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Un sentiment est un composé de sensations et de pensées que vous ne faites jamais comprendre qu’à l’aide de l’émotion et du jugement réunis.

Madame de Staël[1]

L’importance des sentiments est souvent traitée par prétérition depuis le fameux aphorisme de Pascal, « Le coeur a ses raisons, que la raison ne connaît point », ce qui signifie que dans le coeur résident les sentiments qui s’opposent à la raison. L’époque actuelle, qui voit cette citation relayée à satiété, occulte la pensée suivante, où le philosophe précise que « c’est le coeur qui sent Dieu, et non la raison[2] », exprimant ainsi l’idée que la foi relève du sentiment et non de la raison. Cette difficulté à dire le mot « sentiment » ne durera pas en littérature, puisque le romantisme en fera son mot d’ordre, mais l’opposition entre sentiments et raison demeure bien vivace, surtout en droit, où le raisonnement juridique s’appuie sur la logique formelle de l’application d’une règle générale à un cas concret[3], en excluant en principe tout sentiment. On connaît, en France, les critiques que s’est attirées le « bon juge de Château-Thierry » pour avoir relaxé une mère voleuse de pain qui voulait seulement nourrir son enfant[4].

Aussi peut-il paraître paradoxal d’étudier les sentiments devant le juge administratif français, tellement celui-ci est loué pour sa rationalité, le caractère raisonnable de sa jurisprudence[5] qui semble exclure a priori toute considération sentimentale. Pourtant, si la chose n’est pas, ou rarement, nommée, elle est bien présente à la fois dans son unité et sa diversité. En donner une définition tient de la gageure ; toutefois, et dans leurs rapports avec le droit, on stipulera que les sentiments sont des états ou des phénomènes affectifs, qui ont pour origine une idée intellectuelle ou morale et qui peuvent être le fait des juges comme des justiciables. Concernant l’unité du sentiment, c’est une évidence de constater que le sentiment de justice est le premier qui vient à l’esprit du juriste et qui domine l’activité de tous les juges — et du juge administratif français en particulier, qui sera l’unique sujet de notre texte. Cependant, si rendre la justice s’avère l’objet primordial de l’action de juger, le sentiment de justice ne sera ressenti que par le gagnant au procès, tandis que le perdant nourrira souvent le sentiment inverse. Ainsi, la réversibilité du sentiment n’est pas la moindre difficulté à considérer lorsqu’on souhaite s’atteler à l’étude des sentiments devant un juge en particulier, difficulté renforcée par leur diversité et leur prolifération désordonnée dans les sociétés contemporaines, même si les normes juridiques sont plus avares dans l’évocation des sentiments que les médias peuvent le laisser supposer : ne parle-t-on pas indifféremment de sentiment de liberté, de sentiment d’appartenance, de sentiment d’insécurité, de sentiment d’indignation, de sentiment de confiance, etc. ? L’invocation de sentiments divers, que les requérants tendent à vouloir faire reconnaître par les juges, est sans doute indissociable de la montée des droits subjectifs des individus et de la corrélation qui peut être établie avec les droits fondamentaux des personnes, puisque le droit subjectif se présente avant tout comme le pouvoir d’exiger d’un juge la reconnaissance d’un droit qui va obliger un tiers[6].

Si l’on admet que le droit n’est pas le sentiment, on ne peut nier que ce dernier devient de plus en plus souvent le vecteur, même implicite, de la reconnaissance d’un droit, notamment d’un droit à indemnisation, d’un droit d’asile ou du droit à un procès équitable. Bien que le juge administratif français observe un mutisme certain sur les sentiments auxquels il aura été sensible pour aboutir à la solution juridique du litige dont il aura été saisi[7], et ce, afin de ne pas se départir de sa rationalité, il n’en subit pas moins, de manière variable, l’influence des sentiments que peuvent lui inspirer la situation personnelle du requérant et les pièces de son dossier. Il est certes délicat de sonder les reins et les coeurs, comme de percer le secret du délibéré, et donc de déterminer le ou les sentiments qui ont pu présider à la consécration d’une règle jurisprudentielle et à son application à un cas d’espèce. De sorte que, parmi les méthodes du juge administratif et ses manières d’appréhender les faits, étudiées par la doctrine[8], jamais le sentiment n’est répertorié comme pertinent, sans doute par défiance envers le sentimentalisme. C’est tout juste si l’équité trouve une place dans l’empirisme que le juge administratif est reconnu pratiquer, mais ce n’est pas et ce ne peut pas être « une méthode juridictionnelle autonome », tout au plus peut-elle compléter, à l’occasion, des méthodes objectives[9]. D’ailleurs, il n’est pas certain que l’équité relève du sentiment ou ne se rapporte qu’à lui : elle peut tout aussi bien être vue comme « l’une des expressions de la Raison » lorsqu’elle comble les lacunes de la loi et fait resurgir la loi naturelle[10]. On le voit, le sentiment d’équité suscite lui-même beaucoup de réserves, tant il paraît être — du moins appliqué à titre de méthode — l’antichambre de l’arbitraire du juge et de l’insécurité juridique pour les plaideurs. Le sentiment d’équité se révèle pourtant inséparable des autres méthodes du juge administratif, mais c’est un sentiment qui est tu, pour ne pas dire masqué par la logique déductive et inductive qui préside au raisonnement syllogistique, et qui justifie qu’il soit malgré tout présent dans la réflexion. Quant à la technique du standard, si elle permet au juge administratif de se référer à l’adverbe « sensiblement » ou à l’adjectif qualificatif « sensible », ce n’est nullement une appréciation qui dépend de la sphère des sentiments : elle s’apparente plutôt à la mesure quantitative d’une notion juridique, équivalente au « notablement » et au « notable[11] ».

Le ou les sentiments qui ont pu influencer le juge administratif dans le choix d’une solution n’affleurent donc jamais à la lecture des arrêts. Au contraire, une tendance récente du législateur français consiste à en appeler aux sentiments, particulièrement au sentiment de confiance, tendant ainsi à signifier qu’il lui revient de combattre la défiance envers les élites et les institutions qui envahit le peuple et le corps électoral[12]. Or, ce sentiment de défiance, qui entraîne l’invocation du sentiment inverse par le législateur, ne semble pas toucher le juge administratif, auquel les justiciables font largement confiance pour régler leurs différends avec l’Administration. L’accroissement continu de l’activité juridictionnelle des juridictions administratives l’atteste[13], alors même que le périmètre de l’action publique décroît. La confiance est en effet la condition première d’une bonne justice. Dans cette perspective, le juge administratif n’a eu de cesse de renforcer la loyauté du procès administratif et de communiquer sur son activité en la valorisant. Le sentiment de confiance sera donc considéré comme ayant peu d’incidence sur le sujet traité, du point de vue tant de la démarche du requérant, dès lors qu’il s’adresse à la juridiction administrative, que de la réponse du juge, qui n’a plus rien à prouver quant à son impartialité et à son indépendance à l’égard de l’administration défenderesse.

