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Les bonnes ethnographies ont-elles une date de péremption ? Sûrement pas, à en juger par l’oeuvre de la brillante génération d’amazonistes née dans la première moitié des années quarante. Les pantalons à pattes d’éléphant sont passés de mode, certes, mais pas les écrits de ceux qui les portaient à la fin des années soixante. Et tant mieux, car leurs thèses n’ont souvent été publiées que plusieurs décennies après leur soutenance – et, qui plus est, dans une langue souvent autre que celle de leur alma mater. Sous l’épave (du temps) est la page (du livre). Peter Silverwood-Cope (1945-1989) a tardé presque vingt ans avant de publier, en 1990, une version portugaise de son doctorat de Cambridge (Silverwood-Cope 1973 ; 1990). Patrick Menget (1942-2019) a mis près d’un quart de siècle pour publier, en portugais lui aussi, un doctorat soutenu à Paris en 1977 (Menget 1977 ; 2001). Esther Jean Langdon (née en 1944) a attendu près de quarante ans pour publier une version espagnole de son Ph.D. américain (Langdon 1974 ; 2014). C’est cependant Bernard Arcand (1945-2009) qui bat tous les records, avec cet ouvrage posthume qui paraît aujourd’hui en français, près d’un demi-siècle – quarante-sept ans, pour être précis – après l’obtention du diplôme britannique qui en est la source (Arcand 1972 ; 2019).

Plutôt qu’à la prétendue nonchalance des hippies, sans doute est-ce à l’indéfectible engagement politique de la génération 68 qu’il faut attribuer d’aussi longs délais avant le retour sur investissement des premiers séjours sur le terrain. Un des points communs entre les auteurs précédemment cités est en effet d’avoir connu une époque où, de l’Afrique au Vietnam, les guerres de décolonisation faisaient rage et où, dans une Amérique latine dominée par la CIA et les dictatures militaires, l’enjeu essentiel n’était autre que la survie même des Amérindiens. Localement, ces derniers étaient encore trop souvent considérés comme des formes de vie inférieures, voire nuisibles, et les mots « génocide » et « ethnocide » revenaient avec une accablante régularité dans les mots clés des publications de l’époque. En conséquence, et bien souvent au détriment du volet scientifique de leur oeuvre, les auteurs dont nous parlons participaient activement à la création d’ONG telles Survival International, Cultural Survival, IWGIA (Indigenous Workgroup for Indigenous Affairs) ou encore le CEDI (Centro Ecuménico de Documentação e Informação), rebaptisé depuis ISA (Instituto Socio-Ambiental).

C’est dans ce contexte de militantisme intense (on ne disait pas encore « activisme » à l’époque) que Bernard Arcand, membre fondateur d’IWGIA, a non seulement refusé de publier sa thèse, mais encore poussé le scrupule jusqu’à demander sa mise sous clef dans les archives de Cambridge. Il craignait que l’industrie extractive, les missionnaires, la guérilla et les colons malintentionnés n’y puisent des informations susceptibles de se retourner contre les Cuivas. Les données démographiques faisaient apparaître la faiblesse de leurs effectifs (et, partant, leur vulnérabilité), tandis que des informations sur le nomadisme (un des sujets principaux de la thèse) risquaient de les rendre plus facilement repérables par leurs assassins, inventeurs du glaçant néologisme cuiviar, « chasser le Cuiva » (p. 298). Un demi-siècle plus tard, les protagonistes ayant tous disparu, la situation avait évidemment évolué. Les conditions étaient enfin réunies pour que puisse paraître ce livre au titre sobre et au sous-titre espiègle, à l’image d’un auteur généreux et modeste mais dont l’humour souvent acerbe transparaît à pratiquement toutes les pages[1].

