ils se réunissent autour du projet Creazione, qui consiste à développer ex nihilo le secteur autour des métiers de la création (mode, maroquinerie, design…) en tirant parti du flux touristique et de l’attractivité de la Corse, générateurs de consommateurs potentiels. Depuis 2016 s’est instauré un festival annuel éponyme, considéré comme une des manifestations majeures du territoire.

Nous verrons dans un premier temps comment la littérature peut éclairer les interactions entre l’identité régionale et les entrepreneurs créatifs ruraux, en proposant des précisions sur le contexte corse. Nous présenterons également notre cadre théorique issu de l’économie territoriale. Nous exposerons ensuite le protocole méthodologique que nous avons construit pour enfin présenter nos résultats sur le cas de la Corse et les discuter dans un dernier temps conclusif.

1. Les liens entre identité régionale et entrepreneurs créatifs ruraux dans une perspective structurationniste

1.1. Les entrepreneurs créatifs en milieu rural et périphérique

1.1.1. Caractéristiques génériques des entrepreneurs créatifs

Une des typologies les plus utilisées pour appréhender l’entrepreneuriat créatif et culturel renvoie à une classification par « cercles concentriques » (Throsby, 2008). L’auteur a fondé sa définition sur le degré de contenu culturel des biens et services, relativement à leur valeur commerciale. Plus on s’éloigne du centre et plus la dimension commerciale l’emporte sur la dimension culturelle. Les trois premiers cercles à partir du centre forment le secteur culturel ; il s’agit depuis le noyau vers la périphérie : de la création artistique fondamentale (core creative arts) comme la littérature ou la musique, des autres industries culturelles de base telles que le cinéma ou les musées et des services du patrimoine tels que l’édition ou la télévision. Pour ces trois strates, la création est l’activité centrale et le produit final est un produit culturel. Pour le dernier cercle du modèle qui est le secteur créatif et englobe notre cas empirique (la publicité, l’architecture, le design, la mode) la valeur artistique est moindre : elle est un input combiné à d’autres éléments pour obtenir la production finale. L’ensemble des cercles forme alors un continuum constituant les industries culturelles et créatives.

Les indicateurs culturel et commercial qui fondent cette typologie sous-tendent de manière plus générale la grande majorité des recherches qui s’intéressent au secteur puisque l’entrepreneur créatif est tenu de concilier : (1) une connaissance et une sensibilité envers les arts et le processus créatif, éventuellement combiné avec la capacité à découvrir des talents, (2) une connaissance et compréhension du public potentiel et des techniques marketing (Klamer, 2011).

1.1.2. Stratégies des entrepreneurs créatifs en milieu rural

La majorité des recherches sur l’industrie créative et culturelle s’intéresse à ces entrepreneurs sur des lieux qualifiés de créatifs, à l’instar des villes créatives, largement étudiées par Florida (2002). D’après la théorie des 3T proposée par ce dernier, certains lieux sont des pôles d’attraction pour la « classe créative » et dans le même temps, le développement d’une ville repose sur sa capacité à attirer et retenir les individus créatifs autour de trois dimensions principales : la tolérance, le talent et la technologie.

Pourtant, on retrouve des entrepreneurs créatifs et culturels en dehors des grandes métropoles créatives (Rumpel, Slach et Koutsky, 2010 ; White, 2010). Ces entrepreneurs jouent un rôle actif dans la reconstruction de la périphérie, notamment dans les milieux ruraux. White (2010) explique par exemple l’attrait que représente la région occidentale de l’Irlande pour les individus créatifs par les trois facteurs suivants : la qualité de vie, l’environnement naturel et l’héritage créatif de la région.

Les différents travaux existants montrent en revanche que l’industrie créative et culturelle dans les milieux ruraux est davantage sujette aux contraintes qui caractérisent le secteur du fait de l’insuffisance des infrastructures et des transports ou encore de la difficulté des approvisionnements. Pour y faire face, les entrepreneurs créatifs sont souvent amenés à déployer des stratégies que certains auteurs qualifient de « bricolage » (creative industry bricolage). Il s’agit de pratiques qui s’appuient sur la réflexion critique et le repérage d’opportunités pour déboucher sur des solutions qui seraient impossibles sans ces arrangements dans un environnement contraint (Tracey, Philipps et Jarvis, 2011 ; Hotho et Champion, 2011)[1]. La littérature recense aussi de nombreux cas de collaboration et l’identifie comme une ressource phare du secteur.

Nous nous intéressons au phénomène du bricolage sous l’angle « identitaire ». Un certain nombre de travaux ont mis en évidence un phénomène de revendication du rattachement rural des entrepreneurs créatifs et culturels (Lang, Fink et Kibler, 2014), mais aucun à notre connaissance ne sollicite directement la littérature sur l’identité régionale pour comprendre si et comment elle peut être appréhendée et mobilisée dans les stratégies de bricolage de ces créateurs. Nous cherchons alors de notre côté à comprendre comment des entrepreneurs créatifs, situés en marge des masses de l’industrie créative et culturelle, interagissent avec l’identité régionale pour se développer. Un certain nombre de recherches sur l’entrepreneuriat proposent d’ailleurs de conceptualiser le processus entrepreneurial comme « la création et l’extraction de valeur d’un environnement » (Anderson, 2000). Nous nous y intéresserons précisément en termes d’identité régionale de cet environnement.

