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Le Larousse définit comme inédit ce « qui n’a jusque-là jamais été publié, édité, projeté, etc. ». La facture et le contenu de l’Histoire inédite des Patriotes d’Anne-Marie Sicotte sont originaux et on pourrait dire que son caractère inédit se situe par rapport à l’importante iconographie qu’il présente, permettant d’illustrer de moult façons la topographie, les principaux acteurs politiques et militaires, ainsi que la vie quotidienne des habitants du Bas-Canada dans la première moitié du XIXe siècle.

Cet ouvrage peut être considéré sur deux plans : l’histoire populaire ou le livre académique ; le jugement qu’on en fera dépendra sur lequel on se place. À plusieurs égards, cette histoire des Patriotes se situe dans la même veine que l’importante oeuvre romanesque de l’auteure, publiée au cours des deux dernières décennies, ou encore de ses ouvrages de vulgarisation, et confirme sa vocation d’auteure grand public.

Cet ouvrage, par-delà ses mérites de popularisation de l’histoire, est en fait un collage de tableaux qui illustrent divers épisodes, mais d’où est absente une trame réunissant les points de vue de tous les protagonistes. On y retrouve le style de la romancière, l’écriture est accessible au grand public plutôt que de viser un auditoire réduit d’experts universitaires. La narration reflète les soupirs d’une histoire souhaitée plutôt qu’interprétée. D’ailleurs, les titres des huit chapitres témoignent de ce biais.

L’introduction traditionnelle, qui précède généralement de tels ouvrages, est remplacée par un préambule qui se rapproche des commentaires scénographiques ou de didascalie théâtrale. En revanche, on n’a pas à chercher l’objectif de l’auteure, car elle affirme d’emblée qu’elle vise à « remettre les pendules à l’heure » et à faire contrepoids au « récit historique tronqué [qui] s’est imposé » depuis 1837-1838 (p. 13). Elle adopte de façon générale l’approche historiographique des Rébellions développée, récemment, notamment par Yvan Lamonde et Louis-Georges Harvey. On constate aussi qu’elle se range, sans le dire expressément, derrière la thèse du double soulèvement de Maurice Séguin, reprise plus récemment par François Deschamps, pour dénoncer le fait que « les véritables coupables du déclenchement des rébellions », une clique formée d’oligarques et de favoris, n’ont jamais été punis. On comprend l’orientation de l’auteure, mais, à la fin, les multiples répétitions des mots tels qu’oligarques, oligarchie, potentats, Clique du Château, vieillards malfaisants, despotes, etc., deviennent comme une litanie agaçante. En outre, en introduisant une expression inédite comme « machines rouges » pour décrire les troupes britanniques, elle les déshumanise totalement. S’il est vrai que les historiens ont eu tendance à passer l’éponge un peu trop rapidement sur la violence institutionnelle et les exactions et brutalités commises par les soldats et volontaires loyalistes, a-t-on besoin d’avoir recours à de tels procédés pour les dénoncer ?

Le puriste lui reprochera sans doute le parti-pris de style pamphlétaire qui suinte ; l’universitaire sera en mal de trouver un fil conducteur explicatif au récit présenté. Car, au-delà de la perfidie des oligarques anglophones et d’une « faction étroite d’esprit » qui portent « entièrement la responsabilité » du déclenchement des insurrections ou, encore, de la noblesse du combat et des idéaux qui animaient les Patriotes, l’explication historique fait défaut. Si madame Sicotte insiste beaucoup, à juste titre, sur la répression militaire et la terreur qui ont accompagné et suivi les « rébellions », il pourrait s’agir de « boutons » sur lesquels la romancière en elle appuie pour animer son lectorat, le capter, et même l’indigner. Certains trouveront navrante cette insistance sur la violence du pouvoir britannique, mais d’autres jugeront qu’elle fait contrepoids au silence gêné de ceux qui la taisent. Ce récit prend, sur ce point, le contre-pied de ceux qui, récupérant le hochet politique du gouvernement responsable accordé dix ans plus tard, ont affirmé que « tout est bien qui finit bien », alimentant la fiction d’un cheminement historique et constitutionnel canadien dénué de violence.

Le récit aurait mérité plus de nuances dans la description des comportements des Patriotes comme dans les motivations de leurs adversaires politiques. On eût souhaité aussi plus de suite chronologique au lieu de sauter dans le temps, en avant comme en arrière, d’une phrase ou d’un paragraphe à l’autre. Parfois, le mot « Québec » apparaît plutôt que Bas-Canada, ou encore des références au parti « patriote » au lieu de parti canadien, qui devancent dans le texte sa naissance officielle vers 1827, ce qui frise l’anachronisme ; aussi, en parlant de « réformistes » pour décrire les Patriotes, on amène un autre débat historique et une certaine confusion. Enfin, Pierre-Dominique Debartzch, dont le nom est invariablement accolé à l’épithète « renégat », obtient de nombreuses références, alors qu’un John Neilson, patriote anglophone, mais loyaliste et l’un des hommes les plus considérables de la colonie, longtemps allié de Papineau, semble effacé de l’histoire.

