Corps de l’article

1. Introduction

Dans un article visant à discuter de l’incidence de la multimodalité sur la traductologie et de la manière dont on aborde la théorie et la pratique de la traduction, une première étape est, vraisemblablement, de reconnaître la tendance logocentrique de la discipline. On a interprété cette tendance comme la conséquence directe de la formation des traductologues (pour la plupart, dans les domaines de la littérature ou de la linguistique) ou du manque de cadres et d’outils pertinents en matière de théorie et d’analyse (Gambier et Ramos Pinto 2016), ainsi que de l’insistance des pionniers du champ de recherche sur l’élaboration de « taxonomies of different types of equivalence » (Baker et Pérez-González 2011 : 40) entre des textes décontextualisés. Quoi qu’il en soit, le fait est que la traductologie a traditionnellement privilégié l’étude du discours verbal (écrit ou parlé) sans tenir compte des autres ressources contribuant à la construction du sens. Même dans des domaines tels que la traduction audiovisuelle (TAV), dans laquelle le texte source est sans conteste multimodal et les ressources visuelles ont un rôle primordial dans la construction du sens, l’attention reste fixée sur le verbal, toutes les autres ressources étant réduites à un rôle contextualisant.

Les limites de cette approche centrée sur la langue lui ont attiré toujours plus de critiques, comme l’a signalé Pérez-González (2014), ce qui a motivé de nouvelles approches appelées tournants ou turns (Snell-Hornby 2006), tels que le cultural turn (Bassnett et Lefevere 1990, 1998) ou le sociological turn (Chesterman 2007), qui considèrent la traduction dans son contexte. Plus récemment, l’essor de la TAV depuis les années 1990 et son avènement en tant que champ de recherche de la traductologie ont encouragé un nouveau multimodal turn et ouvert l’horizon de la recherche traductologique à l’étude de nouveaux textes sources, comme les films, les publicités, les bandes dessinées et les sites Internet, qui obligent à envisager des situations où la construction du sens fait appel à plusieurs ressources de différentes natures. L’influence de la multimodalité (et notamment les travaux de Kress et van Leeuwen 1996) se fait maintenant sentir au-delà de la TAV (voir Tuominen, Hurtado et al. 2018) et jette une lumière nouvelle sur des domaines tels que la traduction littéraire ou même la traduction technique, attestant que la multimodalité est « the normal state of human communication » (Kress 2010 : 1) et qu’aucun texte n’est véritablement monomodal.

Cependant, ni les efforts pour recontextualiser la traduction et le discours, ni la récente conception multimodale de la communication, ni la nécessité de tenir compte de nouveaux types de textes dans un monde de plus en plus numérique ne se sont accompagnés du développement de nouveaux cadres théoriques ou d’analyse adaptés à la traduction de textes multimodaux. L’attention reste encore fixée sur le verbal, les autres ressources sémiotiques n’étant d’ordinaire considérées que comme du « contexte ». La question tourne souvent autour de l’influence de ce dernier sur la traduction (verbale). Le terme non verbal[1] pour désigner toutes les ressources qui ne sont pas du langage parlé ni écrit suffit à illustrer cette obsession logocentrique ainsi que le manque d’outils pouvant convenir à chaque type de ressources en particulier.

Le présent article marque une nouvelle étape en entamant la discussion qui s’impose autour des conséquences de l’acceptation de la nature multimodale de la communication sur notre compréhension de la traduction et, par extension, sans doute, sur la théorie et sur la pratique de la traduction. Il ne s’agit pas de s’interroger sur l’effet des ressources non verbales sur la traduction, mais de s’interroger à propos de la traduction de textes multimodaux. Une multitude de ressources, pas uniquement verbales, participent à la construction du sens, il faut donc que l’attention de la traduction se détourne du verbal seul. Nous réexaminons d’abord les concepts clés d’une perspective sociosémiotique sur la communication multimodale pour proposer une redéfinition de texte, de co-texte et de contexte, et pour introduire la notion de connaissance sémiotique, indispensable à l’interprétation du sens à tous les niveaux. Nous poursuivons alors avec une discussion sur les conséquences de cette nouvelle perspective en traductologie. Ce faisant, nous procédons à une révision de quelques-uns des concepts de base de ce domaine, à l’origine de plusieurs questions méritant, selon nous, d’être au centre de la discipline. Notre conclusion suggère une marche à suivre afin d’aborder les problématiques, les méthodologies et l’intégration théorique nécessaires pour traiter les questions préalablement présentées.

2. Une perspective multimodale sociosémiotique sur la communication

La notion de multimodalité a été développée en sociosémiotique (Hodge et Kress 1988 ; Kress 2010 ; van Leeuwen 2005) à partir des travaux précurseurs de Kress et van Leeuwen (1996, 2001) sur l’analyse de textes combinant écrit et images. En s’éloignant de la sémiotique structuraliste centrée sur les codes, la sociosémiotique a élaboré la notion de multimodalité et introduit, en conformité avec l’usage qu’en fait Halliday (1978) pour distinguer écrit et oral, le concept de mode, appliqué à toutes les ressources sémiotiques. Les modes sont entendus comme « a socially and culturally shaped set of resources for making meaning » (Bezemer et Kress 2008 : 6), avec différentes affordances issues de leur matérialité et des façons dont ils ont évolué à travers l’histoire dans divers groupes sociaux pour satisfaire des besoins spécifiques en matière de communication. Depuis lors, des méthodes d’analyse multimodale ont été mises au point grâce à plusieurs perspectives théoriques (pour un état des lieux récent, voir Adami 2017), afin d’étudier la construction du sens au moyen de l’utilisation combinée de différentes ressources sémiotiques (ou modes) à la fois dans des représentations désincarnées et dans des interactions incarnées. La recherche en multimodalité a suscité un regain d’attention sur les ressources autres que le langage et une meilleure compréhension de leur rôle dans la construction du sens. Un nombre considérable et croissant de travaux dans le champ de la multimodalité (O’Halloran et Smith 2011) a montré que la communication humaine avait toujours été multimodale, des échanges face à face incluant des ressources telles que les gestes, les mouvements du corps et les expressions faciales, aux représentations désincarnées mêlant image et écrit (ainsi que les potentialités en termes de sens de ressources comme la mise en page, la couleur et la police). Ces dernières années, les progrès technologiques n’ont fait que confirmer l’évidence en facilitant la production de textes multimodaux sur quantité de plateformes.