1.2. Identité régionale et structuration collective d’un secteur économique

1.2.1. Proximités et processus de « métamorphose » pour appréhender la création d’un nouveau secteur

Notre objet étant la structuration du secteur créatif en milieu rural, le territoire y occupe une place privilégiée et inscrit l’analyse dans la lignée des travaux de l’école de pensée que l’on appelle : « école française d’économie de proximités ». Ainsi, nous considérons avec Pecqueur et Zimmermann (2004) que le territoire se définit comme un construit, un résultat des pratiques et des représentations des agents. La notion de proximité renvoie à la fois à la séparation, économique ou géographique des acteurs et aux relations qui les rapprochent (et/ou les éloignent) dans la résolution d’un problème économique (production d’un bien, innovation…) (Gilly et Torre, 2000). Les notions de proximité institutionnelle et proximité organisationnelle, qui à elles deux constituent la proximité organisée, permettent plus particulièrement d’appréhender la construction d’un capital socio-économico-territorial, avec des maillages forts entre les individus, générateurs d’apprentissages collectifs. Plus particulièrement, la proximité institutionnelle « renvoie à des significations communes à partager et à la fixation de rôles complémentaires à jouer dans l’action collective » (Talbot, 2008). Sa conjugaison avec la proximité géographique est, selon les auteurs, une condition sine qua non de l’instauration de dynamiques de coordination sur le long terme, dynamiques nécessaires à la création d’un secteur.

Plus précisément et toujours au sein de cette école, la création d’un secteur jusqu’alors absent d’un territoire se prête particulièrement bien à l’analyse en termes de « métamorphose » proposée par Colletis et Pecqueur (2005). Ce processus permet de décrire le passage de la ressource à l’actif générique (activation) puis de l’actif à la ressource spécifique (spécification). Dans un premier temps, il s’agit donc, par l’exploration, de passer d’un potentiel latent à un facteur en activité, mais transférable, ce qui est le cas actuellement pour la création corse envisagée en tant que ressource. Un processus d’activation va permettre par exemple de décrire le passage du statut de travailleurs au chômage, non qualifiés à celui de travailleurs toujours non qualifiés, mais en activité. Ensuite, le processus de spécification vient engager l’actif générique dans un contexte particulier, il lui confère alors des coûts irrécouvrables de transfert : nos travailleurs non qualifiés en activité entrent en situation d’acquisition de qualification. Il y aura des coûts de redéploiement de cette ressource puisque les connaissances acquises sont spécifiques à un secteur d’activité. C’est donc bien la réalisation de ce processus de spécification que nous cherchons à vérifier chez les créateurs corses, en lien avec l’identité régionale.

1.2.2. L’identité régionale comme modalité de spécification d’un actif territorial générique 

Le cas empirique de structuration collective de la création corse accorde une place fondamentale à cette identité aussi bien dans le cadre des supports de communication que dans celui des discours, et il convient ici de nous munir d’éléments conceptuels susceptibles de l’appréhender et de la caractériser.

Traditionnellement, la notion de produit identitaire et celles qui la côtoient (authenticité, qualité, patrimoine…) ne permettent pas d’appréhender notre objet de recherche puisqu’elles cantonnent le territoire à une activité de reproduction. Ce cadre analytique limite, voire freine, toute forme d’innovation entrepreneuriale et territoriale. Par exemple, Mercury (1999) définit le produit identitaire « comme maintenant la continuité de l’histoire, dans la permanence des terroirs et la perpétuelle actualisation des savoir-faire professionnels ». (p. 81). Ces concepts sont prépondérants dans le développement territorial, mais valorisent le temps, l’histoire, les ressources spécifiques et les antécédents coopératifs ou les démarches d’entrepreneuriat proactif comme conditions d’émergence de produits ancrés dans le territoire. Or, nous nous interrogeons pour rappel sur l’ancrage d’un nouveau secteur dans un territoire, donc d’un secteur qui n’est pas du tout corrélé à l’identité classiquement assignée au territoire, mais qui se définit[2] tout de même comme « identitaire ». Il en ressort alors que les acteurs convoquent la notion d’identité dans son acception processuelle et construite.

Justement sur ce dernier point, Paasi (2003) distingue analytiquement entre identité d’une région et identité régionale (entendue comme « conscience régionale ») des individus qui vivent à l’intérieur ou à l’extérieur de cette région (Paasi, 2003). Tandis que la première renvoie à des traits naturels, culturels ou sociaux revendiqués dans les discours scientifiques, politiques ou institutionnels pour différencier les régions les unes des autres, la seconde est plutôt une interprétation du processus d’institutionnalisation d’une région.

Depuis le tournant culturel en géographie (Johnston, Grégory, Pratt et Watts, 2006 ; Paasi, 2003), l’ensemble des approches qui se sont intéressées à la notion d’identité régionale (Le Coadic, 1998, 2003, 2007 ; Guermond, 2006 ; Keating, 2000) s’accordent à considérer qu’elle est composée d’éléments aussi bien objectifs que subjectifs, qu’elle est à la fois cause et conséquence de mobilisation sur le territoire et enfin la considèrent comme le reflet d’une vision interne, mais également externe au territoire. Les auteurs auxquels nous nous référons dans l’élaboration de notre cadre théorique adoptent plus précisément une posture anti- essentialiste et sont à l’origine d’une série de travaux qui s’opposent à la conceptualisation de l’identité en termes de frontières et de contenu (Pratt, 1999 ; Rose, 1995 ; Massey, 2005 ; Entrikin, 2002).

La notion d’identité telle que nous l’appréhendons reflète les efforts des individus pour conjuguer le « passé reconstruit, le présent perçu et le futur anticipé » (McAdams, 1996, p. 307) de manière à produire une certaine unité qui réponde aux contractions liées à la modernité (Frosh, 1991, p. 5). Dans cette perspective, l’identité collective repose sur des arrangements fragiles puisque les organisations ne proposent pas un discours monolithique, mais pluriel et polyphonique (Ford, 1999, p. 485).

