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Introduction et problématique

Depuis les années 1980 s’est développée une dynamique regroupée sous le terme générique (recouvrant des réalités très disparates) d’open lab. La définition proposée par le Livre blanc, édité en 2016 par l’Association Nationale de la Recherche et de la Technologie française, montre leur caractère composite :

Les « open labs » constituent un lieu et une démarche portés par des acteurs divers, en vue de renouveler les modalités d’innovation et de création par la mise en œuvre de processus collaboratifs et itératifs, ouverts et donnant lieu à une matérialisation physique ou virtuelle. (Mérindol, Bouquin, Versailles, Capdevila, Aubouin, Le Chaffotec, Chiovetta et Voisin, 2016, p. 5)

Le vocable open labs regroupe ainsi un ensemble de dispositifs privés ou publics qui portent l’ambition de transformer les modalités d’innovation grâce à des lieux dédiés où peuvent être mises en œuvre des démarches centrées sur l’usager, intégrant des méthodologies créatives, des expériences sensibles du faire ensemble.

L’idée que la société devrait s’appuyer sur des espaces alternatifs de fabrication pour favoriser une coopération de proximité entre acteurs n’est pas récente. Ces premiers hackerspaces sont peut-être apparus en Californie dès les années 70, mais la dynamique de contestation du pouvoir normatif de la production capitalistique s’est manifestée bien plus tôt, dès les années 1930. Lewis Mumford, dans un ouvrage précurseur – Technics and Civilization paru en 1934 – soulignait déjà l’importance des compétences artisanales de l’amateur, de l’expérimentation et de l’éducation créative pour l’émergence d’innovations, des sources au progrès social. Aussi, ce mouvement, au départ contestataire et anarchiste, a rapidement été récupéré par des acteurs institutionnels en raison du nécessaire renouvellement de la valeur ajoutée créative, caractéristique du nouvel esprit du capitalisme (Boltanski et Chiapello, 1999). Un premier media lab est né en 1985 au Massachusetts Institute of Technology (MIT ; Cambridge, États-Unis), cofondé par Nicholas Negroponte (informaticien) et Jérome Wiesner (ancien Président du MIT), il réunissait académiques, entreprises et artistes. Ce lieu combinait déjà sensibilité artistique et artisanale avec les techniques d’information et de la communication dans un objectif d’innovation sociale et technique. Dans les années 2000, le nombre d’initiatives explose et les dispositifs se multiplient sous une variété de dénominations : fab lab, living lab, digital lab, media lab, design lab, social lab, etc. (Berrebi-Hoffman, Bureau et Lallement, 2018).

En une vingtaine d’années, ces opens labs se déploient dans tous les secteurs avec une promesse d’innovation et les universités emboîtent le pas (Capdevila et Mérindol, 2016). Le phénomène prend de l’ampleur en France avec une grande variété d’initiatives en fonction des régions et des universités (Mérindol, Gallié et Capdevila, 2018). Ces dernières se sont en effet emparées du phénomène avec des objectifs multiples et assez confus : renouveler les manières de générer de la connaissance, et de coopérer avec des acteurs de la société civile et du tissu socio-économique ; générer de l’innovation pédagogique ; ou enfin, répondre aux attentes des tutelles.

Dans le cadre de cet article, notre intention n’est pas de faire un état de l’art ni une cartographie des différentes formes de « lab » développées dans la sphère académique. Ces formes varient sensiblement selon le type d’acteurs porteurs de projets : laboratoires, institutions, écoles, pour en nommer quelques-unes. Leurs pratiques s’appuient, de surcroît, sur un autre type de dispositifs dont le développement a été concomitant : les « plateformes » dites numériques, pédagogiques, technologiques, etc. Ces plateformes sont également considérées comme des dispositifs essentiels aux démarches d’innovation ouverte (cf. Gayoso, 2015 ; Mérindol et al., 2016). À partir d’expériences dans lesquelles les autrices sont impliquées en tant qu’enseignantes-chercheuses, nous souhaitons plutôt observer dans quelles conditions ces initiatives sont susceptibles de rendre visibles et de faciliter des types de recherches qui préexistaient au déploiement des opens labs. Un bilan des recherches menées avec des acteurs non académiques nous permet d’observer en quoi les dynamiques des open labs contribuent à l’acceptabilité et à la légitimité de leurs nouvelles manières de générer des connaissances, et de faire de la recherche et de la pédagogie.

Nous nous appuyons sur des recherches collaboratives menées depuis quinze ans avec des partenaires non académiques. Ces travaux ont été conduits dans la continuité des ambitions de la sociologie compréhensive, de l’interactionnisme symbolique et des pragmatiques qui accordent une importance déterminante à l’expérience comme fondement de la connaissance (en particulier G. Simmel, E. Goffman, J. Dewey et G-H. Mead). Les objectifs de ce type de recherches sont : comprendre le social en mouvement à partir de ce que les acteurs disent de leurs pratiques ; prendre au sérieux la manière dont les acteurs leur donnent du sens et les justifient ; comprendre le sens de leurs actions en travaillant avec eux ; et accompagner les acteurs dans leurs initiatives d’innovation sociale afin d’analyser avec eux les enjeux et la portée de leurs actions.

Notre propos, dans le cadre de cet article, est de mobiliser une analyse critique des évolutions sous-jacentes au mouvement « open lab » pour le métier d’enseignant-chercheur. Les observations empiriques sont issues de nos expériences de coopération (soit en tant qu’enseignantes-chercheuses en Sciences de l’Information et de la Communication [SIC] dans une université française en région) menées dans le cadre de conventions avec des acteurs non académiques et des initiatives qui ont émergé depuis les années 2000 sur le site grenoblois.

Nous soulignons en quoi, dans le contexte de développement des open labs, ces expériences de coopération :

  • constituent de nouvelles manières – avec certaines limites – de produire des connaissances ;

  • génèrent des compétences spécifiques dans le domaine de la recherche-action pour les chercheurs ;

  • et finalement questionnent la posture de l’enseignant-chercheur.