La recherche en sociosémiotique a remis en question la supposée primauté du langage en communication en mettant en doute sa nature arbitraire (Kress 1993) par opposition à l’iconicité présumée des ressources non verbales[2]. Il est pertinent pour notre discussion ici de comprendre que des ressources telles que les images, souvent qualifiées d’iconiques, n’ont pas nécessairement de relation (de ressemblance) plus « naturelle » avec le monde que le langage, et n’ont pas de sens à l’échelle universelle. Les interpréter, ou mieux, formuler des hypothèses sur le sens exprimé par un usage donné d’une ressource quelle qu’elle soit requiert la connaissance de ses potentialités en termes de sens, fruit de l’histoire de leurs usages passés dans des groupes sociaux déterminés. Prenons deux exemples bien connus. Le bouton en forme de « disquette » des interfaces de logiciels n’a pas plus de ressemblance « naturelle » ni « universelle » par rapport à son signifié que les termes équivalents écrits sauvegarder ou save. Même chose pour l’utilisation combinée d’un triangle vert, d’astérisques blancs et d’un fond rouge afin de représenter « Noël » dans des cartes, des publicités ou sur des biens de consommation ; cette interprétation nécessite la connaissance de l’ensemble des significations associées aux usages structurés de ces ressources. Ces associations sens-forme ne sont ni arbitraires ni le résultat d’une ressemblance naturelle. Dans les deux cas, la relation entre le signifiant et son signifié est motivée (Kress 2010 ; Kress et van Leeuwen 1996). La motivation tient autant à la matérialité qu’aux usages passés d’un signifiant déterminé dans des groupes sociaux donnés, aujourd’hui diffusés à l’échelle transnationale.

Démonter, pour les ressources autres que le langage, cette relation de ressemblance avec le monde de portée présumément universelle comporte une série de conséquences qui imposent un changement de paradigme quant aux principes de base de la communication humaine et de la construction du sens. Ce changement de paradigme comprend une redéfinition de concepts fondamentaux tels que texte, contexte, co-texte, de même que, partant, une nouvelle définition des ressources contribuant au « sens » dans tous ses aspects. Traditionnellement, la linguistique et la traduction adoptent une approche « contextuelle » et considèrent tout ce qui accompagne le discours oral ou écrit non pas comme des signes (des formes associées à un sens), mais comme de l’information contextuelle, et donc, une simple question de références culturelles. Dans cette approche, ce que l’on montre visuellement, par exemple, « est » (plutôt que « représente ») un phénomène en particulier, pouvant être plus ou moins partagé dans le monde ou lié à une culture.

La sociosémiotique, elle, aborde toutes les manifestations communicatives comme des signes et adopte une approche « co-textuelle », considérant toutes les ressources co-occurrentes du discours écrit ou oral comme des ressources signifiantes à elles seules et les unes par rapport aux autres. Suivant ce point de vue, nous utilisons le terme texte pour désigner un tout porteur de sens composé d’éléments de nature multimodale (ou ensemble multimodal), plutôt que de restreindre son usage au seul discours écrit ou oral. Par contexte nous entendons l’environnement sociosémiotique de la conception, de la production, de la diffusion des textes ainsi définis et de l’interaction avec ceux-ci (y compris les participants à chacun de ces processus, les ressources sémiotiques, sociales et médiatiques à disposition pour fabriquer des signes et du sens). Nous appelons co-texte les signes (de quelques modes et combinaisons de modes qu’il s’agisse) co-occurrents de ceux qui sont momentanément le centre d’attention dans un texte.

Plutôt que des références culturelles, les ressources non verbales sont perçues comme des formes d’expression (c’est-à-dire des signifiants associés à des signifiés pour constituer des signes), avec toute une gamme de potentiels de sens articulés, accumulés dans le temps grâce à leurs usages au sein de groupes sociaux déterminés. Ces potentiels de sens socialement construits (ou liés à une culture) ne sont pas seulement référentiels (ou dénotationnels), ils ont aussi un rôle constructif sur les plans affectif et identitaire, et façonnent le registre, le ton, le style, l’atmosphère et la modalité, tout comme ils modulent la cohésion et la cohérence de la représentation dans son ensemble. Les niveaux de signification (ou fonctions) du langage ont été classés de différentes manières en linguistique (voir les cinq fonctions dans Jakobson 1960). La sociosémiotique a adopté les trois métafonctions idéationnelle, interpersonnelle et textuelle de Halliday (1978) et les a adaptées aux ressources sémiotiques autres que le discours écrit ou oral. Nous suggérons ici cette distinction compte tenu de la masse des travaux ayant choisi les trois métafonctions de Halliday pour l’analyse multimodale. Cela dit, notre intention n’est pas de postuler la supériorité de cette typologie ; en fait, nous pensons qu’il s’agit d’un outil heuristique utile, propre à orienter (le producteur, l’interprète, l’analyste ainsi que le traducteur) dans la différenciation des types de signification, concernant, à savoir, la représentation du monde (fonction idéationnelle), les relations entre (d’implicites) destinateur et destinataire (fonction interpersonnelle), et l’organisation de la forme et du contenu dans la représentation elle-même (fonction textuelle). Reprenons l’exemple de l’ensemble de signes associé ci-dessus à « Noël ». Un chandail de Noël porté par un personnage dans un film produit non seulement la signification idéationnelle de la fête, mais aussi les significations sociales en lien avec le style, l’humeur et la personnalité (ce genre de chandail étant considéré comme « ringard », voire « de mauvais goût » par certains groupes sociaux) et contribue à créer des effets tels que l’humour, selon le rapport entretenu avec d’autres signes dans la scène, comme le cadre (par exemple, si le personnage porte son chandail à une réception chic plutôt qu’à un souper décontracté), la cohésion avec le code vestimentaire suivi par d’autres personnages (si les autres personnages portent des vêtements élégants), et la musique, notamment.

Entre l’approche contextuelle et l’approche co-textuelle, il y a de profondes différences épistémologiques et opter pour l’une ou l’autre entraîne d’importantes conséquences pour la recherche en traductologie, certes, et pour la pratique de la traduction et la formation du traducteur, également. Accepter les hypothèses de la multimodalité oblige à faire reculer les limites de la traduction et à revisiter quelques-uns des concepts les plus fondamentaux de la traductologie, tels que le texte, le texte source, l’équivalence et la notion déjà complexe du public (source et cible) : c’est ce dont nous discuterons ci-dessous.