Si l’on reprend les propos de McAdams (1996), le « passé reconstruit » et le « présent perçu » se croisent autour d’un risque de folklorisation (Figure 1). Plusieurs auteurs ont en effet identifié ce risque d’instrumentalisation de l’identité à des fins marchandes. Il est d’autant plus fort dans les territoires touristiques marqués par une forte identité historique, plus ou moins mythifiée, comme le territoire corse. Il a ainsi été démontré que les stéréotypes régionaux, ancrés dans le passé, se révèlent particulièrement résilients vis-à-vis du changement (Reed, 2010 ; Schuman, 1966).

Dans cette perspective, la compréhension de la signification de l’identité régionale motive le processus de recherche, mais n’en constitue pas le point de départ. Autrement dit, il ne s’agit pas de comprendre ce qu’est une identité régionale, mais plutôt le sens que lui en donnent les acteurs (Billig, 1995).

Sur cette notion de « sens » en lien avec l’identité régionale, la littérature en management du tourisme et en marketing territorial vient également enrichir le cadre d’analyse. La notion de « sens du lieu » (sense of place) renvoie en effet au prisme par lequel les individus vivent et interprètent leurs expériences dans et avec le lieu (Adams, 2013). Elle nous sera alors éclairante pour saisir les interprétations des entrepreneurs créatifs ruraux dans une perspective structurationniste. Il s’agit d’un concept méta-analytique, que certains auteurs considèrent d’ailleurs comme la conjugaison de trois notions sous-jacentes : l’attachement au lieu, l’identité du lieu et la dépendance au lieu (Jorgensen et Stedman, 2001, 2006). La définition la plus souvent citée, issue des travaux fondateurs en psychologie environnementale, l’appréhende comme un champ de significations ou un domaine d’intérêt qui met l’accent sur les émotions et relations humaines (Tuan, 1977). D’après Stokols et Shumaker (1981) : « le sens du lieu n’est pas imprégné dans le cadre physique lui-même, mais réside dans les interprétations de ce cadre ». Pour préciser et caractériser le « sens du lieu » chez les individus, un certain nombre de travaux de recherche qualitative ont proposé des typologies. On retrouve par exemple celle de Relph (1976) avec sept étapes d’intériorité ; depuis l’aliénation au lieu jusqu’à la pleine immersion en son sein, ou encore Hay (1998) qui distingue cinq types en fonction du degré d’encastrement dans le lieu : superficiel, partiel, personnel, ancestral et culturel. Hummon (1992) divise quant à lui les individus en cinq catégories selon la nature de leur attachement au lieu : l’enracinement lié au quotidien et l’enracinement idéologique, ou de leur non-attachement au lieu : aliénation, distance ou absence.

1.2.3. Identité et notion de « sense of place » en Corse

La Corse offre un terrain privilégié à l’appréhension de la notion d’identité. Enseignes de magasin en langue corse, chants polyphoniques diffusés dans les commerces, cuisine traditionnelle proposée par les restaurateurs, sont autant d’éléments qui interpellent l’observateur quant à la relation entre folklore et empreinte historique et culturelle. Un rapide détour historique nous semble ici indispensable pour poser les bases du contenu des récits qui circulent sur l’identité insulaire, puisque c’est dans ce répertoire que les créateurs corses, qui constituent notre terrain d’enquête, vont venir puiser pour construire leur offre de produits qu’ils qualifient « d’identitaires » et incarner le passage de l’identité de la région à l’identité régionale telle que définie plus haut.

Précisons d’abord que dans les années soixante-dix, la Corse connaît un mouvement qui sera qualifié plus tard de riacquistu, c’est-à-dire de réappropriation. Réappropriation de la langue, des expressions artistiques et culturelles, des savoir-faire, de l’histoire, du moins d’une histoire qui se veut racontée « du point de vue du lapin et non plus du point de vue du chasseur » (Meistersheim, 2008, p. 408). À ce moment-là se reconstruit donc indéniablement une forme d’identité collective, qui, même si elle est porteuse de mythes, n’en reste pas moins structurante au niveau de l’évolution du territoire. La notion de sens du lieu prend alors une consonance particulière qui se traduit notamment par un attachement à l’île revendiqué haut et fort par les différents acteurs qui structurent les champs politique, artistique et économique. Depuis lors, on constate un double moment, à la fois de sédimentation et de reconnaissance de ces valeurs, dont on craignait la disparition à l’époque, et de « normalisation » accélérée et accompagnée d’une entrée frénétique dans la société de consommation. Dans ce contexte, l’identité régionale oscille entre risque de folklorisation et revendications de spécificités culturelles.

Forts de ces éléments notionnels et théoriques, nous sommes désormais en mesure de préciser notre question de départ par l’élaboration de la problématique suivante : quels sont les liens entre les entrepreneurs créatifs ruraux et l’identité régionale dans le processus de spécification d’un actif ?

Précisons ici que notre travail est issu d’un constat empirique de départ structurant, qui est celui d’une hétérogénéité considérable des références à l’identité régionale dans le projet de structuration collective des créateurs. Ce constat nous amène ici à formuler les propositions de recherche suivante :

P1 : l’identité régionale revêt une place fondamentale dans le projet de structuration collective des créateurs corses.

P2 : les manières de convoquer, de mobiliser et d’interagir avec l’identité régionale diffèrent en fonction du type de créateur.

P3 : cette hétérogénéité des formes d’interaction peut impacter le projet de structuration collective.

Nous retrouvons dans la figure 1 une représentation schématique de notre questionnement théorique et des propositions de recherche qui en découlent (notées P1, P2 et P3). Ce schéma vient clarifier l’hybridation théorique que nous proposons en conjuguant la littérature sur l’identité et les éléments issus de l’économie territoriale.

Figure 1

Représentation schématique du cadrage théorique et des propositions de recherche

Représentation schématique du cadrage théorique et des propositions de recherche

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2. Méthodologie

Afin de répondre à cette problématique, nous avons conduit une étude de cas sur le secteur de la création corse. Nous présentons ici le terrain d’enquête ainsi que le protocole de collecte et d’analyse des données que nous avons construit.