L’analyse critique du contexte d’apparition des open labs nous permettra de souligner que la volonté de transformer les manières de coproduire des connaissances n’est pas récente. Au plus près des expériences de terrain, à partir de l’analyse de six cas, notre propos sera de montrer que les conditions de coproduction de connaissances et de coopération sont communicationnelles. Une modélisation des enjeux communicationnels permettra, pour finir, d’articuler entre elles les conditions communicationnelles des recherches partenariales.

Perspective critique du contexte d’apparition des open labs

Les open labs : avatars du nouvel esprit du capitalisme ?

Le mouvement des open labs s’inscrit dans la continuité du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello, 1999). Le succès du capitalisme, en tant que système de valeurs, repose sur une modernité qui est parvenue à associer la culture d’entreprise à la quête de soi, caractéristique de la montée en puissance de l’individualisme en Occident. Dans cet « esprit », le bonheur apparaît indissociable du travail et du labeur, ils sont source d’émancipation par la maîtrise et l’optimisation de soi. Cette éthique aux origines protestantes a conquis toutes les sphères socioprofessionnelles. Au tout début du XXe siècle, Max Weber met en lumière cet esprit du capitalisme qui sera renouvelé dès les années 90 par d’autres valeurs en apparence non capitalistes. Le développement de l’individu passe alors par sa capacité à s’impliquer dans des projets, supposés être source d’émancipation, conditionnés par l’acquisition de compétences de coopération. Ces compétences collaboratives permettent de conjuguer individualisme et communautarisme en associant des systèmes de valeurs paradoxaux. L’individu est renforcé dans sa singularité tout en déployant par la « culture projet », une « agilité » sociale, à savoir une capacité à s’investir dans différents types de structures et à coopérer avec diverses communautés (Boutinet, 1990).

L’organisation en « mode projet » s’est ainsi développée dans les entreprises privées dès les années 90 afin d’augmenter la productivité et le rendement économique tout en favorisant l’implication individuelle et subjective des salariés. Ce faisant, ce mode d’organisation suggérait une certaine émancipation à l’égard des modèles du travail prescrit (Barker, 1993). Force est de constater que le mouvement des open labs paraît concilier ces valeurs paradoxales. D’une certaine manière, ils portent dans leur appellation même la trace d’une « novlangue managériale » évocatrice de modernité. En effet, elle incarne à la fois une exigence de responsabilisation et de performance individuelle face aux enjeux d’innovation, et une promesse de partage et d’émancipation dans une réalisation collective (Vandevelde-Rougale, 2017). Des observateurs impliqués dans l’évolution des administrations publiques au Canada observent que

d’un point de vue technique, l’efficacité organisationnelle, jadis exclusivement fondée sur la rationalisation, les outils techniques et les procédures codifiées, s’ouvre dorénavant sur l’autonomie individuelle, leurs expériences et leur esprit d’initiative. C’est à travers l’engagement des individus dans différents espaces institutionnels de participation que l’on cherche à améliorer simultanément les interactions et l’efficacité organisationnelle (Jetté et Goyette, 2010).

Dans la doxa capitaliste, la « culture projet » serait donc bénéfique en termes de « valeurs ajoutées » pour une organisation publique comme privée. Avant de déconstruire cette idée et de débattre de ce postulat lorsqu’il est appliqué aux organisations universitaires, dont l’un des objectifs est de produire de la connaissance, il convient de montrer que le mouvement des open labs, initialement développé en marge voire en opposition aux valeurs du capitalisme, s’est pourtant révélé être récupéré par ce système d’organisation des « ressources humaines ».

Isabelle Berrebi-Hoffman, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement dans un ouvrage collectif de 2018 tracent l’histoire des « Makers ». Ils situent le mouvement des « shakers » (fin du XVIIIe siècle) et des « arts & crafts » (début du XIXe siècle) comme étant à l’origine du mouvement des makers. « En magnifiant le beau et l’expression individuelle à travers la production d’un bel ouvrage », ces mouvements ont « contribué à cette réflexion critique visant à miner un régime social qui, dans les ateliers comme dans les bureaux, finira par créer de la tristesse et du conformisme » (Berrebi-Hoffman et al., 2018, p.40). En d’autres termes, ils ont accompagné le rejet du fordisme et du taylorisme et ont contribué à redonner du sens à l’engagement dans le collectif ; ils ont esthétisé la finalité de l’entreprise. Le making a fourni à la « culture projet » des valeurs de créativité compatibles avec le projet d’émancipation des travailleurs promis par le nouvel esprit du capitalisme.

Le mouvement du making ou de la culture du faire, de l’expérientiel, de l’homo faber, du bricolage, du « do it yourself » devient emblématique d’une transformation de l’entreprise en laboratoire – résumé en lab pour en traduire l’agilité et la modernité. À partir des années 90, le phénomène acquiert une visibilité inédite. Selon les auteurs précités, le terme « fablab » apparaît au MIT en 2001 (Berrebi-Hoffman et al., 2018). Quelques années plus tard, Neil Gershenfeld (2005) développe une innovation pédagogique basée sur l’expérimentation afin d’organiser une pédagogie en mode projet, « de la conception à la fabrication ». À partir des années 2000, le mouvement se déploie largement dans les universités.

À ce jour, la variété des dénominations et des types de labs marque la vitalité, mais aussi la plasticité de ce phénomène (Foliot, Serikoff et Zacklad, 2019). Le terme générique open lab retient notre attention, car une des ambitions de ce mouvement est de réunir des équipes projet ouvertes à différents types de contributeurs : étudiants, chercheurs, salariés, usagers, artistes, etc. Le terme open, traduit clairement la volonté d’ouvrir les organisations, notamment celles productrices de connaissances réputées fonctionner en vase clos, sans interaction suffisante avec le monde socio-économique. L’intelligence et la performance collectives seraient ainsi corrélatives de la capacité des organisations à rassembler dans un même projet les compétences de différentes communautés d’acteurs (Etzkowitz et Leydesdorff, 1995 ; Carayannis et Campbell, 2009).

