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Valoriser les points de vue des usagers autochtones du droit à propos de leurs conceptions et expériences avec le système de justice paraît urgent et nécessaire en raison de la nature complexe, relationnelle et interactive du droit avec le social et le politique[1]. Cette urgence se révèle d’autant plus marquée à l’échelle d’un continent colonisé où le droit de l’État est porteur de l’expérience coloniale, soit une expérience d’exclusion, d’effacement et de recouvrement[2]. En outre, valoriser les points de vue et les perspectives autochtones de façon effective est indubitablement impérieux lorsque la (ré)conciliation est un objectif affiché par plusieurs institutions de la société canadienne, qu’il soit question, par exemple, des tribunaux — dont la Cour suprême du Canada — ou des gouvernements. Cet objectif suppose une transformation radicale des relations entre ces institutions et les communautés et nations autochtones, changement qui devrait être basé sur le respect, la réciprocité[3] et le droit à l’autodétermination[4].

Déjà en 1969, Harold Cardinal, juriste, politicien et écrivain cri, déplorait l’ignorance et le manque de connaissances concrètes de la part de politiciens non autochtones qui se prononçaient pourtant à propos des besoins des nations autochtones et de leurs membres, sans écouter leurs points de vue et dans un contexte où les mêmes politiciens étaient appuyés par des bureaucrates que Cardinal qualifiait d’incompétents[5]. L’actualité récente démontre que cette approche est encore à l’oeuvre pour différents paliers de gouvernement, en particulier au Québec[6], où les recours en défaut de consultation sont monnaie courante[7]. Le droit d’être consulté et d’être accommodé a été conféré aux peuples autochtones sur le fondement de l’article 35 (1) de la Loi constitutionnelle de 1982[8], par la Cour suprême, dans les arrêts R. c. Sparrow[9] et Delgamuukw c. Colombie-Britannique[10]. En 2004, sa mise en oeuvre a été étendue aux droits ancestraux potentiels dans le contexte de l’arrêt Nation Haïda c. Colombie-Britannique[11]. Alors que ce droit « exige de chaque partie qu’elle s’efforce de bonne foi à comprendre les préoccupations de l’autre et à y répondre[12] », la vigilance des communautés quant à sa mise en oeuvre par les gouvernements constitue aujourd’hui un élément de leur vie politique et juridique quotidienne.

Le droit à la consultation et à l’accommodement a largement été examiné sous l’angle de son régime juridique et de sa mise en oeuvre[13]. Peu de travaux portent cependant sur cette norme telle qu’elle est perçue, vécue, expérimentée et ressentie dans la vie quotidienne des principaux visés : les membres mêmes des communautés autochtones. Bien que ces derniers appréhendent évidemment le droit à la consultation selon une diversité de modes, nous nous attacherons dans notre texte à cette norme telle qu’elle est perçue, vécue et ressentie. Arlie Russel Hochschild décrit les sentiments et les émotions comme deux notions interchangeables, qui sont « le fruit d’une coopération entre le corps et une image, une pensée ou un souvenir —, une coopération dont l’individu est conscient[14] ». Pour d’autres, qu’elles soient positives ou négatives, « [e]motions can be understood as a product of social interactions ; they are embedded in interpersonal relations and particular contexts. They are experienced, expressed, or displayed and are recognized or interpreted by others[15] ». Une littérature grandissante, qui ne sépare pas artificiellement le monde des émotions et celui de la raison, examine la manière dont les émotions influent sur les processus décisionnels, façonnent la production du droit et le travail des juges[16]. De plus, comme le souligne si bien Delphine Lanzara, « si le droit est fait par des hommes, il est fait aussi pour des hommes. Il est donc nécessairement confronté aux sentiments des justiciables, à leur amour, leur générosité, leur envie, leur souffrance[17] ». Intimement liés, « [j]udicial words and actions in court can entail emotional display and project feelings[18] ». À la lumière de cette approche, nous voulons répondre aux questions suivantes : quels sont les sentiments associés aux pratiques de consultation pour les usagers de ce droit, en particulier les personnes qui ont participé à notre recherche, toutes membres de la communauté innue d’Ekuanitshit ? Dans ce contexte spécifique, comment l’association entre ce droit, les sentiments d’impuissance des personnes participantes et d’indifférence gouvernementale se produit-elle ? Que révèle cette association sur le droit à la consultation lui-même ?

Bien que les données présentées puissent éventuellement résonner ailleurs ou dans d’autres contextes, nous ne prétendons pas faire état des points de vue de l’ensemble des peuples autochtones, puisqu’une diversité de perceptions est à l’oeuvre. Nous ne cherchons pas non plus à exposer les perspectives de l’ensemble des Ekuanitshiunnuat (les membres de la communauté innue d’Ekuanitshit). Nous visons plutôt à faire connaître les regards que posent les participants et les participantes à notre recherche relativement au droit à la consultation et à l’accommodement dans des projets de développement de leur territoire ancestral, des regards qui convergent quant à l’expression des sentiments d’impuissance et d’indifférence gouvernementale. Ce faisant, ils mettent au jour des limites, voire l’impasse actuelle d’un projet de (ré)conciliation mené au travers de la consultation.