2.1. Collecte des données

Ce travail s’inscrit dans la continuité d’une recherche menée depuis 2015, qui nous a permis de cumuler un certain nombre d’observations participantes lors de réunions entre les créateurs et les offices de tourisme.

Nous complétons ces données par une série de quinze entretiens semi-directifs menés auprès de créateurs corses engagés dans le festival Creazione. Ces créateurs sont dans le domaine du design (objets d’art, lampes) et de la mode (textile, maroquinerie et bijoux). Les entretiens ont duré entre 42 minutes et 2 h 10, ils ont été enregistrés et intégralement retranscrits. Ils s’articulent autour de l’identité régionale appréhendée par les acteurs, de leur stratégie de développement ainsi que des modalités de leur participation au festival. La stratégie d’échantillonnage repose sur le principe d’opportunisme méthodique (Girin, 1989) puisque la directrice de l’OT de Bastia a joué le rôle de personne-ressource en nous introduisant sur le terrain. En revanche, nous avons veillé à diversifier les profils des acteurs interrogés sur la base de quatre critères : le domaine d’activité, le microterritoire d’activité, le sexe, l’origine géographique (né en Corse ou à l’extérieur). Si bien que les domaines de création sont variés, huit interrogés sont des femmes pour sept hommes, et onze interrogés sont des natifs de l’île contre quatre nés à l’extérieur.

2.2. Analyse des données

Nous nous sommes appuyés sur la méthode d’analyse élaborée par Gioia (Gioia et Chittipeddi, 1991 ; Corley et Gioia, 2004 ; Nag, Corley et Gioia, 2007) pour cerner les thèmes et dimensions agrégées de notre matériau empirique. Nous avons choisi cette méthode pour pouvoir proposer un modèle composé de dimensions centrales (overarching dimensions) qui cherchent à articuler les différentes thématiques de notre matériau empirique dans une optique de compréhension de notre question de recherche.

Nous avons organisé l’analyse des données en plusieurs étapes. Nous avons commencé par confronter les récits des interrogés aux données internes et externes issues de nos observations et de documents officiels[3]. Dans un second temps, nous avons réexaminé les données à l’aide du logiciel NVivo (version 7) développé par QSR pour regrouper des concepts de premier ordre – verbatims – en concepts de second ordre à travers un processus de codage ouvert (Van Maanen, 1979). Nous nous sommes appuyés en cela sur un raisonnement inductif cherchant à regrouper les similarités et différences du matériau issu de nos différentes sources.

La troisième étape, conformément à la méthodologie développée par Gioia, a consisté à rassembler les dix-sept concepts de second ordre en trois dimensions théoriques et en mobilisant une approche abductive. Ce processus, basé sur une technique de codage axial, n’a pas été linéaire, mais a plutôt consisté en des allers-retours entre théorie et terrain pour identifier les dimensions explicatives de notre question de recherche, soit : la perception des créateurs de l’identité régionale, l’ancrage territorial de leur organisation et la nature de leur produit identitaire. Ces dimensions théoriques agrégées ne sont pas apparues spontanément, mais ont été construites par la mise en regard systématique des concepts de second ordre avec les apports de la littérature investie. D’ailleurs conformément à la méthodologie propre à la théorie ancrée, notre cadre théorique tel qu’il apparaît dans sa forme définitive témoigne d’une démarche de rationalisation a posteriori et a été configuré sur la base des remontées empiriques. Notons par ailleurs que les flèches à double sens qui relient les trois dimensions centrales (Figure 2) traduisent expressément la dimension structurationniste de notre travail puisque produit identitaire et ancrage territorial s’influencent réciproquement et leur ancrage conditionne et est conditionné par l’identité régionale. Ainsi, on voit bien ressortir la dualité du structurel exprimant le caractère structurant et structuré des interactions (Giddens, 1987).

Figure 2

Modèle d’analyse des données

Modèle d’analyse des données

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3. Le cas des créateurs corses : quelles interactions avec l’identité régionale dans la démarche de spécification d’un actif ?

Les résultats présentés ici s’inscrivent, rappelons-le, dans le contexte du festival Creazione, qui connaît au moment de la collecte des données sa quatrième édition. Dans cette partie empirique, nous commençons par dresser une typologie des entrepreneurs créatifs ruraux en Corse. Ce travail dans un premier temps nous a semblé indispensable pour tester nos différentes propositions de recherche, qui suggèrent un lien entre caractéristiques individuelles des entrepreneurs créatifs et formes de mobilisation de l’identité régionale. Nous explicitons ensuite le modèle enraciné que nous proposons autour de la mobilisation de l’identité, pour enfin décrire le processus d’évolution de la création appréhendée comme actif générique.

3.1. Proposition d’une typologie des entrepreneurs créatifs ruraux corses

La typologie que nous proposons n’a pas d’objectif classificatoire ni explicatif, mais s’inscrit dans une visée purement descriptive, facilitant l’interprétation de nos résultats (Dumez, 2016). Il s’agit en effet de construire des types de créateurs, afin de déterminer par la suite si ces différents types suscitent des formes différenciées d’interaction avec l’identité régionale.

La construction de types vise alors à clarifier leurs ressemblances et dissemblances sur deux questions principales, correspondant aux deux indicateurs retenus. Le premier (préoccupations locales sociales et environnementales) s’intéresse au degré d’engagement des créateurs dans leur territoire, il nous informe alors sur l’intensité de l’ancrage territorial de chacun d’eux. Cet indicateur fournit d’entrée de jeu des éléments de positionnement des créateurs au regard du territoire corse, sans pour autant entrer dans le détail et la complexité de leur manière d’interagir avec l’identité régionale. Le second indicateur s’inspire de la typologie de Throsby (2008) pour cerner le positionnement des créateurs au regard des dimensions commerciale et culturelle. Il s’agit d’un élément de caractérisation fondamental, qui traverse d’ailleurs de manière significative les travaux liés à l’entrepreneuriat créatif (Bérubé, 2019).