Le « mode projet » couplé à la création d’open labs à l’université serait censé garantir une augmentation de la qualité des connaissances produites et leur meilleure transférabilité dans l’économie et la société. L’expérimentation dans des lieux de fabrication créative et collective favoriserait de nouvelles productions de connaissances pour les chercheurs, pour les partenaires et les étudiants. Le développement des open labs porte aussi la promesse de l’université comme un lieu potentiel d’engagement sociétal[1].

Les universités françaises conquises par les opens labs

Cette nouvelle manière de faire de la recherche et de l’enseignement rencontre un vif succès en France dans le contexte politique de la transformation des universités, engagée par un gouvernement libéral qui instaure en 2007 la loi relative aux « libertés et responsabilités des universités ». Cette loi prévoit, en particulier, l’autonomie budgétaire des universités (en contrepartie d’un certain désengagement de l’État) et une plus forte capacité décisionnelle des instances exécutives des établissements. Dans un contexte de grande contrainte budgétaire, elle va conduire, dans le domaine de la recherche, à répondre à des appels d’offres nationaux et internationaux financés et accompagnés de la condition de construire des projets interdisciplinaires et intercommunautés. La gouvernance encourage (parfois même, impose) des coopérations inhabituelles afin de décloisonner les disciplines – et, pour ainsi dire, les facultés – pour produire de nouvelles connaissances au service des grands défis sociétaux. En arrière-plan, ces coopérations sont aussi opportunistes et orientées par la quête impérieuse de financements. Cette volonté politique de mieux articuler les missions de l’université avec les intérêts sociaux et économiques, traduite par les politiques du nouveau management public, a conquis le champ universitaire dans toute l’Europe (Lorentz, 2007).

Nous faisons l’hypothèse que la « culture projet » et les open labs se sont aussi développés à l’université d’une part pour répondre à des attentes d’inscription de l’université dans la cité innovante à l’aide de démarches créatives centrées usagers et, d’autre part, parce qu’ils constituent une opportunité attendue par une partie des communautés scientifiques. Car, les open labs permettent de consolider des recherches dans la continuité de courants que nous pourrions qualifier de manière simplifiée de constructivistes. Dans les sciences humaines et sociales (SHS), les approches positivistes nées au début du XXe siècle sont vivement critiquées. En contrepoint se développe une position constructiviste « selon laquelle l’origine de toute connaissance est à situer [...] dans l’activité pratique ou cognitive du sujet » (Dubois, 1999).

Le succès des open labs s’établit donc dans un contexte social et historique de remise en question des paradigmes issus du positivisme par certaines communautés scientifiques – à la suite des travaux de l’École de Palo Alto nous pensons notamment à Watzlawick et Glasersfeld, ou en Europe, à Piaget, Morin (pour une synthèse voir Le Moigne, 2008). En SHS, elle répond également à une attente de reconnaissance des recherches impliquées et engagées et non plus seulement observatrices des phénomènes étudiés et, dès lors, désignées « recherche-action, recherche intervention, recherche-expérimentation ». Certains courants de la sociologie, de l’anthropologie et des SIC ont été conquis par ces paradigmes depuis une vingtaine d’années (grâce à la redécouverte des travaux de John Dewey en SHS, notamment en sciences de l’éducation).

Nous pouvons à ce propos observer que les sciences participatives et citoyennes dans la continuité de ces paradigmes n’ont également pas attendu le mouvement des open labs pour expérimenter, dans le cadre de recherches partenariales, des méthodologies participatives centrées sur les usagers (Gillet et Tremblay, 2017). Les travaux princeps remontent aux années d’après-guerre et à l’engagement du psychologue Kurt Lewin dans des recherches visant à modifier les comportements des ménagères américaines. Dans Action Research and minority problems (1946), il défend l’idée que la recherche-action et les connaissances produites doivent permettre de résoudre des problèmes concrets et améliorer l’action grâce à une meilleure compréhension de systèmes d’interactions complexes. Dans les décennies suivantes, en Europe comme aux États-Unis, en Amérique latine ou au Canada, de nombreux chercheurs ont fait avancer la pratique et la réflexion sur ce « nouveau mode de savoir », en s’intéressant tant au développement organisationnel qu’aux enjeux socio-éducatifs (Rhéaume, 1982). Mentionnons, notamment, l’influence des travaux pionniers menés dans les années 70 dans une perspective sociale militante par Paulo Freire (1972) et Orlando Fals Borda (2006). L’intérêt des apports de la recherche-action dans la production des connaissances et l’enseignement supérieur est aussi relayé par l’UNESCO (2017) plaidant pour une recherche participative et communautaire qui engage la responsabilité sociale du monde académique.

Engagées dans cette dynamique scientifique qui réhabilite des filiations issues de la sociologie compréhensive et du pragmatisme, nous avons mené de nombreuses expérimentations : formation par l’action, recherche-action fondée sur la coopération arts-sciences, méthodes d’apprentissage de « learning by doing », coproduction de connaissances avec des acteurs, des usagers, etc.

Au moment de dresser un bilan de ces quinze ans d’expérimentations, un doute apparaît quant à l’orientation de nos travaux. Une part de la motivation qui a nourri notre parcours d’enseignantes-chercheuses, soucieuses de coconstruire et partager les acquis de la recherche, n’a-t-elle pas été implicitement ou insidieusement animée par l’intégration des injonctions politico-économiques propres à la diffusion de la « culture projets » à l’université ? En d’autres termes, en adoptant dans nos propres pratiques le participatif et des démarches que nous pouvons qualifier d’inclusives dans les manières de faire de la recherche et de la pédagogie, n’avons-nous pas in fine participé à la diffusion du nouvel esprit du capitalisme à l’université ?

S’il est difficile d’apporter des réponses étayées à cette question épineuse, il est toutefois clair que ces dynamiques ont, dans une certaine mesure, renouvelé les modalités de production des savoirs par coconstruction avec divers acteurs. Au-delà de notre propre expérience, nous constatons qu’elles ont fait émerger de nouveaux défis communicationnels dans la pratique professionnelle des enseignants-chercheurs que nous allons à présent détailler. Nous montrons que ces conditions communicationnelles de la coopération sont complexes et qu’elles ne peuvent être réduites à une conception, dominante dans les modèles managériaux, centrée sur la transmission de messages ou la maîtrise du langage verbal, explicite et fonctionnel, entre individus supposés rationnels (Martin-Juchat, Lépine, 2015).