3. Multimodalité sociosémiotique et traductologie

Reconnaître la nature multimodale de la communication revient à accepter que les domaines de la traduction et de la traductologie concernent plus que des mots en contexte. Cela revient à accepter que la traduction doive considérer tous les modes et les significations dont ils sont le support à tous les niveaux (seuls ou les uns par rapport aux autres), mais aussi que chaque mode présente une problématique différente selon le public. D’où les questions suivantes : en tant que ressources socialement et culturellement construites, les modes autres que le discours oral ou écrit devraient-ils être traduits ? Le cas échéant, comment procéder ?

Envisager toutes les ressources sémiotiques comme des signes liés à une culture implique une nouvelle conception de la traduction qui incite à revoir les notions de base telles que le texte, le texte source ou le texte cible et l’équivalence, et à prendre en compte la complexité accrue de la notion posant déjà problème de public. L’avènement de la TAV en tant que champ de recherche a permis d’entamer la discussion sur les conséquences pour la traductologie de l’élargissement de ces concepts afin d’inclure des productions composées de ressources non verbales telles que des images, des sons, ou des gestes (Gambier 2003). Néanmoins, la discussion n’a pas vraiment dépassé le questionnement de départ et les ressources non verbales restent considérées, de manière réductrice, comme des éléments contextuels. Des approches multidisciplinaires ont été suggérées (Cattrysse 1992 ; Gambier 2006/2013 ; Pérez-González 2014 ; Remael 2001), mais il manque encore une proposition dont les outils et les cadres spécifiques pourraient être employés afin d’étudier la construction multimodale du sens en traduction. Même dans le cas des films, où les ressources non verbales sont plus que notables, on se borne à penser aux ressources telles que l’image ou le son en termes d’iconicité et/ou d’universalité et la discussion sur la traduction audiovisuelle reste limitée à la question des références culturelles et de leur rôle contextualisant. Cette approche « contextuelle », cependant, comme nous l’avons dit plus haut, réduit au questionnement suivant la problématique de l’accessibilité des ressources non verbales à des publics divers : faut-il ou non combler une lacune dans le bagage de savoir partagé afin de rendre intelligible la référence culturelle et, le cas échéant, de quelle manière ? Ce sont les mêmes questions qui se posent s’agissant de références culturelles verbales. En somme, le questionnement porte sur la connaissance du monde tel qu’il est représenté à l’image (c’est-à-dire la connaissance culturelle), plutôt que sur la connaissance de la façon dont l’image modèle le monde qu’elle représente, soit la connaissancesémiotique — un nouveau concept que nous proposons. En considérant toutes les ressources sémiotiques comme des signes, l’approche « co-textuelle » contraint à aller au-delà de la connaissance culturelle requise pour comprendre la signification référentielle (autrement dit, pour saisir la référence culturelle). Elle force à accepter qu’en traduction il faille aussi tenir compte de la connaissance sémiotique, en d’autres termes, de la connaissance nécessaire pour comprendre comment les ressources sont utilisées pour construire le sens à tous les niveaux. Cela implique de prendre en compte également les potentiels de sens de gestes, d’expressions faciales, de la proxémie, de la musique, des techniques et des angles de prise de vue, de la couleur, des costumes, etc. (ainsi que de leurs combinaisons) en vue de façonner l’émotion, l’identité, la politesse et la distance, la solennité ou la simplicité, et de moduler les valeurs de vérité, par exemple.

Bref, l’approche co-textuelle, envisageant le sens comme constitué et organisé de manière multimodale, part du principe que, dans une représentation, toutes les ressources participent à la construction du sens dans tous ses aspects et sont utilisées en fonction d’usages passés, qu’ils soient respectés ou suscitent l’innovation. Voilà qui soulève une série de questions passionnantes auxquelles nous souhaiterions répondre aux points suivants.

3.1. La traduction au-delà du verbal

Première question essentielle : si le sens est le fruit de toutes sortes de ressources sémiotiques, comment peut-il être traduit, étant donné que l’acte de traduire est centré sur un seul mode sémiotique ? Si on estime qu’en traduction l’attention est concentrée sur le sens (et pas uniquement le sens exprimé verbalement), on réalise la quantité de ressources n’étant pas traduites, que le public cible est censé saisir tout seul, sans médiation aucune.

Abstraction faite de réserves concernant les problèmes d’« équivalence », il faut reconnaître que les pratiques de traduction qui ne tiennent compte que du verbal (comme le sous-titrage, le doublage, la traduction de bandes dessinées) présument, implicitement ou explicitement, que 1) les ressources non verbales sont universelles et peuvent être interprétées facilement en l’absence de toute médiation, et que, par conséquent, 2) on n’introduit pas de nouvelles significations ni de relations intermodales lorsque les ressources verbales sont remplacées par des ressources verbales d’une autre langue. Ces hypothèses semblent difficilement réconciliables avec le principe de base selon lequel la traduction porte sur du sens en contexte, ce qui nous amène à revoir des concepts tels que le texte, incluant dorénavant des produits multimodaux, de même que le texte source et l’équivalence, puisque tous les modes sont compris dans ce qui est à prendre en considération pour la traduction et puisque l’équivalence est recherchée pour les modes verbaux comme pour les non verbaux ainsi que pour les significations issues de relations intermodales.

Il existe, dans certains domaines de pratique, des cas pouvant rendre compte d’une reconnaissance du rôle joué par les ressources non verbales dans la création du sens, de même que de la difficulté que les usagers pourraient rencontrer en les interprétant. C’est le cas du sous-titrage sauvage (fansubbing), mis en place afin de rivaliser avec le sous-titrage professionnel, considéré par les amateurs comme incapable de rendre la complexité et la multitude des niveaux de sens proposés dans le texte source. C’est aussi le cas dans des pratiques de secteurs tels que la localisation, qui, concédant que les images ne sont pas un code universel, donne lieu à des manipulations du texte source et, parfois, au remplacement des ressources non verbales, en même temps que des ressources verbales, par des ressources non verbales cibles. Ces deux pratiques témoignent néanmoins de deux façons fondamentalement différentes de comprendre la traduction. La traduction non professionnelle découle d’un élargissement du concept de traduction au-delà du verbal. La localisation, en revanche, telle qu’elle est à l’origine comprise par le secteur, ne paraît pas inspirée d’une conception véritablement nouvelle de la traduction, mais plutôt de la prise de conscience que, pour vraiment atteindre une clientèle et un objectif commercial, le mouvement de transfert se doit de prioriser la « fonction » et d’intervenir autant que nécessaire pour satisfaire les attentes des clients. Le fait que la localisation soit reconnue non pas comme une forme de traduction (Esslink 2000), mais comme un processus plus large, qui inclut la traduction du mode verbal et l’« adaptation » des modes non verbaux, est révélateur d’une conceptualisation profondément logocentrique de la traduction. Après tout, le remplacement d’une langue par une autre est vu comme un changement nécessaire, mais celui d’une image par une autre, par exemple, est regardé comme une intervention lourde, à laquelle les agents du secteur associent des mots tels que créativité, liberté et adaptation (Jiménez-Crespo 2013).