Tableau 1

Typologie des créateurs

Typologie des créateurs

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Les deux premiers types que nous avons qualifiés de créateurs « éthique territoriale » et « créateurs-artisans » se rejoignent sur la priorisation de la dimension artisanale vis-à-vis de la dimension commerciale. Ils produisent eux-mêmes tout ou partie de leurs créations et la priorisation de l’utilisation de matières premières locales est à leurs yeux essentielle. À titre d’illustration, un créateur répondant au type « créateur-artisan » déclare, lorsqu’il compare sa démarche à celle des trois plus grandes entreprises de Creazione : « Business. Attention. Business et création, pas la même chose. Nous on est en microniche et elles c’est des business women. Il manque l’intermédiaire. Nous on est reconnus comme la qualité, elles c’est le côté branché, on ouvre des boutiques. Et au milieu il n’y a rien. Elles, elles aimeraient rejoindre la qualité et nous on aimerait rejoindre la distribution. » Un autre nous dit : « Ceux qui s’en sortent en Corse au niveau des créateurs, c’est ceux qui fabriquent en Chine, qui mettent leurs étiquettes et qui margent à 10. Ça s’arrête là, c’est tout. Est-ce qu’on appelle ça de la création, je sais pas. Ce n’est pas à moi de le dire. »

Ces deux premiers types de créateurs se distinguent notamment par l’intensité des préoccupations locales sociales et environnementales qu’ils expriment. Elle est très forte chez les créateurs « éthique territoriale » qui s’engagent généralement d’ailleurs dans des démarches d’économie circulaire. Cette intensité est un peu moins marquée pour les seconds, qui priorisent plutôt l’aspect culturel de leur artisanat. En témoigne le discours de l’une de ces « créatrices-artisanes » : « Mais bien sûr, moi pourquoi je fais ces petits livrets[4] ? Parce qu’à chaque fois que les gens repartent, ils repartent avec un bout de l’histoire de Corse. Sinon je m’embête pas et je fais comme les autres des yeux de sainte Lucie[5] chinois. Moi qu’est-ce que je fais : je participe au patrimoine corse. » 

Enfin, chez le dernier type de créateurs identifié : créateurs-entrepreneurs, les préoccupations sociales et environnementales exprimées sont beaucoup moins fortes que celles des deux autres types de créateurs. La dimension entrepreneuriale prime largement sur les dimensions culturelle et artisanale puisque les créateurs que l’on retrouve dans ce type privilégient l’industrialisation ou la semi-industrialisation de leurs processus pour atteindre une taille critique leur permettant d’envisager l’exportation à grande échelle de leur production.

3.2. Modèle enraciné de la mobilisation de l’identité régionale

Forts de cette typologie, nous présentons ici les trois dimensions principales de notre modèle d’analyse qui ressortent du travail de codage (Figure 2) et les mettons en lien pour identifier les formes de mobilisation de l’identité régionale par les créateurs et le lien éventuel de ces formes aux types de créateurs identifiés.

3.2.1. L’identité régionale en question : des créateurs « corsistes » ?

Un élément frappant qui surgit d’une lecture « à chaud » du matériau empirique se retrouve dans l’unanimité des créateurs sur le caractère identitaire de leurs produits. Ils revendiquent tous une empreinte territoriale significative dans leurs créations et affirment l’existence d’un fort attachement personnel à la Corse, entretenu dans leur travail. A priori, le sens du lieu, particulièrement dans sa dimension attachement au lieu, semble très fort chez l’ensemble des créateurs. Un créateur « éthique territoriale » nous dit par exemple : « Je suis un enfant du pays, et ça c’est sûr que ça se reflète dans ma création. » On retrouve aussi cette revendication identitaire dans le discours d’une créatrice-artisane, lorsqu’elle nous explique avoir refusé une commande qui ne correspondait pas à son positionnement : « Ils vendaient le produit comme du Mars, c’est pas du Mars, c’est quelque chose qui doit perdurer. Je raconte l’histoire de la Corse. L’histoire de la Corse, elle traversera le temps, Cucciarella ça a deux siècles, il faut que ça continue. La période d’Ipanema[6] on m’a téléphoné on m’a dit : “fais-moi les mêmes couleurs qu’Ipanema”. Je suis tout à fait capable de le faire, mais j’ai dit : “non, mais ça va pas ou quoi ?” Du one shot non, je suis dans l’optique on fait vivre et on perdure une histoire. »

Ce constat nous amène à ce stade à confirmer notre proposition de recherche P1 (étant pour rappel : l’identité régionale revêt une place fondamentale dans le projet de structuration collective des créateurs corses). Pourtant, lorsque nous demandons aux créateurs d’apporter des éléments de précision sur cette question, tous adoptent une posture de réserve, qui traduit souvent une crainte de la folklorisation de l’identité régionale. On constate en effet une volonté commune des créateurs de réinvestir l’identité historique à laquelle ils sont fortement attachés, mais qu’ils perçoivent aussi parfois comme un obstacle. Même la créatrice-artisane citée plus haut, qui est pourtant la créatrice qui mobilise le plus explicitement l’histoire dans sa création nous dit : « Attention identitaire ça veut pas dire le drapeau corse de partout, c’est plus subtil, c’est une appropriation de l’histoire et une manière de la raconter qui sorte des clichés. » Une autre déclare : « Je suis loin de faire du corse testa mora[7], mais je pense qu’on peut traduire la Corse de façon plus contemporaine et moderne par des couleurs et des choix de matériaux. » La majorité des interrogés rejoint ce discours et identifie explicitement un risque de folklorisation de l’identité régionale contre lequel elle entend lutter. Une créatrice affirme par exemple : « Dans ces portraits, j’ai voulu apporter une vision nouvelle en modernisant et réactualisant certains aspects et clichés. » Une autre ajoute : « Je ne veux tellement pas tomber dans le cliché de l’attrape touriste que c’est délicat. » En général, et, quel que soit le type de créateur, nous sommes donc en présence d’un effort explicite de sortir de l’identité classiquement assignée à la Corse : « On gagnerait ensemble à nous faire connaître à l’extérieur. Peut-être que ça développerait un peu le tourisme ou ça ferait connaître la Corse sous d’autres aspects que le fromage et la charcuterie » témoigne l’un d’entre eux.

