Corps de l’article

1. L’entrée en enseignement professionnel

L’entrée dans la profession enseignante en formation professionnelle est parsemée de défis, certains communs à tous les nouveaux enseignants, d’autres tout à fait particuliers (Boldrini, Sappa et Adrea, 2018). Ainsi, les étapes habituelles d’insertion en emploi sont franchies par les nouveaux enseignants, mais il s’y ajoute le fait que, lors de l’embauche, une large majorité des novices ne disposent encore d’aucune formation en pédagogie (Descheneaux, Monette et Tardif, 2012; Grosmann, 2011). En effet, c’est pour la qualité de leur parcours professionnel dans un métier qu’ils sont recrutés par les centres de formation professionnelle. Femmes et hommes experts dans leur métier (mécanique, soins esthétiques, fleuristerie, etc.), ils sont appelés à former la prochaine génération de travailleurs, conformément aux prescriptions ministérielles.

Cette entrée en fonction sans préparation est souvent brutale et déstabilisante (Balleux, 2007), mais les bouleversements ne se limitent pas au plein exercice d’un métier, sans préparation en amont. En effet, une fois en poste, généralement après quelques semaines ou quelques mois, les enseignants sont admis à l’université dans un programme de baccalauréat en enseignement professionnel (BEP). Ce programme est suivi à temps partiel compte tenu du fait que les enseignants sont en exercice, et il peut s’étendre sur une durée allant jusqu’à 10 ans. Au cours de cette formation obligatoire de 120 crédits menant à l’obtention du brevet d’enseignement, douze compétences prescrites par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur sont développées (MEQ, 2001).

Ainsi, chaque individu est engagé dans un maelström de changements de repères, de cadres de références, de cultures et, conséquemment, de changements identitaires (Balleux, 2007; Balleux, 2011; Deschenaux, Roussel et Alexandre, 2013). Les effets collatéraux sur la vie personnelle sont élevés : c’est la vie complète de chaque individu qui est remodelée en peu de temps (Gagnon et Beaucher, 2016). Parmi les aspects particulièrement touchés, le rapport au savoir de ces personnes apparaît comme une caisse de résonnance où se croisent et se percutent leur perception de l’apprentissage, leur apprentissage et celui de leurs élèves, ainsi que la perception de ce qu’il y a à apprendre et à connaître pour évoluer dans leurs mondes professionnels, soit le nouveau et l’ancien.

Ce texte propose donc une analyse du rapport au savoir d’enseignants de formation professionnelle québécois en transition entre le métier et l’enseignement. Il mettra plus clairement l’accent sur la dimension identitaire, le rapport à soi, des personnes engagées dans cette transition, sans exclure le rapport au monde (dimension épistémique) et le rapport aux autres (dimension sociale). Il a comme visée de soulever certains enjeux éthiques observés dans cette transition telle que vécue par un certain nombre d’étudiants, sachant toutefois qu’on s’éloigne en contrepartie du détail et des nuances relatives à chaque situation individuelle.

2. Le rapport au savoir

Le rapport au savoir tel que développé dans une approche sociologique par Charlot, Bautier et Rochex (1992), puis Charlot (1997) est un rapport à l’apprendre, dans un sens englobant et non limité à un ou des savoirs disciplinaires précis. Cette relation est contextualisée dans l’espace et dans le temps, d’une part, et s’appuie fortement sur l’histoire du sujet, d’autre part (Charlot, 1997), tout particulièrement sur ses premières expériences scolaires (Beaucher, 2014), lesquelles teintent la façon dont le rapport au savoir se structurera. Il s’agit donc d’un processus dynamique (Mornata, 2015) qui mobilise un rapport à soi, aux autres et au monde, correspondant aux dimensions identitaire, épistémologique et sociale (Charlot, 1997) du rapport au savoir.

