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En 1968, Charles Bawden écrivait, dans son ouvrage fondateur sur l’histoire de la Mongolie, qu’« il ne peut y avoir moins de pages blanches dans l’histoire du monde civilisé que dans l’histoire de la Mongolie du XIXe siècle »[1]. Il ajouta que c’est faute d’enthousiasme et de documentation que ce coin de l’empire des Qing (1636–1911) est demeuré négligé des chercheurs. Un demi-siècle s’est écoulé : de nouvelles générations d’historiens de la Chine et de ses frontières, forts de nouvelles perspectives et de nouvelles sources documentaires ont entrepris de noircir ces pages blanches de l’histoire. Écrivant dans un contexte de Guerre froide caractérisé par une fermeture des frontières et des accès aux archives, Bawden ne se doutait pas que, loin de faire défaut, la documentation sur la Mongolie du XIXe siècle était telle que la génération suivante la décrirait comme l’une des sociétés pastorales les mieux documentées de l’histoire de l’Humanité.

Les changements géopolitiques suivant la chute de l’URSS ont grandement influencé l’écriture de l’histoire, non seulement en rendant obsolètes les conceptions binaires du monde, mais aussi en redéfinissant le domaine des sources empiriques qui alimentent leurs travaux. Cet article se penche sur l’apport de nouvelles archives au travail des historiens de la Chine, et plus spécifiquement, sur le cas des Archives nationales de la Mongolie Khalkha, qui fit partie de l’empire des Qing de 1690 à 1911[2]. Nous examinerons le lien entre la matérialité documentaire et les prémices épistémologiques du domaine de l’histoire de la Chine et de ses frontières, en portant une attention particulière à la manière dont ces éléments se sont transformés au cours des dernières décennies après 1990. Premièrement, nous montrerons que les apports de l’histoire sociale et environnementale au domaine de l’histoire politique ont orienté le travail des chercheurs vers de nouvelles sources documentaires, à un moment où une fenêtre d’accès s’était ouverte—avant qu’elle ne se referme progressivement sous Xi Jinping. Nous soulignerons ensuite les limites du seul usage d’archives conservées à Beijing pour comprendre les sociétés frontalières. Nous montrerons que la riche documentation des archives de Mongolie permet de capter les voix d’acteurs marginalisés et de corriger des « silences archivistiques »[3]. Nous illustrerons enfin par quelques exemples les manières dont l’usage de nouvelles archives situées au sein des territoires frontaliers permet de repenser les structures de pouvoir de l’administration étatique des Qing.

Archives, pouvoir et histoire

Comme le rappelle Jacques Derrida, « nul pouvoir politique sans contrôle de l’archive, sinon de la mémoire »[4]. L’histoire de l’institution des Archives de la Mongolie étant étroitement liée à la constitution du pouvoir étatique et à la transformation des structures politiques, un retour dans le temps et un survol de la constitution de ces archives s’imposent[5]. Au lendemain de la prise d’Ourga (Oulan-Bator) par les forces conjointes mongoles et russes, qui établirent un nouveau gouvernement révolutionnaire en juillet 1921, un groupe d’intellectuels mené par le bouriate Jamsrano fonda en novembre de la même année l’Institut des écritures et des manuscrits. L’entreprise avait pour principal objectif de rassembler des documents sur l’histoire, la philologie, l’ethnographie et l’archéologie des Mongols. Pour y parvenir, l’Institut des écritures et manuscrits émit des documents de voyage à destination de délégués, dont Jamsrano lui-même, qui eurent pour mission de sillonner la Mongolie, la Bouriatie et la Mongolie intérieure en quête de documentation historique[6]. En 1927, les Archives nationales furent officiellement fondées[7]. Trente ans plus tard, en 1957, elles furent déplacées dans un édifice situé dans le centre-ville d’Oulan-Bator, en face de l’Université nationale de Mongolie. Maintenues hors d’accès pour les chercheurs étrangers lors de la période communiste, la révolution démocratique de 1990 instaura une nouvelle ère de liberté de la presse, ce qui se traduisit par une ouverture presque totale aux documents. Jusqu’en 2015, les chercheurs pouvaient prendre place dans la salle de lecture d’un bâtiment de style soviétique, à quelques pas du Parlement, surplombant l’iconique Place Sukhbaatar. Une vitre séparait la salle du bureau des employés chargés de surveiller les chercheurs, et une pancarte « Caméra en marche » trônait dans la pièce. Traces d’une autre époque marquée par la surveillance, le mobilier rappelait l’origine de ces documents d’archives, issus d’appareils étatiques où s’entremêlaient contrôle, censure et hiérarchie.

