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Qu’est-ce que l’expérience ? Cette catégorie est souvent brandie en sciences sociales où elle apparaît à la fois comme un outil d’analyse et comme un thème d’enquête, d’autant que dans le langage ordinaire de la vie quotidienne, l’expérience compte. Elle est souvent invoquée pour rendre compte d’expériences de l’école ou de la religion, du travail ou de la famille, d’expériences d’engagement public ou d’expériences de vie collective, qui ont été plus ou moins enrichissantes ou désastreuses. Elle sert à décrire des formes d’expérience ethnique, de classe ou de genre ou à décrypter des expériences de l’histoire, de la justice ou de l’argent. Et certains textes classiques d’Alfred Schutz ou de Reinhart Koselleck font aujourd’hui autorité chez des chercheurs empiriques. Ici, l’intérêt se portera sur l’expérience des problèmes publics ressaisie dans une perspective pragmatiste. On ne cherchera pas à être exhaustif dans le recensement des héritages du pragmatisme ni à ouvrir de nouveaux terrains d’enquête, mais on invitera le lecteur à replonger dans une histoire philosophique, sociologique et politique, qui a donné naissance à l’étude des problèmes publics au début du 20e siècle et qui en a proposé les premières articulations théoriques. Ce domaine d’investigation s’est progressivement institutionnalisé en sciences sociales, mais il a oublié les racines réformatrices dont il procédait et la formulation pragmatiste qui en était proposée il y a un siècle. L’enjeu sera donc triple : rappeler un lignage généalogique, oublié du plus grand nombre en Europe comme aux États-Unis ; montrer la richesse des philosophies pragmatistes pour l’enquête sur l’expérience des problèmes publics ; réactiver des idées absentes de l’agenda de la recherche contemporaine et formuler quelques hypothèses, non sans tirer la lecture de Dewey, Mead ou Follett du côté de la phénoménologie.

situation problématique : milieux de vie et histoires de vie

Le point de départ de cette démarche se trouve dans Le public et ses problèmes de John Dewey (1927/2010). La lecture en a été enrichie par l’exploration des thématiques connexes de l’affectivité, de l’évaluation et de l’action, de la discussion, de l’enquête et de l’expérimentation chez Charles S. Peirce, William James et George H. Mead, plus récemment, chez Jane Addams et Mary P. Follett. Les pragmatistes ont plusieurs perspectives sur l’expérience, mais la matrice ici sera deweyenne.

Le primat de l’expérience

Pour comprendre comment une situation peut être problématisée, la seule voie d’accès est l’« expérience » (Cefaï et Terzi, 2012). L’expérience n’est pas ce qui se passe dans le for intérieur de tout un chacun, le « vécu subjectif », comme on le lit souvent, qu’il faudrait réhabiliter contre les excès des méthodes d’objectivation des sciences sociales. On dit parfois que les yeux sont la fenêtre de l’âme. Avec les pragmatistes, l’esprit est défenestré et jeté là dans le monde — quelque part entre les organes sensori-moteurs intégrés dans l’expérience corporelle et les choses matérielles et idéelles intégrées dans l’expérience de la situation. Dans le prolongement de l’évolutionnisme, Mead, Dewey ou Follett développent ce que l’on peut appeler une écologie de l’expérience : elle se fait dans les transactions entre organismes, et entre organismes et leurs environnements. Elle n’est pas dans la tête mais là tout autour de nous : nous vivons dans des champs d’expérience. Cette expérience ne se présente pas à nous comme une chose fixe. Elle est un processus dont rend compte le néologisme verbal « expériencer », déjà proposé dans le Vocabulaire de la philosophie de Lalande (1902-1923) et en faveur duquel Stéphane Madelrieux (2010 et 2012) et Mathias Girel (2014) ont avancé des arguments convaincants.

L’expérience courante est faite d’habitudes. On va ici croiser des idées empruntées au pragmatisme autant qu’à la phénoménologie. La vie de tous les jours est vécue comme immédiate. Elle est pré-articulée par des façons habituelles ou typiques de voir, de dire et de faire, qui assurent des relations irréfléchies entre corps et monde. Elle n’est pas un mode de connaissance, c’est au contraire la connaissance qui est une forme d’expérience — cognitive, esthétique ou morale. L’expérience se fait consciente en devenant réflexive, par exemple eu égard à un événement inconnu ou à une rencontre inquiétante, quand nos sens sont en alerte et que nous commençons à nous interroger, à discuter, enquêter et expérimenter pour savoir à quoi nous avons affaire. Mais tant qu’elle suit son cours, sans encombre, elle est donnée sans questionnement. Elle est faite d’émotions et de perceptions, de présupposés et d’inférences pratiques, elle se passe d’interrogations pour être vécue. Quand il existe une bonne intégration des multiples Soi qui composent une personne, de ses contextes d’expérience et de ses parcours biographiques, les choses vont de soi (taken for granted : Schutz, 1961). Nous vivons les situations sur le mode de l’accointance (acquaintanceship : James, 1890), en pouvant nous fier à nos croyances (James, 1898) et à nos habitudes (Dewey, 1922) — qui sont autant de tendances à agir, de telle ou telle façon, appropriées à telle ou telle situation. Ces habitudes sont inscrites à la fois dans notre corps habitué et dans les situations habituelles. Ce sont des « habitudes de se conduire de façon similaire dans des circonstances similaires », dans l’« actualité fluente », qui concernent tant les objets auxquels nous avons affaire que notre propre corps. Ces habitudes peuvent être individuelles, sont alors liées à ce que l’on appelle des traits de caractère ou de tempérament, qui pointent vers la singularité des modes d’être d’une personne qui au cours de son histoire de vie, s’est taillé, excavé et sculpté sa « situation biographique » ; elles peuvent être collectives et leur typicité ou leur généralité est alors celle de matrices culturelles, des réserves de sens commun ou des schémas de coordination partagés, qui permettent d’être en prise sur des réalités communes. Le monde tient alors debout, nous y sommes comme des poissons dans l’eau. C’est cette espèce de tranquillité et de sécurité, de cohérence, de prévisibilité et de rationalité des milieux de vie qui est rompue quand advient un trouble : quelque chose ne va pas et une nouvelle attitude doit être adoptée. Et quelque chose peut et doit être fait pour y remédier.

Trouble dans des histoires de vie et des milieux de vie

La situation problématique, d’abord vécue sous les registres perceptifs du choc, de l’anormalité, de l’incongruité, de la perplexité, de la peur, de l’angoisse, advient forcément dans des milieux de vie et des histoires de vie : pour comprendre un trouble, il faut le situer par rapport à son environnement et en restituer la genèse. Dans un monde où tout va bien et où tout va de soi, ce sont les habitudes collectives qui priment : les croyances sont fixées, les idiomes de la certitude stabilisent les inférences, les opérations de typification règlent la perception des situations et des stéréotypes sont prêts à l’emploi pour les appréhender, les anticiper et les remémorer. Selon le schéma de l’enquête pragmatiste, mis en place par Peirce et développé par Dewey, Mead ou Follett, dans les moments de trouble affectif, cognitif ou normatif, les croyances se défont et les habitudes s’enrayent, libérant le champ pour toutes sortes d’épreuves affectives : dégoût pour la nourriture industrielle, effroi à la découverte de la violence policière dans les manifestations, angoisse liée à la peur de contamination radioactive, indignation face au sort réservé à des personnes vulnérables, inquiétude pour la montée d’un populisme aux tonalités fascistes, empathie pour des femmes itinérantes qui subissent des violences… pour les pragmatistes, cette crise conduit au passage à la conscience réflexive, et quand un pas supplémentaire est franchi, et que cette réflexion se fait collective, elle peut donner lieu à l’éclosion de formes d’intelligence publique.

Mead parle de commutation vers une « attitude cognitive » (1938 : 199) quand l’organisme (socialisé en personne) ne pouvant plus se fier à ses croyances et à ses habitudes dans ses activités ordinaires, se demande : « Qu’est-ce qui est donc en train de se passer ? » et bascule dans un régime d’enquête, de réflexion, d’analyse et de raisonnement. On appelle « situation problématique » une situation « qui soulève des questions, et qui donc appelle l’investigation, l’examen, la discussion — en bref, l’enquête », nous dit Dewey (1949/1989). Une situation problématique est originairement une situation de trouble qui, faute de se dérouler sans accroc, a appelé un effort d’exploration de la part de ceux qui la subissaient ou qui s’en inquiétaient, afin de comprendre ce qui s’y jouait et d’en retrouver le contrôle. Il faut ici élargir le sens de ces transactions entre organisme et environnement dont Dewey ou Mead ne cessent de parler. La forme de vie humaine ne se réduit pas à son substrat biologique, même si elle conserve la part du vivant et de l’animal en elle et est du coup soumise aux mêmes conditions de vie. Mais la société humaine est plus qu’une communauté biotique et développe un ordre moral et culturel qui échappe à la bioéconomie de la nature (Park et Burgess, 1921). La socialisation des instincts dans le processus d’hominisation fait émerger un esprit social (social mind) (Mead 1934/2006), inhérent aux activités de coopération et de communication et à leurs médiations instrumentales et sémiotiques. L’environnement est devenu un milieu de vie où de nouvelles trames de vie collective — un web of life humanisé —, de nouvelles interdépendances, solidarités et concurrences ont émergé, mais qui surtout, à la faveur d’une spécialisation des fonctions et d’une multiplication des univers de sens, s’est différencié en de nombreux sous-mondes — les sub-worlds de James ou les Sonderwelten de Husserl — plus ou moins sécants ou disjoints, de toutes tailles et configurations, qui entretiennent chacun ses réserves d’expériences et ses domaines de pertinence. C’est là que les formes de vie se socialisent en « personnes » et que naissent des « Soi » identifiables, distribués sur leurs sphères de manipulation et au-delà, sur les champs d’expérience auxquels elles ont accès par la médiation d’outils et de symboles, de règles et d’institutions. C’est là encore que ces personnes deviennent des Soi sociaux, par l’acquisition de savoirs spécifiques, de rôles, de croyances et d’habitudes qui se déclinent dans ce que Schutz (1970/2011 : 109-110 et 161-162) appelait le contrepoint des lignes de leur existence, plus ou moins harmonisées dans des histoires de vie. Il faut entendre toute cette dynamique sociale et historique derrière les mots « environnement » (diffractés en une pluralité de milieux de vie) et « organisme » (porteur d’une multiplicité de Soi et d’histoires de vie).

Cette dynamique collective est en jeu dans l’apparition d’une situation problématique. L’enquête pragmatiste se soucie donc de la capacité de personnes, en proie à un trouble, à donner un sens ou à saisir le sens de ce qu’elles vivent et de leur capacité à transformer les contextes d’expérience de leur vie quotidienne — reconfigurant du même coup leurs croyances et habitudes, leur Soi, leurs histoires de vie et leurs milieux de vie (indissociablement organique, instrumental, sémiotique, culturel, institutionnel…) (Mead, 1936 : 350). Elle se soucie a contrario de leur incapacité à réagir, au sens de leur manque de savoir-faire ou de leur sentiment d’illégitimité, de leur impuissance à contrer des rapports de force ou de sens défavorables, ou de leur résignation, avec plus ou moins d’amertume, à fermer les yeux et à laisser aller (Stavo-Debauge, 2012), parfois de leur enfermement dans la rage ou le ressentiment, la prostration ou l’autodestruction. On qualifie souvent ces personnes d’« ordinaires » ou de « profanes » par opposition aux « élus » et aux « experts », mais ces catégories abusives recouvrent aussi bien des vivants, des parents, des voisins, des citadins, des travailleurs, des consommateurs, des malades, des femmes, des hommes, toute la gamme des LGBTQI+, des personnes de couleur blanche, noire ou autre, des récepteurs-producteurs de messages médiatiques, des investigateurs de toutes sortes… Tout dépend des modalités d’engagement et de concernement qui sont pertinentes dans la situation qui les trouble et qui déterminent leurs rôles et statuts de participation (Goffman, 1961 ; voir aussi Emerson, 2015). Le trouble, au bout du compte, est dans la situation. Le trouble est dans la consommation après que l’enquête atteste de la toxicité de certaines molécules dans nos aliments, cosmétiques ou détergents ou que le principe de précaution nous incite à redouter les conséquences de la prolifération des OGM. Le trouble est dans le genre après que des personnes vivant et se revendiquant bi- ou trans- ou neutres ont remis en cause la binarité du genre et que des mouvements se sont formés, rassemblant un grand nombre d’entre elles, dépassant la politique de l’identité de certains groupes gays et lesbiens.

La démocratie comme forme de vie collective, centrée sur la résolution de problèmes

Comment procédons-nous, quand nous éprouvons un trouble, pour l’exprimer et l’identifier, le définir et l’évaluer, l’expliquer et l’interpréter, pour s’en saisir et tenter de le résoudre ? Cette question est très directement politique : comment réussissons-nous à vivre ensemble, si possible à bien vivre ensemble et à garder — tant bien que mal — le contrôle sur nos histoires de vie et nos milieux de vie collective ? Comment prenons-nous en main les malaises existentiels et les difficultés pratiques que nous rencontrons pour cohabiter malgré nos différences, pour limiter les formes d’oppression que nous subissons dans les limites du supportable, pour vivre dans des bouts d’environnement dans lesquels nous nous sentons bien et pour disposer de ressources et d’opportunités qui nous permettent de réaliser nos projets et de nous réaliser en tant que personnes ? Comment une politique peut-elle s’enraciner dans des flux d’expérience — une expérience qui est personnelle, mais qui se découvre et s’invente, également, comme collective, et qui parfois nous conduit à nous battre pour des biens ou contre des maux que nous qualifions de « publics » ?

Ce qui se dessine chez les auteurs pragmatistes est une « politique pratique », au plus proche de la « vie quotidienne » (Follett, 1918). L’enjeu pour eux est de ne pas s’en tenir à une démocratie formelle, centrée sur la division des pouvoirs, le choix électoral, la régulation par les lois, l’action administrative et la politique publique. Leurs positions se distribuent sur un large spectre à propos de cette dimension institutionnelle, de la démocratie la plus radicale de type self-government à la participation aux politiques du New Deal. Mais tous se rejoignent sur la place centrale de l’expérience. La démocratie est une forme de vie collective, ou mieux elle est composée de milieux d’expérience collective dans lesquels des personnes, éprouvant concrètement des entraves à agir, des dénis de liberté, des déficits d’égalité, des personnes qui ont le sentiment qu’un tort, un dommage ou une injustice a été commis, des personnes exposées à des situations inintelligibles, inacceptables ou insupportables, et parfois, tout simplement, faisant face à l’impossibilité de survivre, sont capables de faire un usage (plus ou moins) collectif et public de leur intelligence, pour critiquer ces situations qui leur sont problématiques. À cette fin, elles enquêtent, elles observent, elles expérimentent, elles discutent, elles s’interrogent, elles interviennent pour changer le cours des choses.

Elles inventent aussi, avec succès, de nouvelles façons de vivre — ways of life, écrit Dewey dans « Démocratie créatrice » (1939/1977) — en expliquant, lui aussi, que la démocratie est une affaire pratique. II y a une quasi-réversibilité entre affaires publiques et affaires privées, une quasi-réversibilité qui a elle-même une portée politique. Pour Dewey, la sauvegarde de l’égalité et de la liberté « se trouve dans la possibilité de s’arrêter spontanément au coin de la rue pour discuter avec ses voisins de ce qu’on a lu ce jour-là dans des journaux non censurés et dans la possibilité de converser librement dans un salon avec des amis » (Dewey, 1939 : LW14.227). C’était également la grande leçon de William James, cet « esprit ouvert » (open mind), revendiquant un « droit de croire » (Lippmann, 1910), prêt à tester toutes sortes d’hypothèses écartées par d’autres, attaché à rappeler la part de cécité en chacun d’entre nous qui nous empêche parfois de comprendre et d’accepter les perspectives autres (James, 1899) — un texte que Park ne cessait de citer à ses étudiants de Chicago. La garantie du pluralisme n’est pas tant dans les lois que dans le plaisir de côtoyer différents modes de vie et d’échanger des points de vue par-delà les « barrières qui séparent les individus en cercles et en cliques, en sectes et en factions antagonistes » (Dewey 1939/1977). Confiance, sympathie, tolérance et bienveillance pour son prochain ne sont pas seulement des sentiments privés, mais des conditions de possibilité, des gonds ou des charnières de la vie publique. « Les lois garantissant les libertés civiles telles que la liberté de conscience, la liberté d’expression ou la liberté de réunion ne sont guère utiles si, dans la vie courante, la liberté de communiquer, la circulation des idées, des faits, des expériences sont étouffées par le soupçon, l’injure, la peur et la haine » (Dewey, 1937 ; Cottereau, 1992). Il ne sert à rien d’appeler au respect des libertés civiles comme à une espèce de problème public si l’on n’en fait pas, en pratique, une affaire personnelle et situationnelle. Et il en va de même pour toutes les situations problématiques où nous nous sentons touchés au point de vouloir nous occuper de troubles qui nous plongent dans l’anxiété, la souffrance ou la peur et qui perturbent notre sens de la liberté, de la vérité, du droit ou de la justice.

« L’environnement social a une signification morale intrinsèque. » « Il entre intimement dans la formation et la substance des désirs, des motifs et des choix qui forgent le caractère » (Dewey et Tufts, 1932 : 377). Mais réciproquement, les activités, actions et interactions qu’il abrite le transforment : nos mondes sociaux ne cessent de se réajuster et de se transformer pour autant que nous les réévaluons pratiquement et entreprenons d’agir en eux et sur eux. Nous ne cessons d’apprécier, de chérir ou de détester, de mépriser ou d’aimer les situations que nous vivons (Dewey, 1939/2011) et ces opérations évaluatives irriguent nos sentiments, volontés, croyances, élans, attitudes et pensées. C’est quand l’épreuve d’un décalage par rapport à des standards ou des idéaux de ce qui serait beau, bon, droit ou légitime se fait sentir que naissent des troubles eu égard à ce que la situation n’est pas, pourrait être et devrait être. La capacité d’être affecté, d’évaluer est à la racine de la formation des problèmes publics. Cette question est explicitement posée par Dewey et Tufts dans l’Ethics de 1932, où Dewey reprend à James, selon Girel (2020), une conception de la situation morale comme espace de réclamations ou revendications (claims) en compétition les unes avec les autres entre lesquelles il nous faut statuer, arbitrer ou trancher (adjudicate). Elle prolonge la question politique du Public et ses problèmes de 1927 et prend un tour esthétique avec L’Art comme expérience en 1934. On pourrait lui donner une autre formulation avec Mead (1923 : 229-230) pour qui « l’ordre intelligible dans le monde implique un ordre moral déterminé — et nous pourrions substituer ordre social à ordre moral », une idée que l’on retrouve, telle quelle, chez Park (1915), qui se réfère plutôt à la question des moeurs chez Sumner, et bien sûr dans les textes d’Addams (1902) sur l’éthique sociale ou dans les analyses de Follett (1918) sur le droit. Cette question de l’évaluation (Dewey, 1939/2011) était d’une certaine façon pressentie par la théorie du conflit des valeurs à l’origine de la sociologie des problèmes sociaux — sinon qu’elle se plaçait d’emblée dans le registre des jugements de valeur et négligeait l’horizon de l’expérience préréflexive ou antéprédicative — l’expérience d’avant l’expérience. « Les jugements de valeur définissent certaines conditions de la vie humaine et certains types de comportement comme problèmes sociaux ; il ne peut y avoir de problème social sans jugement de valeur » (Fuller, 1939). À l’origine, les jugements de valeur étaient avant tout liés à une pathologie de la moralité ordinaire, qui semblait aller de soi pour beaucoup : délinquance juvénile, alcoolisme, divorce, absentéisme scolaire, vagabondage, jeu, vol, prostitution étaient autant d’outrages aux bonnes moeurs ou de déviances à la bonne conduite. Mais la compréhension de cette proposition a depuis été élargie : ce qui apparaît problématique exprime un « conflit de valeurs » entre des situations, des conduites ou des événements qui sont perçus comme désirables d’un point de vue moral, civique ou politique par un groupe et ceux qui adviennent effectivement (Kitsuse et Spector, 1973).

Du Bois (1898 : 2-3) interprète par exemple, très exactement dans ce sens, « le problème des Noirs » comme un « plexus de problèmes sociaux, les uns anciens, les autres nouveaux, certains simples, d’autres complexes », attestant de « l’échec » des États-Unis à réaliser leurs « idéaux de groupe ». Le « problème des Noirs » n’est pas celui des Noirs, mais celui d’une communauté politique qui découvre son « incapacité à adapter une certaine ligne d’action désirée à des conditions de vie données ». Le noeud de ce lacis de problèmes réside selon Du Bois dans l’histoire de l’esclavage, qui continue de hanter l’organisation économique, sociale, culturelle, politique des États-Unis, en contradiction flagrante avec leurs valeurs proclamées. Les problèmes publics n’existent en dernière instance qu’eu égard à des standards et des principes (Dewey et Tufts, 1932 : 51sq et 304 sq.) de vérité, justice, droit, égalité ou liberté ; on pourrait rajouter de légitimité, de beauté ou de santé, autant de standards et principes qui se sont imposés dans les « cultures publiques » de la démocratie et de la république modernes. Ils ont émergé dans une histoire de l’expérience publique, ont été portés par des mouvements de revendications collectives qui leur ont progressivement donné une forme et un contenu, et contrés par des groupes d’intérêt et des forces politiques qui leur étaient opposés. Ils ont donné lieu à des édifices juridiques, assurantiels et administratifs, scientifiques et politiques, inscrits tant dans des architectures matérielles que dans des formes sémiotiques. Dans le cas de Du Bois, la croyance partagée des Américains dans les droits civiques et les habitudes morales de liberté et d’égalité qui se sont formées historiquement — les moeurs de Tocqueville — entrent en contradiction avec les situations sociales vécues par les Noirs, après l’abolition de l’esclavage — tant le racisme ordinaire des relations en face à face, trouvant son paroxysme macabre dans les lynchages, sur lesquels Ida B. Wells (1895) a produit des enquêtes implacables, que leur exclusion de certains métiers et positions, l’interdiction d’accès à des institutions d’éducation, la violence exercée pour les empêcher de voter, la destruction récurrente de leurs propriétés, et ainsi de suite. C’est cette contradiction, enracinée historiquement, qui fait problème.