Le rapport au savoir est en outre une relation de sens et une relation de valeur. Ainsi, l’individu « valorise ou dévalorise les savoirs en fonction du sens qu’il leur confère » (Bautier et Rochex, 1998, p. 34) et donc se mobilise, ou pas, en vue de leur apprentissage. Ainsi, pour reprendre les termes de Jellab (2001), il s’agit d’un rapport subjectif à des contenus objectifs et plus largement à des pratiques qui le mettent en forme. Ces pratiques soulèvent à nouveau toute la question du contexte dans lequel se bâtit le rapport au savoir de chaque personne, mettant en scène des personnes et des lieux, mais également des émotions (Espinosa, Dejaiffe et Perez, 2019) ressenties lors du contact avec l’apprendre. Cet apprendre relaie certes des attentes et des impératifs scolaires et sociaux, mais c’est surtout dans des relations de proximité avec les personnes signifiantes et dans l’histoire des individus qu’il prend forme (Beaucher, 2014). Ainsi, cette relation émotive, intime et subjective qu’un être social entretient avec l’apprentissage, avec le savoir (Beaucher, Beaucher, Moreau, 2013), tisse un lien indissociable entre l’individu et la société (Charlot, 1997).

Le rapport au savoir est ainsi le point de jonction vers lequel converge un ensemble de dimensions relatives à l’apprendre. Il traduit la dynamique entre ces dimensions et rend compte du sens que l’apprenant y attribue. Afin d’opérationnaliser le rapport au savoir dans la recherche Transition dont traite cet écrit, six dimensions ont été retenues : 1) l’identification des savoirs; 2) l’utilité, l’importance et le plaisir tirés de l’apprentissage des savoirs ou leurs contraires; 3) les aspects contextuels, dont les lieux où des apprentissages ont été faits, les personnes impliquées, les situations où l’apprentissage est facilité; 4) la signification d’apprendre pour les sujets; 5) la perception de soi comme apprenant; 6) l’évolution de sa relation avec l’apprendre dans le temps. Ces dimensions ont été identifiées à la suite de recherches précédentes sur le rapport au savoir (Beaucher, 2010; Beaucher, 2004), lesquelles se basent principalement sur les travaux de Charlot, Bautier et Rochex (1992) et les écrits qui en découlent.

3. Méthodologie

Trente et un enseignants de formation professionnelle ont participé à la recherche Transition (Balleux, Beaucher, Gagnon et Saussez, 2009-2013), dont une part des résultats soutient la réflexion de ce texte. Il s’agit d’une recherche de nature qualitative où la transition entre le métier et l’enseignement a été abordée sous trois angles conceptuels : les conceptions de l’enseignement, le rapport au savoir et la dynamique identitaire. Un volet concernant leur accompagnement lors de cette transition a également été développé. La recherche avait pour visée de mieux comprendre l’expérience des enseignants engagés dans cette période tumultueuse de leur vie professionnelle qu’est la transition entre le métier et l’enseignement.

L’échantillon était composé de trois sous-groupes : le groupe des enseignants juniors, ayant moins de deux ans d’expérience en enseignement (9), le groupe des intermédiaires, ayant de deux à trois ans d’expérience (12) et le groupe des séniors, ayant plus de cinq ans d’expérience (12). Le nombre de femmes et d’hommes ainsi que la distribution selon les secteurs de formation respectent dans ses grandes lignes celles de la population des enseignants de formation professionnelle au Québec.

Les répondants ont participé à trois vagues de collecte de données, une pour chacun des concepts. Dans le cas du rapport au savoir dont traite cet article, des bilans de savoir adaptés de Charlot, Bautier et Rochex (1992) et Beaucher (2004; 2010) ont d’abord été remplis par les 31 participants. Puis, les chercheurs et chercheuses ont réalisé des entrevues semi-dirigées visant à préciser et approfondir certaines réponses fournies dans le bilan de savoir. Les six dimensions énumérées dans la section précédente de cet article ont ainsi été documentées. L’analyse de contenu (L’Écuyer, 1987) a permis d’établir le portrait du rapport au savoir des participants. Des données détaillées ont été présentées dans d’autres publications et ne seront pas systématiquement reprises ici (Beaucher, 2014; Beaucher et Cabana, 2017, Beaucher, 2019), l’objectif étant plutôt cette fois de nous attarder aux enjeux éthiques soulevés à l’analyse des données.

