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Par une tournure que les constats énoncés dans ce livre nous donnent envie d’expliquer (et que l’auteur expliquera ailleurs en termes d’« exil épistémique ») [Néméh-Nombré et Ross-Tremblay 2020], c’est tout droit de chez University of London Press, en Grande-Bretagne, que nous parvient cette étude importante sur l’oubli culturel et les dimensions psychologiques du colonialisme contemporain, saisis par l’entremise d’un évènement fondateur pour la communauté innue d’Essipit : la guerre du saumon de 1980. Thou Shalt Forget. Indigenous Sovereignty, Resistance and the Production of Cultural Oblivion in Canada est un livre captivant, ancré dans le concret et solidement argumenté, qui examine l’évènement qui surgit lorsque les Essipiunnuat (« les humains de la rivière aux coquillages »), mobilisés pour affirmer hors réserve leur droit ancestral à la pêche au saumon, font face à un violent ressac colonial orienté par une dénégation de la souveraineté ancestrale innue. Cette résistance, dont les dynamiques allaient se rejouer une décennie plus tard à Kanehsatà:ke, fera peu à peu l’objet d’un énigmatique effacement tandis que s’imposera un récit célébrant la réussite économique d’Essipit.

Dans son livre, Pierrot Ross-Tremblay prend le contrepied de ce récit particulier et des représentations exogènes du groupe, ainsi que de recherches qu’il associe, citant l’anthropologue Paul Charest (2005), à une forme de mercenariat. Choisissant sa propre communauté comme point d’ancrage de sa réflexion et de son action, il opère une vive critique des injonctions coloniales à l’oubli et de l’intériorisation du colonialisme psychologique se matérialisant dans la gouvernance, l’administration et le quotidien des Essipiunnuat dans leur rapport au passé. Le coeur de sa démarche de recherche et d’écriture, qui s’échelonne sur une décennie, consiste à ramener à la mémoire les voix de participants à la guerre du saumon, avec un accent sur celles qui ont été marginalisées dans l’après-guerre. Ross-Tremblay expose les déterminants de la résistance et son déploiement, puis démontre comment la mémoire de cet évènement mobilisateur et traumatisant fut graduellement appropriée par le pouvoir en place, énigmatiquement reléguée au silence et à l’oubli par les participants eux-mêmes et généralement occultée en raison de « barrages » à la remémoration qu’il identifie méticuleusement. La description des effets positifs de l’action collective et de l’affirmation d’une souveraineté ancestrale est inspirante, ce qui renforce le sentiment de douleur à la lecture des effets négatifs de l’engagement (p. ex., racisme enduré en milieu de travail, tensions au sein de familles mixtes régies par la Loi sur les Indiens) et du glissement qui s’est opéré vers une centralisation abusive du pouvoir et de la mémoire. Un constat fondamental derrière sa démarche : comment défendre et ne pas céder ce dont on a oublié ou ignore l’existence, notamment la conception ancestrale de la souveraineté innue et ce qu’elle implique en terme de lien au territoire (p. 11) ?

Si l’auteur expose le culte du leader et l’absorption grandissante des normes coloniales qu’il observe à Essipit en parallèle à des formes de résistance interne et de continuité culturelle, il prend aussi soin de garder au premier plan les mécanismes oppressants et (dé)structurants du colonialisme de peuplement et des politiques de génocide culturel, distinguant ainsi sa recherche de travaux axés sur la perte et la dégradation dénoncés par Eve Tuck (2009). Ross-Tremblay rend visibles les principes colonialistes qui animent la Couronne, la Loi sur les Indiens, le système des réserves et des pensionnats tout autant que les nationalismes et gouvernements canadiens et québécois, les politiques de développement régional et les occupants non autochtones des régions. C’est d’ailleurs de manière exceptionnelle que l’auteur parvient à rendre palpables les multiples façons, concrètes, douloureuses et infiniment complexes, dont ces principes coloniaux affectent le système relationnel d’une communauté comme Essipit et, en conséquence, son travail de mémoire. Thou Shalt Forget offre de fructueuses pistes de réflexion et d’action pour le présent et l’avenir, livrant un réquisitoire pour le rétablissement de la transmission d’une parole qui veut se dire et être reçue, tout autant que le savoir intergénérationnel dont elle est porteuse. Voilà, affirme Ross-Tremblay, la condition d’une santé et d’une justice internes renforcées.

L’auteur déploie un appareillage théorique et emploie une méthodologie originale lui permettant d’atteindre très efficacement son double objectif : comprendre la guerre du saumon dans sa relation au présent et, au moyen d’un processus de recherche réalisé avec les Essipiunnuat, favoriser la démocratisation de la mémoire et appuyer le maintien culturel parmi les siens. Le cadre théorique est développé à l’aide de plusieurs notions et de concepts complémentaires, dont on pourrait tirer trois éléments centraux : 1) l’évènement, entendu dans sa conception foucaldienne, avec un accent sur les dynamiques de pouvoir à l’oeuvre dans la guerre du saumon et sa remémoration ; 2) l’oubli comme production (amnésiologie), l’intériorisation du colonialisme psychologique et le rapport d’un groupe à son passé (mnémohistoire), le tout enrichi par une réflexion sur les implications politiques et humaines de ce rapport tel qu’il est vécu à Essipit ; 3) les histoires orales comme source d’une normativité et d’une esthétique de la résistance, ainsi que les perspectives narratives comme moyens de reconstituer les évènements et leurs dynamiques de manière à mieux comprendre et régénérer la situation actuelle.