Les Cuivas est toutefois plus qu’une simple thèse vivace à floraison tardive. C’est bien plus que la simple traduction posthume du texte universitaire initialement présenté comme doctorat à Cambridge. L’auteur avait en effet totalement réécrit son manuscrit au cours d’une année sabbatique à Berkeley, en 2002-2003, et sa veuve et compagne de toute une vie, la Danoise Ulla Hoff, a ensuite pris le relais pour finaliser le manuscrit. Elle fut épaulée pour cette tâche par Serge Bouchard et Sylvie Vincent – vieux complices, collègues et compatriotes canadiens de son défunt mari (Delanoë 2020). Si le fond reste inchangé, le public visé n’est donc plus le même, la version remaniée s’adressant à un lectorat bien plus vaste que celui des seuls spécialistes d’ethnographie américaniste. Elle ne comprend d’ailleurs aucune bibliographie et contient quelques erreurs factuelles que l’auteur principal, s’il avait vécu assez longtemps pour relire les épreuves, aurait certainement corrigées. Par exemple, « Makuna » n’est pas le synonyme contemporain de « Maku » (p. 48), et « armadille » est le nom d’un insecte, pas celui du tatou (p. 24). À la lumière de ce que l’on sait depuis 2012 du passé nazi de Reichel-Dolmatoff, sans doute Arcand – s’il avait pu réviser le dernier jet de son livre – aurait-il aussi amendé son panégyrique de « don Geraldo » (p. 53-55).

Néanmoins, répétons-le, l’ouvrage s’adresse à un public élargi et il a par ailleurs le mérite, tout en exposant une ethnographie, d’analyser la vétusté de certaines des thématiques qu’elle aborde. Les chasseurs-cueilleurs de naguère sont devenus les animistes d’aujourd’hui, et Arcand, en bon professeur d’anthropologie qu’il était, a su en tirer le meilleur parti sur les plans à la fois littéraire et pédagogique. Il écrivait d’ailleurs avec suffisamment de talent pour réussir à exposer, par exemple, les subtilités d’un système de parenté kariera sans une once de jargon technique et sans le moindre schéma, par la seule magie du verbe et de la verve (p. 175-182).

Truculent d’anecdotes personnelles, ce livre s’inscrit dans la vénérable tradition de ce que Debaene (2013) appelle « les deux livres de l’ethnographe » : l’un, plus détaché, destiné au monde académique ; l’autre, plus intimiste, flirtant dangereusement avec le récit de voyage. Il s’y inscrit cependant avec ceci de particulier qu’il fait d’une pierre deux coups, en étant l’un et l’autre à la fois. C’est certes l’aventure humaine qui mène la narration dans ce récit d’une rencontre où l’ethnologue se met volontiers en scène ; mais l’érudition n’est pas négligée pour autant, et l’ouvrage contient des observations sur des thématiques moins triviales qu’on ne pourrait le penser et qu’on ne trouvera pas facilement ailleurs. Par exemple sur les sujets suivants : l’origine des tâches mongoliques, dues au pincement d’un fantôme (p. 173) ; l’utilisation de cheveux, coupés avec un rasoir fait d’une mâchoire de piranha, pour confectionner des ceintures et des cache-sexes (p. 115) ; le back-channel et l’attribution des tours de parole (p. 241) ; la nature intrinsèquement dialogique de toute conversation, fût-elle communautaire (p. 187) ; la remarquable prédictibilité de la chasse (p. 129) ; les liens entre nomadisme et gestion des excréments (p. 140) ; la théorie cuiva de la décomposition du cadavre, supposément déclenchée par l’éjaculation des mouches (p. 172) ; l’interprétation du suicide à l’aune de la sorcellerie plutôt que du désespoir (p. 233) ; une eschatologie à double entrée (ou plutôt à double sortie), la moitié de l’âme étant recyclée en Blanc ; une onomastique qui combine à la fois les aléas de l’oniromancie et la rigidité d’un recyclage des noms régi par la stricte logique kariera (p. 230)…