4. Résultats

4.1 Environnements et pôles identitaires

Comme nous l’avons présenté dans le cadre conceptuel, le rapport au savoir des enseignants de formation professionnelle au Québec se développe au fil des ans à partir de la scolarité initiale, puis il évolue en cours de vie professionnelle alors qu’il est modulé par les expériences de vie et de formation (Beaucher, 2014). L’entrée en enseignement et l’admission des enseignants à l’université contribuent également à l’évolution de ce rapport, chacun de ces contextes étant riche en apprentissages et représentant une source d’ajustements du rapport au savoir.

Une analyse des données tirées des bilans de savoirs et des entrevues réalisées dans le cadre de la recherche Transition met en évidence à la fois une période trouble où s’amollissent les certitudes et les points de repère des individus (Gagnon et Beaucher, 2016), mais également où la dimension identitaire devient particulièrement éclatée. Afin d’illustrer cette situation, le schéma suivant souligne cette multiplicité des postures identitaires endossées simultanément par les enseignants en transition et susceptibles de bousculer le rapport au savoir.

Figure 1

Postures identitaires d’enseignants de formation professionnelle

Postures identitaires d’enseignants de formation professionnelle

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La figure précédente dresse dans la première colonne les environnements (en lien avec le rapport au monde du rapport au savoir) et dans la seconde colonne, les pôles identitaires (en lien avec le rapport à soi du rapport au savoir) relevés dans l’expérience des 31 participants à la recherche Transition. Les aspects factuels placés sous chaque environnement mettent en contexte le cadre dans lequel les participants évoluent. Sous les pôles identitaires sont énumérées les grandes lignes des aspects relevés dans les données susceptibles de mettre en jeu des questions éthiques particulières.

Des nuances doivent bien entendu être apportées à ces données afin de ne pas laisser entendre que tout est systématiquement difficile pour tous les enseignants en transition. Ceux qui persévèrent en enseignement trouvent suffisamment de satisfaction dans leur nouvel emploi pour en surmonter les défis. Dans le même sens, en analysant le rapport au savoir des participants, on voit bien que certaines personnes ont eu un parcours scolaire linéaire, agréable, marqué d’expériences et de relations positives, que la transition se passe relativement bien et que l’intégration à l’université est une source de satisfaction. Toutefois, tous se trouvent, à un moment ou à un autre, en situation de bouleversement personnel et professionnel à cause de la transition, de l’insertion en enseignement et de l’intégration à l’université. Dans ce texte soulevant des questions éthiques liées au rapport au savoir, ce sont ces moments, plus ou moins durables et plus ou moins durement expérimentés, qui attirent l’attention.

Ainsi, la première colonne de la figure 1 met en évidence les deux environnements qui constituent les référents initiaux des enseignants de formation professionnelle : le marché du travail où a été exercé le métier et les lieux de scolarisation initiale (typiquement le primaire et le secondaire). En transition, lorsque l’enseignant novice prend contact avec deux nouveaux environnements, soit le centre de formation professionnelle et l’université, il s’appuie fortement sur ses référents initiaux, piliers solides, sécurisants et familiers. C’est son rapport à des mondes anciens qui lui permet de franchir le pont instable qui l’amène à deux nouveaux mondes. Cela dit, la façon dont l’individu aborde ces nouveaux environnements repose fortement sur les expériences personnelles de scolarisation initiale et continue et du degré de familiarité qu’ont les recrues avec ces milieux, par exemple par la présence dans l’entourage familial d’enseignants ou d’étudiants universitaires.

L’accès à ces nouveaux milieux que sont le centre de formation professionnelle et l’université a des répercussions sur les quatre pôles identitaires[2] soulevés dans la deuxième colonne de la figure : expert de métier, ancien élève, enseignant de formation professionnelle et étudiant universitaire. L’expert de métier, confiant et compétent, redevient un novice dans un nouveau domaine. Dans la même veine, alors qu’il était à l’aise avec la culture de son métier, son langage et ses codes, il endosse simultanément deux rôles dont les cultures distinctes, et même opposées sur certains points (la nature des savoirs valorisés, notamment), lui sont occultes.

4.2 Entrelacs identitaires

Les données présentées brièvement dans la section précédente font émerger des questions éthiques que nous souhaitons maintenant approfondir. L’analyse proposée est élaborée en croisant les pôles identitaires et en plaçant sous la loupe les enjeux soulevés.