Étudier des problèmes publics, ce n’est donc pas seulement se focaliser sur leur « appropriation » (Gusfield, 1981/2009 et 1989) par des ligues de « propriétaires » (lobbies de l’agrobusiness, de la chimie ou de la pharmacie, entreprises automobiles et sociétés d’assurances, agences administratives, ligues médicales, fédérations d’associations, organisations syndicales…) en vue d’acquérir le pouvoir et d’emporter le droit de les définir, de les expliquer et de les interpréter, de les administrer, de les réguler ou de les résoudre, d’évaluer des dommages, d’attribuer des responsabilités et d’accorder des réparations. C’est aussi, comme Gusfield (1995/2012) l’a montré, examiner le monde de significations qui émerge des batailles où se forment des camps adverses, qui tentent de gagner une légitimité politique, de faire valoir une « autorité culturelle » et de susciter un consentement moral. Même si la « politique symbolique » ou la « politique statutaire » qui soutiennent les « croisades morales » (Gusfield, 1963) peuvent être interprétées par référence à des intérêts bien sentis de groupes qui se constituent à travers leur mobilisation, elles impliquent toujours une dimension affective et évaluative, elles relèvent toujours d’une expérience sensible et imaginaire. Cela implique de quitter l’échelle de la confrontation entre organisations et institutions et de décrire des opérations de valuation à l’échelle des expériences personnelles et interpersonnelles, au revers des situations d’enquête, d’expérimentation et de discussion collectives. Cela implique aussi, du reste, de se démarquer de Gusfield qui a eu tendance à réduire science et droit à des actions symboliques à fonction rituelle ou cérémonielle (Gusfield et Michalowicz, 1984) et à dissoudre dans une perspective dramatiste et rhétorique le message pragmatiste (Cefaï, 2009). La démocratie est par contre pensée par Mead et Dewey, mais aussi, avec des variantes, par Park, Addams, le jeune Du Bois et Follett, comme centrée sur la résolution de problèmes par la méthode de l’enquête et de l’expérimentation.

Les troubles éprouvés par des riverains, des consommateurs, des administrés, des travailleurs, des patients ou des citoyens ordinaires sont retravaillés jusqu’à devenir des problèmes, identifiables et nommables, auxquels on puisse attribuer des causes et imputer des responsabilités et dont les conséquences sont anticipables comme nuisibles ou néfastes. Que l’on pense aux mesures prises dans des municipalités pour garantir l’accès au meilleur prix de ce bien primaire qu’est l’eau, éviter le développement de bandes sur leur territoire, régler la circulation dans les rues et sur les trottoirs, assurer la collecte des déchets ménagers et industriels, venir en aide aux familles monoparentales ou aux personnes âgées, prendre en charge les enfants dans les crèches et les centres aérés, préempter les baux commerciaux et fonds artisanaux ou aménager des conditions fiscales favorables pour attirer de nouvelles entreprises… Chacune de ces mesures renvoie à un trouble qui a été éprouvé à un moment donné relativement à un fait marquant — la hausse du prix des factures, l’état déclinant de propreté ou de sécurité de la ville, la difficulté à joindre les deux bouts de certains bénéficiaires des services sociaux ou la désertification des centres-villes de certains commerces de bouche — et qui a appelé l’invention d’une solution. Pour qu’il y ait un problème, avant qu’il ne soit fixé en droit et en politique, il faut qu’il attire l’attention, provoque de l’inquiétude, suscite l’engagement de personnes ou de collectifs qui ne sont pas directement menacés par ses conséquences et provoque parfois leur mobilisation. Tel est le seuil que franchit une expérience qui n’est plus vécue seulement sous le signe du personnel, du privé (limité à la propriété de soi, de son corps ou de sa réputation, des biens ou de la vie de telle ou telle personne) ou du commun (réduit par exemple à la communauté de ceux qui appartiennent à un groupe de « victimes » qui ont subi des dommages). Cette expérience est catégorisée comme publique : elle déborde le cercle des intérêts privés ou communs et elle relève de ce que l’on appelle l’intérêt public (le public interest au sens que le terme avait pour les pragmatistes, ou selon les grammaires de la res publica, de common wealth, d’intérêt général, de bien commun, d’utilité publique…).

Une dernière caractéristique selon Dewey est que cette expérience va mûrir dans le temps, donnant lieu à des processus de transformation civique et d’apprentissage progressif (Westbrook, 1991 ; Ansell, 2011). Des expériences successives s’intègrent les unes aux autres, elles sont reprises et retravaillées de façon créatrice par celles qui suivent, au lieu d’être dispersives, décousues ou déconnectées, rendant impossibles des habitudes de contrôle de soi et des situations. C’est ce que Dewey entend par « continuum expérimental » dans Expérience et éducation (1938/2011) et qui autorise le processus d’éducation « dans l’expérience, par l’expérience et pour l’expérience » (within, by, and for) (1938 : LW13.13). Ce processus d’intégration se retrouve dans les dynamiques de problématisation et de publicisation, quand par la discussion, l’enquête et l’expérimentation, des publics se créent, exercent leur intelligence collective, changent leurs habitudes collectives, et simultanément réforment les environnements dans lesquels leurs membres vivent et opèrent. Tout processus de formation d’un problème public, s’il se passe sans entrave, conduit à cet enrichissement de l’expérience publique. C’est là une dimension centrale de ce que Dewey qualifie de « démocratie créatrice ». « La démocratie est la foi dans le processus de l’expérience » (LW14.229), capable d’autotransformation par la formation de publics de discussion, d’enquête et d’expérimentation et leur travail de définition et de résolution de problèmes.

Enquête historique et ethnographique : des années 1900 aux années 1960 et retour

Quel type d’enquête mener sur les problèmes publics ? Cette enquête peut être sociale et historique. Elle comporte un volet sur la genèse du problème : Dewey revendique cette méthode génétique. Les situations sociales que nous connaissons sont des moments de processus historiques. Un problème aurait pu ne pas être ou être autrement ; un public peut aussi bien ne pas prendre forme comme il peut s’affirmer et même s’enflammer. Dans chaque cas, l’enquêteur doit suivre les problèmes et leurs publics. Accompagner autant que faire se peut le travail des activistes, juges, scientifiques, journalistes, politiques et autres opérateurs civiques, professionnels et institutionnels ; rassembler les informations permettant de reconstruire leurs contextes d’action, d’évaluation, de délibération et de décision, et de comprendre à un moment donné les champs de possibilités, de contraintes et d’opportunités qui s’y dessinent ; documenter des enchaînements de cause à conséquence et d’action à réaction et saisir des trajectoires de problèmes, des transferts d’expérience et les coups et contrecoups entre les différentes scènes où le problème se livre à l’attention publique. Cette enquête peut porter sur les petits territoires et les périodes limitées d’interactions en coprésence tout comme elle peut rassembler de larges corpus sur de longues durées (Terzi, 2005 ; Chateauraynaud, 2011 et 2016). Ces trajectoires, si typiques soient-elles — ce qui avait nourri à Chicago le projet d’une « histoire naturelle » —, ont quelque chose d’indéductible et d’imprévisible : elles peuvent être réorientées par des actions ou des événements qui les font bifurquer et redéploient leurs horizons pratiques, sensibles et intelligibles. Cette indétermination est une dimension de leur caractère problématique. En même temps, on peut enquêter chaque fois sur les méthodes, procédures, outils, standards propres à des institutions ou à des professions. On ne peut donc complètement présumer de la façon dont un ornithologue observe les transformations d’un écosystème ou un chimiste teste les quantités de polluants dans une rivière, dont un avocat organise des faits, des règles et des précédents dans une stratégie de défense de sans-papiers, dont des politiciens vont filtrer, interpréter et recomposer les avis de commissions d’enquête sur le harcèlement moral au travail pour les transformer en directives ou en lois, ou dont la conférence de rédaction d’un journal va faire passer, ou non, une nouvelle concernant des grèves d’étudiants contre la privatisation de l’université. Mais quiconque a une connaissance de ces milieux d’expérience et d’action peut malgré tout s’orienter et anticiper tel ou tel coup, telle ou telle stratégie ou telle ou telle alliance. L’histoire des problèmes publics est à la fois typique et ouverte : elle reste typique parce qu’elle est corsetée dans toutes sortes d’habitudes et de croyances, pour beaucoup institutionnalisées, qui conduisent à rabattre le problématique sur du déjà-vu ou du déjà-fait ou du déjà-connu ; elle est ouverte, d’un point de vue pragmatiste, en raison du caractère vague et émergent des expériences des acteurs en train d’agir, si l’on adopte le point de vue de l’activité en train de se faire, et non pas celui de l’action achevée.

Pour décrire ces champs d’expérience, l’ethnographie (Berger, Cefaï et Gayet-Viaud, 2011 ; Baciocchi, Cottereau et Hille, 2018), avec une forte dimension d’observation directe, sinon participante, et son équivalent qu’est la microhistoire, paraissent les méthodes les plus appropriées. Elles permettent de comprendre, sinon en se mettant « à la place des natifs », en tout cas avec des « concepts proches de leur expérience » (Geertz, 1983), ce qui compte pour eux, ce qui les dérange, les inquiète, les perturbe, les indigne, ce à quoi ils aspirent ou réprouvent, ce qu’ils espèrent ou proscrivent, tout autant que leurs calculs stratégiques, leurs conflits d’intérêts et leurs points de désaccord. Elles rendent compte des multiples façons, en situation, de représenter, de compter, de modéliser, de bâtir des environnements et de projeter des futurs, de détecter des causes et d’imputer des raisons, de trouver des responsables et de condamner des injustices. La démarche impose de ne s’en tenir ni à des modèles théoriques, ni à des justifications idéologiques, ni à des récits rétrospectifs, mais de revenir à la description de flux d’activités en situation et de décortiquer les multiples contextes d’expérience qui s’y croisent (Cottereau, 2015). Il faut pister un problème en voie de constitution, de situation en situation, essayer de se mettre à la place des acteurs à chaque étape de leur implication dans la dynamique de problématisation et de publicisation, comprendre comment leurs perspectives sont façonnées par une configuration d’alliances et d’oppositions, d’instruments et de ressources à un moment donné et restituer les paysages de possibilités, de droits et d’obligations qui se présentent à eux. Les problèmes publics naissent dans des champs d’expérience, avec leurs potentialités d’action et leurs impasses, leurs attentes et leurs déceptions. Cette filature a, ici encore, quelque chose d’imprévisible. « La vie est une série de surprises » (Emerson, 1841/2001 : 181). « L’expérience, comme nous le savons, a des façons de déborder (boil over) et de nous faire corriger nos formules actuelles » (James, 1907 : 222). Accompagner le processus de définition et de résolution de situations problématiques, c’est rendre compte de la façon dont les acteurs impliqués réagissent pas à pas, de la cristallisation de leurs systèmes d’intérêts et de perspectives et de la formation de collectifs dans lesquels ils sont engagés, en se heurtant à toutes sortes d’imprévus et en intégrant progressivement à leur champ d’expérience les conséquences de leurs actions et interactions.

Ces démarches, historique et ethnographique, ont une dimension d’évaluation (Dewey, 1939/2011). Dans la Logique (1938/1993 : 494-497/597-600), Dewey avance une distinction importante : les troubles « tendent à être interprétés en termes moraux », mais si l’on veut expliquer et comprendre les situations en cause, « il faut faire complète abstraction des qualités de péché et de droiture », « des mauvaises et des bonnes intentions », « du blâme et de l’approbation morale », de « la bienveillance et la malveillance de puissances supérieures ». La mise entre parenthèses de ces conceptions normatives dans le travail d’explication ou d’interprétation, sinon au titre de donnée constatée pour rendre compte de telle ou telle conduite, n’abolit cependant pas la nécessité des épreuves d’évaluation dans l’enquête sociale (497/600). Ce sont elles qui orientent l’enquête et qui indiquent quelles sont les « données » pertinentes à « sélectionner et soupeser » comme « éléments du problème » (facts of the case). Sans estimation ou sans évaluation en relation à une fin-en-vue, pas d’hypothèses à tester ni de faits à recueillir. Ces remarques sont importantes. Elles signifient que l’enquête pragmatiste refuse de devenir une opération de dénonciation morale ou politique, mais qu’elle n’en est pas moins guidée par des « valeurs » qu’il est impossible de dissocier des « faits ». Les enquêtes des femmes de Hull House sur le travail des enfants, la délinquance juvénile ou l’absentéisme scolaire sont de bons exemples de l’enquête sociale (1938/1993 : chap. XXIV) à laquelle Dewey aspirait et de l’espèce d’expérimentalisme que l’on retrouve chez Mead ou Follett, par exemple. Jane Addams, Sophonisba Breckinridge, Edith Abbott, Florence Kelley étaient déjà sur cette ligne : elles mettaient au point des méthodes d’enquête rigoureuses et apprenaient à se débarrasser du moralisme des philanthropes tout en menant des enquêtes orientées vers la résolution de problèmes recensés et, ce faisant, vers leur redéfinition, en réarticulant les questions pertinentes les concernant. En outre, les enquêtes du type social surveys financées par des fondations ou celles menées par les social settlements, tout en élaborant progressivement des standards de rigueur, avaient une dimension expérimentale : Mead (1899/2020) l’avait formulé le premier : la science sociale produit les catégories et les hypothèses de la réforme sociale et, réciproquement, leur mise à l’épreuve dans le laboratoire naturel de la vie collective vaut comme test expérimental. On a beaucoup mis en scène la rupture des enquêtes de Park et Burgess et de leurs étudiants avec les do-gooders, mais tout en oeuvrant à la professionnalisation de la discipline sociologique, ils n’en portaient pas moins sur les mêmes thèmes que les réformistes du début du siècle et approfondissaient une révolution méthodologique déjà engagée. C’est par exemple là, à l’Université de Chicago et à l’Institute for Juvenile Research, que les premières analyses statistiques et écologiques de la délinquance juvénile ont été menées, et qu’elles ont été articulées au recueil des récits de vie des enfants et adolescents engagés dans des activités illégales ainsi que de leurs familles, voisins, professeurs et éducateurs. Les jugements de valeur étaient en partie suspendus — la délinquance n’était plus un état mais un processus pratique, malgré tout indésirable pour ses victimes comme pour ses auteurs. Et l’objectif de raconter « comment on devient délinquant », d’expliquer les facteurs de la délinquance et d’en comprendre les raisons était indissociable du projet de disposer d’un corpus de faits et d’hypothèses permettant d’agir sur ce phénomène afin de le contrôler et de le réduire. La méthode était clairement expérimentale.

Les années 1960 ont introduit une rupture. Les enquêtes de Becker, Goffman, Gusfield, Davis, Freidson, Garfinkel, Cicourel, Sudnow, Emerson et quelques autres (Becker et Cefaï, 2020) ont rompu autant avec la posture d’expertise imputée à R. K. Merton et R. A. Nisbet dans leur Contemporary Social Problems (1961) qu’avec l’attitude expérimentale des recherches progressistes du début du 20e siècle (Becker, 1964 et 1966). Elles ont transformé les problèmes publics en produits d’activités de catégorisation ou d’étiquetage, avec leurs conséquences stigmatisantes et leurs effets rétroactifs sur la production de carrières de délinquants ; et elles ont étudié ces activités dans leurs milieux professionnels et organisationnels, en disséquant des « agences de contrôle social », en observant et en décrivant, sans dénoncer l’existant ni projeter d’alternative. Ces enquêtes ont permis aux sciences sociales de faire un bond en avant en accroissant la réflexivité des chercheurs (sur des modalités très différentes si l’on compare la sociologie de la sociologie spontanée de Schutz ou Garfinkel, le détachement esthétique de Gusfield, le situationnisme néo-durkheimien de Goffman ou le parti pris de ne pas prendre parti tout en sachant que l’on est toujours dans un camp ou dans un autre de Becker, 1967). L’enquête s’est étendue en enquête sur les enquêtes et sur les façons d’observer, enregistrer, compter, décrire, expliquer et interpréter des dynamiques de problématisation et de publicisation, en s’accrochant aux basques des acteurs, les plus ordinaires comme les plus spécialisés. Cette pluralité de façons de faire est tout à fait légitime. Elle a dû combattre les velléités radicales des jeunes de la New Left qui, derrière C.W. Mills, puis A. Gouldner, ont été tentés de confondre purement et simplement science et politique. Mais elle a aussi enterré la version pragmatiste d’une science, impliquée ou engagée — restreignant les impulsions de critique sociale en s’efforçant de voir le monde tel qu’il est et, néanmoins, ne perdant pas de vue les fins-en-vue réformistes de l’enquête. On peut rajouter qu’elle a aussi rendu plus complexe la vision parfois optimiste de l’articulation entre science et politique selon laquelle de bonnes enquêtes et de bonnes expérimentations seront reprises par des décideurs de bonne volonté et fonderont l’action publique — mais cela l’a parfois conduite à une espèce d’indifférence proclamée, sinon de relativisme et de scepticisme. Peut-être est-il possible aujourd’hui, en phase avec les nombreuses voix appelant à des sciences sociales « publiques », « impliquées » ou « engagées », de renouer avec le projet pragmatiste tout en y intégrant l’apport des années 1960. Cela revient à reprendre la distinction de Dewey entre orientation de l’enquête par un effort d’évaluation et assertion de jugements de valeur, et donc à inventer une alternative à l’opposition entre expertise neutre et science politisée ; ou encore, à aller au-delà de la mise entre parenthèses de la réalité des situations problématiques ou de la vérité des hypothèses d’enquête, des principes d’indifférence ethnométhodologique ou de symétrie anthropologique, pour ne citer qu’eux. Et cela revient à accepter que la science sociale ait des conséquences réelles en ce qu’elle transforme, presque toujours de façon inattendue, les milieux de vie et les histoires de vie des enquêtés — et dans le cas d’une dynamique de problématisation et de publicisation, au sens pragmatiste du terme, en leur redonnant davantage de contrôle sur leur vie.

« Un problème authentique (genuine) est un problème posé par des situations problématiques existentielles », « réelles, qui sont conflictuelles et confuses » (Dewey, 1938/1993 : 498/601). Cette proposition peut donc donner lieu à plusieurs types de lecture. On pourra essayer de restituer le sens tel que perçu, senti, évalué, exprimé au contact immédiat avec une situation problématique, par des personnes directement touchées ou indirectement concernées. Comment ressaisir ces épreuves de troubles et décrire un sens de l’évaluation — du beau, du vrai, du bon, du juste… — qui ne s’est pas encore figé (Dewey, 1939/2011 ; Bidet, Quéré et Truc, 2011) — et qui joue à plein dans la sensibilité à un danger ou à un risque (Peroni et Roux, 2008) ? À quoi ressemble la perception d’une communauté d’expérience avec d’autres personnes affectées, avant que soient établis des groupes bien identifiables, dont les intérêts sont formulés explicitement et qui agissent sur des scènes publiques à travers leurs porte-parole ? Comment ces personnes apprennent-elles à se reconnaître comme une communauté d’affliction, de fortune ou de destin tout en se forgeant des répertoires de description, d’argumentation, de dénonciation et de revendication ? Et comment ces communautés d’expérience se différencient-elles, selon les trajectoires biographiques de leurs membres, en sous-mondes, en milieux ou en générations, selon le type d’événements marquants, de risques affrontés et de problèmes résolus ? On pourra encore enquêter sur la façon dont ce « problème », « authentique » ou non, acquiert une réalité et une légitimité moyennant des comptages, des modélisations, des généalogies, des explications, des interprétations, des jugements, et ainsi de suite, depuis les multiples points de vue des observateurs, des reporters, des analystes, des commentateurs, des experts, des scientifiques ou des critiques, chaque fois en resituant leurs activités dans leurs environnements. L’enjeu est désormais de comprendre comment la marijuana est devenue un ennemi public à la fin de la prohibition et comment l’Amérique lui a déclaré la guerre, comment l’alcool a été désigné au terme d’opérations médiatiques, scientifiques et juridiques comme le responsable de nombre d’accidents d’automobile ; comment le handicap est engendré et entretenu plutôt que soigné dans des institutions spécialisées, comment les statistiques criminelles dépendent des pratiques professionnelles, plus ou moins avouables, des policiers et des juges ou comment l’immigration est devenue une cible politique au confluent de multiples processus historiques.