Enjeux communicationnels des recherches partenariales et/ou collaboratives : retours d’expériences

Anne Gillet et Diane-Gabrielle Tremblay dressent, dans un ouvrage collectif, un bilan des recherches partenariales en France, en Suisse et au Québec (2017). Elles pointent les difficultés à faire reconnaître ces approches, notamment en France. Le déploiement des labs contribuera-t-il à rendre visibles et donner une légitimité à ces types de recherches ? Selon ces chercheuses, il est sans doute un peu tôt pour le dire. Elles distinguent clairement la recherche-action et/ou recherche intervention – qui tend à produire des changements dus à l’action des chercheurs dans les milieux concernés – de la recherche collaborative qui vise à coproduire de nouvelles connaissances avec les acteurs non académiques.

Le propos de cet article est bien d’observer, avec ou sans lieux dédiés, s’il est possible – dans quelle mesure et selon quelles limites – de coproduire des connaissances avec des acteurs qui ne sont pas des professionnels de la recherche.

Au regard de nos expériences terrain, nous constatons que ces initiatives génèrent des connaissances qui s’apprécient en dehors des critères dits « scientifiques ». Spécialement dans le domaine des sciences participatives et/ou citoyennes, ces expériences mettent en évidence des acquisitions en termes de savoir-être et de compétences relationnelles (Tremblay et Rochman, 2017). Ces recherches font donc évoluer la pratique scientifique et peuvent être qualifiées, selon Rémi Barré (2017, p. 56), de « post-normales » dans la mesure où elles s’opèrent dans des domaines où les critères de falsifiabilité et de reproductibilité habituellement mis en œuvre dans la « science normale » sont inapplicables. Dans la continuité de la théorie dite « ancrée », l’immersion auprès les acteurs est privilégiée avec des allers-retours cycliques entre induction et hypothético-déduction (Glaser et Strauss, 1967).

Plus précisément, à partir de nos différentes coopérations nous observerons que ces manières de faire de la SHS mettent en valeur des conditions qui relèvent du paradigme de la communication. L’analyse de six recherches partenariales (cas numérotés de 1 à 6) dont trois recherches-actions impliquant des étudiants (cas n° 3, 5 et 6) nous ont permis d’identifier et caractériser les conditions suivantes de faisabilité de ce type de recherche :

  1. la compréhension des contraintes des acteurs de terrain qui permet d’éviter une posture de surplomb et des jugements préalables du chercheur ;

  2. les méthodologies participatives qui favorisent la construction des langages partagés ;

  3. la maïeutique spécifique qui affine la réflexivité quant aux pratiques des acteurs (chercheurs, praticiens, étudiants, citoyens, etc.) ;

  4. le travail émotionnel des acteurs qui sous-tend la coopération ;

  5. les réseaux et des communautés qui structurent les relations ;

  6. la remise en question de la posture pédagogique qui interroge le rôle dans la relation de l’enseignant chercheur.

À partir des six cas présentés infra, l’analyse de ces différentes facettes de la recherche collaborative permettra de modéliser les enjeux communicationnels de la coopération dans le cadre de recherches partenariales.

La recherche collaborative : une posture d’humilité des chercheurs face aux contraintes des acteurs sur le terrain

Suite à nos expériences de coproduction de connaissances avec des praticiens (professionnels de la communication et du design, directeur d’une scène nationale, soignants, artistes, etc.), l’enrichissement est réel par rapport à une dérive de jugements de valeur faute d’une connaissance de l’intérieur des terrains analysés. Les discussions et les échanges approfondis sur le long terme avec les acteurs (versus de simples entretiens ponctuels) font prendre conscience des difficultés et des spécificités de l’action des praticiens. Sans ce dialogue – qui n’est pas réductible à la traditionnelle « collecte de données empiriques » – la profondeur du sens donné à l’activité et la complexité des situations vécues dans chacun des contextes ne pourraient pas être perçues par le chercheur.

Ces initiatives favorisent la construction, avec les chercheurs, d’un regard réflexif plus structuré et distancié sur les pratiques de terrain. De plus, les chercheurs accèdent, par la coopération avec les praticiens à une connaissance empiriquement nourrie par la pratique et, conséquemment, théoriquement plus aboutie quant à la compréhension du rôle et des caractéristiques de la praxis. En d’autres termes, la coopération avec des acteurs permet d’éviter des banalités, des naïvetés, des simplicités ou simplifications par manque de connaissances du terrain. Deux exemples significatifs de notre expérience peuvent illustrer ce constat. Voici d’abord le cas d’une coopération impliquant la scène nationale de Meylan : l’Hexagone (cas n° 1).

Il y a quelques années à Grenoble, nous nous sommes immergées dans la programmation de la biennale Art-Sciences-Technologies de Grenoble (Martin-Juchat, 2012). Avant de nous engager dans cette coopération, nous avions une vision assez réductrice de la place que peut prendre une scène nationale à Grenoble dans un contexte de coopération avec des acteurs du CEA (Centre de recherche du Commissariat à l’énergie atomique) – un organisme de recherche de dimension internationale, incontournable en matière de hautes technologies. Le jugement assez rapide d’une instrumentalisation par le CEA d’une structure culturelle locale était facile. Nous avions également comme représentation le risque d’instrumentalisation des artistes, afin de rendre plus « désirables » les technologies du CEA. Cependant, ce type d’expérience a permis de déconstruire la conception classique portée par les approches critiques des industries culturelles en SIC qui ont tendance à réduire les rapports entre acteurs à des enjeux de pouvoir. Or, la coopération avec les acteurs de la programmation de cette biennale Art-Sciences nous a fait prendre conscience que ces coopérations ouvraient non seulement des possibilités réelles pour les artistes – par le renouvellement de leur pratique artistique grâce à de nouvelles technologies –, mais aussi qu’elles permettaient de rendre plus visibles des expériences artistiques dans l’espace public. En d’autres termes, cette coopération nous a permis d’étudier et de rendre dicible la complexité vécue par les acteurs du rapport entre arts, sciences et technologies qui n’aurait pas été mise à jour sans une démarche impliquée à leurs côtés.