L’identité régionale est donc prégnante et revendiquée dans le discours des créateurs, mais ils expriment dans le même temps une réelle volonté de s’extraire des schémas classiques pour proposer une vision à la fois moderne et innovante du territoire.

3.2.2. Le « produit identitaire » : cristallisation des divergences en termes de sens du lieu

Au-delà de l’unanimité des créateurs sur l’importance de l’identité insulaire dans leur démarche et de leur crainte partagée d’un phénomène de folklorisation, l’analyse approfondie des entretiens donne à voir des « sens du lieu » assez divergents associés aux produits des créateurs.

Chez les créateurs-entrepreneurs, le « produit identitaire » répond à des enjeux stratégiques et il n’existe qu’une réflexion plutôt artificielle de ses soubassements : « Le côté insulaire, le côté nature, le côté libre, évasion, voilà ce qu’on me ressort. Je dis ça parce qu’on a fait des rendez-vous la semaine dernière pour savoir où on se positionnait en tant que marque pour pouvoir affronter l’extérieur parce que chez nous on est déjà bien aimés avec les gens qui nous suivent, et voilà il ressort toujours ce côté évasion, voyage, insularité, nature. » Ce sont bien les domaines de la stratégie et de la communication qui sont concernés lorsque ces créateurs parlent d’identité insulaire : « Sur nos supports publicitaires on parle beaucoup de la Corse. Aujourd’hui c’est la mode la Corse. » Ils insistent aussi de manière importante sur le fait que leur inspiration est directement liée à leur lieu de résidence : « La Corse est ma principale source d’inspiration, cette île de beauté, la passion pour cette île, sa douceur de vivre et ses paysages nous inspirent au quotidien. Lorsqu’on a la chance de vivre et de travailler dans cet environnement, il est évident qu’elle vient déposer son empreinte au sein de nos créations qui deviennent le reflet de son art de vivre. » Le sens du lieu s’imprime donc selon eux de manière naturelle dans leurs produits sans faire l’objet d’une démarche explicite de valorisation.

Chez les créateurs qui répondent au profil « éthique territoriale », l’identité est investie de manière plus significative, mais elle renvoie surtout à la singularité et à une forme d’équité dans la démarche de production. Ces créateurs priorisent l’utilisation de matières premières locales, porteuses à leurs yeux de l’identité microterritoriale, et cherchent à minimiser l’impact environnemental de leur production. Cette démarche d’économie circulaire se retrouve d’ailleurs aussi dans les sphères plus privées de la vie de ces individus : « Mes créations sont faites à partir de vieux meubles de récup du village, ici au village, et respirent l’air du village et ça c’est fondamental. Quand je vais aussi faire mes courses je vais au commerce du village pas à Géant » nous explique l’un d’entre eux. Une autre, après nous avoir confié être végane, définit ainsi sa production : « C’est la cohérence de la démarche, le fait main, le respect de l’environnement, c’est de l’honnêteté en fait. Parce que ma démarche elle est honnête, si je voulais faire du fric j’achèterais les paniers à trois euros au Maroc je rajouterais deux sangles et je les vendrais cent euros. C’est pas du tout ça ma démarche. » Pour ces créateurs, le sens du lieu prend donc une consonance très différente de celle exprimée par les créateurs- entrepreneurs.

Enfin et sans surprise, ceux qui mobilisent le plus le passé reconstruit dans leurs représentations de l’identité du territoire sont les créateurs-artisans. L’extrait d’entretien suivant révèle d’ailleurs de manière explicite comment un créateur s’est appuyé sur l’identité historique de la région, en se réappropriant un objet patrimonial : « Je vois une besace au musée de la Corse, je dessine de mes mains, je fabrique et je sors un modèle de sac inspiré d’une besace authentique de berger. Je décide de transformer ce produit archaïque en produit luxueux d’accord ? Un produit rural, archaïque, masculin, je le transforme en produit contemporain, luxueux, féminin. » On retrouve alors une troisième forme de sens du lieu, qui témoigne aussi d’une dynamique de transition entre identité de la région et identité régionale.

Ainsi, nous validons par cette analyse notre proposition de recherche P2 (étant pour rappel : les manières de convoquer, de mobiliser et d’interagir avec l’identité régionale diffèrent en fonction du type de créateur).

Précisons par ailleurs que cette diversité des formes de convocation et de mobilisation de l’identité régionale s’accompagne d’une mise en avant des spécificités individuelles de la création de chacun, qui semblent prendre le pas sur une potentielle construction d’identité collective. La plupart des créateurs interrogés affirment d’ailleurs qu’à leur sens, un produit identitaire est un produit qui ressemble à son créateur. D’après l’un d’entre eux : « Je pense que c’est la personnalité de chaque créateur qui se transmet dans ce qu’il propose. Et heureusement il n’y a personne qui est pareil. Alors quand on traduit ses expériences, ses amours, ses hobbies, sa famille, même avec une même machine et un même cuir vous aurez sur 40 créateurs 40 propositions différentes. » Une autre ajoute : « La personne qui a créé est unique et elle est d’ici, elle est insulaire, il n’y a pas l’intervention d’un cabinet de style ou de qui que ce soit, c’est nous. Par exemple tu prends Jean-Paul Gaultier qui avait travaillé la marinière et moi je travaille le bleu de Chine. On fabrique avec notre éducation d’ici, nos tripes d’ici, notre histoire d’ici, nos caractères d’ici. » Remarquons qu’influences identitaires individuelles et territoriales se rejoignent dans ce dernier verbatim, mais que leur hybridation dépendra de la trajectoire de chaque créateur. Les deux premiers types de créateurs identifiés ont plus tendance à imprimer l’identité régionale dans leur création.