Mais ces façons d’enquêter sur des champs d’expérience et sur des complexes d’activités professionnelles ou institutionnelles, à la façon des années 1960, peuvent être mises au service d’une enquête pragmatiste sur les causes et les raisons d’un problème public. Elles enrichissent la gamme de questions de la réforme sociale et de la science sociale du début du 20e siècle. Elles viennent en renfort de la découverte d’informations qui auraient été délibérément négligées, manipulées ou dissimulées par des groupes d’intérêt. Elles raffinent l’exigence de pister des stéréotypes communs ou savants qui distordent la communication et la conscience publique. Elles aident à former et à tester des hypothèses d’enquête alternatives et à interroger des politiques mises en oeuvre par des élus ou des experts. Elles aiguisent l’intelligence collective qui, selon Mead, Dewey, Addams ou Follett, permet de transformer à la fois les milieux problématiques et les expériences et les activités qui y prennent place : discussion, enquête et expérimentation ont des effets en retour (looping effects) sur la situation problématique. Bref, elles ne font pas que déconstruire de l’extérieur des dynamiques de problématisation et de publicisation, elles sont partie prenante de l’effort de « faire problème » et « rendre public ».

ce à quoi nous tenons : concernement, inquiétude, sollicitude

On a mentionné à plusieurs reprises une notion chère au pragmatisme : le « concernement ». Essayons d’approfondir avec Dewey en quoi consiste cette épreuve. Se sentir concerné (concerned), nous dit-il, dans Knowing and the Known (Dewey, 1949 ou LW 16.246), c’est être pris par un souci, « une anxiété, une sollicitude, une compassion pour une affaire » — ce peut être une entreprise amoureuse, lucrative ou politique ou ce qui relève des affaires courantes de la vie quotidienne.

Une affaire qui incommode

L’affaire est ce qui se donne à faire et à quoi nous sommes affairés — l’anglais to have a do with basculant dans l’ado au sens d’une difficulté à résoudre, que l’on retrouve dans l’expression « beaucoup d’agitation pour rien » (much ado for nothing). Un « objet de considération ou de concernement pratique » n’est pas seulement ressenti dans le for intérieur d’un sujet, mais se donne dans la « coopération » entre un « être humain et des conditions environnementales ». C’est ce qui retient notre attention, à quoi nous sommes occupés — le sens originaire de business —, et ce pour quoi nous nous préoccupons, ce qui nous tient et à quoi nous tenons, ce qui nous sollicite, dont nous nous soucions et dont nous prenons soin (care). Si l’on explore ce réseau sémantique, en anglais, dans la veine de Dewey, c’est ce qui nous inquiète (disquiet) et nous sort de la quiétude des habitudes, ce pour quoi on se fait du souci (worry), qui nous tracasse et à quoi l’on veille, non sans éprouver une espèce d’appréhension. C’est ce qui nous sort de notre zone de confort, produit une contrariété, ennuie (annoyance), gêne (bother) ou dérange (disturbance), ce qui engendre un malaise (unease) et peut aller, en anglais, jusqu’à l’unrest, qui désigne une agitation ou un mécontentement social et peut aller jusqu’au trouble civil et au désordre public, au tumulte ou à l’émeute. On peut poursuivre encore dans ce sens. On peut être éprouvé par des inconvénients (inconvenience) ou des désagréments comme ces embarras (embarrassment) de l’ordre d’interaction, ces petites choses qui nous importunent et nous incommodent ; on peut se trouver face à des erreurs techniques ou à des fautes morales dont la conséquence est de perturber le cours normal, régulier et légitime, des choses ; on peut être déstabilisé par un événement qui produit une interruption ou un bouleversement de ce qui nous semble devoir aller de soi ; on peut se heurter à des obstacles (hindrance) qui font empêchement, freinent ou bloquent, et qui déconcertent ou désorientent (bewilder). On retrouve alors la série de qualificatifs, alignés par Dewey dans sa lettre à Albert G. A. Balz, tels que « déroutant, confus, perturbé, instable, indécis (confusing, perplexing, disturbed, unsettled, indecisive) » et la série de substantifs tels que « chocs, pépins, arrêts, blocages (jars, hitches, breaks, blocks) » (Dewey, 1949 ou LW16.282).

Le concernement comme care

Dewey bute alors sur la définition du concernement comme care (Dewey et Bentley, 1949 ou LW16.247) : « Care est très révélateur dans ses usages. Ceux-ci suivent un arc qui va d’éprouver de la sollicitude, à se soucier de, au sens d’avoir de l’affection pour (fondness), puis au sens d’être profondément ému par (stirred), enfin au sens de prendre soin, s’occuper de (look after), faire attention (pay attention) de façon systématique ou prendre en compte et prendre garde (minding). » Ce qui nous concerne et alors ce qui retient notre attention, par quoi nous nous sentons affectés et que nous évaluons comme quelque chose qui vaut l’énergie que l’on y met, la peine que l’on y prend et le soin qu’on lui prodigue. Il en va ainsi de nos affaires, qu’elles soient privées ou publiques, mais qui nous importent (matter), et qui nous meuvent et nous émeuvent, nous motivent et nous mobilisent — nous tirent hors du repos et nous mettent en mouvement (et l’unrest rejoint ici la déclinaison des termes dérivés du motus latin — jusqu’à la mutinerie !). Mais ces affaires ne sont pas abstraites, elles ont affaire à des choses (things) (ibid. : 247) qui font saillance dans le milieu où nous vivons, qui y gagnent un relief et une pertinence en ce qu’elles comptent pour nous. Ces choses — qui ne sont ni les objets de la physique ni les substances de la métaphysique, nous dit Dewey — suscitent un intérêt en soulevant une question existentielle : elles nous tiennent à coeur tout en prenant place dans le monde, elles se donnent dans la situation tout en « fusionnant dans une unité indissoluble des sens qui, lorsqu’on les distingue, sont qualifiés d’émotionnels, intellectuels et pratiques ». Ce qui nous concerne, ce sont des choses que le « discours philosophique » a dissociées en « homme et monde, interne et externe, soi et non-soi, sujet et objet, individuel et social, privé et public », mais qui en pratique se donnent dans les « transactions de la vie », que les « êtres humains » ont les uns avec les autres, avec leurs histoires de vie et avec leurs milieux de vie. C’est en cela que nous sommes dans un double rapport de passivité et d’activité vis-à-vis des choses qui nous concernent — que l’on peut formuler par des verbes d’action ou de passion. I care, it matters to me, it’s none of my business, I feel concerned, it bothers me, I don’t mind. Le concernement est la face passive de l’engagement, ce moment où nous sortons du régime de l’habitude, où nous échappons à l’évidence des choses de la vie, où nous émergeons de notre indifférence au sort des autres et où sans encore tirer l’alarme et sans nous lancer dans l’action, nous enclenchons sur une attitude de vigilance (Brunet, 2008), de prévenance, de veille ou de surveillance. C’est une épreuve corporelle, prise dans des manières de voir, de dire et de faire, qui se joue au coeur de nos sensations et de nos sentiments, une émotion morale (Dewey et Tufts, 1932 : 41 et 165) encore élémentaire, dont les potentialités d’universalisation ne sont pas encore explorées et réalisées, mais qui déjà vaut pour sollicitation (Ogien et Paperman, 1995 ; Breviglieri et Trom, 2003 ; Stavo-Debauge, 2003 ; Relieu et Terzi, 2003 ; Bidet et al., 2015).

Le corps de l’expérience, la chair du public

Un point important : il n’y a pas de public sans des corps vivants et sensibles, sentis et sentant au milieu du monde, engagés dans la gestion des apparences, dans l’échange de discours, dans la contagion des émotions, dans l’aménagement de leurs modes de vie, et attentifs, au-delà de l’indifférence envers des problèmes et de l’exclusion de membres autres ou déviants, à trouver des formes de vivre-ensemble. Ces corps sont socialisés, ils vivent dans l’élément du langage, ils ont traversé des histoires de vie et ils sont engagés dans des milieux de vie et ils sont perçus comme les corps de « personnes » — avec leur identité, leur autonomie et leur responsabilité. Ils sont incarnés dans des champs d’expérience — ce milieu (Umwelt), que Jakob von Uexküll (1934/1965) opposait à l’environnement alentour (Umgebung), travaillé par les systèmes de pertinence de ceux qui y vivent. C’est là un point important : les personnes qui émergent comme sentant, parlant et agissant sur un mode citoyen, ont des corps. Et leurs transactions sont tissées de sensibilité, d’affectivité, de mémoire et d’imaginaire. Les problèmes leur sont sensibles — ils touchent leurs sens, ils parlent à leur coeur, ils ébranlent leur sensibilité morale ou civique. Et ces personnes ne considèrent pas simplement les problèmes avec leur entendement, par un calcul froid de leurs intérêts ou par la projection de raisonnements intellectuels. Ces manières de se porter au public cohabitent avec une multiplicité d’autres modalités ou tessitures d’engagement : ces personnes peuvent éprouver de l’empathie pour des vaches folles, des moutons tremblants ou des canards grippés, et être prises de panique pour des virus contagieux ; elles se meuvent dans des forêts de symboles et d’associations mnésiques et oniriques qui les aident à préfigurer la communauté à venir vers laquelle elles se projettent, comme un monde d’après le Grand Effondrement ; elles sont, pour certaines, tout simplement attentives à observer et à décrire, à détecter et à enregistrer des indices, à user de leur sagacité empirique pour rendre compte d’un trouble — le prélude à savoir comment et pourquoi les abeilles meurent en masse ; elles écoutent avec sympathie les récits faits par d’autres, élargissent leur point de vue, multiplient leurs sources, non sans les comparer et les évaluer ; elles n’ont affaire à des problèmes au présent que dans la mesure où elles ont la capacité de se projeter vers des futurs alternatifs, qui requièrent de ressaisir des passés alternatifs ; et progressivement, elles établissent des corpus de faits et affinent leurs jugements de valeur et déterminent la situation problématique qui les a mises en branle.

En le tirant du côté de la phénoménologie, on pourrait dire que le public a une chair et qu’il opère dans la chair du monde et du langage (Merleau-Ponty, 1964). Ou plus exactement, il façonne les expériences de ses membres — acteurs et spectateurs — lestées de leurs épaisseurs sensibles et de leurs profondeurs temporelles. Ces expériences ne sont pas régies uniquement par une logique utilitariste, technique ou instrumentale, elles ne sont pas seulement dictées par des déterminants raciaux, de classe ou de genre, et elles ne sont pas exclusivement orientées par une rationalité discursive ou délibérative. Les membres des publics explorent des troubles en tant qu’ils peuvent les sentir et les ressentir, et en tant qu’ils peuvent imaginer et rêver, espérer et se souvenir, évaluer et agir. Leur capacité à le faire de concert dépend aussi du partage d’un « bâti corporel » qui permet à leurs corps d’être en phase les uns avec les autres et d’entrer dans des corps à corps avec les artefacts, les plantes ou les animaux dans leurs environnements. Les « événements sensori-manipulatoires-perceptifs » (1949 ou LW16.142) adviennent dans des « transactions trans-dermales » (1949 ou LW16.88 et 16.122) : loin d’être encapsulés dans des individus, ils se donnent d’emblée dans l’intervalle de processus de coopération et de communication qui impliquent des organismes vivants et leurs environnements et qui jouent tant dans le registre pratique que discursif. L’expérience publique se fait en circulant de perspective en perspective, en les mêlant, les confrontant, les affrontant, les combinant : il n’y aurait pas de communauté possible sans cette épreuve de la quasi-réversibilité des perspectives (Schutz) dans la « prise de rôle d’autrui » (Mead) et sans synthèse de ces perspectives à l’épreuve de l’Institution — l’Autre généralisé de Mead ou le Tiers médiateur selon Peirce. Par-delà l’hétérogénéité de leurs croyances, de leurs attitudes et de leurs habitudes, les membres d’un public cohabitent dans un monde pluriel et commun (Tassin, 2003), dans lequel leurs expériences se tissent les unes aux autres et accouchent de nouvelles expériences collectives. Ils s’engagent, de concert et en conflit, dans des enquêtes, appareillés de leurs corps et de leurs extensions dans des matrices d’outils et de symboles, et peuvent ainsi participer aux mêmes processus de compréhension et d’analyse des situations. L’intercorporéité est la racine de l’interactivité, de l’interobjectivité et de l’intersubjectivité qui jouent dans les dynamiques de problématisation et de publicisation. Cet ancrage expérientiel est aussi ce qui fait que les problèmes, si généraux s’avèrent-ils, gardent une part d’indexicalité. Ils se manifestent dans des situations, ici et maintenant : l’agriculteur empoisonné il y a vingt ans par le contact avec des produits chimiques peut situer le moment de son intoxication et souffre aujourd’hui dans son corps ; le flux d’automobiles qui défigure la ville, l’encombre, la pollue et la rend invivable passe dans la rue en bas de chez moi et se manifeste dans tous les encombrements ; l’acte d’humiliation ou d’agression qui visait une transsexuelle s’est produit sur telle place publique devant tels témoins qui peuvent le décrire en détail ; les progrès du réchauffement climatique, longtemps hypothèse de savants et de militants, se donnent désormais à voir dans le dégel de la banquise du pôle Nord et sont guettés et commentés à chaque nouvelle canicule.

De l’empêtrement à la problématisation : distinguer entre réalité et fiction

Sans cette incarnation des expériences, il n’y aurait plus de problèmes publics : chacun serait insensible à tous les autres et ne répondrait plus de rien — il n’y aurait plus de place ni de temps pour être sensible, pour se sentir concerné, pour prendre soin et agir de façon responsable. Dewey rajoute dans une note une série de notions plus spécifiques qui peuvent se substituer au mot « expérience » quand elle devient trouble — troublante et troublée. On peut parler d’une « complication », d’une situation « embarrassante » dans laquelle on est « empêtré » (entanglement) et mieux encore, d’un « problème en jeu » — un issue — qui focalise l’attention, devient un objet d’enquête et de discussion autant qu’un sujet de préoccupations partagées, tout en s’avérant un enjeu de frictions et tensions, de disputes quant à son existence, sa nature et sa gravité, son histoire, ses causes et ses raisons, son urgence, les moyens et les méthodes de sa résolution… Le champ d’expérience apparaît comme la trame des « interconnexions » entre tous les concernements, soucis, affaires qui se donnent à nous, ainsi que les autres difficultés ou vicissitudes de la fortune qui nous arrivent et états de perplexité ou d’irrésolution où nous pouvons nous retrouver — en tant qu’êtres autonomes et non pas soumis à une autorité qui pense et décide pour nous. Et en contrepoint de l’exercice de l’intelligence réflexive, Dewey (1920 ou MW12.160) mentionne, à l’opposé, les désordres mentaux, comme réponse possible à l’épreuve d’un trouble, sinon d’autres façons de « se projeter vers des images d’un meilleur état de choses » (Dewey : MW12.147-148) comme l’idéalisation émotionnelle, le rêve ou la rêverie, qui nous ouvrent à un « idéal » de « possibilités imaginées » — un idéal d’aspiration ou de consolation. Fantaisies et délires peuvent se substituer au travail de l’enquête. L’imagination — pas seulement individuelle mais collective — peut basculer de son pouvoir de création utopique à un pouvoir de mystification idéologique.

En régime d’enquête, qui est le propre de l’intelligence réflexive, nous passons du simple trouble au problème en développant une distinction entre ce que nous subissons (undergoings) et ce que nous entreprenons (undertakings) : entre ce qui nous advient, ce à quoi nous sommes exposés, qui nous affecte et à quoi nous sommes soumis, d’une certaine façon, et ce dans quoi nous nous engageons et que nous accomplissons, ce à propos de quoi nous prenons des initiatives, sur quoi nous formulons et testons des hypothèses. En régime d’enquête, « idées, significations, conceptions, notions, théories (…) instrumentales dans la réorganisation active d’un environnement donné et l’élimination d’un trouble spécifique » subissent un test de réalité et de validité : elles ne valent pas seulement parce qu’elles « remplissent leur office » ou « accomplissent leur travail » (1920 ou MW12.167) — auquel cas la volonté de croire suffirait à réaliser et à valider la croyance ! Elles valent si en tant qu’hypothèses, factuelles ou normatives, qui sont autant de « plans d’action », elles nous guident dans une bonne direction, tiennent la route, au sens où elles nous donnent un pouvoir de connaître les situations sociales, d’avoir une prise sur elles et de retrouver un contrôle de nous-mêmes. Pas simplement de projeter notre imaginaire. Sans doute, elles nous permettent de sortir de la confusion, de réparer des maux, de retrouver de l’harmonie, de la confiance et de la certitude, et alors, nous sommes portés à les tenir pour vraies, bonnes et droites, appropriées à nos attentes. Mais ce processus de transformation de l’expérience se fait moyennant des épreuves qui nous informent sur les conséquences de nos hypothèses et nous invitent à rectifier en pratique des dimensions des situations mises en cause et des croyances et habitudes qui nous y livraient accès jusque-là. Le « critère de vérité pragmatiste » de Dewey nous fait distinguer entre intelligence collective et délire collectif. D’une part, le pragmatisme admet qu’il existe tout un spectre de phénomènes du type « situations douteuses », « catégories zombies » qui écrasent le débat et empêchent de penser (Girel, 2017), « faux problèmes » dont il faut élucider les raisons, mais qui obnubilent l’esprit public, fake news (Joseph, 2007), rumeurs et paniques morales (Park et Burgess, 1921 : chap. 12 et 13, « Social Control » et « Collective Behavior » ; Blumer, 1939) ou stratégies de mensonge concerté (Girel, 2017).

D’autre part, loin de s’en accommoder, et de défendre un relativisme mou, le pragmatisme continue d’affirmer que les problèmes ne sont pas seulement ceux que l’on croit être des problèmes. Sans doute les migrations du sud et de l’est de l’Europe posaient problème aux États-Unis, au point que cette « question controversée », selon Jane Addams, nourrie des explosions récurrentes de nativisme, a conduit à la formation de la commission Dillingham en 1907. Elles posaient problème aux progressistes qui voulaient éradiquer misère, alcoolisme, analphabétisme et incivisme imputés à ce flux de migrants catholiques (Gusfield, 1963), entassés dans les taudis urbains, impossibles à assimiler et sources de décadence physique et morale. Et le rapport Dillingham de 1911 allait conduire aux lois de restriction de 1917, 1921 et 1924 (Jenks et Lauck, 1913). Mais si tant qu’il y avait un problème, la façon de le thématiser en montrant du doigt une catégorie de migrants avait tout du « faux problème » : stigmatisation fondée sur des clichés racistes, cécité vis-à-vis de leur exploitation sauvage, dédouanement des failles de la politique municipale, absence d’accompagnement par l’État de cette main-d’oeuvre taillable et corvéable à merci… On peut décrire — par souci de symétrie méthodologique, en mettant entre parenthèses des jugements de valeur — les procédés de fabrication de ces faux problèmes. L’enquête scientifique détermine ce qui résiste au tir des objections, au test des hypothèses, à l’administration des preuves, à l’évaluation des arguments : elle est à même de faire le partage entre des publics rationnels et raisonnables et des pseudo-publics délirants et intolérants. L’anthropologie symétrique, qui avait suspendu de tels critères de démarcation entre théories qui ont « réussi » ou qui ont « échoué », aura dû faire face à l’instrumentalisation de son point de vue par les climato-sceptiques et les négationnistes — une difficulté analogue pourrait être désignée par l’instrumentalisation de cette stratégie d’enquête des STS par les évangéliques au service d’hypothèses anti-darwiniennes (Stavo-Debauge in Dewey, 2019). Bref, s’accrocher à l’enquête scientifique, découvrir les limites de la symétrie, se méfier des dérives sceptiques, rhétoriques et constructivistes et déjouer toutes les stratégies de mensonge pur et simple, de manipulation et de distorsion de l’information, de désorientation par multiplication des énoncés contradictoires, de brouillage du vrai et du faux et de production du doute et de l’ignorance (Girel, 2017).

champ d’attention publique et entrecroisement des perspectives et des échelles

Mais n’allons pas trop vite. Les situations problématiques se limitent pour l’instant à émerger. Elles se signalent à nous de façon inattendue. Elles surgissent au milieu d’autres problèmes, doivent tracer leur chemin pour s’imposer. Elles vont et viennent par nuées, elles poussent comme des champignons (Anselm Strauss aimait cette image du mushrooming). Certaines vont être retenues par notre attention, quelques-unes se taillant un monopole au point de nous rendre monomaniaques : le problème médiatique de la pandémie due à la Covid-19 a ainsi pendant près de deux mois saturé l’esprit public, à l’échelle internationale. D’autres restent en attente dans un clair-obscur, resurgissant de temps à autre comme des serpents de mer ; d’autres, enfin, après avoir défrayé la chronique, disparaissent du jour au lendemain.