Les sentiments que nous examinerons ici sont moins visibles que le sentiment de confiance qui occupe présentement le législateur français, parce qu’ils ne sont pas affichés, ni même revendiqués, tant la difficulté se révèle toujours grande à exprimer un sentiment au soutien d’une action juridique, par pudeur ou par intuition d’une certaine inadéquation entre le coeur et la raison juridique. Pourra d’ailleurs être posée, au terme de notre étude, la question de savoir si les sentiments sont appréhendables par le droit ou si, au contraire, ils ne sont pas tout simplement a-juridiques, en ce qu’ils relèvent du for intérieur et non de la chose publique qu’est le droit. Les sentiments s’avèrent pourtant sous-jacents dans la reconnaissance du droit à réparation par le juge administratif de multiples préjudices moraux, en ce qu’ils ne se manifestent pas clairement[14]. Établi dans le contentieux dit subjectif — sous-entendu des droits subjectifs —, ce constat ne saurait étonner, car le justiciable qui estime avoir subi un préjudice, et qui en réclame la réparation au juge, lui demande aussi implicitement d’être sensible à sa situation, voire à sa détresse. Les sentiments du justiciable trouveront alors un écho plus ou moins grand dans le degré de sensibilisation du juge à sa cause. C’est dire que les sentiments du justiciable sont difficilement dissociables de ceux du juge, malgré le caractère hétérodoxe que peut revêtir une telle affirmation. La pluralité de sentiments sous-jacents à la réparation des préjudices moraux par le juge administratif (partie 1) ne se rattache donc pas seulement à la sensibilité du justiciable, mais tout autant à celle du juge qui les consacre implicitement. Si les sentiments paraissent plus largement invoqués dans le contentieux subjectif des droits, il n’est pas exclu qu’ils existent également, même dans une moindre mesure, dans le contentieux objectif de la légalité des actes. Alors que le procès serait fait à un acte, le requérant qui en réclame l’annulation est toujours mû par un sentiment d’appartenance à un cercle d’intérêts qui lui donne précisément « qualité » pour agir, selon la formule adoptée par le juge administratif français, et dont il ne s’est jamais départi malgré son ambiguïté. La pluralité des sentiments qui peuvent être répertoriés comme moteurs de la demande en annulation d’un acte ne doit pas occulter le fait que le juge ne les prendra en considération qu’au stade de la recevabilité de ladite demande. En ce qui concerne le bien-fondé ou le mal-fondé d’une demande, le juge administratif occultera les sentiments qui ont motivé le justiciable pour exercer son action et se bornera à opérer un contrôle de norme à norme, éminemment rationnel. Pourtant, on peut penser que l’unité du sentiment de justice, qui inspire naturellement le juge administratif dans sa lutte contre le sentiment d’injustice et qui est ressenti plus vivement que son antonyme, l’incite à perfectionner le droit au profit des justiciables et par un effet en retour à consacrer la légitimité de sentiments qui demeurent non dits (partie 2).

1 Une pluralité de sentiments sous-jacents à la réparation des préjudices moraux

Le fait que nulle trace de sentiment n’est décelable dans les arrêts oblige à une relecture à rebours des décisions de justice qui confirment le droit à réparation des préjudices moraux, dont les plus anciennes sont bien connues, mais dont de plus récentes élargissent ce droit et confortent l’importance des sentiments des êtres humains (1.1) dans les jugements rendus, même s’ils gardent le silence à cet égard. Par ailleurs, le juge administratif paraît de plus en plus réceptif au sentiment de l’Humanité (1.2) porté par le sentiment de dignité, dont se prévalent certaines personnes en situation de vulnérabilité.

1.1 Les sentiments des hommes

La doctrine administrativiste française s’accorde aujourd’hui pour reconnaître que le juge administratif a très tôt indemnisé des requérants pour de nombreux préjudices moraux, comme l’atteinte à la réputation ou au droit de l’artiste sur son oeuvre ou encore l’atteinte à l’intégrité physique, générant souffrances et préjudice d’agrément, ce dernier étant le plus souvent indemnisé sous le chef des troubles dans les conditions d’existence[15]. Il est tout aussi clairement admis que le juge administratif n’a indemnisé les justiciables que tardivement, par rapport au juge judiciaire, pour la douleur morale ou encore le prix des larmes, c’est-à-dire le préjudice réfléchi, subi par un ayant droit de la victime directe, du fait de son décès ou de son infirmité[16]. Aucune mention des sentiments sous-jacents à la reconnaissance du droit à réparation ne figure dans les arrêts, alors même que le sentiment de l’honneur fonde l’atteinte à la réputation et que le sentiment d’affection justifie l’indemnisation d’une personne pour son chagrin. Le mutisme sur ces sentiments peut s’expliquer par la valorisation doctrinale de la protection des droits de la personne par le juge administratif[17]. Aussi le préjudice moral résultant de l’atteinte à la réputation ou à l’honneur est-il analysé en tant qu’atteinte à un droit, non à un sentiment : droit de ne pas être atteint dans sa réputation[18] ou droit moral de l’artiste sur son oeuvre, même quand il l’a cédée à un tiers[19].

Une évolution récente sur l’indemnisation d’une personne pour son chagrin montre bien l’empire qu’a pris le sentiment d’affection dans l’élargissement continu du droit à réparation de nombreux préjudices invoqués par des proches de la victime directe. Ce ne sont plus en effet seulement les ayants droit qui peuvent désormais se prévaloir de l’affection qu’ils portaient à un membre de leur famille, mais tous les proches qui peuvent démontrer un attachement particulier à la victime invalide ou décédée : ainsi, des beaux-parents d’une famille recomposée du côté du père et du côté de la mère de la victime, décédée à 14 ans, ont obtenu réparation de leur préjudice moral en raison « des liens affectifs étroits » qu’ils avaient noués avec l’adolescente[20]. Quand bien même l’expression « ayants droit » employée par la norme applicable au litige (voir l’article L1142-1 du Code de la santé publique) n’aurait pas été des plus claires, l’interprétation qui en avait été faite jusque-là limitait son champ d’application aux héritiers. Comment ne pas voir, dans cette avancée jurisprudentielle qui étend la notion d’ayants droit aux proches, la progression de la prise en considération du sentiment d’affection mal dissimulée sous l’euphémisme des « liens étroits » ?

Curieusement, cette considération tacite du sentiment continue à nourrir la contestation doctrinale de la réparation de la douleur morale, la doctrine ne mettant alors le sentiment en exergue que pour mieux combattre cette réparation. La critique est ancienne : « la commercialisation des sentiments » serait « en opposition absolue avec les valeurs fondamentales dont se réclame la civilisation occidentale[21] ». Sans compter « l’inadaptation, presque ontologique, de la monnaie aux sentiments[22] », comme le souligne la jeune doctrine. Et de poser la question de savoir si c’est avoir le sens de l’humain que « de verser dans l’arithmétique économique quand il s’agit de la profondeur des sentiments[23] ? » On voit donc que le sentiment d’affection sert la critique du matérialisme ambiant, concrétisé par la réparation de la douleur morale, puisque ce sentiment serait par nature étranger à toute considération financière. Il y a peut-être aussi un élément de preuve qui interfère dans ces critiques : le degré du sentiment d’affection se révèle impossible à mesurer, si bien qu’il est présumé entre parents et enfants, entre frères et soeurs, mais qu’il devra être prouvé par « les proches » nouvellement admis dans le cercle des bénéficiaires du droit à réparation.