L’ouvrage tient également toutes les promesses de son sous-titre, en explicitant la longue liste des thématiques qui y sont annoncées. Hamacs et gentillesse : parce que la métaphore du couple est : « Ceux qui dorment dans le même hamac » (p. 114). Namoun, Colombe et Pic, parce que ce sont des figures cruciales de la mythologie. Les capybaras, parce qu’étonnamment, ils représentent 30 % de l’alimentation carnée (p. 124). Le yopo, en tant qu’hallucinogène fort prisé et dont il est souvent question dans l’ouvrage. Outre des thèmes mythologiques et le principe d’inclusion de tout animal comestible, fût-il terrestre, dans la catégorie des animaux des animaux « aquatiques » (p. 122), la notion d’eau sèche trahit le lourd passé structuraliste d’Arcand et, surtout, elle reflète le constat que 77 % du tableau de chasse des Cuivas provient de la zone où l’eau et la terre se touchent (p. 135), tandis que les légumes proviennent de la partie humide d’un environnement sec (p. 155). En outre, un tour de passe-passe linguistique permet de transformer en terre ferme une partie des eaux de la rivière : celle où l’on peut voir les poissons pêchés à l’arc (p. 156). Meurtres et pétrole se passent hélas de commentaire. L’égalité entre les hommes et les femmes, enfin, renvoie (entre autres) au rôle de ces dernières comme spécialistes de la « capture des légumes » (p. 100). Même si, d’après les décomptes de l’auteur (fidèle en cela à l’intérêt du milieu scientifique de son époque pour la question des protéines), la consommation quotidienne de viande des Cuivas adultes s’élevait à 525 grammes par jour, contre 375 grammes de fruits ou légumes (p. 125), et même si les hommes passent à peu près 16 heures par jour dans le hamac, contre seulement 12 ou 13 pour les femmes (p. 137). (« À l’université, la capacité de fournir de longues colonnes de chiffres détaillés demeure souvent le seul moyen de convaincre », p. 138).

En plus du texte principal signé par l’auteur, Das Cuiva – comme Arcand aurait souhaité que s’appelle son livre – contient un grand nombre de ce que j’appellerais volontiers, si je ne craignais de froisser mes amis de l’Académie française et de la Belle Province, des « bonus features » : une préface de ses amis de toujours, Christine et Stephen Hugh-Jones (p. 9-17, traduite par Geneviève Deschamps) ; un mot d’ouverture qui est aussi un superbe lettre d’amour de sa compagne, maîtresse d’oeuvre de ce projet éditorial (p. 19-40) ; le plan d’un épilogue qui n’a jamais été rédigé (p. 303) ; un portrait de Bernard Arcand par son collègue Francisco Ortiz (p. 303-310) ; la liste exhaustive des écrits d’Arcand portant sur les Cuivas (p. 311-313) ; un mot de remerciements signé Ulla Hoff (p. 355-356) et, en annexe, deux articles : « L’après-terrain ou apprendre à se taire » (p. 317-330) suivi de « Dieu est un Américain » (p. 331-353, traduit par Geneviève Deschamps). Ces ajouts font de cet ouvrage, outre une référence sur les Cuivas, un véritable hommage à l’auteur.

Pour ne rien gâcher, ce livre est beau en plus d’être intéressant, notamment grâce à ses illustrations : 2 cartes et, surtout, 31 photos noir et blanc de Bernard Arcand. Des clichés absolument magnifiques et dont le positionnement au regard du texte s’avère particulièrement astucieux, l’emplacement ayant visiblement été choisi avec le plus grand soin. Les dessins de hamacs utilisés comme pied-de-lampe entre les pages 19 et 91 ajoutent enfin une touche tout à la fois élégante et romantique. On ne les trouve en effet nulle part ailleurs que dans le prologue de l’auteur et dans le texte que sa compagne a inséré entre celui-ci et la préface : une émouvante ouverture intitulée « Bernard, comme je l’ai aimé ».