Le deuxième cas (cas n° 2) choisi est le fruit d’une coopération avec une agence de communication et de design. À Lyon, nous avons travaillé avec l’agence à l’origine d’un type de stationnement novateur, aujourd’hui visité par de nombreux touristes, qui cherche à construire un regard réflexif sur cette expérience urbaine. Une posture surplombante de chercheur pouvait conduire au postulat que cette initiative, qui intègre de l’art dans les stationnements, pouvait se réduire à une opération politique de « marketing territorial ». Peut-on transformer les stationnements, des non-lieux par excellence, en espaces où il est possible d’avoir une authentique expérience esthétique ? La coopération avec cette agence a révélé toute la complexité d’un projet qui avait pour objectif de faire travailler ensemble différents types d’acteurs : architectes, artistes, designer, signaléticiens. La recherche a permis d’analyser, par une interaction réflexive permanente, les conditions communicationnelles favorables à la réussite de ce projet porté par une agence de communication ; et ce, malgré les enjeux de pouvoirs, les difficultés techniques, les rivalités entre les corps de métiers, les entreprises, les collectivités, etc. (Martin-Juchat et Marynower, 2008). Aujourd’hui, ces stationnements font partie du patrimoine artistique et culturel de Lyon.

Ces deux cas illustrent la pertinence des approches inductives qui permettent d’affiner ou reformuler les hypothèses de recherche grâce à une compréhension fine de la complexité des situations vécues par les acteurs.

Les méthodologies participatives : la question centrale du langage coconstruit et partagé

Les méthodes participatives et inclusives permettent de coproduire avec des usagers des méthodologies d’enquête et d’observation. Il nous paraît important de partir du vocabulaire des praticiens et non de celui des chercheurs. Dans une perspective socioconstructiviste, la définition des termes employés dans la recherche ne doit pas être imposée par les chercheurs mais coproduite avec des acteurs. Il s’agit d’éviter de projeter sur des pratiques un vocabulaire non adapté et des définitions conceptuelles ou catégories d’analyse qui ne font pas de sens pour les praticiens (Dumas, Martin-Juchat et Pierre, 2015, 2017).

Nous avons ainsi mené une étude visant à qualifier l’expérience émotionnelle vécue dans les usages du téléphone mobile par des étudiants et des cadres (cas n° 3). Afin de caractériser l’expression affective, avec l’aide des étudiants, nous avons dû faire un travail de qualification du vocabulaire des émotions. Au regard du manque de vocabulaire spontanément mobilisé par les étudiants pour qualifier les émotions ressenties au cours de l’usage de téléphones intelligents, nous avons choisi d’organiser des séances de groupes de dix volontaires. Ces focus groups ont permis de différencier certaines grandes notions permettant de mieux désigner les sensations, passions, émotions et sentiments. Les protocoles d’observation et les grilles d’entretien ont également été construits en commun. Nous avons donc conçu avec des utilisateurs les outils d’observation et fait le choix des termes employés ; tandis que dans les approches classiques, le vocabulaire et les questionnaires sont conçus en amont par le chercheur puis testés auprès de la cible d’enquête. Enfin, nous avons adopté un système d’observation entre pairs (étudiants-observateurs / étudiants-observés) afin de rompre la distance habituelle « observant-observé ».

Grâce à cette méthode participative de recherche, par exemple, nous avons permis une expression plus précise des usagers de téléphone intelligent sur ce qu’ils entendaient par « ennui » face à la sur-sollicitation numérique. Le sentiment d’ennui étant un terme générique pour exprimer différentes sensations et émotions : besoins de stimulations et d’excitations sensorielles, sentiment de solitude, vacuité existentielle, ennui cognitif, fatigue, etc. Cette pratique de recherche associant des étudiants-observateurs a aussi permis de suivre la journée d’un étudiant et d’appréhender, d’un autre point de vue, le déficit d’attention en cours. Ainsi, cette observation par les pairs, menée sur une vingtaine de sujets, a révélé que, sur quatre heures de cours en amphithéâtre, les étudiants mènent plusieurs types d’activités (réseaux sociaux, mails, jeux, etc.) tout en écoutant le cours.

Au-delà des constats de déploration, la recherche a permis d’expliciter et comprendre – autant pour les utilisateurs concernés et pour la communauté enseignante – en partant du vocabulaire des étudiants et de leurs représentations associées, certains ressorts affectifs et cognitifs de telles pratiques.

La maïeutique de la recherche partenariale : réflexivité et reconnaissance du travail invisible

Dès les années 70, René Barbier avait développé le concept de recherche-action en soulignant ce que ce type de démarche implique en termes d’engagement sensible du chercheur. Détracteur d’une posture classique qui viserait à transformer le social par la recherche, il souligne : « La recherche-action devient alors la méthodologie la plus appropriée à la théorie de l’Approche transversale et à l’écoute sensible en sciences humaines » (Barbier, s.d.). Il s’agit davantage d’une recherche-action qui « débouche sur une nouvelle posture et une nouvelle inscription du chercheur dans la société, par la reconnaissance d’une compétence à la recherche de praticiens du social » (Barbier, s.d.)

Accepter d’être immergé dans la complexité du social, avec une méthodologie désignée « écoute sensible » par René Barbier – soit en assumant au niveau méthodologique la coconstruction de protocoles de recherches –, vise à produire des connaissances avec le social et non plus sur le social. Sans nécessairement reprendre à notre compte le terme de recherche-action « existentielle » proposé par René Barbier (s.d.), nous retenons qu’il a été l’un des premiers à souligner que ce changement remet en question la posture désengagée, distanciée et objectivante du chercheur dans son rapport aux terrains de recherche.