Selon la pratique professionnelle, la traduction semble donc devoir être définie dans le cadre d’une conception de l’équivalence limitée au mode verbal, dans laquelle les autres ressources, compte tenu de leur supposées iconicité et/ou universalité, doivent être appréhendées de manière directe, sans médiation, sans quoi leur signification « originale » serait perdue. Notre intention n’est pas de suggérer que la traduction des modes non verbaux équivaut à du remplacement (comme c’est le cas pour le mode verbal), chose aujourd’hui techniquement possible et déjà pratiquée dans le cadre de la localisation de films d’animation, par exemple. Le débat autour de la traduction et de l’équivalence doit toutefois s’ouvrir pour considérer non seulement les significations exprimées par les ressources non verbales, mais aussi le fait que le produit multimodal cible peut acquérir un profil différent du profil attendu parce que les ressources verbales nouvellement traduites établiront un nouvel ensemble multimodal dans le contexte cible.

3.2. La traduction de (tous les niveaux de) signification construite de façon multimodale

Compte tenu des trois métafonctions de Halliday et de leur adoption pour l’analyse multimodale en sociosémiotique (voir section 2), une deuxième question s’impose au sujet de « ce qu’il faut traduire » et des différents niveaux de signification auxquels participent les ressources verbales et non verbales. Considérer les ressources non verbales telles que les images, les gestes ou les sons comme des signes liés à une culture revient à reconnaître que 1) leur sens est situé dans le temps et l’espace ; 2) il passe par la médiation de traditions d’usage déterminées dans un contexte (cible) donné (qui à son tour définit les attentes et les interprétations du public) ; 3) ce qui est exprimé est le fruit de la sélection et de l’organisation réfléchies de ressources déterminées dans le contexte d’un produit donné. Il est vrai, cependant, que les publics cibles n’ont d’autre choix que de construire le sens sans aucune médiation entre eux et ce qui peut se révéler des environnements sémiotiques fort complexes.

En ce sens, il sera important de garder à l’esprit que différents niveaux de signification causent des difficultés particulières à un public issu d’un autre contexte. À l’instar des trois niveaux présentés dans la section 2 (en traductologie, voir aussi Kovačič 1995 ; Chesterman 2005, 2007 ; Gambier 2009 ; Ramos Pinto 2017), nous proposons trois niveaux de signification. Le premier niveau est le plus évident : c’est celui de la chose représentée, avec l’éventualité pour le public d’avoir du mal à identifier un geste ou un objet donnés, comme la disquette qui apparaît dans le film Red Sparrow (2018)[3]. L’incapacité des plus jeunes à reconnaître l’élément en question, en effet, a fait l’objet d’interminables discussions sur des forums Internet. Les ressources non verbales peuvent souvent être identifiées par le public grâce à sa connaissance du monde, mais ce n’est pas toujours le cas. Le signe peut ne pas faire partie du contexte du public (comme une disquette pour un enfant de dix ans aujourd’hui) ou il peut n’avoir aucune ressemblance avec le monde (par exemple, des rayures courbes bleues pour représenter la [vague de] fraîcheur sur un emballage de dentifrice).

Le deuxième niveau concerne la signification sociale associée à un objet, un son ou un geste donné et les difficultés rencontrées par le public, non pas parce qu’il ne peut pas identifier les signes en question, mais parce qu’il pourrait ne pas partager la connaissance sémiotique en termes de valeurs sociales pour l’association sens-forme nécessaire à leur interprétation. Dans l’une des premières scènes du film Bridget Jones’s Diary (2001)[4], Bridget, le personnage principal, rapporte la tentative de sa mère de lui arranger une rencontre avec le fils d’amis de la famille lorsqu’elle aperçoit l’intéressé, de dos, et pense : « Ding dong, maybe this time mum had got it right. […] Maybe this was the mysterious Mr Right I have been waiting my whole life to meet… ». Cet heureux pressentiment est toutefois démenti au moment où il se retourne et où elle voit son chandail. Le spectateur l’entend penser « … maybe not », ce qui marque le premier des nombreux instants comiques faisant de ce film l’une des comédies romantiques ayant eu le plus de succès à Hollywood.

Figure 1

Bridget rencontre Mark, voix de Bridget hors champ (Bridget Jones’s Diary, 00:03:08-00:03:29)

Bridget rencontre Mark, voix de Bridget hors champ (Bridget Jones’s Diary, 00:03:08-00:03:29)

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La complexité pour la traduction vient ici du fait que, même lorsque les ressources non verbales permettent l’identification, les conserver telles qu’elles se présentent dans le texte source ne garantit pas forcément l’interprétation interculturelle au niveau de la signification sociale. Grâce à la circulation internationale des signifiants de Noël, reconnaître un chandail de Noël (comme celui de l’exemple qui nous occupe) reste assez aisé pour la plupart des spectateurs. En revanche, l’interprétation sociale de « ringardise » recherché dans la scène pourrait échapper à ceux qui portent ce type de chandail au temps des fêtes, toujours plus nombreux au Royaume-Uni, par exemple. Même chose pour ceux dont l’environnement sémiotique ignore l’élément, comme en Italie, où, par exemple, le public n’a découvert ce signe que dans les films américains, sans association à la « ringardise » sur le plan social, et où, par conséquent, le chandail de Noël peut être interprété comme un signe typique à relier aux États-Unis au code vestimentaire des fêtes. Plus important encore, sans doute, à cause de la croyance populaire selon laquelle les ressources non verbales sont universelles et de la pratique courante de les laisser à l’interprétation du public sans médiation, celui-ci peut ne pas repérer une différence culturelle ou « cultural bump » (Leppihalme 1997) à laquelle il serait confronté, et risque de l’interpréter à partir de la signification sociale en vigueur dans le contexte cible.