Des sentiments similaires ayant déjà été dévoilés par d’autres[19], ils méritent d’être documentés de manière plus approfondie, puisqu’ils signalent la distance qui sépare les institutions d’une (ré)conciliation effective, font ressortir les défaillances du système juridique canadien dans sa mission de « protéger » les intérêts autochtones et, en ce sens, dénotent une part d’ineffectivité des processus consultatifs. Ces regards posés sur les processus consultatifs se sont manifestés dans un projet de recherche qui consistait à évaluer la pertinence, pour les Innus d’Ekuanitshit, de la notion de propriété collective. Or, au moment où ce projet s’est développé, et dans des circonstances précises — notamment celle de la construction d’un mégaprojet hydroélectrique sur la rivière Romaine et dans un contexte d’accumulation d’expériences antérieures qui confèrent l’effacement des voix des Ekuanitshiunnuat dans les processus décisionnels de nature gouvernementale —, il en a conduit plusieurs à exprimer certaines expériences et des points de vue liés aux méthodes de consultation à l’oeuvre dans les processus décisionnels impactant le territoire ancestral. Ces expériences et ces points de vue quant au droit à la consultation constituant une thématique importante dans les données produites — imprévue au moment d’amorcer le terrain —, il nous a paru intéressant de les présenter et de les utiliser comme lentille pour interroger l’inclusivité et l’effectivité de l’encadrement normatif actuel des processus décisionnels basés sur les droits conférés aux peuples autochtones sur le fondement de l’article 35 (1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

Dans les lignes qui suivent, nous exposerons certains aspects de nature méthodologique et plus de détails à propos du terrain de recherche sur lequel s’appuie notre analyse (partie 1). Afin de contextualiser les regards posés par les participantes et les participants sur le droit à la consultation, nous introduirons des éléments de nature historique et politique sur la colonisation de la région de la Côte-Nord. Sachant qu’il y a une proximité temporelle entre l’essor du projet de la Romaine et les témoignages partagés par ceux et celles qui y ont pris part, nous ferons une présentation de ce projet, ainsi qu’une synthèse du droit à la consultation des peuples autochtones en droit canadien (partie 2). Cela nous permettra ensuite d’expliciter les données et nos observations préliminaires sur l’entretien du sentiment d’être ignoré et sur l’impuissance qui résultent de la mise en oeuvre du droit constitutionnel à la consultation et à l’accommodement des peuples autochtones (partie 3).

1 La démarche méthodologique et le terrain de recherche

En tant que juriste de formation, nous utilisons l’anthropologie du droit comme outil de rupture avec notre parcours universitaire. Cette approche permet de tester la légitimité de la normativité étatique, de déconstruire des représentations ainsi que des catégories de sens commun et, éventuellement, de proposer des interprétations alternatives fondées sur les conceptions des usagers du droit[20]. Elle nous amène aussi à valoriser les points de vue d’usagers autochtones à propos du droit produit par l’État canadien, dans un contexte où la formation des juristes est souvent fondée sur un enseignement légaliste privilégiant la « fonction normative » des catégories juridiques[21]. Or, la juriste et professeure de droit Kanyen’keha:ka Patricia Monture Angus a bien rappelé les lacunes d’une telle approche :

The study of law only confounds the exclusionary experience of language. Law is a very structured discipline with rules of style and language unique only to itself. This rigid structure often forecloses the involvement of « outsiders » in our profession. Is that the purpose or intention of the rigid structural rules of the legal system ? In any event, these rules do compound the First Nations’, or other dispossessed collectivities, sense of powerlessness. Our understanding of law is not represented within the structure of the Canadian legal system. We experience that system, particularly the criminal justice system, as racist and oppressive. We, as individuals, did not participate in the process whereby the legal system was formed. We did not participate in the process of agreeing to the assumptions and values reflected in that system. Further, we have been excluded, as Peoples, from participating in the formation of that system. More importantly, First Nation Peoples have never consented to the application of the Canadian legal system to any aspect of our lives. This reality is continually ignored by both the Canadian government, the legal profession, and the judiciary[22].

Les données empiriques sur lesquelles se fonde notre texte proviennent d’un terrain exploratoire de recherche de deux mois au sein de la communauté innue d’Ekuanitshit, en juillet et en août 2013. Lors de ce séjour, nous avons mené des entretiens de recherche semi-dirigés avec plusieurs membres de la communauté — douze femmes et six hommes. Au total, huit entrevues sur dix-huit contiennent des données relatives au droit à la consultation, sans que ce thème ait été initialement prévu. Ces données expriment toutes à leur manière des sentiments de l’ordre de l’impuissance et de l’indifférence gouvernementale dans le contexte de la mise en oeuvre des processus consultatifs ; des émotions qui pourraient, dans certains cas, s’approcher d’un sentiment de subir du mépris. La réflexion qui suit se fonde donc sur les seuls témoignages qui évoquent cette norme. Dans les huit entrevues en question, certaines personnes avaient pris part aux séances de consultation organisées dans le contexte du projet de la Romaine. D’autres n’ont pas participé à ces séances, mais font allusion à ce processus sous l’angle des effets cumulatifs des projets, à l’aune d’expériences antérieures ou de leurs propres représentations. Ces points de vue sont intéressants à considérer puisqu’ils peuvent avoir une incidence sur la mobilisation des participants et des participantes aux divers stades des consultations publiques. Toutes ces personnes ont été sollicitées lors du référendum portant sur l’Entente sur les répercussions et avantages Nishipiminan, relative au projet de la Romaine. Le recrutement pour nos entrevues a eu lieu par l’entremise de la méthode de la boule de neige. Les entretiens enregistrés se sont déroulés à divers endroits, en fonction du choix des personnes rencontrées. Lors de ce terrain de recherche, nous avons aussi cohabité avec une famille de la communauté, traversé certains moments de la vie quotidienne et eu plusieurs discussions informelles avec des membres de la communauté. Ces moments ont teinté notre compréhension des « relations » entre autochtones et allochtones sur le territoire qu’est aujourd’hui le Québec. Dans notre texte, les entretiens forment les données principales de l’analyse ; cependant, les tranches de vie partagées et les discussions qui s’y sont enracinées ont également influé sur notre interprétation[23].