Avec la montée des prix de l’immobilier dans le centre-ville, l’État entreprit de déplacer plusieurs édifices gouvernementaux à quelque vingt kilomètres de là, tout près de l’aéroport Gengis Khan, qui allait être lui aussi reconstruit plus loin[8]. Un bâtiment flambant neuf fut donc érigé au beau milieu de plaines à l’extérieur de la ville, loin de toute concentration résidentielle et de toute activité commerciale. Le Bureau de l’immigration subit le même sort, et fut reconstruit non loin des nouvelles Archives. Ce nouveau bâtiment concentre plusieurs unités administratives consacrées à la conservation de documents officiels. L’immeuble vitré de cinq étages ne peut offrir de plus grand contraste avec l’édifice précédent, tant sur le plan architectural qu’urbanistique. La nouvelle salle de lecture, spacieuse et lumineuse, tranche avec la précédente salle, apparemment placée sous étroite surveillance. À une heure de bus des quartiers animés de la capitale, l’endroit n’offre désormais ni café ni restaurant, mais permet, depuis la cafétéria du cinquième étage, la contemplation des sommets enneigés surplombant les plaines. Chevaux et moutons s’aventurent parfois dans le parc de stationnement pour en brouter les alentours gazonnés. Faisant abstraction de l’autoroute déserte et de la piste d’atterrissage aboutissant presque à l’édifice des Archives, on ne peut s’empêcher de penser que c’est probablement dans un décor similaire que se sont couvertes d’encre les pages que l’on consulte en ces lieux.

Si les sources orientent l’écriture de l’histoire, le contexte socio-économique entourant la constitution des institutions d’Archives joue également un grand rôle dans la manière dont elles sont rendues consultables, ce qui ne manque pas d’influencer en retour le travail des historiens. La fondation de l’État mongol, la répression politique de l’ère soviétique puis l’ère de l’expansion capitaliste expliquent les refontes successives des Archives nationales. La question de l’accès n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des paramètres qui déterminent le travail de recherche. Avec la révolution numérique, les bases de données ont remplacé les catalogues au format papier, facilitant le repérage de certains sujets, mais détachant aussi les documents du contexte dans lequel ils ont été produits. En effet, l’accès aux documents par le biais de base de données isole les documents les uns des autres, contrairement à l’accès aux collections physiques qui préservent généralement l’ordre original des documents. Les Archives de Mongolie n’ont pas encore embrassé ce virage numérique, ce qui force le chercheur à feuilleter des dizaines de documents avant de parvenir à ce qu’il cherche, plutôt que d’y accéder instantanément à l’aide d’un mot-clé. Ce temps de recherche permet cependant d’appréhender les documents suivant l’ordre dans lequel ils ont été produits sous l’ère Qing, ce qui permet de contextualiser la problématique à laquelle le chercheur désire répondre.

Au-delà du cas de la Mongolie, les archives situées à mille lieues des centres du pouvoir politique ont fait l’objet d’un engouement croissant chez les historiens depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’émergence de l’histoire sociale a entraîné l’expansion des recherches hors du domaine des élites politiques caucasiennes et masculines. Bien que des auteurs se soient penchés sur l’histoire de la vie quotidienne avant les années 1960, cette époque marquée par les révoltes et les mouvements postcoloniaux à travers le monde a fait office de cadre pour l’essor de l’histoire sociale. Les travaux d’E. P. Thompson sur les classes ouvrières anglaises constituèrent un modèle quant à l’utilisation combinée de documents étatiques et de documents manuscrits émanant d’individus issus des classes populaires[9]. Au sein de ce courant, les peuples colonisés, marginalisés, les femmes et les autochtones sont devenus les nouveaux acteurs des récits historiques. Hors de la sphère de l’Humanité, le reste du vivant s’est taillé une place dans les écrits historiques lors de l’émergence du domaine de l’histoire de l’environnement dans les années 1970[10]. Les auteurs d’ouvrages en histoire environnementale entreprirent de redéfinir l’histoire comme un produit d’interactions entre des acteurs humains et non-humains, brisant la dichotomie entre la nature et la culture et mettant l’accent sur les dynamiques relationnelles entre ces deux pôles. En d’autres termes, ils créèrent de nouveaux cadres théoriques permettant de reconnaître l’empreinte de la nature sur le politique, ainsi que la politisation des connaissances sur le monde naturel[11]. Ces développements théoriques s’opèrent en parallèle avec l’émergence de nouvelles sources documentaires permettant de nourrir ces courants intellectuels et de les développer sur la base de matériel empirique jusqu’alors non exploité. Les Archives de la Mongolie constituent un exemple de sources documentaires mettant en lumière des éléments de la vie quotidienne dans la steppe ainsi que les transformations environnementales au cours de la période Qing.