La question de la preuve se pose avec acuité à propos de la réparation d’un préjudice moral nouveau, appelé « préjudice d’anxiété », qui tend à indemniser certaines personnes pour le sentiment de peur ou d’angoisse qu’elles ressentent à l’idée d’être atteintes d’une pathologie dans l’avenir, parce qu’elles sont plus prédisposées que d’autres à la contracter en raison d’un risque que les services sanitaires de l’État ont laissé perdurer. Le juge administratif a en effet accepté successivement, dans le contexte délicat des affaires du médicament Mediator et de l’amiante, de réparer, à condition qu’il soit direct et certain, le préjudice d’anxiété subi, d’un côté, par les personnes ayant pris un médicament présentant un risque d’hypertension artérielle[24], de l’autre côté, par les travailleurs exposés aux poussières des fibres longues d’amiante durant leur carrière professionnelle, ceux-ci présentant des risques élevés d’avoir un cancer du poumon[25]. Le sentiment de peur, universellement partagé, n’est pas davantage mentionné que les autres sentiments dans ces arrêts, et sa preuve, comme sa mesure, étant impossible, il est par conséquent également présumé. Il importe de bien préciser que les victimes en question n’avaient subi aucun préjudice corporel, pas plus qu’elles n’étaient atteintes de la maladie qu’elles redoutaient. Se prévalant seulement d’inquiétudes, de craintes, relevées par le juge, de voir le risque d’apparition de la maladie se réaliser, ces victimes potentielles peuvent donc prétendre subir un préjudice moral qu’elles se causent personnellement par leur propre sentiment de peur, éventuellement exacerbé par « le retentissement médiatique » des risques[26].

Pour le dire sans ambages, même ceux qui n’éprouvent pas d’affection ou qui ne sont pas torturés par la peur ou l’angoisse peuvent bénéficier, grâce au mécanisme présomptif, d’un droit à réparation reposant sur les deniers publics, dès lors que leur prétention est acceptée par le juge administratif qui aura reconnu leur préjudice comme direct et certain. Ce n’est bien sûr pas le préjudice qui est présumé, car le juge exige la preuve « d’éléments personnels et circonstanciés pertinents » pour justifier du préjudice invoqué, mais le sentiment d’affection ou de peur éprouvé qui sert de révélateur au préjudice. Du reste, un élément objectif, telle la reconnaissance du droit à l’allocation spécifique de cessation anticipée d’activité pour les ouvriers d’État exposés à l’amiante ayant travaillé dans les constructions navales, a démontré l’existence d’un préjudice d’anxiété indemnisable en faveur de ces ouvriers[27]. Cela signifie que les sentiments prennent une importance grandissante dans le droit à la réparation des préjudices moraux, sans commune mesure avec leur occultation. La révolution silencieuse que connaît ainsi cette catégorie de préjudices par le jeu des sentiments semble à l’opposé de la construction rationnelle de la responsabilité administrative, édifiée par une jurisprudence plus que centenaire, célébrée pour son souci de conciliation entre les droits de l’État et les droits privés[28].

Si les sentiments des personnes sont invoqués par les requérants et que le juge peut se montrer sensible à leur argumentation, cela n’exclut pas que ce dernier, sur sa propre initiative, prenne en considération le sentiment de l’Humanité sous les deux aspects qui sont (ou seraient) le « propre de l’Homme ».

1.2 Le sentiment de l’Humanité

Pour les besoins de la démonstration ne seront pas discutées ici les prémisses de la philosophie classique d’essence judéo-chrétienne, en vertu desquelles la dignité de l’être humain et la compassion envers son prochain sont le propre de l’Humanité, en particulier par opposition à l’animalité[29]. La littérature juridique sur le principe de la dignité humaine est pléthorique depuis qu’en France le Conseil d’État a, dans un arrêt de principe qui a fait couler des flots d’encre, intégré le respect de la dignité de la personne humaine parmi les composantes de l’ordre public que la police administrative a pour mission de préserver[30]. Le juge constitutionnel, pour sa part, ayant érigé en principe à valeur constitutionnelle « la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation[31] », certains requérants ont invoqué la violation par l’État de ce principe à leur préjudice en faisant valoir, devant le juge administratif, le sentiment de leur dignité et en demandant une réparation de ce chef. Le processus de judiciarisation du sentiment de la dignité, faisant suite à sa juridicisation[32], renouvelle les questionnements sur la conception subjective de la dignité et peut-être sur « [le] raccourci discutable entre dignité humaine et préjudice moral[33] » que le juge administratif tend à reconnaître assez facilement. Autrement dit, la question est posée de savoir si le sentiment de dignité, nonobstant l’impossibilité de donner une définition précise de celle-ci[34], et dès lors qu’il se traduit juridiquement par un droit à la dignité, ne fait pas l’objet de revendications désordonnées, confinant à l’abus de droit. Un élément de réponse apporté par une partie de la doctrine française consiste en la distinction nécessaire entre la dignité objective, imposée par les pouvoirs publics, notamment pour la préservation de l’ordre public, et la dignité subjective ressentie différemment par chaque personne, en fonction particulièrement de ses options philosophiques ou religieuses, laquelle justifie un droit subjectif à la dignité revendiqué devant les juges. C’est dire que derrière la revendication d’un droit à la dignité s’en profile une autre, celle de la différenciation et de la reconnaissance d’une certaine particularité, voire celle de l’appartenance à une communauté, renforcée par un sentiment d’attachement qui peut mettre à mal le principe d’égalité de traitement des citoyens.

En réalité, la revendication du sentiment de dignité devant le juge administratif et sa reconnaissance par ce dernier, par l’intermédiaire de l’engagement de la responsabilité administrative, s’avèrent un moyen de protection des personnes en situation de vulnérabilité et de satisfaction de leurs besoins essentiels. Les rapports entre les concepts de dignité et de responsabilité sont fondés sur une « commune imprégnation éthique » et sur la « liaison intrinsèque entre dignité et vulnérabilité[35] ». Les avancées de la jurisprudence administrative sur ce point sont tout à son honneur, même si la réparation en argent du préjudice moral consécutif à une atteinte à la dignité humaine peut paraître un pis-aller. Nous en voulons pour preuve la réparation des préjudices moraux subis par les prisonniers d’un établissement pénitentiaire ou par les personnes réfugiées dans des camps, du fait de leurs conditions de vie dégradantes. Ainsi, le Conseil d’État a jugé que, dès lors que « les conditions de détention caractérisent une atteinte à la dignité humaine, une telle atteinte est de nature à engendrer, par elle-même, pour la personne qui en est la victime, un préjudice moral qu’il incombe à l’État de réparer[36] ». À l’inverse de ce qui a été exposé ci-dessus concernant l’atteinte au sentiment d’affection (voir la partie 1.1), l’atteinte au sentiment de dignité n’est pas présumée, mais elle doit être prouvée par le requérant à partir de critères objectifs, précisés par le juge[37]. Dans l’affirmative, c’est non seulement la faute de la puissance publique, mais aussi le préjudice moral, qui sont présumés exister. Toutefois, même si le sentiment en tant que tel n’est pas exprimé par le juge, ce dernier ne s’en tient pas à la stricte application de la disposition du Code de procédure pénale qui prévoit que « le service public pénitentiaire assure le respect de la dignité inhérente à la personne humaine » (art. D189) : il prend en considération la vulnérabilité de la personne dans l’appréciation du caractère attentatoire à la dignité des conditions de détention. Le sentiment de vulnérabilité est donc pertinent pour forger la conviction du juge quant à la réalité de l’atteinte à la dignité. Le sentiment de liberté — plutôt de sa privation — l’est également dans une moindre mesure : il est mis en lumière par certains commentateurs qui constatent que « le cours » de la dignité est désormais fixé[38] et qui défendent une rationalisation de l’indemnisation des victimes pour toutes les privations de liberté injustifiées. En fixant le montant de l’indemnisation des victimes pour des atteintes à la dignité, le juge administratif a apporté la précision importante selon laquelle, « [à] conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l’intensité du préjudice subi », ce qui signifie qu’il ne peut pas y avoir d’accoutumance aux atteintes à la dignité et qu’au contraire ce préjudice moral particulier « revêt un caractère continu et évolutif[39] » dans le sens de l’augmentation.