4.2.1 Enseignant et ancien élève

Les expériences que le nouvel enseignant a vécues alors qui était lui-même élève oriente ses pratiques d’enseignement et sa façon d’interagir avec ses élèves. La trame de cet entrelacs se dessine de deux façons mettant à jour des enjeux concernant la dimension épistémique et la dimension identitaire du rapport au savoir.

De façon typique, le novice a tendance à enseigner de la façon qu’on lui a enseigné (Tardif et Lessard, 1999). Plus précisément, au plan épistémique, le nouvel enseignant tend à privilégier certaines formules pédagogiques, certains modes d’organisation de sa classe qui ont facilité son propre apprentissage lorsqu’il était à l’école, parfois aussi tôt qu’au primaire. Ce faisant, il rejette également d’autres types d’actions sur la base d’une aversion personnelle, fréquemment liée à une expérience désagréable vécue dans sa scolarité initiale. Les postures sont passablement rigides au regard de ce qui est « bien » et de ce qui ne l’est pas pour un enseignant comptant soutenir l’apprentissage de ses élèves.

Moi, quand j’ai fait mon cours, c’est des profs qui ont fait des erreurs, qui ont manqué d’éthique [qui m’ont marqué]. Maintenant, puisque c’est moi qui corrige les examens, je m’arrange pour que la matière ait été couverte à l’examen. Ça m’est arrivé. J’ai déjà eu un enseignant quand j’ai fait mon cours en technique d’usinage, on ne voyait pas toute la matière et quand on arrivait à l’examen et que je lui disais qu’on n’avait pas vu cette matière, il disait non, on l’a vu. Mais quand c’était le deuxième qui allait lui dire qu’on n’avait pas vu cette matière, il donnait les points à tout le monde. Mais […] il donnait la réponse une fois que j’étais sorti de la classe. Moi je l’avais mal parce qu’on l’avait jamais vu, mais les autres élèves l’avaient bon. Je m’étais juré que jamais je ferais ça à mes élèves. La justice, c’est très important pour moi, il y en a tellement, d’injustice.

Usinage, intermédiaire

Ainsi, fort de son expérience personnelle, l’enseignant estime savoir ce qui permet d’apprendre et ce qui nuit à l’apprentissage. Cette posture lui fournit un répertoire de pratiques avec lesquelles il se sent en confiance et forme une zone de confort utile dans la période déstabilisante de la transition. Toutefois, elle prive l’enseignant d’un large éventail d’autres approches qui pourraient être plus appropriées à son contexte d’intervention et à ses élèves. Il s’initiera certes à l’analyse réflexive à l’université, mais le rejet initial de certaines approches peut également le mener à développer des habitudes d’enseignement desquelles il aura ensuite de la difficulté à se défaire. L’ouverture des horizons, après que ses approches favorisées lui aient permis de « survivre » à une période exigeante, demande de sortir d’une autre zone sécuritaire, et la démarche n’est pas simple pour tous.

D’autre part, ce que l’élève a été entre en résonnance de différentes façons avec l’enseignant qu’il est en train de devenir. Trois cas de figure se rencontrent et peuvent être résumés ainsi : 1) je suis ce que je ne savais pas être; 2) je suis enfin ce que je devais être; 3) je suis ce que je rejetais.

Dans le premier cas, résumé sous l’énoncé je suis ce que je ne savais pas être, l’individu prend progressivement conscience de sa capacité à enseigner et à s’y trouver à l’aise. Cette forme de révélation l’amène à voir sous un autre angle le rôle et les qualités des enseignants. Il endosse sa nouvelle identité avec une satisfaction qui l’étonne et qui le pousse à revisiter son parcours d’élève sous un angle différent lorsqu’il a été difficile.

Dans le deuxième cas, je suis enfin ce que je devais être, l’enseignant parle souvent d’un rêve initial brisé. Pour différentes raisons, fréquemment liées à des difficultés dans la scolarité initiale ou à certaines contingences familiales, l’envie de devenir enseignant a dû être abandonnée au profit d’un autre choix de métier. Ce retour à l’aspiration fondamentale de l’élève prend par conséquent une tournure réjouissante. Dans ce cas de figure, les enseignants ont généralement été admirés, et le fait d’en devenir un est source de fierté et de satisfaction.