Pour ce qui est de l’analyse des données, elle consiste plus précisément en une analyse de contenu du discours des participantes et des participants. Il nous paraît important de rappeler que celle-ci se fonde sur les points de vue des personnes qui ont pris part à notre recherche. Toutefois, nous ne prétendons pas à la généralisation de leurs conceptions et expériences à l’ensemble des membres de la communauté ni des peuples autochtones. Notre texte adopte donc une analyse du droit à la consultation des peuples autochtones selon la perspective des participantes et participants de cette recherche.

Les Innus d’Ekuanitshit sont établis depuis des temps immémoriaux sur le territoire que l’on appelle le Québec[24]. Les Innus ont toujours résisté aux tentatives d’empiétement par les colons européens sur leur territoire ancestral et n’ont jamais cédé leur droit sur celui-ci[25]. La communauté innue d’Ekuanitshit, aussi appelée Mingan, est l’une des onze communautés formant la nation innue qui, selon les données statistiques du gouvernement provincial, comporterait entre 16 000 et 20 000 membres[26] établis dans les régions, provinces ou « pays » nommés par les migrants européens « Lac-Saint-Jean », « Terre-Neuve-Labrador » et « Côte-Nord ». Les neuf communautés innues sur le territoire qu’est le Québec contemporain négocient depuis plus de 40 ans avec la province et avec l’État fédéral en siégeant à deux tables de négociation distinctes et affirment de manière diversifiée leur titre inhérent et leurs droits sur Nitassinan, terme employé par les Innus pour nommer leur territoire ancestral. Sur cet aspect, les négociations n’ont pas encore abouti à la signature d’un traité[27]. Créée par le gouvernement fédéral en 1963 sur le fondement de la Loi sur les Indiens[28], la communauté d’Ekuanitshit est établie présentement sur une minuscule portion du territoire ancestral que ses membres parcourent depuis toujours. La communauté se situe à environ 180 kilomètres à l’est de Sept-Îles et à 36 kilomètres à l’ouest de Havre-Saint-Pierre, aux abords de la route 138. Le territoire de la réserve tel qu’il a été défini par l’État — à ne pas confondre avec le territoire ancestral — est bordé au sud par les rives du fleuve Saint-Laurent, à l’est par la rivière Mingan, au nord par le Nutshimit, terme désignant en innu-aimun l’« intérieur des terres », et à l’ouest par ses délimitations avec la municipalité de Longue-Pointe-de-Mingan. Ekuanitshit compte plus de 600 membres[29]. En vertu de la Loi sur les Indiens, la communauté est dirigée politiquement par un conseil de bande composé de quatre conseillères et conseillers ainsi que d’un chef, Jean-Charles Piétacho, qui occupe cette fonction depuis 1991. Quant au territoire ancestral de la communauté d’Ekuanitshit, sur lequel les droits et le titre aborigène n’ont jamais été cédés, il s’étend de l’île d’Anticosti au sud et dépasse au nord ce que l’État considère comme la frontière Québec/Labrador[30].

Notre démarche méthodologique et notre terrain de recherche étant maintenant présentés, nous jugeons important d’introduire le contexte historique, politique et juridique dans lequel s’inscrivent les projets de développement du territoire ancestral des Innus d’Ekuanitshit (partie 2), contexte qui sert de trame de fond aux données de recherche exposées plus loin (partie 3).

2 Les contextes historique, politique et juridique des projets de développement du territoire

La deuxième partie de notre texte s’articule autour de trois composantes. Nous décrirons d’abord le contexte politique et certains projets grevant le territoire ancestral de la communauté depuis les xixe et xxe siècles (2.1). Ensuite, nous considérerons le projet de la Romaine et son contexte d’élaboration (2.2). Enfin, nous introduirons les axes principaux du régime juridique contemporain du droit à la consultation et à l’accommodement des peuples autochtones (2.3). Ces éléments sont tous importants pour mieux comprendre les données qui seront examinées subséquemment.