Le sentiment de la dignité des personnes internées dans des camps a été aussi appréhendé par le juge de la responsabilité. Les conditions de vie indignes, réservées aux Harkis dans les camps de transit installés sur le sol français après l’indépendance de l’Algérie, ont été qualifiées de fautes de nature à engager la responsabilité de l’État[40] et ont justifié l’indemnisation d’un enfant harki ayant vécu douze ans dans ces camps pour le préjudice matériel et moral subi[41]. Abstraction faite de l’évaluation globale de ces deux préjudices, élément discutable même si leur distinction était difficile à opérer en l’espèce, le juge relève les insuffisances de l’apprentissage de cet enfant et les séquelles psychologiques que ses conditions de vie indignes ont entraînées. Il ne se montre donc pas insensible à la dimension subjective de l’atteinte à la dignité de l’Humanité incarnée dans une personne en particulier. Concernant la situation des immigrés clandestins du camp de la Lande de Calais, le juge administratif n’a été saisi que de recours en annulation contre des décisions administratives de refus implicite d’agir, mais il s’est fondé sur le principe de dignité pour imposer aux autorités publiques, particulièrement à l’État en cas de carence du département, d’agir en usant de leurs pouvoirs de police générale afin de faire respecter le droit à la dignité des personnes réfugiées, appliquant ainsi la théorie des obligations positives élaborée par la Cour européenne des droits de l’homme pour rendre effectifs les droits et libertés fondamentaux protégés par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[42].

Le juge administratif appréhende ainsi la dignité de la personne humaine « de façon dynamique[43] », en dégageant une conception de la dignité, comme droit subjectif, indépendamment de la conception objective qui l’intègre dans l’ordre public[44]. Le sentiment d’indignation — que nous étudierons plus longuement ci-après — éprouvé par le juge, même non dit, s’avère tangible dans un arrêt qui, sur une procédure de référé-liberté, enjoint sous dix jours à l’État et à la Ville de Calais d’installer des accès à l’eau et à des sanitaires à l’extérieur du camp pour mettre un terme à l’exposition des réfugiés à des traitement inhumains et dégradants[45].

Cependant, on peut légitimement s’interroger sur la récente prise en considération du sentiment de dignité des usagers d’un service public qui ne se trouvent pas dans une situation de vulnérabilité. Dans un contentieux disciplinaire à l’encontre d’un professeur d’université, le Conseil d’État a considéré que des propos déplacés, à connotation sexuelle, tenus en cours envers deux étudiants étaient « de nature à porter atteinte à leur dignité[46] ». Or, la qualification des faits de faute personnelle du professeur détachable de ses fonctions d’enseignement, retenue par le juge d’appel, et non contestée par le juge de cassation, aurait pu suffire à justifier la sanction disciplinaire infligée à ce membre du corps professoral, sans passer par le détour de l’atteinte à la dignité des étudiants visés, ou plus exactement à leur sentiment de dignité, qui peut paraître détaché de toute situation de vulnérabilité. Si une telle extension du sentiment de dignité devait être confirmée, elle serait susceptible de dissoudre la dignité dans un halo sexuel aventureux.

Le sentiment de compassion, comme le sentiment de dignité, caractérise l’être humain en ce qu’il lui permet de « se mettre à la place » d’un autre et d’éprouver le sentiment de malheur de ce dernier en le partageant. Contrairement au fait qu’il emploie le terme « dignité », le juge administratif ne prononce jamais le mot « compassion », laquelle n’a d’ailleurs pas accédé au statut de notion juridique, et n’est pas près d’y arriver, éclipsée qu’elle sera désormais par la fraternité[47]. Il n’en demeure pas moins que le juge administratif peut céder au sentiment de compassion envers le requérant, auquel il donnera satisfaction, alors même que l’application des textes ou des règles jurisprudentielles aurait dû conduire au rejet de la demande. Il n’est pas étonnant que les rares espèces où le sentiment de compassion explique la solution aient un rapport étroit avec l’éthique. On peut en effet lire l’arrêt enjoignant à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris et à l’Agence de biomédecine de permettre l’exportation de gamètes, afin de faire réaliser par un établissement de santé espagnol une fécondation post mortem au profit d’une veuve de nationalité espagnole et ayant décidé d’aller vivre en Espagne, comme une manifestation du sentiment de compassion envers elle, puisque la législation française interdit l’insémination à titre posthume, alors que la législation espagnole l’autorise[48]. L’interdiction contenue dans le Code de la santé publique français a bien été reconnue compatible avec la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, mais son application au cas particulier a été considérée par le juge administratif comme constituant une « atteinte manifestement excessive » au droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante. La subjectivité du juge et l’individualisation de la protection d’un droit fondamental qui s’ensuit sont nécessairement guidées par le sentiment de compassion qu’il éprouve à l’égard d’un couple qui n’a pas pu, en raison du décès prématuré du mari, faire aboutir son projet parental. Les critiques que peut susciter l’application du principe de proportionnalité dans un pareil cas rejoignent celles qui sont formulées à l’encontre des jugements rendus en équité. Le juge administratif ne se serait-il pas laissé aller à suivre ses sentiments ou envahir par l’empathie ? La question peut être légitimement posée à la lecture d’un autre arrêt qui répare une « souffrance morale distincte [du] préjudice d’affection[49] » subie par une mère et ses deux fils, du fait du « manque d’empathie » de l’établissement de soins où avait été hospitalisé le père et du caractère tardif de l’annonce de son décès.

Outre la dignité et la compassion, l’identité est un sentiment propre à l’être humain qui pourrait être mobilisé à l’appui de la démonstration que le juge administratif tient compte des sentiments de l’Humanité. Cependant, en droit français, c’est le juge judiciaire qui est le juge « naturel » de l’identité, et le juge administratif n’a jamais à en connaître. Que ce soit pour trancher les questions d’identité civile ou apprécier la légitimité d’une demande de changement de sexe, mue par un sentiment d’identité différente de celle de l’état civil initial, le Code civil prévoit la compétence exclusive des tribunaux judiciaires. Ceux-ci constatent que le demandeur satisfait aux conditions de modification de la mention relative au sexe dans les actes d’état civil qui le concernent et ordonnent le changement réclamé[50]. Il existe certes un sentiment d’identité moins individualisé, soit le sentiment d’identité nationale ressenti par un peuple formant une nation, habitant sur un territoire donné, et dont les membres partagent les mêmes valeurs culturelles et manifestent leur volonté de vivre ensemble. Ce sentiment d’identité nationale est, en droit français, l’apanage du Conseil constitutionnel qui l’a indirectement consacré à travers la reconnaissance de l’« identité constitutionnelle de la France » en 2006[51]. Toutefois, comme l’a écrit à juste titre la doctrine, « cette revendication identitaire s’inscrit dans un cadre spécifique : celui de la construction européenne[52] », et il n’est pas certain que le Conseil constitutionnel ait voulu traduire, dans la formule qu’il a adoptée, un sentiment d’identité nationale. Plus sûrement et juridiquement a prévalu l’idée d’un équilibre entre, d’un côté, les valeurs et les objectifs de la construction européenne et, de l’autre, le maintien de l’essence des valeurs constitutionnelles de la France, que l’on a pris l’habitude de désigner par l’expression « valeurs républicaines ». À noter que le juge administratif n’interfère pas dans ce débat sur l’identité de la France et de l’Europe, qui peut du reste nourrir les nationalismes contre lesquels la Communauté européenne s’est justement construite.