Cela n’a rien de surprenant si on tient compte du fait que nous sommes exposés aux signes composés de gestes, d’images, de vêtements, de musique, d’objets, d’éléments d’architecture sans qu’on nous enseigne comment les interpréter, sans dictionnaire ni ouvrages de référence, et sans médiation ni adaptation par des traducteurs. Si, au cours de leur formation spécialisée dans un mode ou un autre (cinéma, danse, dessin technique, etc.), les professionnels font l’apprentissage de leurs conventions (somme toute internationalement partagées), les profanes, dans l’interprétation et la construction du sens, sont laissés à eux-mêmes, peu importe que les signes soient des produits locaux ou importés. C’est bien simple : il ne nous viendrait pas à l’idée d’écrire dans une langue que nous ne connaissons pas, mais nous présumons que nous sommes capables d’interpréter l’image qui lui est associée et nous en dégageons effectivement du sens (un sens selon nous). De même, lorsque nous produisons nous-mêmes nos propres représentations multimodales, nous sommes laissés à nous-mêmes pour les façonner (en préjugeant de la compréhension d’autrui, ou en émettant des hypothèses à ce propos), qu’elles soient destinées à un public local ou international. Cela est également valable pour les traducteurs, dont la formation, traditionnellement, ne comprend pas l’analyse multimodale telle que nous l’abordons dans le présent article. Le potentiel de confusion en matière multimodale semble échapper aux pratiques traductionnelles comme le sous-titrage professionnel, néanmoins, la localisation et le sous-titrage sauvage, ainsi que de récentes données sur la réception (Chiaro 2014) témoignent d’une autre réalité.

Le troisième et dernier niveau concerne le sens issu des relations intermodales établies entre les différents modes selon des objectifs diégétiques précis. Dans la scène du chandail de Noël, le mode verbal, qui voit Bridget dire « Maybe this was the mysterious Mr Right I have been waiting my whole life to meet… », associé au chandail en tant que signe, et partant, à sa signification sociale particulière, et le commentaire qui s’ensuit « …maybe not » produisent un effet comique qui renforce la signification diégétique recherchée, à savoir la caractérisation du personnage de Bridget comme quelqu’un de drôle et de Mark comme un individu ringard et hautain, dès lors d’aucun intérêt pour Bridget.

La difficulté de la traduction tient ici à la nécessité de s’assurer que le public est capable non seulement d’identifier les ressources à l’image, mais aussi leurs significations sociales et diégétiques. C’est un sujet de réflexion qui n’a pas eu l’attention qu’il mérite chez les professionnels de la traduction ; même les pratiques traductionnelles ayant pour vocation l’accessibilité, telles que le sous-titrage pour les sourds et les malentendants, et l’audiodescription (qui ont depuis longtemps souligné l’importance des modes non verbaux) montrent souvent un intérêt marqué pour la description de sons ou d’images afin d’en garantir l’identification, en ne prenant pas suffisamment en considération la capacité ou l’incapacité du public à interpréter leurs significations sociale ou diégétique malgré cette identification.

La relation complexe entre les différents modes sémiotiques complique encore la tâche, étant donné qu’il est difficile de distinguer la contribution de chaque mode et de définir clairement les unités de traduction. En dépit des doutes soulevés par Stöckl (2004) à propos de l’existence de contributions indépendantes, on pourrait tirer une manière de procéder des résultats de la psychologie de la perception, qui suggèrent que la perception est sélective, c’est-à-dire que « we attend to objects that bear salient meaning for certain goals » (Gibson 1979 : 48). Approfondir notre compréhension de la pertinence et de la prégnance narrative et l’élargir à la signification construite de façon multimodale (voir section 4) pourrait être très utile dans ce contexte.

3.3. La traduction sans codification nationale des ressources non verbales

Avec le « quoi » vient la question du « comment » traduire les ressources non verbales. En localisation, les ressources non verbales sources sont volontiers remplacées par d’autres ressources du même mode plus familières au public cible (par exemple, les images ou les couleurs utilisées sur un emballage). D’autres procédés de substitution du même genre comprenant une manipulation des images sont parfois employés dans d’autres domaines, tels que la bande dessinée (ainsi, quand quelqu’un frappe Astérix sur la tête, dans l’édition française, il voit de « petits oiseaux », et dans la portugaise, des « étoiles », comme le rapporte Zanettin 2014) ou la littérature jeunesse (notamment, dans les éditions de la Cendrillon de Disney en arabe, les personnages féminins portent d’ordinaire le hijab ; voir Zitawi 2014). Les pratiques non professionnelles comme le sous-titrage sauvage proposent d’autres solutions, telles que les notes sur les significations non verbales en haut de l’écran ou en incrustation et les changements de couleur de police selon le personnage ou son humeur (Pérez-González 2014). Tandis qu’en localisation, le remplacement des ressources non verbales par des ressources de même nature issues du contexte cible est une pratique courante, l’usage de couleurs et de notes verbales dans le sous-titrage sauvage suggère que le sens exprimé dans un mode peut être traduit par des ressources d’un autre mode.

Cependant, ces pratiques sont d’ordinaire basées sur l’intuition (et la plupart du temps, elles ne sont pas mises en oeuvre par des traducteurs ni par des professionnels formés). Cet état de fait est la conséquence, en grande partie, de l’absence de codification nationale des ressources non verbales. Il est important de remarquer que les ressources verbales et non verbales ont développé des pratiques de construction du sens et des dynamiques de circulation considérablement différentes car les ressources non verbales n’ont pas fait l’objet du même degré de codification nationale que les ressources verbales. Au cours de l’histoire, les États-nations ont déployé d’immenses efforts politiques, économiques et éducatifs afin de codifier la langue employée par leurs citoyens[5] (en particulier à l’écrit, mais aussi pour des formes de discours prestigieuses) en faisant appel à diverses forces homogénéisatrices, dont les dictionnaires, les grammaires et les campagnes d’alphabétisation mettant à contribution le système éducatif et les médias de masse nationaux. La codification et la standardisation à l’échelle nationale des associations forme linguistique/sens ont aussi été renforcées par la comparaison interlinguistique, la production de dictionnaires bilingues et l’enseignement des langues étrangères. En établissant des systèmes d’équivalence entre les langues, ces opérations de promotion de la littératie mono-, bi- et multilingue nous ont montré comment lire, interpréter et utiliser les ressources linguistiques, ce qui a limité leurs possibilités en termes de construction du sens[6].