Dans cette partie, le mégaprojet hydroélectrique sur la rivière Romaine occupe une place plus importante que d’autres projets de développement lancés par des acteurs privés et autorisés par l’État dans la même région. À nos yeux, cette place se justifie, car ce projet revient de manière prépondérante dans le discours des participantes et des participants. Ledit projet est en effet explicitement et directement visé dans les témoignages recueillis au cours de notre recherche. Cependant, de manière sous-jacente, l’accumulation d’expériences relatives aux projets de développement façonne aussi les regards ainsi posés, d’où la pertinence de commencer par l’exposé du contexte politique et la description du développement de projets aux xixe et xxe siècles.

2.1 Le contexte politique et le développement de projets au xixe et au xxe siècle

Plusieurs lectures de l’histoire cohabitent quant au territoire. Parmi celles-ci, à un bout de spectre, l’une valorise les droits inhérents des Innus sur le territoire, droits qui demeurent après l’arrivée des Européens, après la création de l’État canadien et de la province du Québec et qui se fondent sur la relation immémoriale développée par les Innus avec ce territoire. Selon cette lecture de l’histoire, les Innus n’ont jamais cédé leurs droits sur leurs territoires ancestraux, et les autorisations de projets de développement délivrées par l’État sont illégitimes, qu’elles fassent suite ou non à une consultation. À l’autre bout du spectre, une autre lecture privilégie l’État et sa souveraineté sur le territoire. Selon ce récit de l’histoire, les nations autochtones ne sont plus souveraines : dès lors, elles doivent s’engager dans des processus de « négociation » ou de « revendication territoriale » pour obtenir la « reconnaissance » par l’État de leurs droits sur des territoires ancestraux. En vue de clarifier les droits des Innus sur le territoire, des tables de négociation ont ainsi été mises sur pied. Au Québec, malgré des négociations depuis plus de 40 ans avec les deux paliers de gouvernement, les autorisations d’exploitation délivrées par l’État, sans que ces projets aient été élaborés selon les visions et les ambitions de développement des membres de la communauté, sont alors légitimes.

Ainsi, depuis le début des années 1840, date jusqu’à laquelle « les Innus occupent et gèrent le territoire [en particulier celui de la Haute-Côte-Nord et du Saguenay] de façon exclusive[31] », les membres de la communauté innue d’Ekuanitshit subissent l’accaparement des terres et des ressources de même que l’exploitation de ces dernières dans le contexte de projets de développement non choisis par eux mais mis en oeuvre sous couvert d’autorisation par l’État. Ce faisant, en réglementant la possession des terres publiques et les droits d’utilisation des ressources qui s’y trouvent, le droit de l’État a organisé chez les Innus la clandestinité[32] de leur occupation du territoire, malgré leurs multiples et constantes résistances.

Plusieurs décisions unilatérales de la part de l’État illustrent cette situation. Voici seulement quelques exemples. L’établissement d’une seigneurie sur les îles et îlets de l’archipel des îles de Mingan en est un[33]. La mise en propriété privée de la rivière Mingan par le gouvernement et son achat par de riches propriétaires américains en est un autre. Elle a eu comme répercussion l’interdiction pour les membres de la communauté d’Ekuanitshit de pêcher, en particulier le saumon, sur cette rivière qu’ils parcourent et utilisent pourtant depuis toujours[34]. La mise en service en 1950 de la mine de titane du lac Tio — mine à ciel ouvert, gérée par Rio Tinto Alcan, située en territoire innu, à 43 kilomètres au nord de Havre-Saint-Pierre — s’est initialement faite sans consultation[35]. S’ajoutent à ces exemples la construction de la centrale hydroélectrique de Churchill Falls[36] ou encore l’installation d’une base militaire en territoire innu et les vols à basse altitude de l’OTAN qui auront lieu à partir de 1979[37]. Ces décisions et ces projets ont transformé durablement l’accessibilité au territoire ancestral, les parcours et l’occupation des Innus d’Ekuanitshit sur celui-ci, sans aucune participation aux processus décisionnels de la part de ces derniers. À l’occasion de la réalisation de ces projets, qui transite par le droit de l’État, c’est au contraire l’indifférence à l’égard des besoins et des « projets de vie » (life projects) des Innus qui culmine[38]. Le droit de l’État devient alors un outil équivoque, justifiant par le sceau de la légalité l’effacement des droits et des différentes formes d’occupation innues du territoire.

Malgré l’émergence récente du droit à la consultation des peuples autochtones en droit constitutionnel canadien, des projets plus contemporains continuent à entrer en concurrence avec l’occupation et l’utilisation innues du territoire ancestral. C’est le cas, par exemple, des complexes hydroélectriques de Muskrat Falls et de la rivière Romaine qui se révèlent préoccupants notamment quant à la présence du caribou forestier sur le territoire ancestral[39]. Nous pensons également à la location et à l’achat de droits d’utilisation du domaine public aux fins de villégiature qui s’effectuent en vertu du Règlement sur la vente, la location et l’octroi de droits immobiliers sur les terres du domaine de l’État[40]. Le projet de la Romaine s’inscrit donc dans un contexte où s’accumulent les utilisations concurrentes du territoire. De plus, bien que ce projet se soit développé selon un cadre juridique différent de celui des projets datant des années 1950 ou 1960, à la lumière des données que nous avons récoltées, l’instauration de ce cadre semble, à certains égards, s’inscrire dans la continuité des précédents projets, sans compter que son implantation s’ajoute et ranime les expériences passées relativement aux processus décisionnels, ce qui amplifie les effets découlant des projets de développement contemporains.