Il apparaît finalement que la diversité des sentiments pris en considération par le juge administratif permet non seulement de concrétiser le droit à la réparation intégrale des préjudices — et des préjudices moraux en particulier — en tant que droit fondamental, mais aussi de relativiser l’automaticité de la mécanique du raisonnement syllogistique. Si le juge se montre sensible aux sentiments invoqués plus ou moins explicitement par les requérants, il est, de façon générale et naturellement, lui-même mû par le sentiment de justice, quels que soient les arguments articulés devant lui.

2 L’unité du sentiment de justice omniprésent dans le perfectionnement du droit

Que tous les juges, et particulièrement les juges administratifs, soient animés du sentiment de justice dans l’exercice de leurs fonctions jurisprudentielle et juridictionnelle ne mérite pas une longue démonstration. Nous rappellerons simplement que, quel que soit le recours dont il est saisi, le juge administratif est le juge de l’application de la loi, au sens large, et qu’il ne lui appartient pas d’appliquer ou d’écarter des dispositions par rapport au sentiment de justice qu’elles lui inspirent. Si le droit a une parenté profonde avec la justice — mais des règles juridiques techniques peuvent en être dépourvues[53] —, il revient au juge de s’assurer que l’application mécanique du droit à chaque cas d’espèce n’aboutisse pas à une injustice et, le cas échéant, il lui faut rectifier celle-ci en usant de son pouvoir créateur. Ce n’est évidemment pas n’importe quelle injustice qui déterminera le juge à « tordre » la loi, mais celle qui suscitera chez lui un sentiment d’indignation tel qu’il en appellera à un principe supérieur d’équité ou de justice pour créer une nouvelle règle contra legem ou praeter legem. Même si ce sentiment aigu peut marginalement être ressenti dans le contentieux de l’excès de pouvoir, c’est encore le contentieux de la responsabilité administrative qui offre les exemples les plus topiques (2.1). Le sentiment de justice — cette dernière étant entendue comme la justice distributive de répartition des biens et des droits — est aussi indissociable du principe d’égalité, interprété en droit français de manière relative, comme imposant seulement de traiter également des personnes se trouvant dans des situations comparables[54]. Le principe d’égalité, qui ne génère cependant pas de droit à l’égalité, révèle toutefois des sentiments considérés comme dignes de protection par le juge administratif (2.2), car ils concernent l’égalité de traitement d’une même catégorie de personnes liées par un contrat ou des personnes se sentant discriminées par rapport aux autres.

2.1 Le sentiment d’indignation, dynamique du recours à l’équité

Si le sentiment d’équité est souvent invoqué par la doctrine administrativiste pour justifier la construction de la responsabilité sans faute de la puissance publique et la protection des intérêts des victimes[55], le sentiment d’indignation ressenti par certains commissaires du gouvernement devant des dommages particulièrement graves et inadmissibles, quelle qu’en soit la cause, n’a pas été moins déterminant dans des revirements de jurisprudence qui ont marqué les esprits et souvent ont fait évoluer par la suite la législation. Les exemples des dommages consécutifs aux vaccinations obligatoires et à l’aléa thérapeutique sont probants, étant donné que ceux qui se trouvent alors visés sont des dommages corporels considérés comme anormaux, le principe de l’intégrité physique des personnes étant prééminent. Aussi le dommage anormal subi par un enfant à la suite d’une vaccination obligatoire mérite-t-il réparation, même en l’absence de faute du service de santé, car « le sentiment de scandale et d’indignation que provoque l’énoncé des circonstances qui ont entraîné le dommage » oblige l’État à le réparer pour « sanctionne[r] les injustices subies[56] ». Si le Conseil d’État en 1958 a préféré poser une présomption de faute réfragable à la charge de l’État, libérant ainsi la victime du poids de la preuve de la faute du service de santé, mais laissant à l’Administration la possibilité de prouver qu’elle n’a pas commis de faute, le législateur français n’a pas tardé à relayer ce sentiment d’indignation en prévoyant dans la loi du 1er juillet 1964 un régime de responsabilité pour risque, c’est-à-dire une présomption de responsabilité, à laquelle l’Administration ne peut pas se soustraire en démontrant qu’elle n’a pas commis de faute, et qui a pour fondement la solidarité nationale[57]. La responsabilité du fait des vaccinations obligatoires constitue ainsi une illustration emblématique de la tendance du juge, relevée par la doctrine, à recourir aux présomptions de faute en tant que transition intermédiaire vers une responsabilité sans faute[58].

L’évolution a été comparable concernant l’indemnisation d’une victime de l’aléa thérapeutique. C’est d’abord pour justifier le passage de la faute lourde à la faute simple dans le contentieux de la responsabilité médicale devant le juge administratif que le commissaire du gouvernement Legal a expliqué que, « dans le contentieux de la réparation, le juge ne peut être indifférent à l’évolution de la sensibilité de ses concitoyens[59] ». Puis, pour convaincre les juges d’admettre l’existence d’un aléa ou risque thérapeutique, lorsque aucune faute médicale ne peut être relevée, le commissaire du gouvernement Daël les a invités à rechercher « si les techniques de la responsabilité sans faute permettent de répondre à des situations extrêmes dont le sentiment commun admet de plus en plus difficilement qu’elles échappent à toute responsabilité[60] ». Et, usant d’un procédé rhétorique qui consiste à minimiser la portée de l’innovation suggérée, pour mieux convaincre les juges de la consacrer, il a fini par dire ce qui suit : « il est clair que toute l’évolution des esprits au cours de ces vingt dernières années tend à faire prendre en compte l’indemnisation de la fraction inacceptable du risque thérapeutique[61] ». Le Conseil d’État a entendu ces arguments et a accepté l’indemnisation d’une personne pour le risque thérapeutique connu, mais l’a enserrée dans des conditions strictes, tenant à la réalisation exceptionnelle de celui-ci et à la non-exposition du patient à ce risque, ainsi qu’à l’extrême gravité du dommage, sans rapport avec l’état initial du patient ni avec son évolution prévisible. Le législateur a repris cette jurisprudence en l’étendant à tous les établissements de santé ; cependant, le droit à réparation n’est ouvert que pour les préjudices atteignant un certain seuil de gravité fixé par décret, et il est fondé sur la solidarité nationale et non sur la responsabilité de l’établissement où le dommage a été causé[62].