Percées méthodologiques et nouvelles archives

Cet élargissement successif des perspectives s’est également opéré dans le domaine de l’histoire de la Chine des Qing. En effet, la génération de John Fairbank tentait de caractériser l’influence exercée par les élites occidentales sur le peuple chinois, dépeignant la Chine comme une entité passive dont les fonctionnaires ne purent s’adapter au nouvel ordre mondial des États-nations[12]. Cette tendance à représenter les peuples non-occidentaux comme statiques et inertes ne se limitait pas à la sinologie, mais constituait également un paradigme dominant en anthropologie[13]. Avec le tournant des années 1980 émergea un nouveau courant qui entreprit de déconstruire le mythe d’une Chine immuable. Il porta la focale sur les acteurs chinois ainsi que sur les dynamiques internes à la Chine telle que les factions d’officiels chinois. Ces nouvelles perspectives ne sont pas sans lien avec celles l’histoire sociale dont la genèse est contemporaine des mouvements de décolonisation, et qui remirent en question l’eurocentrisme caractéristique des empires coloniaux. Les chercheurs tentèrent donc de dépasser les récits produits par les élites coloniales et mirent en lumière le rôle de divers groupes dont l’agentivité avait été négligée. Les travaux de Paul Cohen incarnent ce courant qui invite les chercheurs à développer des approches centrées sur la Chine plutôt que portées sur les relations Chine-Europe[14]. Ce furent donc les élites chinoises[15], les femmes[16], et les groupes ethniques de la Chine qui reçurent l’attention croissante des chercheurs. En particulier, l’école de la « Nouvelle histoire des Qing » (New Qing History) contribua à redéfinir la Chine des Qing comme multiethnique, soulignant l’apport continu de la culture mandchoue à l’administration impériale et questionnant le paradigme de la sinisation selon lequel les conquérants sont assimilés à la civilisation Han[17]. Bien sûr, ce courant n’était pas purement pionnier et s’appuyait sur des recherches existantes ; la nouveauté que l’on évoque ici est finalement toute relative. Ce regain d’intérêt pour des entités politiques situées hors des cercles conventionnels se traduisit ainsi par le déplacement du travail des chercheurs vers d’autres types de sources documentaires. Par exemple, aux correspondances diplomatiques consultées par John Fairbank, se sont ajoutés les écrits des femmes, les documents privés (民间文献, minjian wenxian)[18] et les sources en langues étrangères telles que le mandchou, le ouïgour, le tchaghataï, le mongol, le tibétain, et le thaï.

Toutefois, bien que les percées empiriques et méthodologiques en histoire de la Chine soient liées aux courants théoriques des sciences humaines, l’ouverture progressive des archives de Chine et de Taiwan au cours du XXe siècle a également joué un grand rôle. Dans les décennies 1950 et 1960, les archives chinoises étaient complètement fermées. De 1960 à 1965, certaines collections préservées à Taiwan, comme celles sur les Guerres de l’Opium, sur la guerre civile des Taiping, sur la guerre sino-française et sur la révolution de 1911 devinrent accessibles. De 1965 à 1979 s’ajouta aux archives ouvertes la collection des « mémoires du Palais » (zouzhe, 奏折) du Musée national du Palais de Taiwan, ainsi que d’autres documents locaux. Enfin, dans les années 1980, ce sont 3 500 institutions d’archives de Chine continentale qui ouvrirent leurs portes, avec un accès restreint et changeant[19]. Bien sûr, il est essentiel de considérer également les nombreuses publications de recueils de documents, qui servent de matériel de choix à beaucoup d’historiens et qui se sont multipliées au cours des dernières décennies[20]. À cela s’ajoutent depuis quelques années les bases de données facilitant grandement l’accès aux textes et permettant des recherches rapides à l’aide de mots-clés.