2.2 Le projet de la Romaine

Le projet de la Romaine est un mégaprojet hydroélectrique qui a été autorisé par le gouvernement du Québec en mai 2009, plusieurs dizaines d’années après les premiers repérages par Hydro-Québec[41]. Il consiste à construire quatre centrales hydroélectriques sur cette rivière (Romaine 1, 2, 3 et 4) qui seront alimentées par des réservoirs. Ce projet a conduit à l’immersion d’une partie du territoire ancestral des Innus d’Ekuanitshit, soit des sections de forêt ou de rivière ainsi que plusieurs lacs. Rappelons que l’aménagement de la Romaine 2 a mené à la dérivation de la rivière, à la construction d’un tunnel de plus de 5 kilomètres de long et à celle de six digues, tandis que la centrale de la Romaine 1 avait nécessité l’organisation d’un canal à ciel ouvert. La centrale de la Romaine 3 est en fonction depuis 2017 et la centrale de la Romaine 4 le sera en 2021. Ce projet comporte en outre le passage de deux lignes de transport électrique traversant d’est en ouest le territoire des Innus d’Ekuanitshit. L’une suppose le déboisement et l’ancrage de pylônes au sol sur plus de 200 kilomètres, l’autre sur une centaine de kilomètres. Le projet implique enfin l’exploitation de plusieurs carrières pour l’enrochement du barrage et la construction d’une route permanente de 150 kilomètres qui, une fois le projet terminé, sera accessible à tous, ce qui facilitera ainsi l’accès à l’intérieur des terres chères aux Innus d’Ekuanitshit à toutes les personnes intéressées et occasionnera de nouvelles limitations[42]. Outre les dynamitages de montagnes, les coupes et la fuite du gibier, dans tous les cas, ce projet signifie une transformation radicale de l’environnement, des écosystèmes et de l’occupation de ce secteur du territoire ancestral[43].

Le projet de la Romaine a supposé la mise en oeuvre du droit à la consultation des Innus, un droit constitutionnellement protégé pour toutes les communautés autochtones qui ont des droits dits « potentiels » sur le territoire visé par un projet de développement[44]. En 2008, Ekuanitshit a ainsi activement participé aux audiences du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) concernant ce projet. De plus, comme dans le cas de plusieurs projets de développement récents et afin de faciliter l’obtention de l’« acceptabilité sociale » des projets en question par les communautés autochtones, Hydro-Québec a également négocié des ententes sur les répercussions et les avantages (ERA) avec cinq communautés innues de la Côte-Nord[45]. Dans le cas qui nous occupe, Hydro-Québec a opté pour une négociation fragmentée, communauté par communauté, commençant les négociations avec les trois communautés innues les plus à l’est du Québec — Nutashquan, Unamen Shipu et Pakuashipi. Quant à Ekuanitshit, l’ERA Nishipiminan a été adoptée par référendum le 25 mars 2009, après mise à disposition du texte de l’entente aux membres de la communauté, à la suite de plusieurs rencontres d’explication de son contenu et de la diffusion d’une vidéo en innu-aimun. Cette adoption a eu lieu moins d’un mois après la soumission au gouvernement provincial par le BAPE d’un avis favorable à la mise en oeuvre du projet[46] et sept semaines avant le lancement officiel des travaux conduisant à la construction des barrages[47].

Le contexte de développement du projet de la Romaine que nous considérons ici est important à rappeler. Il révèle que l’ERA Nishipiminan a été adoptée par un vote à la majorité des membres de la communauté. Certains auteurs dénoncent cependant la stratégie de négociation d’Hydro-Québec dans ce cas particulier, vu les pressions politiques et socioéconomiques qu’ont subies les communautés visées[48]. D’autres qualifient le lancement du projet de la Romaine de « précipité » et de « mal préparé » par Hydro-Québec[49]. Les négociations ont été entreprises alors que les discussions entamées par le gouvernement du Québec à l’occasion de la consultation des Innus d’Ekuanitshit n’avaient pas encore abouti. Il est ainsi possible de remettre en question le caractère libre et éclairé de la consultation conduite par ce palier de gouvernement. Sans compter que lors d’une visite publique du chantier effectuée dans le contexte de notre projet de recherche, en août 2013, Hydro-Québec ne connaissait pas la taille précise du territoire immergé et donnait un nombre approximatif de 280 kilomètres carrés[50]. Cette imprécision quant à l’ampleur réelle des terres immergées illustre les limites du droit constitutionnel à une consultation libre et éclairée des peuples autochtones.

À ces éléments de contexte s’ajoutent aussi les tensions intercommunautaires possibles et l’exacerbation des frontières identitaires par un tel projet. Laurie Guimond et Alexia Desmeules précisent ainsi :

Ces processus de négociation et de consultation, qui débouchent sur des engagements envers les populations locales, illustrent l’importance accrue de l’acceptabilité sociale des grands projets. Il n’en demeure pas moins que la volonté d’un consentement régional apparent masque une stratégie menée surtout à huis clos, à l’échelle de chaque communauté autochtone et allochtone. Cette stratégie peut exacerber des tensions intercommunautaires et freiner l’opportunité de rapprochements interethniques[51]

Le contenu des paragraphes qui précèdent nous conduit à aborder plus en détail le droit à la consultation et à l’accommodement des peuples autochtones en droit constitutionnel canadien.