Écologie de l’attention publique

La formation d’une situation problématique est indissociable d’une écologie de l’attention. Au centre du champ d’expérience, la situation problématique se profile et fait saillance. D’ordinaire, nos perspectives sont verrouillées par les croyances et les habitudes collectives : conventions culturelles et contraintes institutionnelles nous indiquent ce qui vaut la peine d’être distingué, en fixent une définition et organisent le type de réactions que nous devons avoir (Mead, 1934). Mais il arrive que nous soyons projetés dans une dynamique qui nous fait douter des thèmes que nous tenions pour acquis et qui nous amène à nous interroger sur les certitudes du sens commun. Ce qui vaut pour les individus vaut pour les collectifs, avec les myriades d’yeux et d’oreilles, de coeurs et de cerveaux, de mains et de langues des individus qui les composent, plus ou moins coordonnés dans des actions conjointes et plus ou moins impliqués dans les mêmes affaires. Le public n’est pas un super-organisme — « il n’a pas de mains sinon celles des êtres humains individuels » (Dewey, 1927 ou LW2.286), mais il opère une espèce d’intégration fonctionnelle des perspectives et des activités de ses membres dans leur « comportement associé, orienté vers des objets » (Dewey, 1927 ou LW2.301). Le public émerge quand l’écologie de l’attention qui permettait à la communauté d’agir collectivement est perturbée et que certains membres se mettent à voir, entendre, penser, agir différemment. Le problème a une force d’interruption du cours des choses. En s’imposant comme thème sur l’avant-scène, il rejette à l’arrière-plan ce qui ne mérite plus d’être thématisé avec la même urgence. Il suscite la libération d’une énergie affective qui n’est plus régulée par les habitudes collectives. Il bouleverse l’ordre naturel au sens où il permet de neutraliser, au moins momentanément, certains stéréotypes (Lippmann, 1922), et où il nous désengage de trames de pertinence partagées, héritées historiquement et instituées socialement (Schutz, 1970/2011). Des façons de produire ou de consommer, d’obéir ou de commander, de travailler ou de se divertir sont questionnées ; des espèces végétales et animales que l’on imaginait immortelles et des éléments que l’on croyait disponibles en abondance, comme la terre, l’eau ou l’air, s’avèrent menacés et appellent protection ; la sécurité, la satiété et la santé qui paraissaient acquises révèlent toute leur vulnérabilité dans certains épisodes de guerre, de faim et de maladie ; les rapports de classe, de genre ou de race que d’aucuns traitaient comme relevant d’un ordre naturel sont irrémédiablement remis en cause. Problématiser, c’est faire apparaître autrement les choses de la vie.

Cela se traduit par l’émergence d’une expérience publique (Quéré, 2002), qui sera focalisée sur de nouveaux foyers d’attention — qui réorganise les zones de problématicité (Quéré et Terzi, 2015) du champ d’expérience collective. Un « champ d’attention publique » se forme avec la transformation de la relation des thèmes problématiques à leurs horizons et à leurs marges (James, 1890 ; Gurwitsch, 1956), au croisement de ces multiples flux d’expérience. On a pu penser cette transformation à partir de la temporalisation de cycles d’attention publique moyennant lesquels, à un moment donné, l’attention est absorbée par tel ou tel problème, rejetant tous les autres dans les limbes médiatiques (Downs, 1972) ou de la configuration d’une architecture d’engagements attentionnels, dominants et subordonnés, principaux et secondaires (Goffman, 1963/2013). Un problème ne vient jamais seul, mais il entre en résonance avec d’autres problèmes avec lesquels il entretient des rapports d’analogie ou de proximité ; et il est souvent rapporté à des précédents qui contribuent à lui donner un sens et à le « voir comme… ». L’enquête en produit une description. Elle lui donne corps, unité et identité en lui apposant un nom (Bentley et Dewey, 1949). Elle le ressaisit au moyen des ressources expressives de la vie quotidienne. Notons en passant que la médiation de l’expérience comme discussion, enquête et expérimentation sur des « faits » et des « valeurs » interdit de poser le problème comme S. Hilgartner et C. Bosk (1988) l’avaient fait dans leur modèle d’arène publique. Cet article mettait en scène la consécration de problèmes publics qui, au sein d’une population de problèmes potentiels, avaient survécu à un processus de compétition et de sélection en mobilisant des ressources rares (organisations, réseaux, cadrages… et l’attention publique) dans un environnement dont la « capacité de portage » était limitée. Quelque chose comme la foire d’empoigne des spermatozoïdes, dont un seul, l’élu, fera mouche et ira nicher dans l’ovule, condamnant à une mort certaine ses compagnons d’infortune. Le modèle était hérité en droite ligne de la version d’écologie humaine d’Amos Hawley et de son application par M. Hannan et J. Freeman (1977) aux « populations d’organisations ». Les vainqueurs de ce struggle for life très spencérien sont ceux qui ont réussi à capter l’attention publique en franchissant le barrage des gatekeepers des agendas publics ou des fenêtres médiatiques. Cette application mécanique d’un modèle écologique commet la même erreur que l’économie de l’action collective : elle réduit l’expérience à une ressource, le milieu à un environnement, les définitions du problème à une construction et les épreuves de vérité et de justice à une compétition. Le caractère dramatique, nouveau, conforme à des schémas idéologiques ou culturels, en résonance avec les intérêts d’une « communauté d’opérateurs », suffit à assurer la victoire. Si stimulante que soit son attention portée à une Realpolitik des rapports de force, cette approche pèche par son insensibilité au processus de problématisation et de publicisation. Elle court-circuite le nécessaire ancrage des problèmes dans une expérience publique. L’écologie de l’attention publique ne se réduit pas à cette écologie de la compétition pour la survie au sein de « populations de problèmes » ; de même que la capacité à l’attention du public ne se réduit pas à sa présumée « capacité de portage » économique, biologique ou technologique.

Carrière des problèmes, émergence des publics : un jeu de pistes

Le travail de filature conduit l’enquêteur à suivre un problème dans les multiples environnements journalistique, scientifique, judiciaire, administratif, policier ou politique, où il prend la forme d’une affaire médiatique, d’une controverse entre chercheurs, d’un procès au tribunal ou d’une élection au Parlement, d’une enquête au civil ou au pénal ou d’une chaîne de traitements bureaucratiques. On a pu parler d’histoire naturelle (Park et Burgess, 1921 : chap. 1), initialement conçue comme un schéma de développement préétabli, copié sur la genèse embryologique des organismes et appliqué aux cycles biographiques, aux problèmes publics et aux institutions sociales. Plus tard, en suivant le modèle des carrières professionnelles, au cours incertain, en raison de l’indétermination des événements, des parcours individuels et des actions conjointes, on a plutôt choisi la catégorie de « carrières » des problèmes publics. C’est de cela qu’il est ici question : de la carrière des problèmes, de leurs expériences et de leurs publics.

On peut commencer par enquêter sur comment des personnes en viennent à se sentir concernées — souvent hors de tout canal officiel ou de toute emprise institutionnelle. Elles s’interpellent et communiquent, se font part de ce qu’elles ressentent, s’épaulent dans la conviction que « ça ne va pas ». Elles cherchent des médiateurs — des médias, des ONG, des syndicats ou des partis, des notables religieux ou des vedettes de cinéma, des scientifiques, des lanceurs d’alerte… — qui mettent en forme ce malaise et leur fournissent les images pour alerter sur la mort des barrières de corail ou les mots pour protester contre l’éviction d’un camp de Roms. Si elles manquent d’informations officielles ou fiables, les rumeurs se mettent à circuler, et Tamotsu Shibutani (1948), en héritier de Park et de Blumer, a montré qu’elles étaient une façon de définir des situations problématiques et, par l’enquête, ou par l’imagination quand l’enquête est empêchée, de rassembler et d’interpréter des données disponibles et de tenter de reprendre pied dans le réel. Ces personnes peuvent encore être effarées par l’anticipation d’un malheur encore virtuel — les conséquences de l’explosion d’une usine classée Seveso — ou se figurer les nuisances « écologiques » à venir — l’installation d’une centrale nucléaire à proximité du village. Elles peuvent ruminer un sentiment d’incompréhension, de rage et d’humiliation, souffrir de ne pas réussir à joindre les deux bouts à la fin du mois, concevoir du ressentiment à force de vexations dans la recherche d’un emploi, et découvrir le plaisir de l’agir-ensemble et du penser-ensemble sur les ronds-points, dans les cahiers de doléances et dans les manifestations de rue de Gilets jaunes. Elles peuvent se battre contre la « pollution lumineuse », rêver de nuits étoilées, démontrer l’impact de la lumière continue sur les cycles de vie animale et végétale et exiger la démarcation de réserves d’obscurité, faisant du « noir d’encre » un bien public en voie de disparition. Ou encore, elles transforment une « situation ordinaire », la conduite des motos-taxis à Yaoundé (Keutcheu, 2015) ou la prolifération des trottinettes électriques à Paris, en un enjeu de politique publique : à l’épreuve de multiples conséquences indésirables, vécues au jour le jour, les autorités publiques sont interpellées pour mettre un terme à ce qui est perçu comme une nuisance publique. Elles peuvent organise des employeurs de nounous et d’aides-soignantes qui exigent le rassemblement familial de ces donneuses de soins personnels (care-givers) venues du Pérou ou des Philippines, ou exiger la problématisation de la garde d’enfants à titre privé et réclamer la création de crèches et d’écoles maternelles par les pouvoirs publics (Wrigley, 1999). Elles peuvent souffrir de leur vie ruinée, être en butte à la « dépendance » à l’alcool d’un proche, et désarmées face aux catastrophes familiales ou professionnelles qui s’ensuivent, trouver sur le web des personnes dans des situations similaires, avec qui vont se former des communautés d’expérience, d’enquête et de discussion. Il y a là de multiples carrières d’expérience, qui petit à petit coagulent en véritables dynamiques de problématisation et de publicisation, et qui donnent lieu à des arènes d’une grande diversité de tailles et de configurations, variables par leurs formes de mobilisation, d’organisation et de représentation et par leurs dispositifs de protestation, de dénonciation et de revendication.

Cette temporalité est ouverte : la dynamique de problématisation engendre progressivement les multiples scènes sur lesquelles le problème va se manifester ; elle refaçonne les milieux interpersonnels, professionnels ou institutionnels où le problème est pris en charge ; elle réarticule les systèmes de coordonnées cognitives et morales, pratiques et symboliques moyennant lesquels le problème est appréhendé. La perspective pragmatiste peut donner l’impression qu’il y a une strate fondatrice — le trouble initial — sur lequel va se construire un édifice de plus en plus complexe. En réalité, cette épreuve du trouble est toujours précédée d’une histoire de problèmes dont elle va pouvoir (ou non) s’inspirer et elle se trouve toujours devant des médiations moyennant lesquelles elle trouve (ou non) à s’exprimer. L’épreuve du trouble n’advient à elle-même qu’à travers le processus de son expression dans l’action qui en fait une expérience publique, sous peine de quoi elle n’est jamais qu’embryonnaire ou balbutiante (incipient), vague et indéfinie (inchoate). En revirant leur passion en action, en identifiant ce qui leur pose problème, en reliant des conséquences à des causes, en communiquant avec les autres pour y voir plus clair et en coopérant dans l’intervention sur le problème, ces personnes donnent une figure à leur malaise. Elles coproduisent des descriptions, des explications et des interprétations sous lesquelles subsumer le trouble. Elles entreprennent de trouver des ressources pour documenter leur point de vue et résoudre pratiquement la situation. Il se peut que le problème relève d’emblée d’une nomenclature disponible, comme le cas d’une classe de problèmes bien connus pour lesquels les dispositions à intervenir et les dispositifs d’intervention sont déjà là, en attente d’activation. Ici, dans ce cas, il s’agit de « marée noire », là, de « souffrance au travail ». L’enquête peut d’emblée se caler sur des procédures d’observation, de mesure, de classement, d’inspection déjà répertoriées et actionner des dispositifs d’intervention qui s’offrent à elles. C’est parce que les catégories de « travail » et de « paysage » sont disponibles que leur perte ou la menace de leur perte peut être vécue comme problématique (Trom et Zimmermann, 2001). Lorsque ce travail de cadrage n’est pas prédéterminé, les acteurs qui se sentent concernés doivent bâtir de nouveaux édifices d’expérience publique pour que le problème soit identifiable. Il leur faut souvent trouver un mot pour dire la chose. En inscrivant les sentiments mêlés, ressentis confusément, quoique communément, et les divers trains d’information disponibles sous une catégorie comme le « féminicide », calquée sur « homicide », une nouvelle prise devient possible pour avoir une intelligence de certaines situations, pour orienter la colère, nommer le mal, lui attribuer des causes et des raisons et éventuellement, se donner les moyens d’agir. On peut suivre la trajectoire de cette catégorie pour comprendre comment elle a été inventée, reprise, appliquée et appropriée. Le féminicide a ainsi été défini comme « le meurtre de femmes par des hommes motivés par la haine, le mépris, le plaisir ou le désir d’appropriation » par Diana Russell en 1976 (Russell et Radford, 1992). La même catégorie permet de rassembler des ensembles de cas empiriques et de recomposer des séries statistiques, moyennant la constitution d’équipes internationales de chercheuses et de chercheurs. Elle permet d’éclairer les massacres à grande échelle de femmes à Ciudad Juárez au Mexique aussi bien que les meurtres de l’École polytechnique de l’Université de Montréal le 6 décembre 1989, tout en englobant les cas de foeticides et d’infanticides féminins repérés de longue date par les démographes et les anthropologues dans certains pays d’Asie. Elle permet de ressaisir une histoire dont sont abstraits des symboles : le 25 novembre 1960, date de l’assassinat des soeurs Mirabal par Rafael Trujillo en République dominicaine, est déclaré par l’ONU date de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Elle permet de retracer une histoire de cette prise de conscience, remontant jusqu’à l’une des premières apparitions recensées du mot sous la plume d’Hubertine Auclert, qui dénonçait le 17 novembre1902, dans le journal Le Radical la « loi féminicide » « qui fait de l’épouse et de ce qui lui appartient la propriété du mari ». Ce travail rétroactif de « reconstruction du passé » (Mead, 1938) est corrélatif de l’ouverture d’un horizon d’interprétation et d’intervention — un nouveau champ d’expérience qui offre des prises à l’action. Nommer le féminicide permet de tirer du non-dit ou de l’interdit une multiplicité de faits jusque-là sans lien apparent, de les extirper de leur cantonnement dans la vie privée, de leur donner une individualité, une réalité et une visibilité en public, de les inscrire dans des schémas de causalité et de responsabilité, et donc, de les transmuter en précédents d’un problème public. Et le mot lui-même devient un enjeu de controverse pour les Académiciens (fémicide, féminicide, uxoricide, gynécide, ou rien du tout ?), pour les juristes (les crimes sont-ils genrés ou la catégorie universelle d’homicide est-elle suffisante ?) ou au sein des mouvements sociaux (du déni des plus réactionnaires aux variantes dans les rangs des féministes aux altercations avec les transactivistes du mouvement queer : la violence contre les femmes transgenres relève-t-elle du féminicide ?) qui s’écharpent sur sa nécessité ou son inutilité.

Ce travail de l’expérience sur l’expérience par où advient un public autour de l’enjeu du féminicide connaît de nombreuses médiations. Internet, les réseaux sociaux et les multiples applications qui ne cessent d’être inventées (Tweet, Instagram…) facilitent, accélèrent et renforcent la formation de telles communautés d’expérience en ligne, de pair à pair, là où il fallait autrefois d’aléatoires annonces dans la presse et la temporalité du bouche-à-oreille. Pratiquement toutes les mobilisations en vue de faire valoir un problème en public sont désormais médiatisées par l’usage de nouvelles technologies, suscitant de nouvelles formes d’engagement, de protestation et de consultation, de participation et de représentation. Le féminicide devient une cause collective en étant porté par des associations, des organisations non gouvernementales ou des organisations de mouvements sociaux, toutes sortes de collectifs et de coordinations qui délivrent à leurs auditoires un diagnostic et un pronostic et proposent un agenda de choses à faire. Ce faisant, elles vont se fédérer, créer une arène de coopérations et de compétitions entre elles et rassembler des publics de sympathisants et d’activistes, tout en en manifestant dans la rue, en engageant des procédures auprès de tribunaux, en exerçant des pressions sur des élus, des experts et des fonctionnaires, en enrôlant des corps intermédiaires, des partis et des syndicats autour de leurs réclamations, en en appelant à l’opinion à travers le web, les journaux et des radios. Ce travail intense de dramatisation, de narration et d’argumentation va de pair avec un travail d’enquête. La question du féminicide est recadrée par rapport à celle des violences faites aux femmes. L’association « Féminicides par compagnons ou ex » tient sur Facebook des comptes macabres et l’Observatoire national des violences faites aux femmes établit un chiffre de 220 000 cas de « violences physiques et sexuelles » par conjoint ou ex-conjoint, subies par des femmes majeures par an en France — révélant que 86 % des victimes de telles violences enregistrées par les services de police et de gendarmerie sont des femmes. À l’échelle internationale, l’Organisation mondiale de la santé produit en 2012 sa propre définition du « fémicide » et une typologie des fémicides (intime, lié à la dot, au nom de l’honneur, non-intime — agression sexuelle ou meurtre collectif de femmes), tandis qu’elle répertorie les facteurs de risque et de protection associés à cette espèce de violence.

Connaître et nommer, c’est agir et se donner les moyens d’agir. Si la catégorie n’est pas tout de suite passée dans le droit pénal français (d’autant que le « parricide » et l’« infanticide » en avaient été retirés), certaines procureures ont décidé — un acte à portée politique autant que judiciaire — de recourir de préférence à la notion de « crime passionnel », de « drame familial » ou d’« homicide conjugal ». Autre acte politique, la secrétaire d’État à l’Égalité hommes-femmes la brandit devant les caméras. En parallèle, le Grenelle des violences conjugales à l’automne 2019 discute de la panoplie des outils disponibles de prévention, protection et punition. Assemblée et Sénat finissent par voter une loi — non sans de nombreuses frictions entre les différentes familles politiques. Le problème du « féminicide » n’est cependant pas seulement une affaire de discours public, de cadrage médiatique ou de positionnement politique. Il passe dans le sens commun, devient à travers sa réception, sa reprise et sa diffusion dans les conversations ordinaires, sur les collages muraux, sur des plateformes de veille, dans les manifestations de Femen et sur les réseaux sociaux, une médiation de l’expérience dans la vie de tous les jours. Il se diffracte en une cascade de revendications concrètes, de nature préventive, qui sont autant de bouts de solution à des problèmes spécifiques, qui ont chacun sa temporalité et sa contextualité et qui émanent de l’expérience de terrain des actrices en première ligne (front line) : plan de détection systématique des violences dans les hôpitaux ; obligation de réponse à toutes les demandes de femmes victimes de violence auprès des commissariats et gendarmeries ; délivrance plus fréquente d’ordonnances de protection par les juges aux affaires familiales ; obligation du port de bracelet anti-rapprochement pour les conjoints violents ; suspension « de plein droit » de l’autorité parentale dès le temps de l’instruction en cas d’« homicide volontaire par le conjoint » ; création de places d’hébergement pérennes dans des centres d’hébergement et de réinsertion sociale gérés par des associations spécialisées. Le bouquet de solutions pratiques est l’expression de différents processus d’attribution de faisceaux de causalité et de responsabilité qui se sont déployés dans le temps, face à des problèmes pratiques rencontrés sur le terrain. Et ce processus d’attribution, toujours en cours, va de pair avec les processus d’association et de discussion, d’enquête et d’expérimentation que Mead (1899/2020), Dewey (1927/2010), Addams (1910) ou Follett (1924) décrivaient, chacun et chacune à sa façon. On peut prendre le « féminicide » comme une arme rhétorique de la « résistance féministe » contre une « société patriarcale » ou un « sexisme systémique » — et rejoindre un discours militant qui prend le drame public pour la vérité des choses ; on peut aussi en suivre les multiples usages qui rendent compte de la complication toujours plus grande du sens de cette catégorie, une enquête qui se poursuit en pistant les conséquences pratiques de la diffusion et de la mise à l’épreuve de cette catégorie. De fait, beaucoup d’analystes des problèmes publics sont tentés d’en faire des constructions sociales et de les rapporter à des stratégies de groupes d’intérêt ou de pression au service de « dominants » d’âge ou de classe, de race ou de genre, ou tout simplement de « puissants » qui concentrent diverses espèces de capitaux et imposent leur pouvoir matériel et symbolique. Ce schéma de raisonnement au service des « faibles » ou des « dominés » — souvent calqué sur les dénonciations et revendications des acteurs — est cependant risqué quand il court-circuite un effort minutieux de généalogie et de cartographie, quand il échoue à rendre compte de la complexité des situations et quand il ne décrit pas comme tels les multiples contextes d’expérience entre lesquels circule une dynamique de problématisation et de publicisation.