Ainsi, aujourd’hui encore, un membre du Conseil d’État affirme que la responsabilité sans faute permet de « remédier à des situations choquantes[63] ». Pour autant, ces hypothèses ne doivent pas faire croire que le juge administratif est toujours réceptif au sentiment d’indignation. Contrairement à la Cour de cassation, il a refusé de réparer le préjudice d’un enfant handicapé de naissance, lorsque son handicap n’a pas été décelé lors d’un diagnostic prénatal, au motif que le handicap n’a pas été causé par l’erreur de diagnostic, mais résulte du patrimoine génétique de l’enfant. Le juge administratif n’a cependant pas été indifférent aux préjudices matériels et moraux subis par les parents qui se sont vu reconnaître un droit à réparation du fait de l’erreur de diagnostic[64]. Sur ce point encore, le juge administratif a été suivi par le législateur qui a affirmé ceci : « Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance[65]. » Toutefois, il a réservé la réparation des préjudices propres des parents, à l’exclusion des charges matérielles du handicap qui doivent être couvertes par la solidarité nationale.

L’itinéraire du sentiment d’indignation passe donc d’abord par l’extension du champ de la responsabilité sans faute des personnes publiques, puis par la consolidation du droit à réparation des victimes par le législateur qui emprunte la voie de la solidarité nationale. Il est intéressant d’insister sur la dimension subjective du sentiment d’indignation, que les juges administratifs objectivisent en le considérant comme partagé communément dans la société et que le législateur finit par relayer sous la forme d’un droit à réparation. Contrairement à ce que peut suggérer cette évolution, il n’est pas tant question pour le législateur de trouver un équilibre entre le subjectivisme de la chose jugée et l’objectivisme d’un texte de loi général et impersonnel qui vient la consacrer, mais il lui faut plutôt objectiver un sentiment en en faisant une exigence juridique — le droit à réparation fondé sur la responsabilité ou le droit à indemnisation fondé sur la solidarité nationale — résultant de l’état des moeurs ou de la revendication sociétale.

Toutefois, il arrive que le sentiment d’indignation soit tu, bien qu’il se trouve incontestablement au fondement d’un processus de reconnaissance de préjudices subis par une catégorie de personnes bien identifiables. Or, cette reconnaissance n’aboutit pas nécessairement à une réparation intégrale car, en soi, la reconnaissance est déjà considérée comme une forme de compensation. Le cas des victimes des déportations sous le régime de Vichy et celui des personnes exposées aux irradiations des essais nucléaires français sont topiques à cet égard. Concernant la première catégorie de victimes, le Conseil d’État a, dans un avis contentieux, considéré que les diverses mesures prises par l’État français pour indemniser les enfants des personnes déportées « doivent être regardées comme ayant permis, autant qu’il a été possible, l’indemnisation […] des préjudices de toute nature causés par les actions de l’État qui ont concouru à la déportation[66] ». L’État français ayant en outre, par diverses mesures et actions, réparé le dommage collectif, notamment en créant la Fondation pour la mémoire de la Shoah, et reconnu ses fautes, le juge a mis un terme à la réparation des dommages personnels dans le temps, alors même que ces crimes contre l’Humanité sont imprescriptibles, en relevant « la reconnaissance solennelle du préjudice collectivement subi par ces personnes[67] ». Autrement dit, l’indignation absolue, que suscitent la déportation des Juifs et la participation de l’État français à celle-ci, n’est pas le gage d’un droit à réparation intégrale pour les ayants droit des victimes, ce qui montre que même le sentiment d’indignation peut ne pas suffire à réparer l’irréparable.

Dans une moindre mesure, le raisonnement est le même à l’endroit des victimes des essais nucléaires français qui ont eu lieu de 1960 à 1996 dans le Sahara algérien et le Pacifique. Si le législateur a finalement procédé à « la reconnaissance » de ces victimes et prévu leur indemnisation dans des conditions strictes[68], qui n’ont permis jusqu’à présent qu’un très faible nombre de réparations, c’est le sentiment d’indignation qui a poussé le législateur à emprunter la voie de la solidarité nationale pour indemniser ces victimes[69], ce que le juge administratif n’avait pas fait proprio motu. L’indignation, sur laquelle le législateur est resté muet, s’induit d’abord du nombre de personnes concernées (de l’ordre de 150 000), ensuite de l’absence d’information sur les risques, et consécutivement de mesures de protection contre eux, et enfin de la gravité des affections cancéreuses ou neurologiques dues aux irradiations qui touchent certaines de ces personnes 30 ans plus tard. Du reste, le législateur n’a opéré aucune différence entre les victimes et n’a pas établi de catégories différentes parmi elles : il n’a pas non plus prévu de condition relative à la nationalité ou à la proximité des tirs à l’époque. Or, malgré un champ d’application extensif de l’indemnisation, les réparations effectives sont demeurées rares, bien que les chiffres soient plus encourageants après les améliorations apportées au dispositif[70], ce qui tend à montrer que, entre le sentiment d’indignation et l’engagement de la solidarité, il peut y avoir un hiatus qui tient aux conditions juridiques du droit à réparation, principalement au lien de causalité direct entre le fait générateur et le préjudice allégué.

C’est dire que le juge administratif français n’est pas quelqu’un qui se laisse influencer par le menu de son petit déjeuner ! La théorie réaliste américaine de la justice est aux antipodes de ce qui peut apparaître chez le juge administratif français comme l’expression du sentiment d’équité, et cela, pour au moins trois raisons :

  • Tout d’abord, dans la construction de la responsabilité sans faute de la puissance publique, qualifiée de « responsabilité d’équité », de la fin du xixe siècle jusqu’au milieu du xxe siècle, et si hardie qu’ait été cette construction, le juge administratif a toujours rationalisé les règles de droit qu’il posait par rapport à un socle commun contenu dans l’interprétation du Code civil — à savoir l’exigence d’un fait générateur du dommage et d’un lien de causalité reliant les deux ;

  • Ensuite, les éléments du procès équitable, tels qu’ils ressortent de l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et en premier lieu l’indépendance et l’impartialité du juge[71], interdisent de mesurer ces deux qualités à l’aune d’autres paramètres que ceux de l’éventuelle influence des pouvoirs politiques et économiques et des parties à l’instance. Autrement dit, seules la dépendance d’un juge par rapport à une autorité constituée quelconque et la partialité en faveur ou en défaveur d’une partie sont concevables en droit européen, en ce qu’elles peuvent interférer, le cas échéant, dans un jugement. Pour ce qui est des sentiments du juge, de sa personnalité, de son humeur — laquelle doit d’ailleurs être distinguée du sentiment — ils sont considérés comme extérieurs au procès et indifférents à la décision de justice, car le juge est censé se prononcer avec un esprit rationnel. D’ailleurs, les principes de collégialité et de contradiction de la procédure, ainsi que le délai de réflexion laissé entre l’audience et le délibéré, empêchent que les bonnes ou les mauvaises dispositions d’un juge n’influent sur le contenu de la décision ;

  • Enfin, la protection des magistrats administratifs (ainsi que judiciaires) par un statut, qui reconnaît la valeur constitutionnelle de leur indépendance, fait obstacle à la vindicte des justiciables qui ne peuvent jamais mettre en cause leur responsabilité personnelle. En effet, c’est toujours la responsabilité de l’État qui doit être recherchée du fait d’un dysfonctionnement de la justice administrative ou judiciaire ; de plus, cette responsabilité ne peut être engagée que pour une faute lourde du service public de la justice[72]. En outre, les juges français sont nommés à la suite de leur titularisation dans un corps de fonctionnaires après avoir réussi un concours réputé difficile et une formation qui ne l’est pas moins, et ils ne sont pas élus par les citoyens. En conséquence, il n’y a aucune raison pour que les décisions des juges ne soient jamais inspirées par la crainte des représailles du pouvoir qui les a nommés ou par le parti pris que nourriraient envers eux des justiciables mécontents de leurs jugements.