2.3 Le cadre légal du droit à la consultation et à l’accommodement

Le projet de la Romaine a été conçu à une époque où les droits ancestraux étaient constitutionnellement protégés[52] : soulignons que ce cadre légal était inexistant au moment de l’élaboration initiale d’autres projets de développement ayant impacté les Innus d’Ekuanitshit — pensons, par exemple, à la mine de Rio Tinto, au cours des années 1950. Nous n’avons pas pour objectif de faire ici une analyse détaillée du droit à la consultation des peuples autochtones. Nous voulons seulement rappeler les axes principaux de ce droit avant de présenter le discours des participantes et des participants à notre recherche relativement à cette norme.

Le droit d’être consulté et d’être accommodé des peuples autochtones, tel qu’on le connaît aujourd’hui, a été élaboré par la Cour suprême dans son célèbre arrêt Haïda[53]. Ce droit a pour objet de satisfaire la « nécessité de concilier l’occupation antérieure des terres par les peuples autochtones et la réalité de la souveraineté de la Couronne[54] ». Il lie les deux paliers de gouvernement : le gouvernement fédéral et les provinces qui ont l’obligation de veiller au bon déroulement des consultations[55]. Trois conditions sont nécessaires à l’émergence de l’obligation pour la Couronne de consulter les peuples autochtones. Celle-ci doit d’abord avoir connaissance de l’existence d’une revendication ou d’un droit potentiel. Une mesure ou une décision gouvernementale doit ensuite être en cause. Enfin, cette mesure ou cette décision doit avoir des effets préjudiciables sur une revendication ou sur un droit potentiel[56]. Selon la Cour suprême, cette obligation, dont l’intensité varie au cas par cas en fonction, d’une part, de la solidité de la preuve de l’existence du droit ou du titre et, d’autre part, de la gravité des effets préjudiciables potentiels sur ces droits[57], doit être mise en oeuvre de bonne foi par toutes les parties et de manière réciproque. Elle se définit au travers d’un continuum. Celui-ci se déploie entre une obligation pour l’État d’informer la communauté impactée et de discuter avec elle jusqu’à la nécessité de tenir une consultation approfondie. Dans ce dernier cas, la consultation signifie alors « la possibilité [pour le groupe impacté] de présenter des observations, la participation officielle à la prise de décisions et la présentation de motifs montrant que les préoccupations des Autochtones ont été prises en compte et précisant quelle a été l’incidence de ces préoccupations sur la décision[58] ».

En pratique et lorsqu’elle se situe au bas du continuum, l’obligation de consulter suppose la communication de toute l’information nécessaire à propos du projet, le dialogue direct, l’écoute attentive de la part du gouvernement, une prise en considération sérieuse des explications du groupe touché et la réduction au minimum des effets préjudiciables d’un projet sur les droits[59]. Lorsqu’elle se situe en haut du continuum, la consultation approfondie peut se concrétiser au travers du respect de certaines garanties procédurales que ce soit le partage d’information — par l’entremise de documents et dans le contexte d’audiences publiques — dans un langage accessible et dans un délai raisonnable, la participation du groupe autochtone dont les droits potentiels sont impactés au processus d’évaluation environnementale, la conduite d’un dialogue intensifié et la mise à disposition d’une aide financière appropriée pour la communauté visée, et ce, en vue de permettre une consultation effective. Elle suppose aussi pour l’État de présenter à cette communauté les motifs indiquant que la décision gouvernementale a tenu compte des préoccupations autochtones[60].

Pour terminer, la consultation peut conduire la Couronne à modifier le projet envisagé et à accommoder la communauté, sans que cette obligation se déclenche de manière automatique et qu’elle corresponde à un droit pour le groupe autochtone de mettre un veto à la décision[61]. Dans le cas de la communauté innue d’Ekuanitshit, la Cour fédérale a reconnu en 2013 le droit des Ekuanitshiunnuat « à plus qu’un minimum de consultations » et à « des mesures d’atténuation » sur la zone de leur territoire ancestral se situant dans la partie inférieure du fleuve Churchill, à Terre-Neuve-et-Labrador, secteur touché par la centrale hydroélectrique de Nalcor[62]. De plus, une offre raisonnable de compensation économique peut être suffisante pour remplir l’obligation de consulter et d’accommoder[63]. À la lumière de cette conclusion, l’ERA Nishipiminan satisferait-elle à l’obligation d’accommodement ? Si une telle conclusion était confirmée, quels seraient les effets d’une négociation de cet ordre sur le processus de délibération essentiel à une consultation véritable[64] pour laquelle il y a tout lieu de croire qu’elle devait se situer dans la tranche haute du continuum ? Au-delà de ces questions importantes, qui dépassent le contenu de notre texte, nous considérerons ci-dessous les regards des participants et des participantes quant au processus de consultation lié à la mise en oeuvre du projet de la Romaine, des regards qui, rappelons-le, s’inscrivent dans un contexte d’accumulation des expériences de développement autorisées par l’État.