« Reconstruction de l’expérience » : émotions, causalités et responsabilités

Au lieu de quoi, un effort de « reconstruction de l’expérience », pour reprendre un terme cher aux pragmatistes (Dewey, 1920), est chaque fois accompli. Ce n’est pas une construction arbitraire, mais le produit de la temporalisation d’activités de dramatisation, de narration, de discussion, de jugement, d’enquête et d’expérimentation qui simultanément recomposent ou reconfigurent l’expérience publique, ses problèmes et ses publics. Le problème public gagne en réalité, en consistance et en visibilité au fur et à mesure qu’il devient l’objet et l’enjeu d’activités qui le cernent, en reconnaissent toutes les manifestations, lui attribuent des causes et lui imputent des responsables tout en en anticipant les conséquences plausibles, plus ou moins néfastes, dommageables ou préjudiciables pour telle ou telle catégorie d’humains ou de vivants. Certaines de ces activités l’inscrivent dans un espace d’équivalences, en recourant à la mesure et à la modélisation, par exemple des phénomènes climatiques, et permettent un éclairage latéral de situations problématiques les unes par les autres (Chateauraynaud et Torny, 1999/2013) ; d’autres insistent sur des épreuves existentielles dramatiques et le font sur un mode lyrique ou sensationnaliste, à moins qu’elles ne tentent de rendre sensibles des expériences, comme les photographies de migrants de Lewis Hine, imprégné de la pensée de William James, à la recherche d’un langage en images et soucieux d’agir et de faire agir à travers ses reportages. Certaines, dans l’enceinte du tribunal, tout en laissant place à l’enquête, à l’argumentation et à la discussion, sont fortement ritualisées et donnent lieu à des décisions irrévocables ; mais là encore, le tribunal offre une scène à l’expression d’émotions et à leur réélaboration en vue de répondre à un désir de vérité et de justice, à une compréhension de la souffrance et à une attente de reconnaissance. Certaines de ces activités réactivent les vieilles peurs de l’Apocalypse en annonçant l’issue inéluctable d’une catastrophe finale, qui ne laisse plus guère d’issue — un penchant de la littérature effondriste qui risque de conduire à l’inaction et au fatalisme ; d’autres s’efforcent par contre de dessiner des espaces de possibilités d’intervention et de contrôle encore à notre portée. Dans ce cas, elles proposent des finalités désirables et des objectifs intermédiaires à atteindre, elles organisent des ressources et associent des compétences pour les réaliser, elles imaginent des stratégies d’alliance et d’opposition et voient dans les situations des paysages de contraintes et d’opportunités. C’est dans ce nexus d’activités, qui font apparaître une intelligibilité des problèmes et des fins-en-vue à atteindre pour le contrôler, que des publics, au sens de Dewey, se forment et qu’un enjeu se donne au conflit : conflit autour de la nature du problème, autour des explications et des interprétations qui en produisent les causes et les raisons, conflit autour des évaluations morales et des verdicts judiciaires qui en désignent les responsables et autour des cadrages idéologiques qui lui donnent une portée plus générale, conflit sur la nécessité d’investir sur tel ou tel spécialiste, de laisser faire le marché ou de faire intervenir l’État, et pour certains, de restaurer la tradition ou de se confier aux dieux.

La plupart du temps, comme nous l’avons vu, les catégories sont déjà disponibles ainsi que les environnements professionnels ou institutionnels où elles opèrent : les problèmes ne naissent pas dans le vide, leur caractère problématique est fixé par analogie à des problèmes plus anciens ou dans le sillage de dispositifs de législation, de correction et de réparation disponibles. Leur procès de définition et de résolution se fait par réagencement de bouts de monde déjà existants : émergence de segments de professions, de laboratoires, d’administrations, d’organisations qui se spécialisent dans ce nouveau créneau, réalignement de fédérations associatives, de partis politiques ou de mouvements sociaux dans de nouvelles coalitions, production de nouvelles explications et interprétations et création de nouveaux cursus de formation experte. Cette dynamique va bien entendu de pair avec ce que Gusfield (1989) qualifiait de « conflits de propriété », mais que l’on peut traiter, plus largement, comme des conflits de zones d’influence, des conflits de financement, de pouvoir et d’accréditation, des conflits de clientèles, de croyances et de loyautés. Il arrive parfois que l’on assiste, à la place de réaménagements à la marge, à un changement de paradigme. Par exemple, historiquement, l’épidémiologie a été la première à s’intéresser aux liens entre problèmes de santé d’une population et conditions de vie et de travail, à décrire la fréquence et la distribution statistiques de certaines pathologies ainsi que les dynamiques de leur développement. Les enquêtes de William Farr, puis celle de John Snow sur l’épidémie de choléra dans le quartier de Soho, Londres, en 1854, conduisant à la condamnation de la fontaine publique de Broad Street, ou celle d’Ignace P. Semmelweis, résolvant les problèmes d’infection et de septicémie post-partum en stérilisant ses instruments chirurgicaux, sont des moments mythiques d’émergence de la santé publique. Au cours du temps, la nouvelle discipline a perfectionné ses modèles mathématiques, intégré les apports de la bactériologie, de la virologie et de la parasitologie, multiplié les enquêtes étiologiques sur des facteurs environnementaux, mis en place de nouveaux protocoles avec les études de cas-témoins, appris des épidémies de grippe, de variole, de tuberculose, de poliomyélite, plus récemment du sida et des SRAS de 2002-2004 et de 2020. Elle est aussi allée de pair avec la mise en place de politiques de santé publique et la production de « principes éthiques » — donnant lieu, bien plus tard, à l’Occupational Safety and Health Act (1970) aux États-Unis ou à la visée par l’Organisation mondiale de la santé d’« un état de complet bien-être physique, mental et social ». La santé n’est plus réduite à « l’absence de maladie ou d’infirmité », mais inclut le développement de capacités de réalisation de soi et l’absence de situation de discrimination, d’exploitation ou de domination. La position de ce bien, à la fois personnel et commun, est le résultat de la formation de « standards » de ce qu’est la « bonne santé », qui ont émergé au long de cours d’action, au début très concrets et localisés, et qui petit à petit ont gagné en généralité et se sont imposés à l’échelle internationale (Dewey et Tufts, 1932 : ch. XIV). Le dernier tournant dans la constitution des maladies environnementales comme problème public est celui de la perspective exposomique, qui intègre toutes les expositions d’un organisme qui ont des conséquences sur sa santé. Les risques génétiques se combinent avec les risques écologiques.

On pourrait d’ailleurs, ici encore, revenir à un moment de fondation, directement lié à l’histoire de la réforme sociale, dans des milieux proches de ceux d’Addams, de Mead et de Dewey. Alice Hamilton (1943), ancienne résidente de Hull House de 1897 à 1919, amie proche de Jane Addams, a été une pionnière des enquêtes sur les maladies professionnelles. Après avoir enquêté sur une épidémie de typhoïde en 1902 et participé à la campagne contre la tuberculose à Chicago, elle commence sa recherche sur les maladies industrielles, rejoint en 1910 la Commission des maladies professionnelles de l’Illinois et dirige l’Illinois Survey sur l’intoxication au plomb (1943 : ch. VII). Puis elle s’engage dans toutes sortes d’enquêtes sur les colorants d’aniline, le monoxyde de carbone, les distillats de pétrole, le sulfure d’hydrogène, le mercure, le plomb, le radium, le benzène — la liste exhaustive se retrouve dans son manuel de Toxicologie industrielle (Hamilton et Johnstone, 1945). C’est une science qui reprend les savoirs accumulés de médecine légale, de chimie et de pharmacologie, mais qui, pour Hamilton, est aussi liée aux enquêtes menées à Chicago sur l’hygiène urbaine — enquêtes sur les effets sur la santé des habitants de Chicago de l’accumulation des ordures dans les rues (Hull House), de la profusion de déchets et de fumées toxiques (une Society for the Prevention of Smoke s’y est formée dès 1892), enquêtes sur les risques inhérents à l’approvisionnement en eau (pompée à deux milles dans le lac Michigan depuis 1866, additionnée de chlorine à partir de 1916) et à l’évacuation des eaux usées (le Sanitary and Ship Canal achevé en 1900, couplé à des stations de traitement dans les années 1920 et 1930). De même Hamilton a-t-elle pu apprendre des épidémies récurrentes de dysenterie et de choléra, des empoisonnements alimentaires jusqu’à la création de la Food and Drug Administration, des asphyxies au monoxyde de carbone dans les aciéries ou des pneumonies dans les Stock Yards. Chaque enquête est allée de pair avec la détermination de problèmes et de solutions pratiques, avec des développements scientifiques et techniques et avec l’émergence de standards de ce qui devait être évité et de ce qui devait être fait. L’idée de dédommagement ou de réparation pour accident ou maladie professionnelle — dont les premières tentatives en Europe étaient connues à Hull House par les voyages d’Addams ou les enquêtes de Charles Henderson sur les caisses de solidarité et les lois de protection dans l’industrie — était absente aux États-Unis en 1910. Ces pathologies et leurs facteurs n’étaient guère documentés : la nécrose du maxillaire due au phosphore dont souffraient les fabricantes d’allumettes venait juste d’être éradiquée, avec un temps de retard sur la convention de Berne de 1906. Hamilton et ses collègues, embauchés par le Bureau d’inspection des usines (Factory Inspector’s Office), mènent alors des enquêtes toxicologiques, en laboratoire et sur site, s’entretiennent avec le personnel des entreprises et les leaders syndicaux, rassemblent des études de cas d’empoisonnements en hôpital et auprès des médecins et pharmaciens de quartiers ouvriers. Hamilton redécouvre ainsi que l’intoxication des émailleurs ne passe pas par les mains sales, mais l’absorption de fumées et de poussières de plomb (Tanquerel des Planches l’avait déjà établi dans sa thèse sur les saturnines en 1834). Ces différentes enquêtes sont allées de pair avec la production de normes de sécurité au travail, l’abandon ou la transformation de certains processus industriels, la bataille des syndicats pour faire valoir de nouveaux droits, la mise en place de dispositifs de protection pratique, la promulgation de lois et l’édiction de réglementations — qui résultent de l’opinion et du sentiment publics en la matière et les commandent. Une nouvelle culture publique est née autour du problème des accidents du travail et des maladies professionnelles — en particulier celles dues à l’exposition à des produits toxiques.

La pratique de l’enquête de terrain et une vision écologique des problèmes permettent de décrire la maladie comme un processus de transformation d’un organisme aux prises avec de multiples conditions constitutives de son milieu de travail. La démarche présuppose une conception de l’environnement comme « mode universel et obligatoire de saisie de l’expérience et de l’existence des êtres vivants » (Canguilhem, 1952). L’agent toxique n’est pas la seule cause, directe et immédiate, de l’intoxication ; et l’ouvrier intoxiqué ne l’est pas parce qu’il a manqué de chance ou a mal fait son travail. C’est toute une organisation du travail qui est en jeu, une institution du rapport salarial, une législation sur les conditions de sécurité, les accidents du travail et les maladies professionnelles, la réglementation de l’hygiène industrielle par la médiation d’une médecine du travail, et ainsi de suite. Ce qui se dessine alors, à travers l’étude des facteurs de mortalité, morbidité ou invalidité, c’est une environnementalisation et une socialisation des responsabilités. Et ce qui a progressivement émergé, c’est une causalité multifactorielle des risques sanitaires dans les milieux de vie, et en particulier de travail ou d’habitat — que l’on retrouve aujourd’hui dans les enquêtes sur les perturbateurs endocriniens (Boudia et Jas, 2019), la silice (Rosental, 2017), l’amiante (Henry, 2007) ou les pesticides (Jouzel, 2019). Paradoxalement, le raisonnement écologique et probabiliste conduit à l’impossibilité d’individuer une et une seule cause déterminante et de fournir ainsi matière à une responsabilité pénale bien circonscrite, comme l’a montré Marichalar (2017 : 158 sq. et 219) dans la bataille des verriers de Givors pour faire reconnaître leurs cancers comme maladies professionnelles. Les mises en examen de responsables présumés sont annulées en appel parce que les faisceaux de « faits sérieux et concordants » ne suffisent pas pour faire preuve. Les plaignants passent par un véritable « parcours du combattant » ou « chemin de croix » et n’obtiennent jamais gain de cause. Le déplacement du raisonnement de la causalité vers l’exposition est une solution de rechange proposée par l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (ANDEVA). Celle-ci se plaint, concrètement, de la disparité des procédures d’indemnisation selon le ressort des tribunaux et entre ceux-ci et le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA) ainsi que de l’inconséquence du suivi médical professionnel et post-professionnel. Mais au-delà, elle dénonce le caractère obsolète de la définition du « risque professionnel » qui date de la création du système assurantiel à la fin du 19e siècle ; elle réécrit l’histoire des usages industriels de l’amiante en Europe alors que ses conséquences sur la santé étaient déjà connues et avérées — se battant pour faire punir le travail de désinformation et de lobbying du Comité permanent amiante ; elle met en avant les notions de « faute inexcusable » et d’« homicide ou blessures involontaires » et s’appuie désormais sur le précédent de l’accusation de l’entreprise Eternit par les procureurs de Turin qui ont invoqué « l’exposition intentionnelle à un désastre possible » et « l’omission intentionnelle de mesures de sécurité » (un procès dont les multiples rebondissements se sont étalés entre 2004 et 2019).

En décrivant, en évaluant et en mesurant, en expliquant et en interprétant, l’enquête se donne la possibilité d’agir, et dans ses modalités judiciaire, politique, médicale, etc., d’autoriser ou d’habiliter certains acteurs à prendre le problème en charge, d’évaluer des dommages ou des préjudices, de dresser une feuille de route pour leur résolution, et à cette fin, d’établir des fautes morales et légales et de fixer des schémas concrets de réparation. Joseph Gusfield (1981/2009), à cheval sur la sociologie morale et la sociologie juridique, avait insisté sur les différentes variantes culturelles et historiques de responsabilité dans la formation de problèmes publics. Des réponses à la question « Qui doit répondre de quoi, à qui et pour qui ? », vont découler la prévention, la reconnaissance, l’évaluation et le contrôle des risques physiques, chimiques ou biologiques. Elles renvoient à des ontologies et à des axiologies de l’expérience et de l’action — et en particulier à leurs transcriptions dans la science et le droit. De façon plus conjoncturelle, elles sont intriquées dans des procédures de sélection et d’individuation de personnages et de situations, d’actions et d’événements, mises en oeuvre tant par les « profanes » que par les « experts ». Des intrigues narratives se déploient et établissent des relations de cause à effet ou d’intention à action. Le nom que l’on donne à un problème public n’est jamais qu’un « titre » pour la multiplicité d’histoires (Schapp, 1953/1992), ordinaires ou exceptionnelles, tragiques ou comiques, « sales histoires » ou « drôles d’histoires » parfois, qui se produisent et se racontent. Le problème public va changer de configuration et, selon la phase de la dynamique de problématisation et de publicisation, être porté par divers acteurs et adressé à divers auditoires. Il va suivre le cours de la procédure dans les différents bureaux et tribunaux du palais de justice, passer entre les mains de la police judiciaire ou de différentes inspections des impôts, du travail ou de la santé, revenir de façon récurrente dans les salles de rédaction des organes de presse, être métabolisé par des blogueurs, webmestres ou webjournalistes, devenir un objet d’enquête pour des chercheurs en sciences de la nature ou de la société, être porté comme une cause par des associations civiques et des mouvements sociaux, et parfois devenir un thème pour les agendas et les assemblées politiques… Les manifestations du problème public sur ces différentes scènes entrent en résonance les unes avec les autres, s’interpellent et se répondent, s’empruntent des thèmes, des agents, des ressources et des informations. Le problème public touche toujours plus de communautés d’experts qui discutent, enquêtent et expérimentent, circule parmi les personnes directement touchées ou indirectement concernées, accroît sa visibilité et son potentiel de conflictualité, monte en puissance en ordonnant une arène publique et en étant en même temps l’enjeu de multiples négociations et arrangements en coulisses. Et le problème public se fait aussi problème personnel, quand il pousse ses ramifications jusque dans les arènes interpersonnelles des interactions et dans les arènes intra-personnelles du soi.

Foyers, horizons, échelles, frontières

Pour ce faire, l’attention du public se distribue sur de multiples foyers et dans de multiples horizons : les membres qui le composent ne sont pas nécessairement en syntonie et en synchronie, unis par une intentionnalité collective, à la façon du fantasme de Peuple unanime qui a hanté quelques révolutions. Le champ d’expérience publique est divisé entre de multiples scènes, dont le degré de publicité est variable, qui ont des frontières plus ou moins poreuses, et qui ne cessent d’interagir et de se transformer au cours du temps. Chacune de ces scènes a ses acteurs de premier et de second plan, ses intrigues, ses règles et ses rituels, son partage avec des coulisses et son adresse à des auditoires, ses leaders, ses représentants et ses experts. Le problème, en migrant de l’une à l’autre scène, est ainsi reconfiguré non seulement en ce qu’il doit être codé dans de nouveaux formats de langage, mais du fait qu’il est pris en charge par de nouveaux experts, mobilise de nouveaux répertoires de moyens, est orienté vers la réalisation de nouveaux objectifs, engendre de nouveaux fronts de dispute, concerne de nouveaux groupements de récepteurs. De surcroît, chacune de ces scènes est soumise à une politique, une économie et une écologie qui la pré-façonnent : les enjeux qui se nouent autour d’un problème sont souvent co-déterminés ou sur-déterminés par d’autres enjeux, propres aux univers sociaux, professionnels ou institutionnels qui sont activés par la dynamique de problématisation et de publicisation. Chaque champ d’expérience publique devra ainsi prendre en compte des vecteurs de force ou de sens qui pouvaient lui paraître extérieurs, mais qui s’avèrent avoir un fort degré de pertinence interne : la temporalité des échéances électorales à différentes grandeurs d’échelles, la hiérarchie des sujets dignes d’intérêt pour les agendas médiatiques et politiques, l’attribution de budgets à la recherche et l’état de la compétition entre laboratoires, le contrôle de certains marchés par de grosses entreprises, la capacité de mobilisation et de résistance de certains secteurs de la société civile…

Ceci dit, le pragmatisme insiste sur la pluralité des perspectives des membres du public : ils peuvent se liguer pour atteindre des objectifs ou défendre des valeurs, mais ils ont des cartographies différentes des problèmes et des outils pour les définir et les contrôler, des priorités eu égard à des objectifs intermédiaires ou des visions du monde plus générales qui s’invitent dans les disputes. Le public n’est pas unanime et ses membres ont des champs d’explication, d’évaluation, de prévision et d’intervention qui ne sont pas d’emblée alignés : leurs paysages de ce qui est, peut être et doit être ne se recouvrent pas — Alfred Schutz (1944 : 500) aurait dit que les « cartes d’isohypses » de leurs champs d’expérience ne coïncident pas. Les points d’ancrage, les modes d’engagement, les réserves d’expérience, les paysages practico-sensibles et les plans d’action ne sont pas les mêmes pour tous les membres du public et renvoient à la multiplicité des situations biographiques, des systèmes d’intérêts « établis » et « organisés » et des graphes d’interaction et de sociabilité des uns et des autres. Ce sont des perspectives distinctes dans l’arène publique qui se confrontent, même si les membres du public font des bouts de chemin ensemble et si leurs parcours se recroisent. En se référant à Whitehead, Mead (1926/2012) recourait à la métaphore de l’« intersection entre temporalités » : la simultanéité des perspectives sur le même corpus d’événements s’établit à travers des processus de coopération et de communication entre membres du public qui prennent la perspective les uns des autres, en un jeu de miroirs. Cela présume qu’ils sont capables de partager des expériences, selon une idéalité d’interchangeabilité des points de vue ou de réciprocité des perspectives (Schutz, 1961). Et ils ne sont pas animés par une quête de consensus, qui pourrait facilement virer au conformisme : ils acceptent de s’interroger, de sortir de leurs gonds, de remettre en question leurs intérêts particuliers et leurs opinions privées, et d’élargir leurs perspectives à l’épreuve du point de vue du Public (opérant comme un Autre généralisé — Cefaï, 2014). Ce pluralisme se combine avec un expérimentalisme : les choix des membres du public ne sont pas simple affaire de goûts et de couleurs. Ils se fient aux opérations d’enquête et d’expérimentation qui leur donnent une prise sur le réel. Ils doivent se rejoindre sur quelques vérités de fait et accepter de partager la méthode de l’enquête et de l’expérimentation, et ce, même s’ils s’affrontent sur quoi faire, comment, où et quand, pour quoi et avec qui. C’est ainsi qu’ils se retrouvent aux prises avec les mêmes problèmes et peuvent faire émerger un esprit public, perspectiviste plutôt que relativiste, en rupture avec leurs croyances ordinaires et habitudes collectives.