Les ressources sémiotiques en dehors du langage n’ont pas donné lieu à une codification nationale d’égale ampleur. Les États-nations n’ont pas fourni le même effort pour codifier les gestes, la musique ou les conventions cinématographiques que pour codifier l’écrit. La diffusion des usages hégémoniques des ressources non verbales varie ; certains modes ont donc généré des conventions d’usage dans le cadre de pratiques précises grâce à leurs centres de prestige d’ordre professionnel (par exemple, de puissants groupes de cinéastes, de photographes, de musiciens, de graphistes ou de créateurs de mode), tandis que d’autres modes, comme les gestes et les expressions faciales, se sont propagés plutôt en face à face (et ont ainsi circulé dans les représentations visuelles). Cela dit, historiquement, les centres de prestige liés aux pratiques de construction du sens dans des modes non verbaux sont connectés sur le plan transnational. Les descriptions d’usages « de prestige » et « faisant autorité » pour les ressources non verbales ont pris la forme soit de pratiques d’excellence, soit de théories et d’exposés sous la plume de figures d’autorité parmi les critiques et les praticiens (tels que des manuels spécialisés en graphisme, photographie, cinéma, architecture ou musique), émanant souvent de centres, d’écoles et de traditions au rayonnement international (par exemple, Hollywood, pour le cinéma). Qui plus est, la standardisation nationale par des programmes d’alphabétisation n’a pas concerné les modes non verbaux, ce qui les a rendus moins sensibles aux forces homogénéisatrices et aux systèmes d’équivalence des associations sens-forme nationaux.

En l’absence de codification nationale des ressources non verbales, les traducteurs ne peuvent faire appel à un système d’équivalence qui façonnerait la pratique de la traduction ou une tradition de la traduction leur permettant d’orienter leurs choix. Notre intention, ici, n’est pas de plaider en faveur d’une codification nationale, qui peut en soi être problématique, normative et limitante, mais plutôt de souligner la nécessité de recueillir des données sur les usages des ressources non verbales, sur les stratégies déjà en place pour leur traduction et sur les effets de ces dernières et des nouvelles stratégies de traduction. C’est la condition sine qua non à la prise de décisions informée en traduction.

3.4. Traduction et connaissance sémiotique

Adopter une approche co-textuelle exige que le traducteur fasse des choix multimodaux holistiques en décidant de ce qu’il doit traduire, de quelle ressource modale vers quelle autre ressource modale, sur la base de l’évaluation de nombreux paramètres, parmi lesquels il faut insister sur le public cible. La nature multimodale des textes reconnue, plusieurs niveaux de complexité s’ajoutent au concept déjà compliqué de public cible, puisqu’il devient essentiel de prendre en compte la connaissance sémiotique du public cible dans tous les modes, plutôt que sa seule connaissance des références culturelles du texte source. D’où une dernière question, sur laquelle la recherche en sémiotique doit encore se pencher : celle de la cartographie de la connaissance sémiotique à travers les « cultures ».

Si le partage, sur le plan culturel, de pratiques sémiotiques tous modes confondus (c’est-à-dire de connaissances sémiotiques plutôt que de références culturelles uniquement) assure l’intercompréhension entre les sujets qui construisent le sens, alors la question de la culture partagée ou non en matière de formes d’expression non verbales détermine la signification primaire. C’est vrai pour tous les actes de communication (comme lorsque l’on évalue comment un interlocuteur interprétera un geste donné au cours d’une interaction en face à face) et encore plus quand on conçoit ou qu’on adapte des textes multimodaux pour leur circulation transnationale, puisque l’on peut supposer que le champ des possibilités de signification s’ouvre à mesure que les textes sont plus largement diffusés (Rymes 2014).

La première hypothèse à remettre en question est celle selon laquelle les limites dans les usages partagés de ressources non verbales coïncideraient avec celles des communautés linguistiques, c’est-à-dire qu’un public cible identifié pour une traduction linguistique n’est pas nécessairement homogène dans son interprétation des ressources non verbales. Les recherches en sociolinguistique et en anthropologie linguistique ont largement porté sur la mesure dans laquelle le langage reflète et modèle la culture (pour une conception relationnelle de culture, voir la notion de languaculture d’Agar 1995, 2006). Par contre les ressources non verbales n’ont pas fait l’intérêt des chercheurs. En effet, les recherches en culture et en communication interculturelle ont traité les ressources non verbales comme du contexte plutôt que comme co-texte (voir les cultures à haut ou bas contexte chez Hall 1976)[7]. Il apparaît que des limites floues entre les signes locaux et étrangers, entre les variables multidimensionnelles et les trajectoires personnelles des individus contribueraient davantage à l’interprétation des ressources non verbales. En effet, les répertoires sémiotiques des individus sont configurés par les communautés de pratique ou les champs d’intérêt ou d’affinités auxquels ces individus participent, de même que par les pratiques de signalisation auxquelles ils ont été les plus exposés et leur sont devenues familières. Ainsi, pour revenir à la scène de Bridget Jones’s Diary dont nous parlions plus haut, les spectateurs (indépendamment de leur langue maternelle et de la langue dans laquelle ils ont visionné le film sous-titré ou doublé) qui ont été capables de faire l’interprétation sociale « ringarde » du chandail de Noël l’auront maintenant incluse dans leur répertoire d’association de forme-signification. Ils auront ainsi une connaissance sémiotique différente de celle des autres spectateurs de la même langue qu’eux qui, par exemple, n’ont pas vu ce film et/ou n’ont vu que des films dans lesquels le chandail de Noël avait une valeur sociale davantage « traditionnelle, festive et familiale ». En d’autres termes, partager (plus ou moins) la « même » langue ne signifie pas nécessairement partager la même connaissance sémiotique de l’image ou de la musique, par exemple, ni la signification construite en rapport avec la langue.

S’interroger sur ce qu’est la culture partagée/non partagée dans l’utilisation ou l’interprétation de ressources génératrices de signification, par exemple l’image (c’est-à-dire (ce qu’est la culture visuelle et la manière dont elle se configure entre les groupes sociaux), et se demander jusqu’à quel point elle coïncide avec la langue partagée ou non, requiert la prise en compte de la dynamique, historiquement différente, de la circulation des ressources non verbales et de la langue. Cette question demeure peu explorée tant en sémiotique qu’en traductologie, mais elle nous semble cruciale pour comprendre la relation entre traduction et multimodalité au sein du monde d’aujourd’hui.