3 Une exploration du droit à la consultation des peuples autochtones sous l’angle du droit et des émotions

Bien que le cadre légal contemporain du droit à la consultation valorise des principes et des pratiques tels que la protection des intérêts autochtones, la conciliation[65] ou encore la réconciliation et le dialogue direct[66], de nombreux participants et participantes se sont prononcés relativement aux processus consultatifs qui se sont déroulés dans le contexte du projet de la Romaine : leurs commentaires ne laissent pas transparaître cet état d’esprit. En lieu et place, nous tenons à souligner que les témoignages issus de huit entrevues expriment des sentiments de l’ordre de l’impuissance et de l’indifférence gouvernementale. Ces émotions révèlent des points de vue relatifs au droit à la consultation qu’il nous paraît important de considérer à l’ère d’un processus de (ré)conciliation.

Selon une des personnes qui ont participé à notre recherche, la conciliation et la concertation ne sont pas de mise : « le gouvernement dit qu’il consulte les Autochtones, mais c’est pas vrai […] Aujourd’hui, il y a encore des négociations. Le gouvernement ne reconnaît pas les droits des Autochtones, il s’en lave les mains […] Avec les gros projets, comme le projet Romaine, on dirait qu’ils n’en tiennent pas compte[67]. » Pour une autre, les processus de consultation et d’accommodement ne sont pas effectifs : « Même si on est consulté, on dirait, ils prennent pas en compte nos préoccupations […] on dirait qu’ils nous disent : “Ok, merci.” et on passe à une autre cause. Y a pas de respect, y a rien[68]. » Les processus de consultation fondés sur l’écoute, sans accommodement significatif, semblent ainsi se délier du processus de (ré)conciliation devant être fondé sur le respect et la réciprocité. En outre, l’écoute, pratique qui devrait être au coeur même de la consultation gouvernementale, n’est pas présente, ce qui nourrit le sentiment d’impuissance parmi la population innue : « Que veux-tu, c’est le gouvernement. On peut pas rien faire, même si on crie, il nous écoute même pas[69]. »

Le sentiment d’être ignoré par Hydro-Québec est également affirmé. Selon une interlocutrice, « Hydro détruit la rivière. Même si on avait une pancarte “propriété privée” pour les Indiens, Hydro continuerait son affaire[70]. » Dans certains cas, il va jusqu’à l’expression du sentiment d’avoir été trompé par Hydro-Québec[71], sentiment d’autant plus marqué qu’il a déjà été éprouvé dans d’autres contextes.

Une émotion qui accompagne l’indifférence gouvernementale est celle de l’impuissance des participantes et participants. Concernant le projet de la Romaine, un interlocuteur invoque, par exemple, le point de non-retour : « On peut plus revenir en arrière pareil. C’est déjà commencé. On peut rien faire pareil[72]. » Un tel sentiment d’impuissance se manifeste de surcroît à l’égard des stratégies gouvernementales, que ce soit celle de diviser[73] ou celle de distribuer des fonds pour obtenir l’acceptation du projet par la population[74] :

Mais aujourd’hui, c’est comme ça je dis, quand on saccage la maison, c’est comme ça. C’est comme, on dirait que tu es comme dans ta maison, le salon a été pris, il te reste une petite chambre dans cette maison-là. C’est toi qui est maître, mais là, y a du monde qui sont rentrés et qui ont dit : « Non, non, on déplace, t’as plus rien à dire là, reste dans ta petite réserve et ça va bien aller. » On va te donner quelques emplois, quelques formations, peut-être même un peu de financement pour se donner bonne conscience, comme on dit[75].

Le sentiment d’impuissance est étroitement lié à des processus décisionnels fondés sur l’unilatéralisme et la suprématie gouvernementale, des caractéristiques que, paradoxalement, le droit d’être consulté et d’être accommodé devrait atténuer.

Dans ce contexte, l’opposition au projet semble impossible à tenir et renouvelle l’impuissance de la population innue :

À un moment donné, je me suis demandé : « Qu’est-ce qui va se passer si les gens refusent ? » Mais, comme ça s’est passé dans plusieurs autres affaires, y auront rien. Aucune redevance, aucun… […] Le gouvernement, c’est le plus fort. Quelqu’un m’avait dit : […] « Tu sais, le gouvernement, c’est lui le maître. » Donc c’est lui, comme je te disais, il a pris une entente avec le Créateur et il a dit : « Tout ce territoire-là, c’est à moi ! » Donc nous, on n’a aucun droit, même si on sait qu’on a des droits[76].