L’esprit public n’est pas monolithique. Il n’est pas donné à l’avance — invoquer une tradition républicaine n’est pas suffisant ; et il n’est pas partagé par tous — croire dans le consensus au sein d’une communauté politique ne tient pas. L’esprit public est pluriel, il se fait dans des conflits autour des multiples dimensions du problème, de ses modes de détermination et de ses modes de résolution — conflits dont les enjeux peuvent en réveiller d’autres et se superposer à des enjeux de richesse, de pouvoir ou de statut, aller à l’encontre de la jurisprudence d’une profession ou d’une organisation, jusque-là propriétaire du problème, ou interférer avec des grappes de problèmes liés à d’autres milieux et à d’autres histoires. Ce « feuilletage » ou cette « stratification » de perspectives (Mead, 1932 : 171) autour d’un problème, cette distribution autour de systèmes d’intérêts et de pertinences (Schutz, 1970) se complique du fait que plusieurs problèmes peuvent cohabiter et rivaliser les uns avec les autres — ce qui engage des appréciations de leur urgence relative et conduit à une interpénétration de leurs horizons respectifs. On a pu recourir à la métaphore des fils de la pelote ou du plat de spaghetti (Ansell, 2011), on peut aussi employer celle du mycélium pour rendre compte du fouillis d’intersections entre trajectoires de problèmes, des complexes entrecroisements entre réseaux activés ou dormants, des écarts de perspectives entre milieux et générations ou des répercussions de conséquences entre écologies connectées (Abbott, 2005). Si de nouvelles arènes publiques se constituent, c’est par recoupements latéraux entre champs d’expérience collective, non sans tensions et frictions entre collectifs, professions, organisations, institutions impliqués dans la dynamique de problématisation et de publicisation. Une partie de cette dynamique passe par des processus invisibles et silencieux, sinon pour quelques spécialistes en première ligne — ceux par exemple que Goffman (1974 : 336/1991 : 329) qualifiait de « gardiens » (guardians) ou de « conservateurs » (custodians) — Isaac Joseph traduisait par « douaniers » — des « croyances communes de notre cosmologie », agissant en vertu de « pouvoirs semi-officiels », « juges, législateurs, avocats, médecins, scientifiques et artistes » qui, dans leurs activités courantes, ont le « pouvoir de créer, de dévoiler, de découvrir de l’ordre ». Une partie de leurs actions se manifeste sur des scènes où les problèmes publics sont mis en forme, en scène et en sens : ces autorités techniques et morales sont utiles pour augmenter le crédit symbolique d’un camp dans une dispute, elles sont en mesure de façonner une vision des choses, de fournir des témoignages et des preuves de poids, de fixer l’attention des gouvernants et des journalistes et parfois d’imposer des décisions elles-mêmes. Elles peuvent faire décisivement pencher la balance d’un côté, interrompre le cycle des disputes, dans certains cas, trancher en fixant un cadre de référence officiel auquel tous les acteurs pourront et devront désormais se rapporter. Entre ces scènes publiques, des passeurs, médiateurs et traducteurs circulent, en ménagent ou en empêchent l’accès, naviguent dans leurs zones de porosité ou contrôlent les transactions à leurs frontières — acteurs-frontières (boundary-actors) au même titre que les objets-frontières de Star et Griesemer (1989). Ces scènes s’ouvrent, à cheval sur plusieurs univers professionnels, organisationnels et institutionnels, déplaçant l’attention du public vers de nouveaux foyers d’interrogation, d’enquête, de dramatisation, d’expérimentation, de narration, de discussion, de critique, de mobilisation… Et chacun de ces déplacements va avec des processus d’interpénétration et d’élargissement des horizons d’attente et de remémoration, d’imagination et de projection de la vie collective.

Chacune de ces opérations rejette dans l’arrière-fond du champ d’attention publique certains éléments de l’histoire — mais aussi modifie les configurations d’acteurs de premier et de second plan, les répertoires de savoirs et de normes pertinents, les ensembles d’outils et de symboles engagés, les partitions entre scènes, coulisses et auditoire, et ainsi de suite. On retrouve ici la question écologique (Park et Burgess, 1921) — sous la forme des rapports de compétition et de coopération, d’accommodation et d’assimilation, de succession, de dominance et de symbiose des milieux de vie publique. Certains problèmes sont dégradés au statut de problèmes privés — les maladies dites « de confort » sont retombées hors du périmètre de l’assurance sociale ; d’autres perdent leur statut de problèmes parce qu’ils semblent réglés —, la tuberculose, cible de campagnes de mobilisation, a fini par sortir du radar de l’attention publique parce qu’elle était censée avoir disparu, jusqu’à de récentes résurgences. D’autres problèmes avancent ou reculent dans la hiérarchie des priorités — dans des séries de classements, déclassements et reclassements à la fois médicaux, économiques, juridiques, administratifs ; enfin, nombre de maladies professionnelles ou environnementales — amiante, silice, radioactivité… — peinent à se faire reconnaître comme enjeux publics et leurs porte-parole bataillent dans les laboratoires, devant les tribunaux, sur des sites web ou auprès des parlementaires.

Pour le chercheur qui vise à spécifier la nature du public, elle soulève de multiples difficultés. Quelles sont les personnes et quels sont les collectifs directement ou indirectement concernés ? Qui est in et qui est out, qui peut raisonnablement être tenu pour partie prenante du public ? Quel est le sens des revendications qui impliquent des publics virtuels, absents dans l’espace (la solidarité avec les « peuples du Tiers-Monde », la lutte pour « l’Humanité tout entière ») ou dans le temps (l’héritage du « mouvement socialiste », le legs aux « générations futures ») ? Où passent les frontières, fluctuantes et disputées, de tel ou tel public — ou formulé en verbe, où commence et où s’arrête une dynamique de problématisation et de publicisation ? Qui a son mot à dire — et a donc une représentativité, une autorité et une légitimité à prétendre donner une définition ou proposer une solution ? Quels médiateurs se font des porte-parole et reformulent, institutionnalisent et politisent le problème ? Quelles opérations de traduction et de coordination, de coopération et de communication accomplissent-ils ? Quelle est la place de médiations dans le pré-formatage d’un problème selon un répertoire de possibilités et leur place dans le travail d’innovation — quels sont les mediums du public ? À quelle échelle faut-il concevoir un phénomène public, celle de son déploiement global et historique, ou celle des microréseaux de la conversation, de la rumeur et de l’opinion ? Quelle est la portée spatiale et temporelle, l’envergure des arènes publiques, par-delà les différences d’espace et de temps ? (Emirbayer et Sheller, 1999). Comment penser le public comme un « maquis de séquences entrecroisées d’actions et de réactions qui peuvent s’autoreproduire et devenir stables jusqu’à un certain degré et une certaine étendue » — ce qu’Andreas Glaeser (2014 : 228) a tenté de décrire avec un concept d’institutiosis, inspiré du modèle de la semiosis de Peirce ? Jusqu’où leur faut-il tracer les chaînes de causes et de conséquences, en amont et en aval d’un accident professionnel ou environnemental, et jusqu’où étendre les chaînes de responsabilités ? Quelles grandeurs d’échelles l’enquêteur en histoire, sciences sociales ou sciences politiques, intéressé par des problèmes publics, doit-il choisir pour comprendre la dynamique de problématisation et de publicisation ?

l’expérience entre esthétique, enquête et expérimentation

Deux méthodes de formation de l’expérience publique se dessinent chez Dewey, l’une esthétique et narrative, l’autre fondée sur l’enquête et l’expérimentation. Nous ne reproduirons pas le parcours de Mathias Girel (2013) montrant la place de l’art dans « la critique de la vie », sa fonction morale et politique selon Dewey, que l’on peut suivre depuis Expérience et nature (1925/2012) jusqu’à Art comme expérience (1934/2010). Pas plus que nous ne rentrerons dans les détails de la thèse instrumentaliste étudiée de façon rigoureuse, dans ses multiples aspects, par Stéphane Madelrieux (2016) — et sur ses conséquences sur la conception de la politique selon une méthode d’enquête et d’expérimentation (Zask, 2015).

Esthétique des situations problématiques

Dewey, dans L’Art comme expérience (1934/2010), présente une conception esthétique et narrative de l’expérience. Nous sommes embarqués dans un flux incessant de situations, sautant souvent du coq à l’âne, alors que nous avons besoin de cohérence, d’intensité et de plénitude. « À un extrême, on trouve une succession décousue qui ne commence à aucun endroit en particulier et ne se termine, au sens de prendre fin, à aucun endroit en particulier. À l’autre extrême, il y a stagnation et resserrement provoqués par le regroupement de parties ayant seulement un lien mécanique entre elles » (Dewey, 1934/2010 : 65 et 70). Quand nous traversons une série d’épreuves disjointes ou que nous passons par une multitude d’événements qui nous arrivent sans parvenir à les unifier dans une expérience, nous pouvons les explorer, parfois mener une enquête, et élaborer un récit qui les met en forme, en ordre et en sens. L’expérience est ce qui fait tenir ensemble une action. Elle l’ordonne, rajoute Dewey, comme un récit. La vie qui a un sens « n’est pas une marche ou un flot uniformes et ininterrompus. Elle est comparable à une série d’histoires, comportant chacune sa propre intrigue, son propre début et sa propre progression vers le dénouement, chacune étant caractérisée par un mouvement rythmique distinctif et marquée par une qualité unique qui l’imprègne en son entier » (1934/2010 : 60 ou LW10.42-43). Le cours de la vie, avec ses chaos et ses ruptures, ses accélérations et ses blocages, ses phases de station et d’envol, devient rétrospectivement une histoire de vie qui a du sens, et en racontant cette histoire de vie, nous pouvons en tirer des leçons et, dans le même mouvement, nous projeter vers l’avenir avec des points de repère et un sentiment de confiance. Plus largement, des communautés affrontant une expérience de chaos, de risque ou de danger, marquées par le souvenir ou l’oubli d’épreuves traumatiques, hantées par un « passé qui ne passe pas », peuvent chercher à en faire une histoire porteuse de sens. C’est le travail des historiens et des juges, des romanciers et des cinéastes de replonger dans ce matériau pour une part oublié et de le faire parler, d’en retrouver les personnages et les intrigues, de faire la part des causes et des responsabilités, parfois de rendre justice aux morts et d’exorciser le présent de ses fantômes. C’est le rôle des témoins de rendre compte, de certifier comment se sont passées les choses, d’attester de faits qui pourront servir de preuves, de nous remettre en contact avec des expériences et de nous faire éprouver des situations — une activité qui ne va pas sans enquête sur la véracité ou la partialité de leurs récits. On peut retrouver des éléments de cette activité narrative dans l’exercice de l’intelligence collective que déploient les publics pour résoudre certains problèmes. Pour regagner un peu de contrôle sur leur milieu de vie, les membres de ces publics doivent transcender leur expérience actuelle en imaginant ses conséquences, évaluer ce que ces conséquences ont de désirable ou de détestable, projeter des cours d’action alternatifs pour bâtir le futur et reconstruire le passé historique autour de nouvelles lignes explicatives et interprétatives. Toutes ces opérations impliquent un effort de narration au coeur même de l’enquête.

Follett dit quelque chose d’analogue dans L’Expérience créatrice (1924), avec des tonalités à la fois jamesiennes et royciennes (Cefaï, 2018) : nous produisons des synthèses qui intègrent la multiplicité de nos expériences fragmentées et disparates en une totalité significative et ce processus de constitution de l’expérience, qui surmonte des difficultés, se fait à travers une enquête qui engage en général un effort de coopération et de communication. Ce n’est pas une activité solitaire, mais une activité collective, à travers laquelle se façonnent une sensibilité, une compréhension, une volonté et une identité, une mémoire et un projet en commun (Follett, 1918). Les groupes qui partagent la même expérience ou qui se retrouvent autour du même intérêt ne sont pas donnés d’avance, mais ils se configurent dans des situations problématiques, qui leur opposent des obstacles et qui leur offrent des ressources, parce qu’ils les projettent vers des fins en vue. Cela est également vrai pour les groupes de genre, race et classe qui sont souvent présentés comme des espèces de variables lourdes qui prédéterminent les expériences alors que, sans la formation d’une expérience de genre, de race ou de classe, de tels groupes n’existeraient pas plus que d’autres. On retrouve là un équivalent de la conception de l’acte expressif de Dewey (1934/2010 : chap. 4) : nos impulsions ne deviennent conscientes d’elles-mêmes qu’en convertissant ce qui nous résiste dans le monde en objectifs à réaliser et en transformant des efforts aveugles en actions intentionnelles ; et c’est dans cette conversion que cristallisent à la fois les problèmes à régler, les intérêts à défendre, les idéaux à réaliser, les objectifs à atteindre. Lorsque nous y parvenons, cela nous procure une espèce d’euphorie ou d’allégresse (elation). C’est ainsi que nous inventons et découvrons le sens de qui nous sommes, de ce que nous faisons, de ce que nous éprouvons, de ce que nous voulons, en évaluant ce qui nous pose problème, en coordonnant divers affects, percepts et concepts et en nous débarrassant des « chaînes du conformisme » (LW 2.370). Ce point est important : pour accomplir de nouvelles synthèses dans l’expérience créatrice et refaçonner nos milieux de vie collective, nous visons un « idéal » qui entre en conflit avec les idéaux institués et à l’aune duquel nous engageons une « critique de la vie ». Nous nous démarquons de la situation problématique, dont nous avons pris conscience qu’elle nous affecte, en nous projetant par l’imagination vers une communauté qui n’existe pas encore. « Toute expérience consciente recèle à quelque degré une qualité imaginative » (1934/2010 : 317 ou LW10.276). Parmi ces activités, par lesquelles nous esquissons une communauté idéale, il faut compter celles qui relèvent de l’art — littéraire (une utopie comme Herland de Charlotte P. Gilman), pictural, mural, cinématographique, poétique, musical ; et il faut identifier dans les autres actions une composante esthétique — la mise en images et en récits d’une « conscience oppositionnelle », qui renverse ou pervertit les symboles de la « conscience conventionnelle et routinière », encore prisonnière des loyautés de l’Ancien Monde (1927/2010 : 240 et 283 ou LW2 323). Citons Dewey : « Seule l’imagination découvre les possibilités qui sont développées dans la structure du présent. Les premiers mouvements de mécontentement et les premières allusions à un avenir meilleur se trouvent toujours dans les oeuvres d’art » (1934/2010 : 551 ou LW10 : 348). « Car l’art fixe ces normes de jouissance et d’appréciation auxquelles on rapporte les autres choses ; il distingue les objets de désirs futurs, il stimule l’effort. Cela est vrai des objets dans lesquels une personne particulière découvre ses valeurs esthétiques ou immédiates, et cela est vrai également de la collectivité », comme l’écrit Dewey dans « Expérience, nature et art » (1925, LW1.159/2012 : 193 ; et Girel, 2013).

On pourrait prendre pour exemple concret de situation dénuée de sens un processus de travail industriel, caractérisé par la parcellisation et la standardisation de tâches, dissociées les unes des autres, et de la répétition à l’infini des mêmes gestes routiniers, par des corps devenus des appendices de la machine et réduits au statut de force de travail salariée. Les critiques qui ont été menées de cette division du travail présupposent une capacité à reconstruire le processus de travail, à comprendre qui fait quoi, comment et pour quoi, à le recadrer dans une totalité significative, à lui donner une unité de sens et à en faire une oeuvre commune. C’est ce que les ouvriers de Lip Besançon avaient réussi dans les années 1970, à remettre en marche leur outil de travail après la déclaration de sa faillite et à le transformer en coopérative autogérée, couplant la communauté de l’entreprise réappropriée et le public de citoyens et de clients sympathisants. Dewey était sensible à cette aspiration à dépasser le cloisonnement des intérêts relatifs au travail, à la morale et à la politique et la séparation « de ce mode d’activité communément appelé « pratique » de l’intuition (insight), de l’imagination de l’exécution ». Il espérait ne plus avoir à dissocier « le travail de la visée significative, l’émotion de la pensée et de l’action » (1934/2010 : 21-22 ou LW10.26-27). Il était sensible à la possibilité de réunifier et de réintégrer ces différents éléments afin d’« avoir une expérience », comme il le développe dans Art as Experience (1934/2010 : chap. 3). L’action collective a ici quelque chose de l’oeuvre artistique en commun, qui transforme les ouvriers sérialisés d’une entreprise en un public actif — qui enquête, discute et projette collectivement — et plus radicalement, en communauté de vie. Certains pourront dépouiller cette utopie de toute aura esthétique et feront de l’idéal de démocratie industrielle une simple affaire de bataille contre les classes possédantes et dirigeantes, pour la redistribution des richesses et des pouvoirs. Cela n’est pas faux, mais si l’on adopte une vue pragmatiste, on y verra aussi un expérimentalisme de combat, une expérience collective, grandeur nature, où tout au long des quatre années de 1973 à 1977, les coopérateurs se sont battus pour tester de nouvelles formes d’organisation du travail, de management et de commercialisation. On pourra aussi y voir, si l’on reprend à Dewey sa pointe de perfectionnisme, un désir d’accomplissement du soi et du nous, qui permet de sortir de la dispersion, de l’incohérence et de l’incomplétude de l’ordre des choses et de le recomposer avec intérêt, excitation, plaisir, vitalité et plénitude. Faire partie de l’aventure de Lip, c’était accomplir quelque chose de fort, fruit de la coopération hors des sentiers battus de la production et de la consommation, tout en s’accomplissant comme individu et comme collectif. Et au-delà, c’était aussi, pour d’autres travailleurs, réaliser un « sens des possibilités (…) qui, lorsqu’elles sont mises en contraste avec les conditions réelles, sont la « critique » la plus pénétrante qui puisse être faite de ces dernières. C’est par un sens des possibilités qui s’offrent à nous que nous prenons conscience des contraintes qui nous enserrent et des poids qui nous oppressent » (1934/2010 : 552 et LW10.349). La lutte ouvrière devient une espèce d’oeuvre d’art. Les histoires de vie et les milieux de vie se font aussi sur ce mode esthétique et cette dimension est présente dans l’évaluation critique de l’existant, l’émergence de situations problématiques et l’engagement de dynamiques de publicisation.

L’exercice d’une imagination morale et civique

Cela requiert un exercice d’imagination, cette « façon de voir et de sentir les choses tandis qu’elles composent une totalité intégrale » (1934/2010 : 267) du côté du récepteur, mais aussi du côté de l’artiste, ce pouvoir de fondre différents matériaux et énergies dans une « unité expérientielle distincte et complexe » (1934/2010 : 274). Pour comprendre ce qui fait problème dans la situation, il faut de l’imagination qui « décèle un champ des possibles de l’existant » (Lefort, 1981) et qui, nous dit Dewey, est « le principal (chief) instrument du bien » (1934/2010 : 348 et LW10.350). Dans la vie quotidienne, c’est l’exercice d’une imagination scientifique, redoublée d’une « imagination morale » (Fesmire, 2003 ; ou Pappas, 2008), et au-delà, d’une « imagination civique » (Addams, 1902) qui face à des situations problématiques, pour lesquelles aucune règle ni concept ne sont disponibles, révèle en elles de nouvelles « possibilités ». L’imagination est la « capacité de percevoir concrètement ce qui est devant nous à la lumière de ce qui pourrait être », de rendre sensible et intelligible ce qui est problématique et, simultanément, de réévaluer des standards et des idéaux du passé à l’épreuve de ce qui s’offre à nous. Comme dans toute expérience, il y a, nous dit Dewey, « une part de passion, de souffrance au sens large du terme. Sinon, il n’y aurait pas intégration de ce qui a précédé ». « C’est l’émotion qui est à la fois élément moteur et élément de cohésion. Elle sélectionne ce qui s’accorde et colore ce qu’elle a sélectionné de sa teinte propre, donnant ainsi une unité qualitative à des matériaux extérieurement disparates et dissemblables » (Dewey, 1934/2010 : 67 et LW10.49). Émotion, évaluation et représentation. Sinon que pour les pragmatistes, l’imagination n’est pas seulement une faculté de réveiller des émotions, de faire des évaluations et de dérouler des représentations. L’imagination va de pair avec une capacité d’agir et de réorganiser matériellement un environnement : l’imagination coopérativiste des ouvriers de Lip joue dans leur effort de refonte des processus de direction et d’exécution du travail, dans leur mise au point de nouveaux modes de financement et d’organisation de l’entreprise et dans leur ouverture d’un nouveau marché de distribution de leurs montres.

L’imagination est au coeur de l’enquête. Les personnes concernées, parce qu’elles apprennent à mettre en suspens leurs habitudes, réorientent leur attention sur de nouveaux éléments de leur champ d’expérience et organisent abductivement des configurations d’indices qui vont leur permettre de formuler de nouvelles hypothèses et, en les testant, de fixer de nouveaux états de croyance. Mais si l’imagination est un ingrédient indispensable de cette dynamique d’exploration et de ses « processus de vérification ou de validation » (James, 1907 : VI), si elle contribue à arrêter une réalité, jusqu’à preuve du contraire, elle peut aussi être suspecte d’extravagance et donner lieu à des accusations d’irrationalité. On peut mettre en regard le cas du perchloroéthylène dans les pressings de nettoyage à sec dont le caractère dangereux a finalement été reconnu par l’Institut national de l’environnement industriel et des risques, alors que les associations de personnes souffrant du syndrome d’hypersensibilité chimique, tout en multipliant les témoignages et les attestations, ont échoué à obtenir une reconnaissance officielle de leur expérience (Luneau, 2015). Dans le premier cas, l’enquête a établi des faits, dans l’expérience de la « confrontation continue des affects, des percepts, et des concepts » et de l’émergence progressive de preuves tangibles (Chateauraynaud, 2004 ; et avec Debaz, 2010) : la demande de reconnaissance du risque sanitaire a été validée ; dans le second cas, la démarche de validation médicale des troubles n’a pas été probante et ceux-ci ont été rejetés de l’autre côté de la ligne de l’imaginaire : le ministère de la Santé est resté insensible à cette cause.