Les sources utilisées proviennent essentiellement des principales monographies publiées depuis une cinquantaine d’années et, malgré le renvoi au site internet de l’auteure, on ne retrouve pas la trace d’une familiarité avec la volumineuse production scientifique des dernières années. D’ailleurs, comme l’admet l’éditeur dans sa présentation du livre, celui-ci tient davantage de « l’ouvrage d’art et d’ethnologie » que de l’oeuvre historique. Si, dans son commentaire bibliographique en fin d’ouvrage, l’auteure montre qu’elle est raisonnablement familière avec les thèses des principales écoles historiques concernant les rébellions/insurrections, le survol qu’elle offre est beaucoup trop bref pour que le lecteur puisse mesurer la profondeur de sa maîtrise de celles-ci. En revanche, la contribution scientifique de nos historiens influencés par l’École des Annales (ex. : Fernand Ouellet, Jean Hamelin, Claude Galarneau) ne paraît pas dans le texte et cela semble une lacune, car l’interdisciplinarité est appelée, comme méthode de l’histoire transnationale, à alimenter l’explication historique.

Comme l’histoire nationale glorifiée des Canadiens français, dans la tradition des François-Xavier Garneau ou Lionel Groulx, l’ouvrage de madame Sicotte, pour l’essentiel, malgré de fugaces allusions à des événements se déroulant à l’étranger, est enfermé dans une bulle nationale qui ne dépasse guère les personnages et les lieux emblématiques des insurrections de 1837-1838. On y décèle un huis clos historique québécois, séparé des courants atlantiques ou transnationaux. On y trouve bien quelques références éparses aux événements insurrectionnels parallèles au Haut-Canada, mais rien qui puisse lier les deux mouvements dans une trame plus large. De nos jours, au moment où l’historiographie se propage dans des courants connectés, transfrontaliers ou enchevêtrés, cela consiste de la part de l’auteure, bien involontairement sans doute, à ramener la lutte des Patriotes à un combat ethnique étroit, désincarné, précisément le reproche que des historiens loyalistes comme Sir Thomas Chapais ont fait aux leaders patriotes.

Cet ouvrage apporte une autre lecture de notre histoire et comble une partie du vide dans les histoires populaires des insurrections et la violence politique qui était présente pendant et après les insurrections. S’il peut être utile comme introduction à ce que l’auteure appelle elle-même « l’actualité de l’époque », il doit être lu en parallèle avec d’autres ouvrages déclinant une lecture différente des soulèvements de 1837-1838, des événements qui y ont mené ou qui les ont suivis. Rappelons que d’autres avant madame Sicotte, on pense notamment à Allan Greer, Donald Fyson ou encore F. Murray Greenwood et Gordon Wright, ont produit des études d’où ressort la violence présente, il faut le dire, dans les deux camps, quoique sous diverses formes et à des degrés variables.

En dramaturgie, un épilogue était un petit discours récité par un acteur, à la fin d’une représentation, pour demander au public son approbation ; dans celui qui nous est offert, l’auteure affirme sans ambages « que cette Histoire inédite des patriotes, de même que la saga historique qui l’a précédée, constituent les récits les plus fiables sur le Québec à l’époque de sa résistance épique à l’oppression impériale » (p. 426) ; elle ajoute qu’elle souhaitait « que la vérité paraisse au grand jour » (p. 425). Ce sont là des affirmations fortes, trop sans doute, qui auraient sis davantage à la présentation de l’ouvrage par l’éditeur ou, à la rigueur, à une préface écrite par un tiers. Ce satisfecit autodécerné est trop lourd pour être passé sous silence. Outre le déficit d’une humilité de bon aloi, le concept de vérité, en études historiques, est d’un usage risqué. N’est-ce pas le grand historien Paul Veyne qui écrivait que « les historiens racontent des événements vrais qui ont l’homme pour acteur : l’histoire est un roman vrai » ? Peut-on penser que, par cette affirmation, notre auteure, romancière accomplie, a péché par déformation professionnelle ?

En fait, l’atteinte d’un tel niveau de perfection aurait exigé beaucoup plus que les 150 pages de textes qui restent, une fois soustraits les espaces et les pages consacrés aux reproductions d’oeuvres iconographiques. Sur ce plan, reconnaissons l’important travail de recherche d’archives qui complémente et déborde celui de France St-Jean, lequel se concentrait sur l’épisode des rébellions. S’agissant de cela, sauf le désir de ne pas laisser de côté cette riche iconographie, on s’explique mal le choix éditorial d’insérer une section intitulée « Tour d’horizon : la luxuriance des saisons », entre les chapitres 4 et 5.

Les éditions Fides avaient déjà publié, en 2016, cette Histoire inédite des Patriotes dans un format plus grand, beau mais peu maniable. On leur sait gré de publier aujourd’hui (2019) une édition plus compacte et abordable d’un ouvrage qui rend plus accessible une autre version de l’histoire des Patriotes. On ne publiera jamais assez d’ouvrages permettant d’exorciser et de réhabiliter la mémoire des Patriotes, trop longtemps enfouie dans notre subconscient national. Condamné par ceux qui se sont accommodés avec la réaction conservatrice, dénoncé par ceux qui ont alors écrit l’histoire, leur soulèvement, souvent relégué aux oubliettes coupables des dérives populaires ou nationales, mérite d’être revu avec des lorgnettes plus sympathiques. Bref, sans être vraiment « inédite », cette Histoire inédite des Patriotes constitue néanmoins, pour le grand public, une initiation utile et conviviale à un volet d’un chapitre encore trop méconnu de notre histoire nationale.