Dans le dernier cas, je suis ce que je rejetais, l’élève a cheminé en tension avec l’institution scolaire et ses représentants les plus évidents, les enseignants. En difficulté de comportement, en trouble d’apprentissage ou en manque d’intérêt pour l’école, l’élève a vécu à la dure sa scolarité obligatoire. Et le voilà qui occupe désormais ce rôle d’enseignant. Vivant alors ce que nous pourrions considérer comme une dissonance identitaire, le nouvel enseignant recourt à différentes formes de justifications pour réduire le désagréable écart entre ce qu’il est et ce qu’il a rejeté. Il souligne parfois qu’il n’est pas un enseignant « normal » ou « ordinaire ». Ou alors, il souligne qu’il est là pour « faire mieux » que les autres enseignants, pour aider à former correctement les futurs travailleurs. Certains, enfin, estiment que les enseignants de FP, ne sont pas des enseignants « comme les autres », s’excluant du coup de la collectivité des enseignants du primaire ou du secondaire, qui, elle, demeure rejetée. De façon générale, ils conservent plus ou moins implicitement une distance avec le corps enseignant et vont dans certains cas jusqu’à prendre soin de rappeler à leurs élèves l’existence de cet écart.

4.2.2 Expert de métier et étudiant universitaire

Les bilans de savoir remplis par les participants débutent par un tableau où ils listent ce qu’ils estiment avoir appris depuis qu’ils sont petits[3]. Les savoirs recueillis, une fois catégorisés, font apparaître une grande valorisation des savoirs techniques, utiles rapidement et d’application concrète. Plus loin dans le bilan de savoir, puis en entrevue, des enseignants opposent à nouveau savoirs techniques et savoirs savants acquis à l’université. Certains désignent les contenus universitaires comme étant inutiles, inintéressants ou éloignés des besoins réels des enseignants, que certains participants nomment « pelletage de nuages ».

Cependant, pour ces enseignants, la situation se complique lorsqu’ils s’aperçoivent que les connaissances du métier ne suffisent pas à son enseignement. Les savoirs techniques valorisés leur sont certes d’une utilité indéniable, mais ils comprennent après quelque temps que les savoirs universitaires, la pédagogie en particulier, sont nécessaires à leur « survie » en enseignement (Deschenaux et Roussel, 2010). C’est toute la dimension épistémique du rapport au savoir qui tremble en son socle alors que cette idée prend forme chez ces étudiants. Forcés d’accorder une valeur à ces savoirs, certains résistent longuement et persistent à accorder la préséance aux savoirs techniques et à discréditer les savoirs savants pendant que d’autres y plongent avec bonheur, saisissant la planche de salut qui leur est tendue pour comprendre le métier d’enseignant.

Chez certaines personnes, principalement des enseignants séniors dans notre échantillon, la dévalorisation des savoirs savants et théoriques est ouvertement affichée, notamment devant les élèves. Ceci pose des problèmes éthiques significatifs lorsque les enseignants, par exemple, dévient du programme d’études enseigné, dénigrent les travaux universitaires qui doivent être réalisés dans leur classe ou médisent des intervenants universitaires qui les accompagnent. Cette attitude, fort éloignée de l’éthique attendue d’un professionnel de l’enseignement (compétence 12 du référentiel ministériel, MEQ, 2001), laisse à voir une personne déstabilisée par un contexte où l’identité de l’enseignant persiste à être ignorée ou à s’effacer derrière celle de l’homme ou la femme de métier.

4.2.3 Expert de métier et enseignant

Compétents, assurés et reconnus dans leur domaine pour leur expertise, les nouveaux enseignants déchoient au seuil de novice une fois en classe. Ce déclassement est mal vécu par certaines personnes, notamment par celles qui avaient la perception qu’être compétentes dans leur métier suffisait pour être capable de l’enseigner. Trois éléments particuliers sont à soulever au regard de cet entrelacs : les attentes concernant le partage de la passion pour le métier, l’insuffisance de la compétence de métier, puis les constats sur l’étendue des rôles à jouer.