Pas d’enquête et d’expérimentation sans imagination, pas, non plus, d’expérience morale. Le pragmatisme développe une conception de la moralité en action, qui se découvre et s’invente à même les situations — à l’encontre des morales conventionnelles ou conservatrices (Dewey et Tufts, 1932 : 350). « La fin n’est plus un terme ou une limite à atteindre : c’est le processus actif de transformation de la situation existante », « un processus de perfectionnement, de maturation, d’élaboration » (Dewey, 1920 : 233) qui se fait par la mise à l’épreuve, dans la situation, d’hypothèses sur le bien ou le mal, ou, plutôt, sur le « mieux » et le « pire » (Mead, 1899/2020). Le travail de configuration éthique des problèmes requiert une part d’imagination opérant dès l’évaluation la plus élémentaire des situations. Cette moralité est « publique » en ce qu’elle s’invente dans les processus d’association, de coopération et de communication décrits par Dewey dans Le public et ses problèmes (1927/2010), mais cette moralité n’en est pas moins « personnelle en ce que les problèmes sociaux doivent être affrontés par des individus » et en ce que les convictions forgées et les décisions prises le sont « dans le forum des esprits individuels », par des personnes, « responsables pour les conséquences de leurs actes » (Dewey et Tufts, 1932 : 351). « Presque tous les problèmes éthiques importants émergent des conditions de la vie associée » (ibid. : 352). Les valeurs qui nous guident et nous orientent vers des fins désirables ne viennent pas de Dieu ou de la Nature, mais du travail de l’expérience. L’épreuve des biens se fait au pluriel, en situation, dans la confrontation partagée de situations problématiques — et n’est pas réductible à la soumission à un Bien unique et transcendant. Les situations problématiques sont mises en chantier par une intelligence collective, indissociablement cognitive et normative, immanente à des faisceaux d’activités conjointes — nommés ailleurs « les publics ». Cette intelligence collective, à géométrie variable, doit identifier une pluralité de maux et de biens propres à cette situation problématique avant de s’autodéterminer à agir dans telle ou telle direction, en visant telle ou telle fin, au nom de telle ou telle valeur. Ce faisant, elle se donne les hypothèses explicatives et interprétatives pour rendre compte de cette situation problématique et fait naître de nouvelles formes d’expérience publique, d’imagination publique et de morale publique, de mémoire publique et de projet public. Le public travaille à transformer une situation problématique en une situation plus cohérente, meilleure, plus juste et plus belle à vivre, et il le fait, non seulement pour la communauté politique dans son ensemble, mais pour chacun de ses membres.

La formation de l’expérience publique a donc des effets en retour sur l’expérience personnelle. Elle aiguise et amplifie « la perspicacité, le jugement et le choix personnels » (Dewey et Tufts, 1932 : 352). Elle transforme les sensibilités morales ; elle active les imaginations individuelles. Elle façonne un pouvoir d’agir, en offrant de nouvelles prises. Cela est particulièrement vrai quand il s’agit de problèmes existentiels liés à la vie quotidienne, aux modes et aux styles de vie, aux identités de genre, aux relations « ethniques » ou « raciales », à l’habitat écologique, aux choix diététiques ou aux pratiques énergétiques, aux agricultures ou aux médecines douces, et aux solutions de rechange sensibles pour l’organisation de la communauté, le travail et la consommation, bref, tout ce qui a trait aux activismes de la vie quotidienne, du corps ou de soi. L’expérience des problèmes publics se nourrit de l’exercice de l’imagination esthétique et morale qui vise à faire de la vie, individuelle et collective, une oeuvre analogue aux oeuvres d’art. Cette vision est cruciale pour Dewey. Sa conception des problèmes publics réussit à réintégrer la question de l’évaluation et de l’imagination au coeur même de la dynamique collective et de ses retombées individuelles. Et il a des mots durs pour l’absolutisme, sinon le « fanatisme » des points de vue théologique ou métaphysique, qui rejettent les « fins idéales » du Vrai, du Beau et du Bien dans un au-delà, au lieu de les rapatrier dans nos formes de vie (Dewey, 1920 : 228), nos milieux de vie et nos histoires de vie.

La méthode de l’enquête et de l’expérimentation : pionniers réformateurs

La revendication de l’expérience esthétique comme guide de la connaissance, de l’éthique et de la politique s’articule chez les pragmatistes à une vision de l’enquête et de l’expérimentation. Cette conception de l’expérience émerge avec Bacon (Dewey, 1920 : 96-98), en rupture avec l’empirisme des Anciens, quand l’expérimentation devient la nouvelle méthode de connaissance de la nature, alliant détermination de faits et production d’hypothèses, confirmées ou infirmées par l’observation ou par l’enquête. On n’a plus alors simplement affaire à la réception passive d’un « donné sensible », fait d’affections, de sensations et de sentiments, mais à un effort conjoint de « l’hypothèse comme programme rationnel d’observation et de l’observation comme mise à l’épreuve de l’hypothèse » (Madelrieux, 2010 : 118). La métaphore du laboratoire a eu un énorme succès à partir des années 1890 et cette vogue a été imputée à la nécessité d’une stratégie de légitimation de la part de sciences sociales en train de se constituer (Owens, 2014). Sans aucun doute, cette préoccupation était présente parmi les pionniers de la science sociale ou politique, quand ils affirmaient un idéal de rigueur expérimentale. Mais ils étaient souvent, aussi, animés par des fins civiques ou politiques et l’enjeu était pour eux de mettre la démarche scientifique au service de la réforme sociale. C’est pour cela que l’on peut souvent lire, dans les années 1890-1920, que les problèmes sociaux doivent être définis et résolus par « l’application de l’intelligence au contrôle des conditions sociales » : la politique ne se fait pas à l’intuition et rompt avec la tradition, elle n’est pas davantage abandonnée aux machines politiques ou aux groupes d’intérêt. Au tournant du siècle naît l’idée d’un expérimentalisme politique (Mead, 1899/2020). Frank Tolman (1902 : 806), longtemps avant Robert E. Park (1929), fait de Chicago « le laboratoire naturel de la science sociale » où les « expérimentations les plus étendues et les plus modernes » pourront être mises en oeuvre pour « contrôler et remédier à ces maux » que sont « pauvreté, mendicité, intempérance, insalubrité »… Jane Addams (1910 : 125) et les femmes de Hull House développent une conception de l’expérimentation sociale à ciel ouvert, affranchie des contraintes étroites du laboratoire scientifique, « pour aider à la solution des problèmes sociaux et industriels engendrés par les conditions de la vie moderne dans la grande ville ».

On pourrait continuer cette recension : ce sont ces multiples contextes qui conduisent Mead (1899) comme Dewey (1927) ou Follett (1924) à voir dans les problèmes publics des activités collectives de discussion, d’enquête et d’expérimentation. On peut reformuler leur position en traitant les problèmes publics comme des hypothèses de travail, toujours retravaillées par leur mise à l’épreuve des situations, moyennant lesquelles une société s’auto-réfléchit, s’auto-organise et s’auto-légitime : les problèmes publics sont des vecteurs du self-government. Par eux, une société se fait en se donnant une visibilité et une intelligibilité. Elle apprend à se connaître en examinant et en évaluant les conséquences de ses actions passées, en sélectionnant celles qui lui ont été ou non bénéfiques, et en inférant des idées sur qui devrait faire quoi, comment, avec qui et avec quoi, et en vue de quoi. C’est par là qu’on peut espérer réintroduire un peu de raison publique dans la vie collective. On peut confronter cette raison publique, dans une perspective pragmatiste, avec d’autres modèles. Elle a une dimension instrumentale, sinon que la mobilisation des moyens pour atteindre des objectifs de la façon la plus efficace et la moins coûteuse manque le graduel réajustement des moyens et des objectifs et l’évaluation du processus en cours par rapport à des finalités. Elle a une dimension dialogique ou communicationnelle, mais qui, au-delà de l’échange d’arguments, doit être étroitement articulée à l’examen des résultats des enquêtes et des expérimentations qui la portent. Elle a une dimension stratégique et reste traversée par des calculs et des conflits d’intérêts, mais en aucun cas elle ne se dissout dans des stratégies de domination, de surveillance, d’emprise, de manipulation. La raison publique se fait en réorganisant des milieux de vie, en intervenant sur des facteurs parfois éloignés dans l’espace et le temps, mais qui n’en ont pas moins une efficace ici et maintenant. Elle ré-aiguille les histoires de vie de communautés d’expérience et de leurs membres. Elle le fait, bien sûr, en engendrant de nouveaux mondes sociaux et de nouvelles institutions publiques, qui naissent et croissent dans la dynamique de problématisation et de publicisation, et qui refaçonnent les croyances et habitudes collectives de leurs membres[1].

Du temps de Mead, Dewey ou Follett, cette activité d’expérimentation était inséparable des enquêtes sociales lancées par les fondations philanthropiques ou dans les social settlements. C’est là un des points de naissance de la sociologie américaine. Enquête et expérimentation allaient main dans la main. Les réformateurs sociaux menaient leurs enquêtes, perfectionnaient les méthodes existantes et accumulaient des corpus empiriques, et cela leur permettait en même temps de forger des hypothèses et de les tester in situ et in vivo. Les problèmes repérés par les activistes sur le terrain — l’arrivée des migrants sur le territoire américain, leur installation et leur acclimatation, leurs difficultés en termes de pauvreté, surexploitation au travail, alcoolisme et abandon de famille, conditions de logement, délinquance des adolescents, échec scolaire et formation professionnelle — ont donné lieu à des enquêtes, directement couplées à des expérimentations pratiques. Les études de cas ont permis de formuler des hypothèses plus générales et, en retour, de mettre en place des dispositifs d’action publique — par exemple, des bureaux d’accueil des migrants primo-arrivants à la sortie des gares, des cours du soir et des cycles de conférences, des activités de loisir, de sport et de théâtre, l’école obligatoire dès le plus jeune âge. Elles ont permis de rendre plus efficace le travail social auprès des familles ou l’activité de régulation des bureaux de recherche municipale… Cette recherche-action prenait la ville comme un laboratoire urbain, mais un laboratoire bien particulier. Les enquêteurs-expérimentateurs n’y faisaient pas que jongler avec des hypothèses, des variables et des standards ; ils devaient faire preuve de sympathie, de tolérance, d’écoute, d’hospitalité et de solidarité dans leur effort de coopération avec les enquêtés (Addams, 1910 : 126). Leur démarche se devait d’être ouverte d’esprit, inclusive et faillibiliste et se porter sur le terrain d’une éthique sociale et d’une politique réflexive autant que du simple test d’hypothèses de politique publique. Ils devaient accepter leurs échecs et être prêts à changer leur vision des choses — en tout cas à co-enquêter et à co-expérimenter. Un exemple classique en est le constat d’échec par Jane Addams (1902 : 32 et 243 ; 1910 : 131 sq.) de la création d’un café sans alcool à Hull House, initialement destiné à concurrencer les saloons, lieux de perdition et d’alcoolisme, pour certains contrôlés par la machine politique des aldermen. Cette salle a finalement été redéfinie comme un lieu de réunions et de banquets communautaires, conduisant Addams à réévaluer ses opinions sur les fonctions sociales du saloon, à contre-courant du mouvement prohibitionniste.

Publics, experts et propagandistes

On reproche souvent au pragmatisme de pécher par excès d’optimisme, de trop rêver d’expériences publiques qui portent leurs fruits, de trop privilégier les pouvoirs émancipateurs de la science, et à l’opposé, de sous-estimer la place des rapports de force, d’ignorer les lobbies, groupes d’intérêt et mouvements réactionnaires qui s’opposent à la recherche de la vérité et à la reconnaissance du droit. On pourrait ici, tout en acceptant que les espoirs progressistes d’il y a un siècle ne sont en partie plus de mise aujourd’hui où prédominent les expériences pessimistes, sinon désespérées ou catastrophistes, multiplier les citations attestant du « réalisme » des pragmatistes face aux obstacles de la démocratie. Les pragmatistes ont développé une véritable critique sociale tout en s’efforçant de décrire le monde auquel ils avaient affaire. Sans rentrer dans le détail de leur activisme civique et politique, on peut juste rappeler quelques éléments. L’appel à la raison publique était ouvertement opposé aux formes d’appropriation de la politique par des machines politiques, auxquelles Addams ou Mead se heurtaient sans cesse, ou par des directions d’entreprise, s’opposant, selon Follett ou Lindeman, au libre déploiement d’un « pouvoir-avec » dans une démocratie industrielle. Bentley, attentif aux « pressions sociales » dans le « processus du gouvernement », développait les concepts de « leadership du boss » et de « leadership démagogique » (1908 : 228 sq.) et examinait le fonctionnement de « groupes d’intérêt » et des « groupes de discussion », qu’une théorie du public peut se réapproprier. Park, qui a développé une théorie du public bien avant Dewey, décrivait comment celui-ci se recroqueville ou se rétracte, se dessèche et se racornit s’il perd la possibilité de la libre discussion et de la libre enquête et s’il ne se trouve pas de médiateur auprès de l’opinion : il perd sa faculté de sentir et de raisonner, se fige dans le radicalisme sectaire ou se délite en foule émeutière. Randolph Bourne (1917), qui rompt violemment avec Dewey au moment de l’entrée en guerre des États-Unis, moins par désaveu de sa pensée que par refus du bellicisme et de ses conséquences, expliquait que dans de telles situations de crise, l’intelligence collective laisse la place à la paranoïa et cultive des figures de l’ennemi intérieur et extérieur : la guerre signe la mort du public.

Un autre train de recherches, directement lié au pragmatisme, a trait à la vulnérabilité du public aux sirènes de la propagande. Walter Lippmann (1922) met en avant la prévalence des stéréotypes, qu’il traite comme des « images mentales » — ici, on devrait rajouter partie prenante d’une imagerie publique ou d’un symbolisme public —, qui médiatisent la perception que nous avons du monde alentour. Notre comportement, quand il n’est pas orienté par un travail d’enquête ou informé par une bonne éducation (1922 : 409), soit la plupart du temps, réagit à un « pseudo-environnement » peuplé de « fictions », mais qui ont des conséquences bien réelles ! L’expérience se fait dans une « relation triangulaire entre la scène de l’action, l’image humaine de cette scène et la réponse humaine à cette image se répercutant sur la scène de l’action » (1922 : 16-17 et 77 sq.). La propagande est l’art de la manipulation de cette relation triangulaire : elle influe sur « les rayonnements et les déplacements de nos idées » (James, 1890 : II, 638, retravaillé par Lippmann, 1922 : 16). Elle est la « gestion d’attitudes collectives par la manipulation de symboles significatifs », écrit Harold Lasswell (1927 : 627). Elle peut être mise en oeuvre tant par la Ligue anti-cigarette, à objectif simple, que par des associations civiques, plus généralistes, par des groupes réformistes ou antiréformistes ou par des gouvernements en guerre. On réalise peu aujourd’hui à quel point l’idée devenue commune de « manufacture du consentement », recyclée dans le cadre post-marxiste des cultural studies ou des théories critiques, est redevable à la littérature progressiste des années 1920, avec sa matrice pragmatiste et sa passion de l’enquête. Cette littérature, qui est aussi celle de la science politique naissante, va de pair avec la découverte de la démultiplication du pouvoir des médias : passage de la presse papier à la radio de masse, déploiement sans précédent des techniques des relations publiques, de la propagande politique et de la publicité commerciale. La théorie du public de Dewey comme celles de Park ou de Lippmann sont encastrées dans les multiples travaux sur l’opinion, le clientélisme et la corruption, l’emprise des trusts sur la vie économique et celle des machines politiques sur le gouvernement.

L’expérience publique peut être incorporée à des moeurs, des lois et des institutions et opérer à l’insu des acteurs, qui se fient à leurs croyances et se calent sur leurs habitudes collectives (Dewey, 1922) et réalisent spontanément une forme d’esprit public. Mais quand ces activités instituées échouent à remplir leur office, ce sont des conduites collectives (collective behavior) qui s’y substituent (Park et Burgess, 1921 ; Cefaï, 2007 : chap. 1). Des rumeurs prennent leur essor en l’absence de canaux officiels et des pratiques d’auto-organisation se substituent aux défaillances de l’État et du marché (Shibutani, 1948), à moins que des mouvements sociaux, de plus grande ampleur, n’entreprennent de défendre des intérêts et de revendiquer des droits. En bonne démocratie, les publics font émerger une parole publique et ses porte-parole jusqu’à engendrer de nouvelles politiques et leurs « officiers ». L’expérience des problèmes publics se temporalise dans plusieurs registres de publicisation : parfois, le conflit se joue sur des scènes ouvertes où la politique prend un tour rhétorique ou dramatique, sinon rituel, parfois il se replie dans des enclaves plus discrètes, où des leaders, en secret, ourdissent des stratégies ou négocient des compromis. Parfois, le conflit est tout simplement nié par une partie dominante qui attaque la validité d’une revendication et discrédite son adversaire, à moins qu’elle ne l’ignore purement et simplement et prive les représentants adverses de tout canal d’expression — quand elle ne les supprime pas physiquement — ; en regard, les opposants vont s’organiser, mener des enquêtes, expérimenter des solutions de rechange, lancer la discussion publique, tenter de se gagner l’opinion ou le gouvernement. Ces dynamiques collectives vont s’élargir ou se rétracter, selon que les problèmes autour desquels elles se mobilisent conquièrent de nouvelles arènes et touchent de nouveaux auditoires ; elles peuvent rester confinées dans des problématisations précoces ou locales, qui s’essoufflent, qui ne trouvent pas leurs relais et ne convainquent pas, quand leurs enquêtes patinent et que leurs expérimentations s’avèrent peu probantes ou trop menaçantes pour des intérêts établis. Elles peuvent encore s’éteindre, à la longue, parce que les faisceaux de causalités et de responsabilités étaient trop ténus ou trop complexes, à moins qu’un événement n’enclenche des chaînes processuelles qui se corroborent les unes les autres, et ne les fasse soudain changer un problème de grandeur d’échelle, accélérant sa mise à l’agenda médiatique et politique.

Bien plus que les théories des mobilisations collectives qui ont suivi, les approches en termes de public sont sensibles aux variations météorologiques de l’affectivité collective, aux moments clés où prend une dénonciation ou une revendication ou aux processus qui font basculer un public en foule acclamatrice (Cefaï, 2009). Mais le pragmatisme soutient en premier lieu qu’en contrepoint des conflits d’intérêts des batailles de communication ou des luttes pour la reconnaissance, les publics sont centrés sur des activités de discussion, d’enquête et d’expérimentation. Le point de départ est l’observation et l’analyse de situations sociales soumises à l’expérience, naturelle ou provoquée (Follett, 1924 ; Lindeman, 1924). « Une méthode expérimentale en matière de moralité sociale reconnaît pleinement les conditions existantes. Elle leur fait face intellectuellement, c’est-à-dire par le biais de l’observation et de l’enregistrement. Elle reconnaît également que les critiques et les plans d’amélioration sont des voeux pieux à moins de prendre en compte les conditions existantes. Mais à titre expérimental, elle reconnaît que ces conditions ne sont pas fixes et définitives : elles sont à la fois un moyen de changement et quelque chose à changer par une action dirigée par l’intelligence » (Dewey et Tufts, 1932 : 382). Ce qui s’est inventé dans les textes des pragmatistes, c’est un projet de « société comme expérimentation » (Gross et Krohn, 2005). Selon Dewey, Mead, Addams, Follett et les autres, la méthode d’expérimentation est la « méthode de la réforme sociale » (Mead, 1899/2020), qui aide à mettre en place une forme de self-government, mais que l’on peut aussi voir comme une méthode d’exercice d’une intelligence collective, « constructive » ou « créatrice », à même de critiquer et de contrecarrer des hégémonies culturelle, politique ou scientifique, et d’imposer davantage de pluralité, d’inclusion et de participation aux politiques publiques, à la législation et au gouvernement. « La démocratie est la croyance en la capacité de l’expérience humaine de générer les buts et méthodes qui permettront à l’expérience ultérieure d’être riche et ordonnée », comme l’écrit Dewey dans « Démocratie créatrice » (1939). La résolution des problèmes publics est un moyen d’aménager la vie démocratique en tant que milieu d’expérience collective et de redonner à ses citoyens un pouvoir d’agir sur leur propre vie. Elle renforce leur capacité individuelle et collective à participer à leur gouvernement, leurs lois et leurs institutions, et tout simplement à développer une expérience publique des situations qu’ils vivent.

Ces expérimentations sont collaboratives. Cependant, si cette capacité de définir et de résoudre des problèmes publics ne repose pas sur l’autorité établie de la tradition ou sur la volonté arbitraire d’un chef, et si elle ne s’en tient pas seulement au « principe numérique » de majorité mis en oeuvre dans l’élection, elle s’exerce souvent, cependant, à travers l’intervention de « spécialistes ». Whitehead, mais surtout Follett (1924) et Dewey (1927), ont mené l’une des toutes premières critiques de l’expertise, souvent qualifiée de « spécialisme », et mis en question la coupure entre dirigeants et concepteurs d’un côté, exécutants sans opinion et sans initiative de l’autre. D’un côté, ce « despote bienveillant », le détenteur de la vérité objective qu’est l’expert, celui que l’on retrouve dans les bureaux de recherche municipale ou d’organisation industrielle, de l’autre, les gens qui doivent renoncer à leur expérience de la ville et du travail et nier leur propre intelligence collective pour se plier à ces nouveaux administrateurs. Follett critique l’illusion de l’absence d’émotions et d’intérêts des experts, de leur impartialité et de leur impersonnalité (1924 : 8-11) : statisticiens, sociologues, journalistes, politiques ou magistrats sont des professionnels qui ont leurs propres biais, leurs croyances et leurs habitudes, leurs désirs et leurs préjugés. Elle critique l’ingénuité du fétichisme des faits objectifs ; elle souligne que deux experts, en fonction de leurs choix d’enquête ou d’expérimentation, produiront des faits parfois contradictoires ; elle explique comment la manipulation ou la dissimulation des faits peut être une source de pouvoir pour les experts ; et elle rappelle combien les camps opposés d’une controverse rendent impossible la discussion publique en s’accrochant chacun à son corpus de faits. Mais Follett ne renonce pas à la validité des faits et refuse le scepticisme (1924 : 24) : le problème est de « trouver [à l’expertise] sa place dans le processus social » (1924 : 29). D’une part, la découverte, la vérification et l’interprétation des faits ne doivent pas être la prérogative des seuls experts, mais tous les citoyens et citadins, travailleurs et consommateurs doivent avoir une éducation scientifique et être capables sinon de collecter, en tout cas de juger de la validité d’une information ou d’une analyse ; d’autre part, plutôt que déposséder les gens de leur expérience et les livrer entre les mains des experts, il faut inventer des formes d’« expérience coopérative » (1924 : 30) entre profanes et experts — une position proche de celle de Dewey dans The Public and Its Problems (1927).