Un partenariat de recherche initié en 2015 avec l’Institut de formation des cadres de santé (IFCS) du Centre Hospitalier Universitaire de Grenoble illustre les apports d’une posture « d’écoute sensible » (cas n° 4). Cette posture implique en premier lieu d’entendre la demande. L’IFCS a pour mission de former les futurs cadres de santé (CdS) qui doivent endosser la responsabilité opérationnelle des unités de soins. La plupart sont issus de la filière des soins infirmiers et sont appelés à adopter une posture de gestionnaire et à définir des missions d’encadrement. Dans le cas présenté, la demande des cadres formateurs n’était pas celle d’un apport de la science pour éclairer les pratiques ni celle d’une production de connaissances de portée générale. Elle s’exprimait d’abord à travers le constat d’un déficit de reconnaissance du personnel de la santé (Lépine et Parent, 2015), générateur d’une réelle souffrance au travail.

Pris dans des situations professionnelles critiques, confrontés à des difficultés de terrain dans le contexte de pénurie de moyens humains et financiers pour faire fonctionner l’hôpital, les cadres de santé se disent submergés par l’agir quotidien et la quête de solutions immédiates. Soumis à des systèmes de gestion qui heurtent les valeurs du soin pour lesquelles ils ont choisi de s’engager dans les métiers hospitaliers (Lépine, 2012), bon nombre d’entre eux évoquent une perte de sens au travail et une souffrance face au sentiment d’impuissance ressenti. Au-delà des contenus de formation et des référentiels de métiers et de compétences formalisés au cours de la décennie précédente, les cadres formateurs ont pris conscience de difficultés « existentielles » propres à cette transition d’une identité professionnelle à une autre (Dubar, 1991). Si les nombreux apports académiques et pratiques de la formation des CdS leur permettent d’appréhender la plupart des tâches d’organisation et de gestion, une zone d’ombre intuitivement perçue subsistait sur une part invisible du travail d’animation des équipes. Outre la faible reconnaissance des compétences communicationnelles, sociales et relationnelles des cadres (Lépine, 2013), est aussi largement ignorée la place des émotions et des affects pourtant omniprésents dans de très nombreuses situations professionnelles au sein des équipes, ou entre les équipes et les patients, les familles, les interlocuteurs de travail, etc.

Grâce à ce travail de coopération avec les cadres de l’IFCS, nous avons pu accompagner le développement de la réflexivité des cadres de santé concernant des situations où est mobilisé un travail invisible, qualifié dès 1983 de « travail émotionnel » par Arlie Russell Hochschild, sociologue des émotions (Hochschild, 2017).

La demande de nos partenaires était de mettre des mots sur le vécu émotionnel des CdS, et d’identifier avec eux la place et le rôle des émotions dans leur pratique professionnelle quotidienne, afin d’en caractériser l’importance dans leur capacité d’agir (Dujardin et Lépine, 2018). La méthode adoptée – focus groups, recueil de récits de situations, techniques de verbalisation appuyées sur des images choisies – a largement été influencée par cette demande de « mise en mots » formulée par les partenaires praticiens. Ces derniers ont d’ailleurs contribué non seulement à la conception de la recherche, mais aussi aux choix des catégories d’analyse et à l’interprétation des différents matériaux recueillis. La restitution des résultats auprès des CdS impliqués dans la recherche a permis à chacun de vérifier que le vécu et les propos étaient restitués sans distorsion. En développant avec les chercheurs leur propre réflexivité sur la nature de leur travail, les cadres hospitaliers ont mieux perçu et identifié la contribution considérable du « travail émotionnel » (Hochschild, 2017) habituellement invisible dans leur activité (Lépine, Martin-Juchat, 2018).

Si le travail émotionnel des travailleurs a bien été mis en évidence, peu de collègues ou de travaux se sont intéressés à cette dimension du travail des chercheurs, en particulier quand il s’agit de produire de la connaissance avec des communautés non académiques en s’impliquant à leur côté.

Ce programme partenarial appelait aussi une approche interdisciplinaire en raison de la complexité de la dimension affective et de la polysémie des vocables rendant compte des affects, émotions, sentiments (cf. cas n° 4). Les enseignantes-chercheuses à l’initiative du programme, lesquelles possèdent un ancrage disciplinaire en SIC, ont sollicité la contribution d’autres disciplines susceptibles d’apporter une lecture multidimensionnelle des affects au travail. À la réflexion ont été associés un philosophe, un psychosociologue du travail et une spécialiste des rapports entre technique et émotions en robotique-informatique. De même, le cadre formateur partenaire engagé dans une thèse en santé publique et en sciences de gestion a sollicité une psychologue du travail et un collègue cadre infirmier. La recherche collaborative a révélé des contraintes de temps, des difficultés de maintien d’une organisation et de perspectives communes, et toutes les parties prenantes ne sont pas allées au bout de l’aventure qui s’est déroulée sur plusieurs années.

Pour le propos de cette contribution, il nous importe de souligner l’important travail d’accommodation non seulement entre chercheurs issus de champs distincts, mais aussi entre « chercheurs professionnels » et « praticiens chercheurs » afin de trouver les formulations pertinentes, faisant sens pour chacun, sans imposer de cadre d’interprétation surplombant. Par conséquent, c’est un important travail relationnel et émotionnel qui a été mobilisé, tant par les chercheurs académiques que par l’ensemble des partenaires, afin de maintenir les conditions d’intercompréhension en dépit d’écarts culturels et organisationnels importants. Tandis que sont habituellement mises en avant les difficultés (réelles) dues aux écarts doctrinaires ou aux désaccords disciplinaires, nous voulons souligner ici d’autres dimensions sinon conflictuelles du moins exigeantes en termes de gestion émotionnelle. Notamment : celles liées aux affinités interpersonnelles préexistantes ou qui se sont développées ; celles concernant la perception des contraintes de temps ; ou encore, celles liées aux enjeux de valorisation et de reconnaissance des travaux communs dans des sphères différentes.