Pour autant, le juge administratif français s’est octroyé un pouvoir créateur très étendu, c’est un lieu commun que de le rappeler. Or, ce pouvoir est « travaillé » par les mêmes courants que ceux qui ont été relevés par la théorie réaliste américaine : la sociologie, l’économie, la morale et les moeurs, à tel point qu’il est exact de parler d’un « droit vivant[73] ». Et les sentiments présentement étudiés ne sont évidemment pas étrangers aux évolutions de la société qui sont constamment à l’oeuvre dans la jurisprudence. Les anciens auteurs français avaient déjà remarqué le poids de l’intuition dans les positions adoptées par le juge administratif[74], à une époque où celui-ci a dû se séparer de l’Administration qu’il jugeait et où il a opposé son pouvoir créateur à la toute-puissance de l’administration étatique, notamment en admettant le recours pour excès de pouvoir contre ses actes et l’engagement de sa responsabilité pour les dommages qu’elle causait. C’est ainsi que l’intuition du juge est constamment au service non seulement de l’adaptation de la règle de droit aux attentes de la société, mais aussi de l’équilibre entre les intérêts publics et les intérêts privés, et ce, dans tous les types de contentieux. Cette intuition est redevable d’une connaissance minutieuse des faits et de leur prise en considération pour assouplir la rigueur et la raideur de la règle de droit, comme le montre bien le cas d’espèce précité où l’exportation de gamètes a été autorisée par pragmatisme dans un contexte légal français qui s’y opposait. Le rapprochement peut donc être légitimement opéré entre les réalismes français et américain[75]. Cependant, il ne nous semble pas exact d’envisager que tant le réalisme du juge administratif que son intuition et son pragmatisme soient la traduction de ses sentiments, car ceux-ci sont par essence même, nous l’avons dit, tus et inavoués, travestis qu’ils sont par l’équité et le souci de justice.

De manière générale, les conditions juridiques restrictives posées par le juge administratif français pour la réparation des préjudices eu égard à ce que les sentiments pouvaient et pourraient laisser espérer, témoignent de ce que le juge ne se laisse aller à aucun sentimentalisme sous prétexte de justice, voire d’équité. Une telle constatation vaut également pour les violations du principe d’égalité qui révèlent des sentiments dignes de protection, mais qui n’entraînent pas nécessairement une réparation du préjudice consécutif à un traitement discriminatoire.

2.2 Le principe d’égalité, révélateur de sentiments dignes de protection

La responsabilité sans faute de la puissance publique, et même toute la responsabilité administrative en droit français, est fondée sur la rupture du principe d’égalité des citoyens devant les charges publiques, qui est consécutive à une charge indue supportée par un seul citoyen, ou une catégorie bien définie d’entre eux, dans l’intérêt général, parce qu’elle excède les charges communes de la vie en société et les inconvénients normaux qui y sont inhérents. Dans la jurisprudence sur les dommages de travaux publics qui, au xixe siècle, a mis en oeuvre ce mécanisme, nulle trace de sentiment n’affleure, si ce n’est pour le juge administratif le sentiment de justice de ne pas laisser sans compensation une charge « qui ne doit pas normalement incomber » à celui qui la supporte. L’irruption des sentiments dans l’interprétation du principe d’égalité vient de sa formulation européenne qui préfère se référer au principe de non-discrimination[76]. De ce fait, toute violation, réelle ou supposée, du principe d’égalité peut se traduire par un sentiment de discrimination ressenti par la personne qui prétend subir cette violation. Or, l’appréciation de celle-ci par le juge est particulièrement difficile pour trois raisons : en premier lieu, quand il est saisi de la légalité d’une décision individuelle, et de ses éventuelles conséquences dommageables, il doit comparer la situation de son titulaire par rapport aux autres personnes relevant de la même catégorie ; en deuxième lieu, il lui appartient de fixer les limites des catégories distinctes de personnes selon des critères qu’il choisit discrétionnairement, afin de justifier un traitement différencié ; en troisième et dernier lieu, il considère que certaines entorses au principe d’égalité sont légales parce qu’elles régissent des situations différentes ou qu’elles se trouvent justifiées par l’intérêt général. Le considérant tiré d’un arrêt de principe, qui reconnaît une discrimination entre nationaux et étrangers incompatible avec la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, résume parfaitement, en introduisant une dose de rationalité, le raisonnement suivi par le juge administratif par rapport à l’argument de la discrimination :

[U]ne distinction entre des personnes placées dans une situation analogue est discriminatoire, au sens des stipulations […] de l’article 14 de la convention européenne […], si elle n’est pas assortie de justifications objectives et raisonnables, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un objectif d’utilité publique, ou si elle n’est pas fondée sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec les buts de la loi[77].

Cette nécessaire comparaison des situations — pour savoir si une différence de traitement, ressentie comme une discrimination, est légale ou non — explique le fait que le respect du principe d’égalité est étudié principalement dans le contentieux de la légalité des décisions individuelles[78]. En outre, la violation du principe d’égalité étant toujours une illégalité fautive, la réparation des conséquences dommageables de cette violation est fondée sur le régime de droit commun de la faute du service public qui a pris la décision illégale. Cependant, le sentiment de discrimination à l’égard d’une catégorie d’administrés dans son ensemble peut ressortir d’un règlement de police restreignant certaines libertés. Les deux situations se trouvent en contentieux et ont fait l’objet de décisions récentes qui mettent bien en exergue la façon dont le juge administratif prend progressivement en considération le sentiment de discrimination.

Dans le contexte général de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail et de la non-discrimination envers les personnes désavantagées par un handicap, une avocate à la mobilité réduite a obtenu du juge administratif la reconnaissance de son préjudice consistant à ne pas pouvoir accéder en fauteuil roulant aux juridictions de son barreau, faute pour l’État d’avoir respecté ses obligations législatives en matière d’aménagements spécifiques des établissements recevant du public. Contrairement à toute attente, le juge administratif ne s’est pas fondé sur une faute de l’État, en l’occurrence un retard fautif dans l’exécution des travaux d’aménagement — des circonstances atténuantes lui ayant été reconnues du fait de la difficulté à mettre aux normes tous les palais de justice dans le délai imparti par la loi —, mais sur la rupture de l’égalité devant les charges publiques subie par la requérante[79]. En effet, le juge a considéré que l’État a pu étaler dans le temps la réalisation des aménagements pour permettre l’accessibilité des locaux des palais de justice « pour des motifs légitimes d’intérêt général[80] » et que le préjudice qui en est résulté pour la requérante ne saurait être regardé comme une charge lui incombant normalement. Si, après s’être assuré du caractère grave et spécial de ce préjudice moral en raison des troubles de « toute nature » dans les conditions d’exercice de sa profession, le juge indemnise l’avocate requérante[81], c’est non sans avoir auparavant reconnu expressément qu’elle invoquait une « discrimination indirecte » dans l’accès à son travail[82]. Certes, ainsi que le relève l’arrêt, cette forme de discrimination ne pouvait pas constituer une violation des dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, signé à New York le 16 décembre 1966[83], encore que cette position puisse être contestée. Il n’en demeure pas moins que le juge administratif a reconnu ce sentiment de discrimination comme digne de protection au nom du principe d’égalité et de la différence de traitement injustifiable que subissait la requérante par rapport aux autres avocats de son barreau. Un auteur l’a justement écrit : « le raisonnement du Conseil d’État s’éloigne des récifs risqués de la discrimination pour se nouer essentiellement autour de la question plus sûre de la rupture d’égalité[84] ». Cependant, le mot « discrimination » a été prononcé, même si le sentiment est toujours tu.