Cela implique, quand ils ne sont pas eux-mêmes, à la première personne du singulier ou du pluriel, les auteurs de ces enquêtes et expérimentations sur des situations de leur vie quotidienne, qu’ils ont une confiance, plus ou moins mesurée, dans un certain nombre d’informations, plus ou moins avérées par des institutions officielles. L’existence de telles médiations — laboratoires, instituts, observatoires, universités, bureaux de ministères ou de l’administration, commissions parlementaires, Cour des comptes ou Conseil d’État… — qui se portent garantes des vérités de fait est cruciale dans une démocratie. Elles rendent par exemple publics les résultats de mesures statistiques, en fournissant également tous les choix méthodologiques qui ont pu être faits et en en explicitant les raisons, en montrant donc quelles possibilités elles ont explorées sans se fermer à des hypothèses alternatives, et sur le versant de la restitution et de la réception, en donnant au lecteur non expert un certain nombre de pistes de compréhension. Bien entendu, il peut y avoir des abus de pouvoir des experts ou des décideurs qui recourent aux experts, qui tentent d’imposer une démonstration ou une solution comme étant la seule possible. Et des bureaux d’étude et des instituts d’opinion aux méthodologies plus que douteuses, mais efficaces en relations publiques, ont aujourd’hui envahi les espaces du diagnostic et du conseil des pouvoirs publics. La vigilance des membres du public s’impose. Même s’ils ne sont pas engagés activement, ils peuvent s’informer, rester « connectés », engranger des informations au cas où ils se rendraient disponibles pour l’action, s’efforcer de démêler le vrai du plausible du faux et développer une capacité de « citoyen bien informé », à même de s’approprier les travaux des experts, de s’opposer par la voie de la presse, des syndicats et des partis, et de participer aux suffrages électoraux en connaissance de cause.

La crise de la démocratie ?

Il y a toujours une part d’expérience publique en amont et en aval des activités d’expertise à prendre en compte. Les experts sont des médiateurs dans une dynamique de problématisation et de publicisation. En amont, les signaux d’alarme, les premiers témoignages, les indignations morales, les émois affectifs, les dénonciations et les revendications publiques sont presque toujours le fait de personnes ordinaires, de lanceurs d’alerte, de membres d’associations ou d’ONG ou de fonctionnaires des impôts ou de la justice, de la santé ou de l’éducation, en première ligne. En dernier lieu, ceux-ci ne sont que les lieutenants ou les représentants du « public » — « officiers du public », qu’ils soient ou non fonctionnaires attitrés. Sans leur apport, les violences interpersonnelles, le changement climatique ou la sécurité alimentaire, l’échec scolaire ou la corruption politique ne seraient que des problèmes techniques à résoudre pour des gouvernants et leurs experts, et n’auraient aucun ancrage expérientiel, aucune résonance affective, aucune portée dans l’opinion. Un public se forme comme une communauté d’enquête, d’expérimentation et de discussion, rassemblée et orientée vers la résolution d’un problème qui s’avère être commun à ses membres : le public est une communauté politique, et ce n’est une création ni des élus ni des experts, ni des journalistes, ni des activistes, ni des travailleurs sociaux, ingénieurs, juristes, policiers, chercheurs ou fonctionnaires. En sciences sociales, on surévalue toujours le pouvoir des « entrepreneurs en causes publiques » à faire exister des problèmes : leur action reste lettre morte si elle n’est pas précédée ou relayée par des publics. Ces spécialistes ont chacun leur sphère de compétences, leur domaine de juridiction, leur méthode de travail, produit de l’histoire de leur profession ; certains jouissent d’une notoriété, sinon d’un véritable charisme, ou font autorité sur la foi de leurs actions passées. Leurs interventions peuvent avoir des conséquences sur les formes de l’expérience publique. Mais ils n’en sont pas les auteurs : les publics ne sont pas les créatures d’entrepreneurs ou de spécialistes.

À l’inverse, n’importe quel groupe de profanes concernés ne peut d’emblée s’improviser détenteur des savoirs et des savoir-faire des experts. Sans qu’ils se plient à des diktats, leur expérience collective passe aussi par la médiation des experts. Ce processus de médiation peut être une source d’enrichissement comme il peut signer une perte en puissance d’agir. L’expertise peut confisquer une cause, la dénaturer ou l’enterrer ; elle peut déposséder une communauté de ses convictions, de ses sentiments et de ses opinions, parfois avec violence et mépris ; elle peut condamner des modes de vie et en imposer d’autres qui s’avèrent nuisibles pour le plus grand nombre ; elle peut justifier la mainmise d’une profession ou d’une institution sur la gestion d’un problème et peut conduire à toutes sortes d’expériences d’aliénation et de dépossession de soi. Mais inversement, le reportage journalistique, le procès judiciaire, l’enquête scientifique, la représentation politique ou l’expression artistique, le diagnostic médical ou même, dans certains cas, la prédication religieuse sont autant d’activités qui peuvent reconfigurer l’expérience et stimuler l’inventivité des membres du public, réorienter leur attention, les amener à coopérer et leur restituer leur fierté. En leur fournissant de nouvelles clés interprétatives, en dévoilant des faits et profilant des normes, elles leur donnent de nouvelles prises pour l’action.

C’est cette foi dans le pouvoir de l’enquête et de l’expérimentation pour orienter l’expérience publique qui semble aujourd’hui compromise. Elle a pâti de certaines dérives de l’expertise et de l’instrumentalisation de la référence à la science — réduite à une pseudoscience comme celle de modélisations économiques devenues autoréférentielles, coupées de l’expérience, qui commandent néanmoins à l’action publique, à l’organisation du travail et à la consommation de masse. Elle a par ailleurs subi les assauts des théories critiques qui ont trop souvent traité la science et la technique comme des instruments de domination du capitalisme ou du communisme — cette critique a toutefois mis en cause l’apologie des « forces productives — » et ont pointé le pouvoir d’administration, de pilotage et de manipulation de l’« organisation scientifique » à l’encontre des intérêts des producteurs et consommateurs, citoyens et citadins. En langage pragmatiste, on dirait que le pouvoir d’émancipation, de contrôle des situations et d’accroissement des capacités de la science et de la technique a été en partie entamé et perverti du fait qu’elles se sont autonomisées. Leurs promoteurs et les décideurs ont pris ces moyens pour des fins, les ont mis au service de puissances économiques et politiques au déni du bien public et ont omis de les évaluer du point de vue de leurs conséquences pour le plus grand nombre. Le résultat en est que nous vivons dans un monde où parler de démocratie, avec des arguments du type espace public — formuler des hypothèses et les tester, examiner des opinions et les discuter, identifier des problèmes et investiguer —, expose à la suspicion de défendre des intérêts cachés. Cette situation est, sans doute, à la source du malentendu de certaines lectures contemporaines du pragmatisme : on a pris pour du scientisme, au service de la montée d’une classe technocratique, ce qui avait au début du 20e siècle le sens d’une défense de la raison publique, contre l’emprise des trusts économiques et des machines politiques. Et l’on a occulté toute une dimension de ces pensées, centrées sur l’esthétique, l’éthique et le droit tout comme on a oublié leur lien avec des combats menés à des fins réformatrices — une série de distorsions que l’on pourrait reconstruire depuis la montée du communisme après la Révolution russe à l’avènement de la New Left dans les années 1960, en passant par les relectures de Richard Hofstadter et de C. W. Mills.

Pour désobstruer la lecture de ces couches interprétatives, il faut revenir aux textes en contexte. Par exemple, en 1935, qu’est-ce que Dewey entend par la référence à la science en politique ? Les institutions parlementaires, scientifiques, judiciaires, médiatiques, politiques, écrit-il, sont fondées depuis deux ou trois siècles sur la confiance dans le pouvoir des images, des signes et des symboles : ces institutions ont substitué à l’exercice de la loi du plus fort ou de l’autorité de la tradition le règne de la discussion publique (Dewey, 1935/2014 : 146 ou LW11.50). Park, Mead et Follett partageaient ce point de vue. Mais dès les années 1920, Dewey fait le constat d’une perte de valeur des mots, qu’il relie à une « crise de la démocratie ». Les signes et les symboles se mettent à patiner dans le vide, les images peuvent dire une chose et son contraire. Les nouvelles méthodes de propagande commerciale et politique menacent le régime de publicité (Lippmann, 1922 ; Lasswell, 1927). Au pouvoir de la discussion publique, qui fonde celui de la représentation politique, menacé par la montée de la propagande des trusts et des partis, doit se substituer l’intelligence collective, publique et organisée, à l’oeuvre dans la démarche de la science et de la technique. « Le besoin d’un tel changement ne s’épuise pas dans l’exigence d’une plus grande honnêteté et impartialité, même si ces qualités sont à présent corrompues par des discussions dont le but essentiel est d’assurer la suprématie d’un parti sur l’autre et de satisfaire des intérêts particuliers soigneusement dissimulés » (Dewey, 1935/2014). Pour Dewey, le temps était venu de passer de la méthode de la discussion à la méthode de l’enquête et de l’expérimentation, ce qui ne signifiait nullement d’abolir la conversation ou la délibération, mais de ne pas les dissocier d’une connaissance rigoureuse des faits et d’un effort de vérification des hypothèses. « L’exercice d’un contrôle physique sur la nature » est un modèle à suivre parce qu’il permet de déjouer en partie les fausses promesses et les faux raisonnements de la simple parole et qu’il est un excellent antidote contre l’idéologie et la démagogie. L’idéal des sciences sociales et politiques est alors de fournir le même type de maîtrise des processus de la vie collective que les sciences de la nature, nonobstant leurs différences rappelées dans la Logique, et d’y recourir pour déterminer des problèmes publics, et inventer et appliquer les réformes les plus appropriées.

Cette attitude démocratique au coeur de l’expérience publique est par ailleurs aux antipodes de l’attitude paranoïaque, qui commençait à peine à émerger du temps des pragmatistes classiques. La logique du soupçon généralisé conduit à croire que démocratie, discussion et science seraient des moyens de tromper le peuple et de conspirer contre lui. Quand Hofstadter (1965) piste ce « style paranoïaque » dans son article du Harper’s Magazine de novembre 1964, qualifié d’essai de « psychologie politique » en quête d’une « rhétorique politique », non pas de « fous certifiables » mais de « gens plus ou moins normaux », il a à l’esprit, en premier lieu, l’anti-intellectualisme de la chasse aux sorcières maccarthyste. Une telle attitude paranoïaque n’est pas nouvelle pour autant. Elle est apparue à l’époque des guerres de religion où il fallait par la force, la torture et le massacre extirper les forces du mal, au service du démon, affirmer une seule Vérité, celle du Dogme, de la vraie foi et de la vraie religion, et supprimer les mécréants, les hérétiques et les blasphémateurs (Dewey, 2019 ; Stavo, à paraître). Elle a cristallisé aux moments de terreur révolutionnaire, avec la figure de l’ennemi du Peuple, l’ennemi extérieur, encerclant aux frontières, mais surtout l’ennemi intérieur, sournois, omniprésent, oeuvrant dans l’ombre et précipitant dans telle ou telle catégorie de population, à traiter par les grands procès, les purges, l’exécution sommaire, la guillotine ou le camp. Elle s’est manifestée à d’autres moments de l’histoire en incarnant cet ennemi sous les traits des grandes familles, du capital international, de la juiverie et de la franc-maçonnerie qui minaient les efforts de la révolution internationaliste, selon les communistes à la tribune de l’Assemblée nationale, il y a encore un siècle. Et aujourd’hui encore, elle prend les traits des diatribes antiparlementaires et anti-élites, xénophobes, racistes et antisémites, qui recyclent les critiques anticapitalistes, antiétatiques et antimondialistes, et que sous différentes formes, on peut repérer aux extrêmes de l’échiquier politique.

Pour une telle attitude paranoïaque, souvent couplée avec des postures d’absolutisme politique ou religieux, il n’y a pas de place pour le doute (Cottereau, 1991). Le doute implique d’accepter l’indétermination des savoirs, le risque d’avoir tort et la légitimité de points de vue autres que le sien. Il n’y a pas de place non plus pour le conflit comme mode de reconnaissance et de pacification, de régulation et d’intégration de la pluralité des intérêts, des croyances et des opinions. Dewey a été l’un des premiers à utiliser la catégorie de « totalitarisme » pour désigner l’espèce de nouveau régime qui naissait en Union soviétique, et sous des formes différentes en Allemagne et en Italie. Ses pages sur les procès de Moscou en 1936-1937 et sur le procès Trotski, accusé de « conspiration terroriste »[2] montrent ce qui se passe quand un régime politique, au lieu d’assurer une juste place à l’enquête et à la discussion des publics — ce qui requiert la liberté d’action et de parole des tribunaux, des journaux, des associations, des partis, des laboratoires, des églises, du Parlement et du gouvernement —, bascule dans une forme de paranoïa vis-à-vis des manoeuvres des « classes ennemies », pourchasse toutes sortes de complots et de sabotages qui justifient la violence d’État, au nom du Peuple, et ce, dès l’enclenchement de la Terreur rouge en 1918. Nous ne vivons pas dans un tel régime et pourtant l’attitude paranoïaque prospère aujourd’hui. Les arguments pluralistes semblaient l’avoir emporté, les célébrations de la « société ouverte » s’étaient multipliées après la chute des derniers régimes autoritaires et dictatoriaux au début des années 1990 au point que certains prophètes avaient déclaré la « fin de l’idéologie » et la « fin de l’histoire ».

La publicité devient extrêmement vulnérable. La confiance minimale qui doit exister entre citoyens, vis-à-vis des institutions et plus généralement eu égard aux médiations qui nous permettent de nous informer, de coopérer et de communiquer à distance, et de former ainsi une expérience publique, semble perdue. L’avertissement « On vous cache la vérité ! » se fait de plus en plus souvent entendre. Certains secteurs de l’establishment — les patrons, l’Union européenne, les élites cosmopolites, le G7, la ploutocratie, les communistes, les fascistes, les Juifs, les Blancs, les Illuminati, le FBI ou la CIA, des forces de l’ombre, les groupes de pression, les tenants d’une politique raciale et homophobe… — auraient infiltré « le pouvoir », qui recouvre une nébuleuse incluant l’État et les médias, et ourdiraient un complot permanent, aux intérêts contraires à ceux du « Peuple ». Une machination invisible aux yeux des non-avertis se tramerait dans les hauts lieux de l’économie, de la science, du droit, de la politique, de la presse… une conviction d’autant plus forte que les problèmes publics sont plus que jamais complexes à définir et à résoudre. Des réseaux d’influence téléguidés par des groupements d’intérêt, cachés mais efficaces, contrôleraient le « Système » à l’insu du grand nombre et commanderaient aux opinions des adversaires. À la place d’une arène publique, régie par l’adhésion de ses acteurs à une méthode de la discussion, de l’enquête et de l’expérimentation, gagnée aux principes de droit, d’équité et de liberté, de pluralisme et d’inclusion, ordonnée autour d’une dynamique d’interaction entre publics et politiques, juristes et scientifiques — ce qui implique que les pôles du pouvoir, du droit et du savoir ne soient la propriété de personne, ni d’un Prince ni d’un Peuple (Lefort, 1981) —, se mettent en place des batailles frontales, de type binaire, des « guerres culturelles ».

L’attitude paranoïaque tue la possibilité du conflit créateur (Follett, 1925). Le régime de la polémique se substitue à celui de la discussion, avec sa temporalité et son indécision propres. L’affrontement bipolaire sans horizon de compromis ou de synthèse commande aux controverses autour du « foulard islamique », du « mariage pour tous » ou du « droit à l’avortement ». Ce type de bataille réglée par une dialectique ami/ennemi impose de se ranger derrière la bannière des « pour » ou des « contre » (pour un exemple, voir l’affaire Persépolis en Tunisie : Laacher et Terzi, 2020 : 183). Il interdit une lecture nuancée de la situation et détruit le lieu du pouvoir-avec où une discussion peut se tenir. Les parties accentuent leurs désaccords, caricaturent leurs adversaires, condamnent sans recours, se sentent autorisés à recourir à l’invective et à l’insulte et, à l’occasion, à la violence (contre différentes formes de violence raciale, de genre, de classe…). La reconnaissance de la pluralité, le goût de la concertation et l’attachement à l’isonomie qui permettent de renouveler et d’amplifier le pouvoir d’agir sont perdus. Une pseudo-publicité médiatique en quête de sensationnel encourage le clash qui fera le buzz, réduisant toute argumentation à une « punch line » et deux ou trois images-choc, qui vont saturer les réseaux sociaux par des processus de diffusion en boucle et d’autoconfirmation. Le discrédit des médiations est sensible : la représentation politique est perçue et évaluée comme une confiscation de pouvoir, l’élection un piège à cons, le droit un instrument de domination, la presse un tissu de mensonges… Chaque fois que cette configuration se met en place, le refus des médiations conduit soit à se replier sur des petits groupes de pairs et à limiter au maximum l’intercession d’organisations extérieures, du marché ou de l’État, soit à se remettre entre les mains de héros ou de sauveurs censés rétablir l’ordre, l’harmonie et le bonheur. Le problème est d’autant plus sérieux que la dispersion des modes de vie, renforcée par un culte de la performance et de la consommation, et que la substitution du web aux notables, aux canaux officiels d’information et aux programmes politiques des partis accentuent les risques de « malformation » et d’« éclipse » des publics que Dewey dénonçait déjà de son temps. La hiérarchie des urgences et des priorités risque d’être dictée par les algorithmes, de façon plus sournoise qu’elle ne l’était par la conférence de rédaction et la machinerie institutionnelle des journaux ou des JT. Le web est devenu un terrain de jeu pour toutes sortes d’officines complotistes, de sectes religieuses, de groupuscules militants, d’agences de marketing, d’agences de propagande, de vrais faux sites d’information… Blogueurs illuminés, chasseurs de scoops et faiseurs de buzz, hackers rémunérés par des fondations politiques ou religieuses, ou embauchés par les services secrets de certains États fabriquent des pseudo-problèmes et jouent des dynamiques de la mode, de la rumeur et de la panique, déjà identifiées par Park comme des points de fuite potentiels des publics. Les bruits non vérifiés, les doutes distillés, les informations distordues par des trolls et les infox délibérément publicides — un néologisme que l’on pourrait forger pour indiquer le péril pour la démocratie des stratégies mises en oeuvre pour désorienter l’opinion, bloquer les enquêtes et fausser les discussions — y prospèrent.

Le « partage des expériences » qui permet à une expérience publique de se constituer et à des publics de discuter, d’enquêter et d’expérimenter, et d’inventer des solutions efficaces et légitimes à leurs problèmes, est devenu lui-même un problème. Pour beaucoup, un seuil a été franchi d’un monde dans lequel la référence à une réalité commune et à une normativité commune était encore partagée, même si elles étaient critiquées, et parfois moquées et détestées, à un monde dans lequel des simulacres qui auraient été tenus auparavant pour des fantômes idéologiques, ont désormais droit de cité. Les médiations politiques, religieuses, médiatiques et scientifiques sont discréditées, et les critères de distinction du vrai et du faux, du bien et du mal, du droit et du tort, du légitime et de l’illégitime, du légal et de l’illégal sont brouillés — ne laissant plus de place à un lieu de constitution d’une expérience publique. De telles visions sont toujours excessives, quelle que soit leur part de vérité. Dans un monde de dévoiement de l’expertise et de manipulation de l’opinion, l’attitude pragmatiste reste une attitude critique. Critique, au sens où, animée par sa foi en l’enquête, elle organise de nouvelles stratégies pour nous faire prendre nos distances avec l’expérience du présent, en y pistant des conséquences problématiques et en y décelant des possibilités que nous jugeons plus désirables ; critique, encore, au sens où, à travers le travail d’évaluation, elle espère faire émerger de nouveaux standards et principes de la vie individuelle et collective, induit de nouvelles formes de liberté, de distribution et de reconnaissance, et affirme de nouveaux idéaux civiques et politiques ; critique, enfin, au sens où cette dynamique n’est pas seulement d’ordre idéel, mais s’inscrit dans la matérialité des situations, moyennant une écologie de l’expérience. C’est à cela que contribue une sociologie des problèmes publics.