4. Prochaine étape

Si nous reconnaissons que le monde est une importante réalité multimodalement orchestrée, nous devons admettre que nous trouvons les significations dans un monde de signes non traduits, étant donné que la plupart des signes qui se présentent à nous ou qui nous entourent ne sont pas traduits et que seule une minorité de ceux-ci (le langage) fait l’objet d’une traduction. C’est ici qu’apparaît une question clé : si cette réalité n’a jamais été perçue comme significative, pourquoi devrions-nous nous atteler à la recherche sur la multimodalité et la traduction ? Loin de nous l’idée de poser la question de l’« équivalence » en termes de fidélité, mais nous croyons qu’il faut interroger les relations de pouvoir dans une dynamique circulaire, compte tenu du profil des produits auxquels le public cible a véritablement accès, de la manière dont s’établit l’équivalence et dans quelle mesure tout cela ne renforce-t-il pas les déséquilibres de pouvoir. En fin de compte, les pratiques de signalisation, du fait de leur prestige transnational et leur vaste distribution, sont peut-être reçues et interprétées plus facilement que d’autres (et leurs valeurs et idéologies mieux absorbées), comme dans le cas de Bridget Jones’s Diary. D’où la normalisation des pratiques de signification au profit des pratiques occidentales, et le rejet des pratiques divergentes (et donc de l’« autre ») vers la périphérie dont l’accès et l’interprétation nous sont plus difficiles.

Nous espérons avoir mis en lumière l’importance de considérer la traduction au-delà du verbal, mais nous sommes conscientes des innombrables questions soulevées. Nous sommes cependant persuadées qu’il n’est désormais plus possible de passer à la prochaine étape sans un cadre théorique solide fondé sur des données empiriques non encore recueillies. Cette conclusion servira à ébaucher d’éventuels axes de recherche afin de mieux comprendre les implications de la multimodalité en traduction, pour donner une assise empirique aux décisions à prendre dans la pratique de la traduction et prévoir les enjeux éventuels. Nous présentons donc les types de questions de recherche et les éléments méthodologiques et théoriques nécessaires pour y répondre.

Compte tenu du manque de données à propos de la manière dont les ressources non verbales ont été abordées en traduction, la traductologue a pour devoir de fournir des descriptions et des explications en rapport avec les pratiques de traduction d’hier et d’aujourd’hui (selon une approche historique et culturelle), et de poser des questions comme celles-ci : « comment les produits multimodaux et les ressources non verbales ont-ils été traités en traduction ? » et « comment ce traitement a-t-il influencé la circulation et la réception des produits multimodaux traduits et notre compréhension des autres, de l’autre ? ». Ensuite, peut-être sur la base des réponses empiriques aux questions ci-dessus, la traductologie doit trouver la manière de donner son soutien à la prise de décisions informées dans la pratique, c’est-à-dire en posant des questions comme « comment identifier les ressources à traduire attendu que la signification est construite multimodalement ? », « comment le public interprète-t-il les produits multimodaux traduits ? » et « quelle est l’incidence des stratégies de traduction spécifiques sur des facteurs tels que le public, le genre et la visée ? ».

C’est en répondant à ces questions que nous contribuerons à mieux comprendre la dynamique de circulation de la signification et partant la nature de la traduction tout en assurant de meilleures décisions informées dans la pratique de la traduction et en suscitant la réflexion sur la manière dont l’enseignement de la traduction pourrait s’adapter pour relever les défis d’aujourd’hui. Un axe de recherche important aborde la façon dont la connaissance sémiotique partagée/non partagée est répartie parmi les populations et les individus qui occupent les différents espaces sémiotiques ; c’est là une tâche pour les sémioticiens sociaux qui fourniraient une base utile aux traductologues. Une meilleure compréhension des pratiques de signification et de la (ré)interprétation et (re)signalisation des ressources multimodales à travers le temps, l’espace, les moyens, les genres et les groupes, aideraient les traducteurs dans leur interprétation des textes sources et leur évaluation de ce qu’il convient de traduire. La traductologie en bénéficierait aussi pour modéliser le développement et la circulation des produits multimodaux traduits et observer les choix des traducteurs.

Ces recherches sur les pratiques de signalisation et de signification vont nécessairement mener vers une redéfinition radicale des notions de limites, qui ne coïncident pas toujours avec les limites linguistiques nationales sur lesquelles se fonde l’industrie langagière. En particulier, dans nos sociétés mondialisées et interconnectées, l’espace doit devenir moins géographique (et linguistique) et défini d’une manière plus socioculturelle (selon les notions d’espace et de lieu telles que les présente Lefebvre 1984 ; voir la recension de Jaworski et Thurlow 2010). Modéliser la connaissance sémiotique des groupes sociaux (plus ou moins homogènes de point de vue linguistique) peut et doit mener à une redéfinition de groupe social dans un monde connecté transnationalement (mais selon une répartition non équitative entre flux culturels hégémoniques et minoritaires). Étant donné que les individus participant dans des espaces multiples et multilingues, chacun avec ses pratiques sémiotiques particulières, la recherche devrait évaluer les avantages de l’adoption de notions centrées sur les espaces (comme les espaces d’affinité de Gee 2005) plutôt que sur ceux centrés sur les groupes et les communautés, ce qui contribuerait à une nouvelle perspective au sein de la traductologie, soit le passage de la notion problématique de public source/cible à celle d’espaces source/cible (de connaissance sémiotique partagée).

Les catégorisations figées, qui risquent de produire des taxonomies ou des inventaires artificiels, ne peuvent pas être utilisées pour les recherches sur la façon dont les modes ont généré des usages spécifiques, dont les signes circulent dans les différents médias et dans des genres et des domaines spécifiques, dont leur signification se modifie dans le temps et dans l’espace et dont la connaissance sémiotique partagée/non partagée est répartie dans les espaces d’affinité, les groupes sociaux et les communautés linguistiques. Ces recherches doivent être conçues de manière dynamique puisque les répertoires sémiotiques des individus changent constamment à mesure qu’ils sont confrontés à de nouveaux signes et nouvelles représentations ainsi qu’à de nouvelles interactions. En d’autres termes, les répertoires sémiotiques sont relationnels, adaptables et souples (voir les applications de la théorie de la complexité au développement du langage dans Cameron et Larsen-Freeman 2007 ; Larsen-Freeman 2015).