Toutefois, la tendance à l’ouverture des archives chinoises s’est inversée sous le mandat de Xi Jinping, élu en 2012, et un nombre significatif de sources liées aux zones frontalières, à la cartographie, et à d’autres enjeux jugés sensibles devinrent inaccessibles[21]. Ainsi, ces nouvelles restrictions contraignirent les chercheurs à se tourner vers des sources documentaires hors de Chine. Bien que les politiques de Xi limitent considérablement le travail des historiens, le recours aux sources hors de la Chine ne peut qu’accentuer la tendance à inclure de nouveaux acteurs situés hors des cercles élitaires, tendance par ailleurs amorcée avec le tournant de l’histoire sociale. Les Archives nationales de Mongolie constituent donc une institution de choix pour les chercheurs souhaitant prendre le contre-pied des effets de la censure sur les documents conservés en Chine, et désirant repenser les structures de pouvoir en incorporant de nouveaux acteurs aux récits historiques conventionnels.

Un examen rapide de l’historiographie de la Mongolie des Qing permet de constater le poids des compilations institutionnelles réalisées par l’État central ainsi que des écrits des missionnaires jésuites parmi les ouvrages fondateurs[22]. En effet, les chercheurs occidentaux se sont initialement appuyés sur les codes de loi impériaux[23], les constitutions administratives[24] et les organes situés à Beijing comme le Lifanyuan[25] pour écrire l’histoire de la Mongolie des Qing[26]. Or, les omissions et les distorsions ne deviennent visibles que lorsque ces publications de l’État central sont confrontées aux documents locaux, exercice que les chercheurs ont entrepris récemment[27]. Pour illustrer cela, il convient de donner un aperçu du contenu des Archives nationales de Mongolie afin de souligner, et d’appeler à éventuellement emplir, quelques « silences archivistiques ».

Des archives négligées

Les Archives nationales de Mongolie contiennent environ 1 260 000 lettres au total, en sus de sources audiovisuelles et de journaux. Les documents les plus anciens remontent à l’année 1647, et l’on y retrouve des manuscrits en sept langues—le mongol classique et cyrillique, le mandchou, le chinois, le tibétain, le russe, l’anglais et le français[28]. L’organisation des documents de l’ère Qing en 224 fonds (ou collections) reflète, à peu de choses près, la structure administrative de l’époque, dans la mesure où chaque collection correspond à une institution administrative ou religieuse[29]. En tête du catalogue figurent les collections M-1 et M-2, correspondant respectivement aux bureaux des deux surintendants représentant l’État central (en mongol Saiid ; en mandchou Amban ; en chinois Banshi dachen 辦事大臣). Le premier était en poste à Khüriy-e (aujourd’hui appelé Oulan-Bator), et le second à Uliyasutai, dans la partie occidentale de la Mongolie. La plupart des documents de ces deux collections sont rédigés en langue mandchoue, plusieurs sont en mongol ou bilingues mandchou-mongol, voire trilingues et incluant une version chinoise. On y trouve également des documents rédigés seulement en chinois et en russe. Le surintendant de Khüriy-e régnait sur les deux provinces (appelées ligues) de l’Est, soit Secen Qan et Tüsiyetü Qan, tandis que les deux provinces de l’Ouest étaient sous la juridiction du surintendant de Uliyasutai, soit Sain Noyan et Jasagtu Qan, ainsi que Khovd[30]. Lorsque les Mongols se séparèrent des Qing en 1911, les archives qui se trouvaient à Uliyasutai furent brûlées, ce qui explique que cette collection ne compte que 206 items, par contraste avec les 8 932 objets de la collection du surintendant de Khüriy-e, demeurée pratiquement intacte.

Les surintendants jouaient le rôle de courroies de transmission entre le gouvernement central de Beijing et l’administration locale mongole. Les précédentes études historiques axées sur l’État central avaient tendance à voir le Lifanyuan comme l’organe par excellence liant le pouvoir central aux localités des frontières[31]. Or, un examen des Archives de Mongolie révèle le rôle charnière des surintendants dans l’administration politique des territoires non-Han, alors que le Lifanyuan dispose de fonctions apparaissant davantage comme symboliques et rituelles. Notons également que les assistants mongols des surintendants (canzan dachen, 參贊大臣) se chargeaient de la majeure partie du travail administratif de leurs supérieurs hiérarchiques[32].