Des publications dans des revues reconnues et coécrites par les chercheurs professionnels et praticiens ont montré l’intérêt de ce travail partenarial (Dujardin et Lépine, 2018 ; Martin-Juchat, Lépine et Aznar, 2018). D’une part, ces publications résultant d’un travail commun de construction des données, d’interprétation et d’analyse, ces réflexions ont été plus naturellement mobilisées par les cadres formateurs et donc plus facilement partageables avec les CdS, que si ces travaux avaient été produits dans et par la seule sphère académique. En effet, d’autres rencontres et réflexions nourries par les résultats de la recherche se sont poursuivies entre les praticiens dans le cadre de l’IFCS. D’autre part, si les connaissances produites demandent à être consolidées par d’autres recherches, ces travaux ont aussi fait progresser la communauté académique. Ils ont en particulier permis de faire avancer les discussions scientifiques sur la place sociale des émotions et sur leur nature fondamentalement communicationnelle dans une communauté qui ne leur accordait qu’un intérêt limité jusqu’à très récemment (Martin-Juchat, Lépine et Ménissier, 2018).

Des réseaux et des communautés, conditions d’émergence de coopérations renforcées

Le programme de recherche collaborative sur le travail émotionnel invisible de la gestion a été complété par d’autres interventions une fois la confiance mutuelle établie. Elles ont pris la forme d’ateliers de sensibilisation des CdS aux communications non verbales, au leadership, et à la part d’improvisation et de créativité liées aux interactions humaines au travail (cas n° 5 : Martin-Juchat et Lépine, 2015 ; Ménissier, Martin-Juchat et Lépine, 2017). Les objectifs des ateliers, définis avec les formateurs, étaient de faire expérimenter aux futurs CdS des situations de déséquilibre et d’incertitude propres aux situations de gestion en environnement complexe. La démarche s’est appuyée d’une part sur un jeu sérieux et, d’autre part, sur des techniques de créativité afin de mobiliser des compétences comportementales peu présentes dans le référentiel de formation des cadres. Ces techniques d’animation-formation ludiques et créatives ont pu être développées et partagées grâce à un contexte institutionnel qui a progressivement favorisé leur légitimité.

Un appel à projets « Initiative d’excellence en formation innovante » remporté en 2011 par le consortium Promising[2], a apporté des moyens humains, matériels et financiers conséquents pour développer des approches pédagogiques intégrant la créativité et favorisant l’innovation. Le succès des actions portées au sein de ce programme auprès de la communauté des enseignants-chercheurs, des étudiants et des partenaires socio-économiques associés, a significativement contribué à la reconnaissance institutionnelle de méthodes d’enseignements alternatives en offrant un cadre d’action identifiable, puis des lieux et salles spécifiquement équipées pour le travail collaboratif et la créativité. En quelque sorte « cheval de Troie » de l’expérimentation en créativité et innovation, ce programme a permis (parmi d’autres) à de nouvelles initiatives de s’agréger et d’être assumées par les enseignants-chercheurs. La « communauté Promising » a permis de réunir autour d’intérêts convergents (sinon communs) des acteurs initialement dispersés. La légitimité, due à l’obtention d’un financement national de grande envergure, a favorisé l’essaimage des approches expérimentales orientées vers l’innovation dans d’autres espaces académiques.

En fait, de nombreuses initiatives préexistaient à ce programme, parfois développées à la marge d’activités plus traditionnelles. Des tentatives plus anciennes avaient échoué à se concrétiser. Citons l’exemple de la Maison de la Création de l’Innovation, projet démarré en 2008 qui n’a convaincu les financeurs qu’en 2015. Cela non seulement parce que le contexte institutionnel était devenu favorable, mais aussi parce que des coopérations et des réseaux étaient déjà préalablement constitués.

Dans un contexte national et international où s’est généralisée la dynamique des open labs, de nouveaux lieux adaptés à des pédagogies renouvelées ont été aménagés dans les composantes universitaires ; des budgets ont été libérés pour l’acquisition de matériels pédagogiques spécifiques ; des réseaux réunissant enseignants-chercheurs et professionnels, qui peinaient quelques années auparavant à trouver des lieux et des occasions de rencontre, ont pu trouver un meilleur écho.

Les limites et les défis de la posture pédagogique de l’enseignant-chercheur

Au fil des années, nous avons pu constater le caractère déroutant de certaines modalités d’intervention proposées, parce qu’elles ne correspondaient pas à l’idée que les publics se faisaient de la posture d’enseignant-chercheur. Dans des contextes formatifs (avec des professionnels) ou pédagogiques (avec des étudiants), nous avons perçu certaines attentes appelant à respecter un rôle inscrit dans la tradition académique. Lors de certains ateliers, nous avons dû progressivement ajuster nos modalités d’intervention et réinstaurer des séquences d’enseignement de type magistral où nous reprenions le rôle attendu de l’enseignant délivrant des connaissances attestées par le statut d’universitaire. Des ateliers mobilisant des exercices de mises en mouvement et d’improvisation, dont l’objectif était d’expérimenter de manière corporelle (sensible) des façons différentes de construire de la collaboration et du faire ensemble, se sont parfois avérés trop déstabilisants.

Un exemple est fourni par le cas (n° 6) d’un module d’initiation à la créativité et au travail collaboratif, dispensé à des étudiants de trois filières de formation (Information-communication, Carrières sociales, Management). Les techniques dites de divergence (telles que l’utilisation d’images abstraites, ou les associations libres en état d’attention flottante), qui permettent de s’éloigner de la problématique de départ afin de créer des opportunités d’associations d’idées originales, s’avèrent parfois anxiogènes pour un public de jeunes étudiants habitués aux cours traditionnels et en attente de repères auxquels adosser leurs apprentissages. L’acquisition de certaines compétences créatives (dont celle de tolérance à l’incertitude) n’est apparue possible qu’à la condition d’un accompagnement sécurisant qui implique une posture de l’enseignant rassurante et scientifiquement fondée, et que les exercices proposés sortent du cadre de l’enseignement magistral habituel (Lépine, Caron-Fasan, Portrat, Egorova-Legon et Giraudin, 2018).