En premier lieu, les personnes qui font le saut vers l’enseignement sont souvent des personnes passionnées qui formulent des attentes élevées envers leurs élèves. L’une des raisons qui les motivent à se réorienter vers l’enseignement est de vouloir contribuer à la formation de la relève (Deschenaux et Roussel, 2010). Elles croient qu’elles s’adresseront à des élèves aussi passionnés et fascinés par leur futur métier qu’elles-mêmes le sont.

J’pensais [que] les élèves étaient toutes motivées pis que tout était beau pis qu’ils seraient attentifs en classe pis (rires). J’me suis aperçue que c’était pas ça vraiment, là. Y’en a qu’il faut vraiment les motiver pis, y’en a qui sont pas là pour les bonnes raisons non plus là.

Santé, junior

La passion partagée n’est pas aussi significativement au rendez-vous qu’ils l’avaient imaginé, mais une fois devant la classe, certains enseignants sont confrontés à une deuxième source de désillusion : enseigner le métier exige davantage que des compétences techniques, aussi solides soient-elles. Leur expertise est requise, certes, mais ils constatent qu’il est nécessaire de détenir des compétences en pédagogie et en gestion de classe, qu’ils ne possèdent pas. Ce déficit de compétences complique la transmission des compétences techniques pourtant bien maîtrisées :

C’est surtout ça, la passion [que je veux transmettre]. C’est sûr que là, ça fait pas un an que j’enseigne, puis je pense pas que je transmets ça en ce moment (rire) parce que j’apprends beaucoup moi-même! Puis, j’suis peut-être plus technique qu’autre chose.

Secrétariat comptabilité, junior

Enfin, s’ajoute à ces premiers constats le fait que les enseignants apprennent rapidement que leurs tâches s’étendent au-delà de la stricte transmission du métier. Les enseignants s’aperçoivent avec stupéfaction qu’il est attendu d’eux qu’ils soient ce que Tardif et Borgès (2012) désignent sous le terme de « caméléon professionnel » et qu’ils doivent « jouer d’autres rôles professionnels et apprendre à négocier avec d’autres agents » (p. 12).

Ces trois aspects mis à jour dans l’entrelacs mêlant expert de métier et enseignant (les attentes au regard du partage de la passion pour le métier, l’insuffisance de la compétence de métier, puis les constats sur l’étendue des rôles à jouer) provoquent quelques réflexions d’ordre éthique. D’abord, ce que certains enseignants perçoivent dans le regard des élèves, l’image d’un novice, voire d’un incompétent, peut miner leur confiance et leur sentiment de compétence. Dans le cas où des enseignants fragilisés se trouvent confrontés à des groupes plus difficiles, des élèves peuvent même s’acharner à les déstabiliser encore davantage, avec des effets regrettables sur leur état psychologique général et leur persévérance en enseignement.

Le métier, nous l’avons mentionné, demeure dans la transition le pilier fondamental auquel s’accrochent les enseignants. Il fournit aux personnes une planche de salut dans ce chamboulement multifacettes. Toutefois, certains dommages collatéraux peuvent en découler lorsque des enseignants s’y accrochent coûte que coûte et tentent de reproduire le plus fidèlement possible leur environnement de travail. En effet, dans certains métiers, le contexte d’exercice est très hiérarchisé (les brigades en cuisine ou les chantiers de construction, par exemple) et en ce sens, le respect de l’autorité y est jugé primordial. Des enseignants débutants rétablissent un fonctionnement de même type en salle de classe, alignant leurs actes sur leur expérience professionnelle. Pour eux, ce mode de fonctionnement est incontournable pour traduire le « vrai » métier, lequel leur est de moins en moins visible à mesure qu’ils explorent le programme d’études. Se représentant leur rôle d’enseignant comme celui d’un patron d’entreprise, par exemple, ils entrent en confrontation avec les élèves qui n’adoptent pas le comportement attendu d’un bon employé. Parfois, l’affrontement peut être vigoureux lorsque des élèves répliquent à cette forme d’autorité inattendue de la part d’un enseignant, mettant en évidence le choc des deux cultures, celle du métier et celle de l’éducation (Deschenaux et Roussel, 2010). Quoi qu’il en soit, ce comportement autoritaire n’est pas conforme à l’éthique enseignante et fait régner en classe un climat peu propice à l’apprentissage.