Les autres collections correspondent aux bannières mongoles[33], aux bureaux-chefs des provinces, à la supervision des stations postales, aux postes frontaliers, aux cartes géographiques, à la traduction et transmission de documents, aux pâturages impériaux, et aux différents domaines ecclésiastiques. La richesse de la documentation des bannières varie d’une collection à l’autre : alors que certaines bannières sont bien connues, pour d’autres, seuls quelques documents demeurent accessibles. Les collections des sièges des deux provinces de l’Est offrent une richesse documentaire considérable et encore peu exploitée. Ainsi, une tendance générale de la littérature affirme que les chefs des provinces n’occupent qu’une fonction symbolique, sans pouvoir réel au sein de l’administration[34] ; or, un examen des sources documentaires de ces collections donne un tout autre point de vue sur ces acteurs. En effet, ils étaient chargés de relayer les directives des surintendants aux chefs des bannières, et de veiller à leur bonne mise en oeuvre au sein des sociétés locales. Leur travail de coordination impliquait également l’adaptation de certaines politiques au contexte local, la supervision et la gestion des relations entre les bannières, notamment pour ce qui avait trait à l’allocation des pâturages en temps de catastrophe naturelle. Ainsi, ces derniers jouaient un rôle clé au sein de l’administration Qing, et une compréhension de l’histoire politique et locale serait bien incomplète sans un examen approfondi des traces laissées par le travail de ces acteurs[35].

Remédier aux silences

En somme, les silences des archives d’hier constituent les pistes de recherche de demain. Avec les changements dans l’accès et dans la constitution des archives de différents États, les acteurs qui apparaissaient comme périphériques ou absents des sources pourraient se retrouver au premier plan de nouvelles recherches incorporant de nouvelles sources et combinant divers langages encore peu enseignés. En d’autres termes, la politique actuelle de censure de l’État chinois ne devrait pas être vue comme un frein à l’entreprise de recherche sur des sujets jugés « sensibles », mais plutôt comme une invitation pour les chercheurs à faire preuve d’imagination dans l’utilisation des sources disponibles. Les récents développements de l’histoire sociale ont établi qu’il n’est plus acceptable d’exclure des travaux historiques les acteurs absents des sources officielles. Il en va de même pour l’histoire des peuples frontaliers des Qing : leur exclusion sous prétexte de censure ou de rareté des sources n’est plus valide, compte tenu de l’existence de collections nouvellement accessibles aux chercheurs, en Mongolie, mais également au sein d’autres pays frontaliers tels que le Kazakhstan, où l’on retrouve un nombre significatif de documents en langue ouïgoure. Cela ne signifie pas que ces sources suffisent à rendre compte de l’histoire de tous les acteurs. Malgré le fait que la recherche s’appuie de plus en plus sur des sources alternatives, beaucoup d’acteurs—sinon une majorité—demeurent absents des documents écrits. À cet égard, des auteurs ont remis en doute le potentiel des archives produites par les régimes coloniaux pour reconstruire l’histoire des communautés locales, compte tenu des omissions et des exclusions[36]. Certes, bien des documents des archives de Mongolie sont le produit d’élites locales tentant de concilier leurs intérêts avec ceux de l’administration impériale. Ainsi, nombre d’acteurs furent exclus des recensements et bien des pratiques ne furent jamais écrites, ce qui doit servir d’incitation à réfléchir aux limites des sources documentaires et à redoubler d’efforts pour reconstituer l’histoire de ces absents. Tel que l’évoque Jeannette Bastian, il est possible de reconstruire une partie des événements passés en se fondant sur ces documents qui sont des « témoins du passé » malgré eux, écrits sans l’intention de faire partie d’un corpus d’écrits historiques[37]. Ces documents incluent les rapports administratifs, les inscriptions, la culture matérielle, et ils doivent être interrogés par l’intermédiaire de sources complémentaires comme les témoignages oraux, les travaux archéologiques et ethnographiques. Finalement, si pour les chercheurs de la génération de Bawden, les pages blanches de l’histoire de la Mongolie s’expliquaient par le silence des archives, l’on peut plus sûrement parler de silence de l’historiographie depuis l’ouverture des Archives de Mongolie.