La recherche que nous envisageons requiert une approche méthodologique intégrée qui embrasse l’examen : 1) de produits multimodaux et leur circulation, 2) de pratiques de production et de traduction de textes multimodaux, des discours qui y sont rattachés et de la médiation des éléments contextuels tels que la fonction et le genre, et 3) de pratiques de (ré)interprétation et de re-signification. La réponse à de telles questions de recherche exigera de nombreuses études descriptives à propos de véritables produits multimodaux et ces dernières nécessiteront de nouveaux outils d’analyse multimodale capables non seulement d’intégrer tous les modes sur une même base d’égalité ainsi que les relations intermodales et leur traduction, mais également de permettre des analyses quantitatives de vastes fichiers de données qui offriront des résultats généralisables. La sémiotique sociale traditionnelle a développé des outils pour l’analyse détaillée de petits échantillons de textes multimodaux. Malheureusement ceux-ci ne peuvent être combinés que très difficilement avec ceux de l’analyse de corpus de textes (qui bénéficie de l’analyse quantitative des données), ce qui renforce davantage le traitement inégal des ressources non verbales par rapport au langage. Une analyse de corpus multimodaux doit se servir de logiciels d’extraction de données de ressources non verbales et de technologies actuelles de reconnaissance visuelle. Bien que très nécessaires, les recherches quantitatives à grande échelle ne suffisent pas. L’analyse de données volumineuses court le risque de surgénéraliser les différences de pratiques de signification en macrocatégories telles que les « cultures nationales » ou les « communautés linguistiques » et, à la fois, de minimiser des variables cruciales de niveau micro. Si l’on veut étudier la façon dont des variables comme les trajectoires personnelles des individus et la participation de ces derniers à de multiples espaces sémiotiques influencent leur processus de signification (y compris des produits traduits), il faut effectuer des recherches qualitatives fines.

L’analyse des produits multimodaux et la recherche de régularités dans la signalisation et sa traduction devront être accompagnées de l’examen des pôles de production et de réception. Il nous faudra intégrer les méthodes afin d’étudier les discours et les pratiques de production et traduction de textes ainsi que les interprétations des publics cibles et l’incidence des stratégies de traduction sur ces interprétations. En croisant les régularités repérées par l’analyse de produits multimodaux avec les facteurs contextuels, nous pourrons étudier les facteurs sociaux, économiques, et culturels qui participent à la signalisation multimodale et aux pratiques de traduction ; nous pourrons aussi modéliser leur développement, leur circulation et leur réception. De vastes études sociologiques qui revisitent les méthodes et les variables de Bourdieu (1979/1986) seront nécessaires pour déterminer le « capital culturel » dans le panorama sociosémiotique actuel, de même que seront nécessaires des études de réception qui compileront des données sur les processus de signification selon différentes variables comme le genre, la visée et le type de public. Les méthodes de collecte de données vont des interviews, des enquêtes et des questionnaires aux protocoles de suivi du regard (eye-tracking) et rappel de mémoire (memory recall) (voir Pérez-González 2014 pour une vue d’ensemble).

Le type d’analyse multicouche (quantitative et qualitative) que nous proposons ici ne sera possible qu’au moyen d’une grande équipe comprenant des traducteurs et des concepteurs et producteurs de produits multimodaux, ainsi que différents publics et des chercheurs en sémiotique sociale, traductologie, sociologie, ethnographie, linguistique cognitive etstatistique, notamment. La recherche pourra ainsi adopter des méthodes participatives. À l’instar du rôle des sociolinguistes citoyens avancé par Rymes (2014), la recherche sémiotique et traductologique devra envisage la valeur de la connaissance diffusée aujourd’hui et commencer à concevoir la participation d’acteurs externes à l’académie, sous la forme de « sociosémioticiens citoyens » et de « traductologues citoyens ». Nous tous, en effet, réfléchissons à notre utilisation du langage et à celle des autres, nous effectuons aussi des méta-observations à propos des images, de l’habillement, de la typographie, de la musique, de l’architecture et toutes les autres pratiques de signalisation qui nous entourent, de même qu’à propos de traductions et de la manière dont elles pourraient mieux satisfaire nos besoins. Compte tenu de l’ampleur du phénomène que nous étudions et de ses champs de recherche, il faudra faire appel à des connaissances et des ressources extérieures au monde universitaire.

Une entreprise de recherche de cette envergure doit faire fi des frontières disciplinaires, et non seulement celle qui sépare la sociosémiotique de la traductologie. Nous proposons ci-après trois axes transdisciplinaires :

  1. Avec la linguistique sous plusieurs aspects : aux suggestions présentées dans cet article, il faut ajouter les études sur la pertinence (dans la tradition de Sperber et Wilson 1986, quoique revisitée à l’aune du co-texte plutôt que du contexte), sur la narratologie (Bortolussi et Dixon 2003), sur la charge cognitive et son traitement (Kalyuga 2012) ainsi que sur la cartographie culturelle et l’élargissement des approches cognitives existantes de la multimodalité (par exemple, Forceville et Urios-Aparisi 2009).

  2. Avec les recherches sur la culture en anthropologie, sociologie et communication interculturelle, afin de vérifier et redéfinir les différentes notions de culture selon une approche co-texte plutôt que contexte. Une telle entreprise transdisciplinaire pourrait aussi mener à une reconceptualisation du public cible en traductologie.

  3. Avec d’autres disciplines comme la psychologie, l’ethnographie sensorielle, la sémiotique matérielle et les neurosciences cognitives ; ces dernières se consacrant à un aspect spécifique sans négliger leur imbrication complexe. Le besoin de faire appel à ces disciplines découle des multiples dimensions de la sémiose humaine qui comprend des variables et des aspects sociaux, psychologiques, biologiques, sensoriels et conceptuels, et matériels.

Ce programme de recherche, bien que préliminaire, n’en demeure pas moins vaste et ambitieux. Il n’est toutefois pas exempt de risques ; après tout, modéliser la connaissance sémiotique partagée/non partagée des groupes sociaux court le risque de donner lieu à des descriptions sélectives et partant à des prescriptions et des règles d’usage qui contraindraient, non seulement l’agentivité des individus en matière de signalisation, mais contribueraient également à exacerber le fossé entre pratiques culturelles hégémoniques et minoritaires (avec des conséquences sur les individus qui y sont associés). En outre, la description de pratiques de traduction multimodale et la formulation d’éventuelles stratégies de traduction (inter- et intramodale) risquent de s’avérer prescriptives et d’encourager des pratiques qui favorisent une naturalisation (domestication) facile des ressources non verbales, et donc de contribuer à diviser les communautés et restreindre leur potentiel de signification et leur exposition à une signalisation diversifiée. Compte tenu des apports de la recherche en linguistique qui ont amplement démontré les effets pernicieux de la codification nationale et de son incidence sur la (re)production des inégalités sociales (voir Canagarajah 2017 ; Garcia 2009 ; Garcia et Wei 2014), une entreprise de recherche ne peut être que novatrice et attentive aux éventuelles implications, soit ne pas simplement reproduire ou adapter des méthodes utilisées dans le passé pour l’étude du langage.