Une discrimination indirecte peut aussi résulter, quoique plus rarement, du contenu d’un règlement de police restreignant la liberté d’aller et venir. Le sentiment de discrimination peut alors être plus vivement ressenti par une catégorie d’administrés qui se sentent particulièrement visés par l’interdiction. Pour autant, ce sentiment n’est considéré, là encore, par le juge administratif que de façon oblique sous le couvert du principe d’égalité. La question s’est posée concernant la légalité d’un arrêté de police municipale interdisant la fouille des poubelles pour des raisons de salubrité publique. Les personnes d’origine rom installées à proximité de la commune se sont senties discriminées, d’autant plus que l’arrêté litigieux avait été traduit en roumain et en bulgare. Le juge administratif a considéré, de façon générale, que « la seule circonstance qu’une mesure de police d’application générale affecte particulièrement la situation de certaines personnes ne suffit pas à lui conférer un caractère discriminatoire[85] », mais il n’a pas envisagé l’hypothèse de la discrimination indirecte. Pour confirmer la légalité de l’arrêté de police, il a simplement contrôlé la réalité d’un trouble à l’ordre public, qu’il convenait de faire cesser, et la proportionnalité de la mesure d’interdiction en tenant compte de ses conséquences sur les personnes visées (contrôle appelé « triple test de la proportionnalité »), en distinguant, de façon subtile, leur droit d’appropriation sur les objets placés dans les poubelles, qui n’était pas atteint, et l’absence de droit de fouiller celles-ci, bien que la pratique du glanage et du chiffonnage soit établie depuis des lustres. Si le juge administratif reste indifférent au sentiment de discrimination dans cette espèce, c’est peut-être en vue d’éviter d’encourager une pratique dévalorisante[86] pour ceux qui s’y livrent et afin de contribuer, à sa manière, à la lutte contre le gaspillage alimentaire. Cependant, le silence du juge est assourdissant relativement à la discrimination indirecte résultant de la traduction de l’arrêté municipal en deux langues seulement — le roumain et le bulgare. Le rapporteur public n’a d’ailleurs pas examiné dans ses conclusions ce détail très significatif de la volonté du maire d’interdire la fouille aux seules personnes qui, malheureusement en situation d’exclusion, la pratiquent systématiquement. Les « tensions » du principe d’égalité[87], tant dans ses fondements que dans ses méthodes d’application, expliquent sans doute la réserve du juge administratif à l’égard de la reconnaissance des discriminations indirectes.

En forçant un peu le trait, nous pourrions soutenir que l’application du principe d’égalité entre les parties à un contrat administratif a déterminé le juge à consacrer l’« exigence de loyauté » des relations contractuelles, traduisant par là le sentiment de loyauté que chaque contractant attend de son partenaire. Plus encore, dès lors que le juge administratif, renouvelant son office en tant que juge des contrats, doit tenir compte de « l’objectif de stabilité des relations contractuelles[88] », on pourrait soutenir qu’il est sensible au sentiment de sécurité légitimement attendu par les cocontractants. Une telle perception des sentiments dans la jurisprudence administrative relative au pouvoir d’annulation du juge des contrats est sans doute excessive, mais elle montre aussi que la plasticité des sentiments et leur emprise tentaculaire peuvent suggérer des interprétations inattendues des avancées jurisprudentielles, en dehors même du contentieux de la responsabilité, contentieux de prédilection des sentiments.

Conclusion

Finalement, pourquoi le sentiment serait-il étranger au raisonnement du juge administratif ? Celui-ci est un être humain sensible, qui n’est pas indifférent à ce que ressentent ses semblables. De surcroît, le juge administratif n’a pas à redouter a priori de se laisser envahir par les sentiments, puisque sa fonction première est de contrôler les rapports de conformité ou de compatibilité entre des normes objectives. Cependant, c’est bien le sentiment d’équité qui l’a poussé à consacrer progressivement, à partir de 1873, le principe de responsabilité de la puissance publique lorsqu’elle porte atteinte aux droits subjectifs des citoyens et lèse lesdits droits, au premier chef leur intégrité physique ou morale. Quoi que l’on puisse penser du poids de l’équité dans le droit de la responsabilité administrative, et dans l’application du droit en général par le juge administratif, qui divisera toujours la doctrine, l’équité s’apparente à un sentiment matriciel d’où surgissent le sentiment de l’honneur et le sentiment d’affection. Cela n’exclut pas que des principes de dignité de la personne humaine et d’égalité de tous les hommes en droit, qui peuvent être sans peine corrélés, émergent des sentiments d’indignation, de compassion ou de discrimination auxquels le juge se doit de répondre pour conférer, autant qu’il est possible, une effectivité à la dignité et à l’égalité. De ce point de vue, la parenté peut être établie entre la considération des sentiments par le juge administratif et l’idée centrale de la doctrine de Ronald Dworkin, selon laquelle la séparation entre le droit et la morale est impossible à opérer si l’on prend les droits des individus « au sérieux[89] ». En effet, assurer l’effectivité des droits consiste souvent pour le juge administratif à combler le décalage qui existe entre l’affirmation d’un droit « à » par le législateur et sa traduction concrète dans la réalité des faits au bénéfice de ses destinataires[90]. Autrement dit, l’effectivité des droits revendiquée devant le juge administratif démontre bien que, sans droit d’accès au juge qui leur donne une véritable consistance, les droits pourraient ne pas être étudiés avec attention par un législateur qui se contenterait alors de les proclamer sans s’occuper de leur réalisation.

Cependant, l’écueil serait de voir le sentiment irriguer tout le contentieux des droits et de considérer que le juge fait prévaloir ses sentiments, alors qu’il exerce sa fonction juridictionnelle dans un contexte particulier, celui d’un univers dominé par les libertés économiques qui le rendent régulateur des intérêts publics et privés, comme l’atteste la conciliation qu’il s’efforce de réaliser entre ceux-ci dans des domaines divers[91]. Sa fonction première est donc de répondre aux besoins de la société civile et de faire émerger les valeurs morales qu’elle souhaite voir consacrer : par exemple, la préservation de l’environnement plutôt que l’accroissement des équipements publics polluants, la sécurité sanitaire au lieu du consumérisme destructeur à bas coût, l’indemnisation des victimes de préférence à la protection des deniers publics. Et même lorsque le sentiment transparaît, ainsi que nous avons pu le constater, il n’est jamais avoué. Le mutisme sur les sentiments, maintes fois noté, peut s’expliquer par le caractère essentiellement a-juridique du sentiment : non seulement il relève du for intérieur et ne peut être démontré faute de réification, mais encore il ne peut être ni normé, ni évalué, ni même contré. Dépendant du coeur ou de l’âme, ou des deux à la fois, il peut donner lieu à toutes les mystifications, voire les confusions, ce qui confère au sentiment un caractère ambivalent et ambigu[92].