Notre expérience a montré la nécessité de prendre en compte les attentes et les représentations des publics afin d’ajuster nos méthodes, en cherchant les termes justes et les modalités compréhensibles et les plus favorables aux apprentissages. Nous avons dû expliciter davantage les justifications de la démarche constructiviste en tant que chercheur et notre praxis de formateur ainsi que notre posture d’enseignant-chercheur. Ce faisant, nous avons développé – en dépassant certaines périodes de découragement – nos propres compétences émotionnelles, relationnelles et pédagogiques. Ces expériences ont modifié notre pratique dans le cadre de dispositifs spécifiques, mais plus profondément, elles ont réorienté notre propre vision du métier d’enseignant-chercheur.

Conclusion et perspectives

Dans le cadre de cet article, notre ambition a été d’interroger l’intérêt du développement récent des open labs en nous appuyant sur des terrains représentatifs de plus de 15 ans d’expériences partenariales et collaboratives, qui disposent désormais de lieux à l’université qui les légitiment. Ont-elles produit des avancées scientifiques liées à des pratiques renouvelées de production des connaissances ? Nous avons insisté sur le fait que ces initiatives ont produit des connaissances qui révèlent la complexité de la posture de l’enseignant-chercheur impliqué dans des recherches partenariales. Nous avons montré que ces types de recherches permettent l’appropriation par les praticiens d’un travail réflexif commun d’une part et, d’autre part, que des adaptations et réajustements progressifs des modalités de l’intervention enrichissent les méthodes de recherche et affectent aussi la posture des enseignants-chercheurs.

Ce retour d’expériences a mis en lumière les conditions communicationnelles de la coopération qu’il est pertinent de modéliser. Ces conditions interrogent la posture de l’enseignant-chercheur dans la relation d’échanges avec des acteurs, à savoir : la qualité de l’intercompréhension, le niveau de construction d’un langage commun et l’émergence d’une communauté d’échanges et de pratiques – socle de la coopération, le travail émotionnel des partenaires et la réflexivité partagée. Ces conditions sont nécessaires, mais non suffisantes à la coproduction de connaissances et de méthodes.

Nous pouvons synthétiser le processus d’interactions et de transformation de la posture, observée à partir de nos expériences de terrain, dans la figure suivante (figure 1) :

Figure 1

La recherche partenariale : un processus itératif de transformation de la posture de l’enseignant-chercheur

La recherche partenariale : un processus itératif de transformation de la posture de l’enseignant-chercheur

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Ce schéma illustre les enjeux communicationnels qui affectent la posture des acteurs engagés dans les recherches partenariales, dont celle de l’enseignant-chercheur. Il ne doit pas être interprété dans le sens d’une lecture linéaire du processus. En effet, chaque expérience est différente et le point de départ d’une collaboration peut s’appuyer sur l’une ou l’autre des conditions communicationnelles. Les différentes collaborations constituent autant d’occasions d’éprouver ces conditions d’interactions propices à l’appropriation des modalités et des résultats de la recherche. Ces conditions ne sont pas toujours toutes réunies, elles sont souvent incomplètes ou atteintes à des degrés divers ; mais elles transforment progressivement et de façon plus récursive que linéaire les manières de faire de la recherche.

Par là même, elles conduisent à changer (en partie au moins) le regard des acteurs socio-économiques, des partenaires institutionnels, parfois des étudiants, mais aussi de nos pairs sur le métier d’enseignant-chercheur. Nous avançons que la mise en visibilité de ces types de recherches dans le contexte des opens labs participe à une évolution de l’identité professionnelle « attribuée » aux enseignants-chercheurs (Dubar, 1991). Ces manières de faire de la science par la coopération et la communication avec des acteurs terrain transforment aussi l’identité « pour soi » (Dubar, 1991) de l’enseignant-chercheur, modifiant ses présupposés, la perception de son métier, de la science, de la connaissance, de son utilité sociale. Selon Philippe Lyet, ces recherches collaboratives remettent en cause « la conception habituelle du savoir » dans notre civilisation et « c’est toute l’institution du savoir que cette perspective interroge » (2017, p. 270).

Concernant la question de la place et du rôle de l’université, ces initiatives s’inscrivent clairement dans une dynamique de transformation de l’université, soit des manières de faire de la recherche et de concevoir la formation, en intégrant le mode « projet ». Nous retrouvons ici les caractéristiques du renouvellement de l’esprit du capitalisme déployé au sein du secteur public avec ses limites. Au regard de nos expériences terrain, la coproduction de méthodes et de connaissances ne peut se faire que dans des contextes de coopération renforcée. Le processus en apparence linéaire devrait être plusieurs fois réitéré afin de générer de nouvelles connaissances et méthodes. Le mode de financement de la recherche par appels à projets successifs ne permet pas en SHS la pérennisation des moyens et des relations avec les partenaires, il n’est pas propice à la consolidation des résultats des recherches partenariales.

La question est alors de savoir si la dynamique des open labs va favoriser l’institutionnalisation de telles pratiques de recherche en renforçant des communautés. « Des lieux, des moments et des hommes » (pour reprendre la célèbre formule d’Erving Goffman) permettront-ils de légitimer durablement les recherches partenariales ? Notre expérience à l’université Grenoble Alpes de gestion du projet « maison de la création et de l’innovation », un open lab de 700 m2, nous permet d’avancer que c’est un début[3] mais pas encore un aboutissement. Les prochaines années permettront d’observer l’évolution de ces tendances qui relèvent davantage d’un changement de la posture de l’enseignant-chercheur que de la réalisation d’une promesse émancipatoire.

Enfin, et d’une certaine façon, les open labs n’ont fait que concrétiser dans des espaces reconnus dotés de moyens supplémentaires, des activités et des initiatives partenariales qui existaient sous d’autres formes parfois depuis de nombreuses années. Nous identifions au final deux principaux risques. Le premier risque est que les ressources matérielles, humaines et organisationnelles ne soient pas garanties dans le long terme. Or, en France la plupart des appels à projets ne financent pas des ressources humaines stabilisées. Le second risque est lié aux enjeux parfois plus politiques que scientifiques : les open labs sont en effet exposés aux risques d’instrumentalisation ou de querelles de communautés. Aussi, ne doutons pas qu’une partie des expérimentations, en particulier en sciences sociales se poursuive à bas bruit, dans des formes émergentes volontairement à l’écart de l’engouement actuel pour ces opens labs.