Une autre personne tient des propos allant dans le même sens : « Les gouvernements sont déterminés à s’approprier l’ensemble du territoire, et par tous les moyens, quand je dis par tous les moyens, ils essayent de se l’approprier. Mais là, c’est évident[77]. »

Ces témoignages sont pertinents pour réfléchir d’un point de vue qualitatif aux relations établies par l’État et, d’un point de vue juridique, notamment au travers du droit à la consultation sous l’angle de son inclusivité et de son effectivité, sans avoir l’ambition de décrire les points de vue et les expériences de tous les peuples autochtones ou de tous les membres de la communauté innue d’Ekuanitshit en la matière. Les lignes suivantes constituent des pistes préliminaires de réflexion sous forme de questions. À la lumière de ces témoignages, le contexte et la stratégie d’implantation du projet de la Romaine associés au cadre constitutionnel au sein duquel ils prennent vie s’inscrivent plutôt dans la continuité du rapport colonial qu’entretiennent les gouvernements à l’endroit des nations autochtones[78], rapport façonné par l’effacement des voix, perpétué par « l’hydrogouvernementalité[79] », et rattaché de tout près au processus d’affirmation politique et identitaire du Québec[80]. Parfois vu tel un symbole de conciliation et de dialogue, le droit à la consultation semble, en d’autres occasions, synonyme d’impuissance, d’indifférence gouvernementale et de reconduction des processus d’empiétement. De quelle façon le droit constitutionnel compose-t-il avec ces émotions et ces points de vue partagés par des personnes qui ont pris part ou non aux processus consultatifs dans leur communauté, mais qui en sont des membres actifs ? Comment la mise en oeuvre du droit à la consultation et les émotions qu’elle suscite dans le contexte présenté ici remettent-elles en question la légitimité de cette norme ? Existe-t-il une solution pour la réformer de manière, d’une part, à rendre les garanties d’écoute et de dialogue effectives du point de vue de ces publics et, d’autre part, à éviter l’effet de disqualification à l’oeuvre ? Les garanties d’écoute attentive et de dialogue, associées par la Cour suprême au droit à la consultation, apparaissent ici ineffectives, sans compter que, selon Jean-Paul Lacasse, la consultation « doit être significative » :

Mais, à plus d’une occasion, dans le cas de consultations importantes, les lettres envoyées par le Chef d’Ekuanitshit en réponse à celles-ci sont restées sans réponse, sans doute parce que le récipiendaire n’était pas d’accord avec les positions du Chef. Dans divers cas moins importants, souvent la consultation demeure minimale, sinon minimaliste, comme ces consultations où l’on ne donne qu’un temps très limité à la communauté pour donner son avis sur un permis ou un bail que l’on voudrait émettre[81].

Les données ci-dessus confirment donc que les processus de consultation actuellement à l’oeuvre semblent plutôt valoriser ce que Eva Mackey appelle l’« approche de la certitude par le droit », qui réconforte les structures de sentiment priorisées par les institutions et par le droit de l’État, et ce, au détriment de celles des peuples autochtones[82]. Dans une telle perspective, l’objectif de rendre les processus décisionnels plus inclusifs et légitimes pour toutes et tous se trouve alors secondaire.

Conclusion

Notre texte met en lumière un décalage entre les objectifs affichés du droit d’être consulté et d’être accommodé (fondés sur le dialogue, la conciliation et la réconciliation) et les effets de sa mise en oeuvre tels qu’ils sont décrits dans les données présentées ci-dessus[83]. Selon ces dernières, le droit à la consultation est associé au sentiment d’impuissance de nombreux participants et participantes à la recherche et à l’indifférence gouvernementale. Dans ce contexte, il apparaît comme une norme reproduisant l’unilatéralisme étatique plutôt que comme étant relationnelle et fondée sur la réciprocité. Relativement au projet de la Romaine, la mise en oeuvre de ce droit semble s’inscrire dans le prolongement des expériences antérieures de dépossession territoriale. Le droit d’être consulté et d’être accommodé devient alors indissociable du projet colonial, celui-ci consistant en un projet d’effacement des voix, des perspectives et des « projets de vie » autochtones.

Ce faisant, la mise en oeuvre du droit à la consultation et à l’accommodement dans le contexte du projet de la Romaine nourrit la précarité de la « relation » entre les participantes et les participants ainsi que le droit de l’État. En relatant les émotions ravivées par la mise en oeuvre de cette norme procédurale censée valoriser le dialogue et l’écoute, notre texte rappelle la distance qui sépare, d’une part, le droit et les institutions et, d’autre part, un régime juridique qui inspirerait confiance et réciprocité. Les données que nous venons de présenter nous conduisent à formuler plusieurs questions importantes qui devront être explorées dans de futures recherches. Par exemple, le droit à la consultation peut-il être garant d’un dialogue mutuel ainsi que d’un agir équitable et honorable ? Comment peut-il être un des véhicules juridiques dans le processus actuel de (ré)conciliation ? Dans ce contexte, que devient la normativité lorsqu’elle n’est pas une garantie pour les usagers et les usagères mais plutôt une source de déception et de méfiance ? Qu’est-ce que cela révèle à propos du forum juridique et du contexte dans lequel ces personnes s’engagent et poursuivent ce que Laura Nader appelle leur travail de « façonnage et de refaçonnage du droit[84] » ? Quelles sont les incidences de ces émotions sur leur engagement aux étapes les plus accessibles de la consultation, soit la tenue des réunions publiques et de consultation auprès des membres d’une communauté ? Le droit à la consultation est effectivement « fait par des hommes […] pour des hommes[85] ». Actuellement, certains groupes et acteurs sont privilégiés dans ce processus, alors qu’à d’autres il n’inspire ni confiance ni marque d’inclusivité.