4.2.4 Enseignant, expert de métier et étudiant universitaire

Un dernier entrelacs plus complexe met la dimension sociale à l’avant-scène. L’expert de métier devenu enseignant novice et nouvel étudiant universitaire aborde simultanément deux cultures étrangères. Ce monde étranger de la formation professionnelle, avec ses codes, son langage et sa culture, embrouille le métier lui-même. Découpé en petites tranches visant à le rendre digeste par les élèves, le métier tel qu’il a été exercé disparaît derrière des considérations didactiques et pédagogiques (Balleux et Gagnon, 2015). Certains enseignants prennent alors des libertés avec le programme dans une vive résolution de faire voir aux élèves le « vrai » métier et possiblement aussi par incompréhension des exigences du programme. Or, les compétences des programmes de formation sont prescriptives et doivent être abordées en cohérence avec la séquence de formation prévue par l’équipe-programme. Un enseignant qui décide de faire cavalier seul et de remodeler ce qu’il enseigne à sa guise met en difficulté les autres enseignants et les élèves eux-mêmes, qui devront réussir les évaluations à des fins de sanction au terme des compétences du programme.

Dans le même sens, certains enseignants débutants mettent du temps à comprendre qu’ils ne peuvent pas transposer la culture de communication de l’environnement de travail dans l’environnement de formation. Par exemple, les façons de discuter entre collègues, de s’interpeller, les blagues, le niveau de langage, ne peuvent pas être importés, même sous prétexte de donner un réel aperçu de ce qu’est le milieu du travail. Ce constat prend plus ou moins de temps pour les novices.

Des fois, on peut dire un commentaire qui est anodin, là, pis en milieu de travail, oui, ça va… t’sé, les gens souvent, ils vont le prendre pour ce que c’est : ils vont le prendre pour une farce. Ou t’sé, des fois, si c’est entre collègues, ça a une moins grande portée que si c’est ton prof qui te dit ça! T’sé, entre collègues de travail… Je vous donne un exemple, un collègue vous dit vous êtes pas bon, c’est une chose… mais que votre enseignant vous dit vous êtes pas bon, ça c’est, c’est quelque chose, là. Moi, c’est cette notion-là de la portée de la parole d’un enseignant, je l’avais pas saisie. Ça veut pas dire que je me promenais dans la classe en disant à tout le monde qu’ils étaient des pas bons, là. Mais j’avais pas compris que… moi, en étant en avant, en étant dans cette situation-là, tout ce que je disais, ça avait un poids de plus.

Montage de structures aérospatiales, sénior

Or, ce métier qu’il exerce sans formation préalable, le nouvel enseignant l’exerce pourtant en pleine responsabilité de classe, comme n’importe quel autre enseignant formé et expérimenté. Il parle bien entendu de ce qu’il connaît à fond, son métier, mais sans savoir tout à fait comment le nommer, le découper. Le concept de didactique est bien éloigné de sa compréhension et le terme lui-même est incompréhensible. Il entend ses collègues discuter d’idées inconnues avec des mots qui semblent appartenir à une langue étrangère. Il n’a généralement que son expérience de métier, son expérience de vie et ses qualités humaines pour aborder ses classes.

Par ailleurs, l’enseignant débutant accède à un autre monde aux usages et à la culture inconnus, le milieu universitaire. Il doit alors intégrer à la vitesse grand V des notions qui lui permettront de survivre à son insertion en enseignement, mais ces notions et cet univers, il ne le connaît pas bien non plus.

C’est comme si […] tu vas prendre ton cours de conduite. Pis la première heure du cours, je t’embarque dans le char pis je te dis « avoye, avance! » Ben, attend un peu là, tu sais même pas c’est quoi un stop pis une lumière rouge! Ben, ç’a aucun sens, là! Les profs [à l’université], leur, l’objectif du module, c’est de nous faire comprendre des choses que c’est impossible qu’on le comprenne avec l’expérience qu’on a.

Mécanique véhicules lourds, sénior

Bien entendu, les universités offrant le programme d’enseignement professionnel prennent grand soin des nouveaux étudiants, connaissent leurs caractéristiques et sont sensibles à l’expérience de transition qu’ils vivent. Elles fournissent en premier lieu les outils et les points de repère susceptibles de leur permettre de franchir cette étape sans trop de dommages, mais concrètement, ils progressent en terrain miné.