À l’encontre du sui nullius exposé, l’auteur fait intervenir dans son analyse des notions d’épistémologie innue qui éclairent les fondements de l’action collective lors de la guerre du saumon en plus d’offrir des avenues de compréhension sur la situation actuelle des Essipiunnuat. Que ce soit par des considérations sur l’histoire orale innue, l’innu tipenitamun (la souveraineté ancestrale comprise en tant que responsabilité à l’égard de Assi, c’est-à-dire le territoire) et de l’uetshit takuaimatishun (l’auto-détermination, ou, littéralement, « faire avancer et manoeuvrer son propre canot »), ce livre rend manifeste précisément ce que la colonie de peuplement commande aux premiers peuples d’oublier. Dans le même temps, il affirme la présence, l’être, la liberté, l’engagement, les principes et la force de résistance des Essipiunnuat. Ross-Tremblay s’inscrit dans la filiation de l’écrivaine An Antane Kapesh (2019) – en plus de rejoindre des travaux tels que ceux de Taiaike Alfred sur les fondements du pouvoir autochtone (Alfred 2014), de Leanne B. Simpson sur les récits et la mobilisation nishnaabeg (Simpson 2018) et, lorsqu’il pose la question à savoir si les Essipiunnuat n’auront pas fini par « se prendre dans les filets du gouvernement », ceux de Glenn Coulthard (2018) sur les politiques de la reconnaissance.

Le coeur et l’apport original de ce livre sont constitués des mémoires autobiographiques de la guerre du saumon retenues par une vingtaine d’Essipiunnuat, que viennent compléter de nombreux dialogues de l’auteur avec les siens, dont les gens de sa génération. Ces propos, dont le cadre théorique fait saisir toute l’importance, sont partagés essentiellement sous forme d’entrevues et d’échanges. Ils sont cités abondamment et à point nommé dans ce livre pour démontrer et illustrer des postulats théoriques (par exemple, l’oubli et ses modes d’opération) tout autant que pour en esquisser d’autres (par exemple, le sens de Assi en termes de souveraineté ancestrale et de résistance au colonialisme), ce qui témoigne du respect de l’auteur face à la perspicacité et à la pertinence de ces récits de vie. Lorsqu’il s’agit d’éclairer des zones d’ombres persistantes et significatives, le chercheur puise aussi efficacement dans son expérience d’une décennie sur le terrain et dans des communications personnelles avec des gens exerçant le pouvoir tout autant qu’avec ceux ayant été brimés par « le régime », ainsi qu’il désigne l’administration de la réserve. La problématisation des liens entre autoritarisme et essentialisme, tels qu’ils se matérialisent dans l’existence des gens, donne à mieux comprendre les effets insidieux du système des réserves. Sur ce point, la posture critique de Ross-Tremblay s’apparente à celles d’Yves Sioui Durand et de Louis-Karl Picard-Sioui qui, dans leurs discours et leurs créations, exposent crûment les souffrances et les tyrannies intérieures et, à partir de leur positionnement comme hommes autochtones, questionnent les formes patriarcales héritées de systèmes coloniaux et génocidaires (voir Sioui Durand 2009 ainsi que les créations du théâtre d’Ondinnok qu’il a cofondé ; voir aussi Picard-Sioui 2017). En dévoilant au grand jour le visage du racisme tel qu’il s’incarne au Québec – de façon particulièrement virulente en temps de crise –, ce livre ne manquera pas d’ébranler un discours ambiant, souvent trop facile sinon complaisant, sur le métissage et l’amitié entre les peuples. Dans l’ensemble, Ross-Tremblay considère que sa critique est « cruelle mais nécessaire » dans la mesure où l’énonciation de la vérité, aussi dure soit-elle, constitue une condition essentielle à la guérison, à la justice et à la décolonisation.

Thou Shalt Forget est un ouvrage formidablement engagé, déterminé à agir sur le rapport à la mémoire qui se joue à Essipit et, ultimement, sur la vie des gens et la société environnante. S’il rend compte de préoccupations d’aînés devant ce qu’ils perçoivent comme un manque de résistance de la jeune génération, il fait aussi état d’une transmission à laquelle aspire cette génération, puis réfléchit aux conditions de possibilités devant être mises en place pour que le désir de raconter des uns rejoigne le désir d’écouter des autres. Ross-Tremblay répond concrètement à ce besoin de continuité culturelle en créant un espace d’expression où se croisent de multiples interprétations et en faisant circuler des travaux de recherches liant les luttes des Essipiunnuat à celles d’autres peuples autochtones.

Cette étude exigeante est portée par une puissante volonté de transformer un rapport au passé dans le but de contribuer à faire advenir un présent et un avenir qui soient vivants, multiples et interconnectés. Sa publication constitue un apport important dans le domaine des études autochtones, plus précisément en ce qui concerne la compréhension des rapports à la guerre du saumon en relation avec les fondements de l’épistémologie innue et les pressions exercées par le colonialisme de peuplement. Après la version offerte en libre accès (2020), la traduction française de Thou Shalt Forget est fort attendue ; elle apportera, à la suite du récent numéro de la revue Liberté codirigé par Ross-Tremblay (Ross-Tremblay, Hamidi et Leroux 2018), une riche contribution aux réflexions en cours dans l’espace autochtone francophone sur l’affirmation, la souveraineté et la résurgence des Premiers Peuples.