3.2.3. Une interaction « réactionnelle » avec l’identité régionale et une faiblesse de la proximité organisée

Force est de constater que les formes d’interaction avec l’identité régionale (et les différents sens du lieu qui lui sont sous-jacents) qui ressortent de notre matériau empirique, même les plus marquées, traduisent plus la volonté des créateurs de lutter contre des phénomènes qui les contraignent que de construire un réel projet collectif. Nous parlons alors d’interaction « réactionnelle », souvent liée à une critique du système dominant productiviste. En effet, l’ensemble des créateurs interrogés partagent une forme, plus ou moins forte, de critique des modes dominants de production et de consommation. Leur territoire en général, mais surtout leur création, s’érigent à leurs yeux comme un rempart contre l’uniformisation des comportements et l’hégémonie d’un libéralisme exacerbé. « Sur le continent il y a les H&M, les Zara, on n’est pas encore inondés par ça même s’il y en a à Ajaccio, heureusement ici on n’est pas encore ancrés là-dedans. » Même les « créateurs entrepreneurs » revendiquent une insertion dans des circuits de production et de consommation « humains » voire « bio » pour l’un d’eux.

Toutefois, si l’on cherche à caractériser, au-delà de cette critique partagée, les liens entre les créateurs, on se rend compte que les formes diversifiées d’interaction avec l’identité régionale traduisent plus largement une faiblesse de la proximité organisée entre eux. Faiblesse qui elle-même freine tout projet de structuration collective du secteur, ce qui vient conforter notre troisième et dernière proposition de recherche P3, étant pour rappel : cette hétérogénéité des formes d’interaction peut impacter le projet de structuration collective.

Dans son volet géographique, la proximité dans notre cas est toute relative puisque bien qu’appartenant à une même île, les créateurs souffrent d’un isolement général lié notamment à l’absence locale de certains échelons dans le secteur et à un manque d’organisation du transport comme le montrent les propos tenus par l’un d’entre eux : « Pour moi le territoire au sens propre c’est une contrainte, pour aller vendre trois trucs sur le continent c’est la galère, ça nous prive d’un marché et c’est très difficile, pourquoi il n’y a pas une plateforme qui se crée pour nous aider ? »

Ils cherchent à répondre à cet isolement par différents types de proximité organisée, qui reste pour autant très peu développée. En effet, alors même que les créateurs du premier type que nous avons identifiés (éthique territoriale) construisent des microsystèmes plutôt informels d’entraide et de collaboration, le second type (créateur-artisan) cherche parfois à verrouiller les ressources, dont il dispose par crainte de la concurrence de nouveaux acteurs du secteur : « Nous on a posé nos tripes, on a tout mis sur la table et l’autre à côté qui copie je suis pas d’accord […] nos fournisseurs on les partagera jamais, pour arriver à ça c’est dix ans de boulot » nous dit l’un d’entre eux. Le dernier type (créateur-entrepreneur) privilégie quant à lui plutôt les stratégies de développement national, voire international, sans prioriser la participation à un écosystème territorial. Ces différents répertoires de réponses à l’isolement traduisent des degrés variés de proximité organisée, qui semble a priori surtout concerner les créateurs « éthique territoriale », mais reste faible la plupart du temps.

3.3. Caractérisation de la trajectoire de l’actif créatif

En reprenant les termes de l’économie territoriale, le projet Creazione s’interprète comme une volonté de transformer un actif générique en actif spécifique puis à terme, en ressource spécifique. Comme le montre le tableau 2, l’objectif revient effectivement à passer d’une situation caractérisée par l’isolement et la désorganisation des créateurs à un secteur structuré (actif spécifique), dont le caractère local et identitaire la rendrait non transférable (ressource spécifique).

Tableau 2

Représentation de la trajectoire de l’actif créatif

Représentation de la trajectoire de l’actif créatif

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L’analyse empirique réalisée jusqu’alors éclaire les obstacles qui jalonnent la trajectoire de la ressource, qui semble stagner dans son processus de spécification. Malgré les prémisses informelles de relations interorganisationnelles décrites plus haut, le projet peine pour l’instant à susciter une stratégie collective autour de produits qui se veulent identitaires. Ainsi, la création corse est aujourd’hui en voie de spécification, mais la mobilisation de l’identité régionale ne semble pas à même de consolider le secteur de manière pérenne et d’en faire une ressource spécifique. La difficulté principale est due au fait que cette identité régionale renvoie essentiellement à l’appartenance à un lieu qui influence la création et non pas à un savoir-faire spécifiquement lié au territoire. La volonté des d’acteurs qui a permis de déceler cette ressource (Colletis et Pecqueur, 2018) reste insuffisante compte tenu de son caractère récent.