Conclusion

Les processus de transition entre le métier et l’enseignement, d’insertion en emploi et d’intégration à l’université sont longs et exigeants sur les plans personnel et professionnel. Des questions éthiques ont été soulevées dans ce texte au regard des entrelacs entre quatre pôles identitaires, soit l’expert de métier, l’enseignant, l’élève et l’étudiant universitaire. Ces questions mettent à l’avant-plan le rapport au savoir d’enseignants novices et les retombées sur les élèves qui leur sont confiés.

En conclusion, il nous apparaît opportun de soulever quelques enjeux éthiques supplémentaires susceptibles d’orienter la réflexion et l’intervention des décideurs et des universités. D’abord, compte tenu de l’ampleur du déséquilibre provoqué par l’entrée en enseignement sans formation et du bouleversement identitaire, jusqu’à quel point les exigences de formation en surplus de l’emploi sont-elles réalistes? En 2012, le Groupe de réflexion sur la formation à l’enseignement professionnel a rendu un rapport où était clairement établie la démesure des exigences et où étaient formulées des recommandations en vue de faciliter l’insertion, notamment d’inclure dans la tâche enseignante du temps pour la formation (Deschenaux, Monette et Tardif, 2012). Depuis, rien n’a bougé. Pourtant, la situation dans laquelle sont plongés les enseignants a des impacts sur toute leur vie et le prix à payer dépasse largement ce qu’ils entrevoient lorsqu’ils entreprennent leur transition professionnelle :

Je commence une nouvelle carrière, c’est un très, très beau défi, parce que c’en est un, mais y a des côtés négatifs à ça, c’est que il va y avoir beaucoup de changements dans notre vie de couple, tu vas passer beaucoup d’heures à travailler, souvent en ayant l’impression que je travaille pour rien, parce que je fais du pelletage de nuages dans mon document pour juste pour répondre ce que le prof veut voir, pis ce qu’il veut lire. […] C’est l’idée que ça te donne que les gens, les directions, le ministère, je sais pas d’où vient cette direction-là, on dirait qu’ils nous prennent pour des machines, t’sais on est rendu on est pu des profs, on est pu des humains, on est rendu une machine qui fait des saucisses […]. Mais tu peux pas traiter un humain comme ça, pis là c’est rendu qu’ils vont chercher l’individu dans son intimité personnelle pis dans sa vie sociale, personnelle, c’est même pu professionnel, là.

Mécanique machineries lourdes, sénior

Ensuite, le fait de confier des élèves en formation à l’emploi à des personnes en cours de qualification soulève des questions. L’expertise de métier, la bonne volonté, l’enthousiasme des enseignants novices sont indiscutables, mais le modèle gagnerait à être revu, au moins en partie, pour leur fournir une certaine préparation avant de les lancer dans l’arène. Dans les dernières années, les structures et les programmes d’insertion dans les centres de formation professionnelle se sont améliorés et se sont étoffés, mais ils sont mis en oeuvre lorsque les enseignants ont déjà les deux pieds dans la classe.

Du côté des équipes-programmes des cinq baccalauréats en enseignement professionnel québécois, les enjeux concernant le rapport au savoir sont pris en compte sous un angle ou un autre. Toutefois, les questions identitaires demeurent prégnantes. Par exemple, elles appellent des réflexions sur les conflits internes que peuvent vivre les nouveaux enseignants au regard de leur identité d’expert de métier, de novice en enseignement, d’ancien élève et d’étudiant. Comment l’écart entre des rapports à soi incongrus peut-il être comblé? Comment soutenir les enseignants pour éviter qu’ils ne se campent dans des postures de marginalisation et empruntent des voies alternatives peu propices à leur bien-être en enseignement et à l’apprentissage des élèves? De façon plus large, on peut même s’interroger sur la responsabilité des universités dans le soutien humain des enseignants devenus étudiants.

Ainsi, de nombreuses pistes de réflexion sont lancées et appellent d’autres recherches, sur le rapport au savoir d’une part, mais également sur les bouleversements identitaires vécus par les novices en enseignement professionnel et les coûts humains qu’ils provoquent.