Discussion conclusive

L’objectif de ce travail revenait à identifier les liens entre identité régionale et entrepreneurs créatifs ruraux. Grâce à la construction d’un cadre théorique au carrefour de l’économie territoriale et du concept d’identité régionale, nous avons pu investir la question de la structuration du secteur créatif sous l’angle de la spécification d’un actif. Bien que cet aspect ne soit pas directement issu de notre modèle d’analyse et n’en constitue pas une des trois dimensions principales, il apporte un éclairage complémentaire à notre questionnement en venant préciser dans quel contexte est convoquée, mobilisée, voire parfois instrumentalisée, l’identité régionale. C’est bien dans le cadre de la structuration collective du secteur créatif que nous nous y intéressons, et non de manière déracinée ni déconnectée de la question du développement territorial. La mise en regard des deux cadres notionnels s’est alors révélée essentielle pour comprendre le rôle de l’identité régionale dans la structuration du secteur créatif, autrement dit, son rôle dans la spécification de la création appréhendée comme un actif générique. Par l’identification des liens entre entrepreneurs créatifs ruraux et identité régionale, nous avons souligné son incapacité relative à structurer collectivement le secteur et donc à spécifier l’actif. En effet, malgré un sens du lieu particulièrement développé et affiché chez les créateurs, leur démarche collective, notamment dans le cadre du festival Creazione, ne parvient pas à ce stade à générer une dynamique d’interaction structurante avec l’identité régionale.

Sur le plan empirique, notre travail contribue à un élargissement du périmètre des connaissances dans le champ de l’entrepreneuriat créatif en proposant un terrain composé de trois types de créateurs : les créateurs « éthique territoriale », les créateurs-artisans et les créateurs-entrepreneurs. Bien qu’évidemment contingente et uniquement représentative du cas de la Corse, cette typologie permet de représenter, au même titre que les logiques artistique, artisanale et commerciale, largement analysées dans les travaux empiriques disponibles, une logique plus liée à l’écosystème territorial et plus politisée. Dans notre cas, il s’agit de la logique incarnée par les créateurs « éthique territoriale », qui fait office « d’arène » locale, en permettant la mise en débat d’un certain nombre de thématiques liées aux enjeux de relocalisation de la production, de fixation d’un prix « juste » ou encore de transmission des savoir-faire ancestraux. En nous intéressant à ces spécificités, nous proposons alors un apport empirique original, qui vient enrichir l’opposition/conjugaison classique des logiques commerciale et artistique généralement appréhendées.

Au niveau théorique, notre travail apporte un certain nombre de contributions, qui viennent enrichir les deux pans de littérature investis. Alors même que la plupart des travaux qui mobilisent le cadre conceptuel de « métamorphose » s’intéressent exclusivement aux processus de production sous l’angle territorial, nous privilégions une approche gestionnaire qui nous conduit à éclairer les pratiques et les stratégies des acteurs dans leurs relations à la notion d’identité régionale. Cette notion, dont le caractère polysémique et instable a été soulevé à juste titre par plusieurs travaux (Guermond, 2006), s’est révélée opérante dans sa portée opérationnelle puisqu’elle est directement convoquée, revendiquée, mobilisée par les acteurs. Partir d’un cadrage théorique plutôt générique sur cette notion nous permet de la discuter a posteriori et au regard de la manière, dont les acteurs s’en emparent et interagissent avec elle. En effet, nos résultats plaident définitivement en faveur d’une approche plurielle et construite de l’identité régionale. Plus précisément, un apport significatif de notre travail se retrouve dans la dimension structurationniste qui ressort avec la mise en lien des trois dimensions centrales issues de notre travail de codage. Ils rejoignent en ce sens les propos de Frosh (1991) qui considère que les récits identitaires construits par les individus visent à générer un sens de l’unité pour répondre aux « contradictions et multiplicités de la modernité » (Frosh, 1991, p. 5). Appréhender ces récits sur l’identité régionale en périphérie est d’autant plus révélateur de cette dimension contestataire vis-à-vis du système économique dominant et donc vis-à-vis des centres. Aussi, notre travail fait écho, in fine, à la perspective résolument constructiviste d’appréhension de l’espace et du lieu d’auteurs comme Massey. En effet, les discours des créateurs et leur posture que nous avons qualifiée de réserve illustrent bien le refus d’un « localisme exclusif basé sur des revendications d’authenticité éternelle » (2005, p. 20).

Par ailleurs, les différents résultats présentés nous permettent de venir éclairer et préciser l’objet de recherche auquel nous nous sommes intéressés, à savoir l’entrepreneuriat créatif en milieu rural. Même si notre étude de cas fait état d’un échec relatif de structuration de filière, elle donne à voir la mobilisation de l’identité régionale (Centlivres, Hainard, Bertino, Gros et Mayor, 1981) comme stratégie de « bricolage » (Tracey, Philipps et Jarvis, 2011 ; Hotho et Champion, 2011) entreprise par des entrepreneurs créatifs ruraux. C’est in fine le manque de cohérence des différentes formes de mobilisation et d’appropriation de l’identité régionale, traduisant plus largement une faible proximité organisée entre eux, qui concourt à expliquer les difficultés de structuration collective chez les créateurs corses. Il n’en demeure pas moins que cette stratégie de bricolage pourrait être efficace dans d’autres contextes, et réduire les écueils rencontrés par ce type spécifique d’acteurs, ce qui ouvre la voie à de riches perspectives de recherche.

Notre travail permet enfin d’interroger la manière traditionnelle de caractériser l’industrie créative et culturelle puisque, bien qu’appartenant a priori à la quatrième strate de la typologie de Throsby (2008), un certain nombre de créateurs corses privilégient dans leur approche la dimension culturelle à la dimension commerciale, précisément les deux groupes que nous avons qualifiés de « créateurs artisans » et de créateurs de type « éthique territoriale ». Nous pouvons présumer qu’il s’agit là d’une spécificité des entrepreneurs créatifs du milieu rural, qui auraient tendance à s’opposer à la tendance globale de renforcement du volet commercial (Rentschler, 2012). Ici encore, il serait intéressant de tester cette proposition dans le cadre de futures recherches.