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L’année 2019 a été marquée par de nombreuses commémorations ayant trait à l’histoire contemporaine de la Chine. Il y eut bien sûr les soixante-dix ans de la République Populaire de Chine, célébrés en grande pompe le 1er octobre par l’un des plus imposants défilés militaires auxquels on eut droit d’assister. Il y eut aussi le passage pratiquement oublié venant commémorer les trente ans de la tragédie de Tian’anmen, événement auquel on ne fit que très peu de cas, si ce n’est dans le propos de certains journalistes occidentaux, ou dans les zones périphériques de la Chine continentale comme à Hong Kong. Toutefois, 2019 marquait aussi ce qu’on pourrait légitimement voir comme le centième anniversaire de la Révolution chinoise, symbolisée par le Mouvement du 4 mai 1919. Pour en saisir l’ampleur et l’importance historiques, on doit d’emblée distinguer ce que les historiens chinois désignent comme le Grand 4 mai 大五四 et le Petit 4 mai 小五四[1]. Le « Petit mouvement du 4 mai » renvoie spécifiquement à la marche de protestation de 3 000 étudiants de Beijing qui manifestaient contre ce qu’il est convenu d’appeler la« trahison de Versailles ». Pour sa part, le « Grand mouvement du 4 mai », qu’on appelle aussi le « Mouvement de la nouvelle culture », désigne le vaste mouvement de transformations sociales, culturelles et politiques qui se propageait en Chine de manière accélérée, au moins depuis l’établissement de la République en janvier 1912[2].

Parmi les icônes culturelles qui symbolisent le mieux ce mouvement, parfois assimilé à une véritable« Renaissance chinoise », on trouve indéniablement la revue Qingnian zazhi 青年杂志 / La Jeunesse, fondée en septembre 1915. Dans l’éditorial du premier numéro qui décrivait l’objectif de la revue, Chen Duxiu lançait haut et fort un appel au changement :

La jeunesse est comme le printemps précoce, comme le soleil levant, comme l’herbe et les arbres bourgeonnants, comme une lame fraîchement aiguisée. C’est la période la plus précieuse de la vie. La fonction de la jeunesse dans la société est la même que celle d’une cellule neuve et vitale dans le corps humain. Au cours du métabolisme, ce qui est vieux et pourri est sans cesse éliminé pour être remplacé par ce qui est nouveau et vivant. […] Tout ce qui est vieux et pourri, je l’abandonne à la sélection naturelle : je ne veux pas perdre mon temps à de vaines polémiques à ce sujet dans l’espoir d’une renaissance ou d’une restauration. Je me contente de pleurer et de présenter mes excuses à la jeunesse en pleine vitalité, en espérant qu’elle prenne conscience de soi et s’engage dans la lutte. […] Jeunesse, lève-toi et remplis ta mission[3].

L’« Appel à la jeunesse » de Chen Duxiu s’inscrivait dans le contexte particulier de la Chine en transformation du début du XXe siècle, ce qui donne une signification historique particulière au radicalisme des formulations choisies par l’auteur. Qui plus est, cet appel doit être perçu comme l’un des symboles marquants du début de la révolution chinoise, conçue comme le point à partir duquel une nouvelle génération se dresse afin de remplacer la précédente. Le thème du passage d’une génération à l’autre était lancé et son impact se fit sentir à intervalles réguliers, tout au long de l’histoire tumultueuse de la Chine, et ce jusqu’à aujourd’hui. Cet appel à la jeunesse, aussi radical fût-il, est la première source d’inspiration de ce numéro thématique dédié à l’histoire de la Chine et de l’Asie de l’Est. La deuxième source d’inspiration ayant mené à la création de ce projet est plus modérée, et elle nous vient de l’un des piliers de la sinologie américaine, John K. Fairbank. Comme il écrivait en avril 1986, dans l’avant-propos de La Grande Révolution Chinoise, « chaque génération apprend que son rôle consiste, pour finir, à “servir de paillasson” à la génération suivante. C’est une fonction méritoire, et même essentielle à remplir »[4]. Fairbank exprimait ces propos vers la fin de sa carrière, soulignant ainsi l’idée du passage d’une génération à l’autre, mais cette fois, dans l’optique d’une réflexion sur le sens des années qui passent et sur la valeur du jugement qu’un homme peut porter sur sa vie, avec du recul, ainsi que sur l’influence qu’il a pu avoir sur ses semblables plus jeunes : tempus fugit.

L’objectif initial derrière la mise en oeuvre de ce numéro thématique, intitulé Génération, est d’abord de mettre en valeur cette idée du transfert générationnel. Par contre, à l’inverse de la prise de conscience de Fairbank, nous le faisons dans l’optique de celles et ceux qui se trouvent actuellement au tout début de leur carrière et qui s’apprêtent à fouler« le paillasson » de leurs prédécesseurs afin de prendre la place qui leur revient. Qu’on ne se méprenne pas pour autant sur nos intentions. Nous n’avons nullement la prétention de rivaliser d’ingéniosité avec les intellectuels et les révolutionnaires chinois de la génération du Quatre mai, et encore moins les connaissances, la sagesse et l’expérience requises pour prétendre se comparer à l’un des fondateurs de la sinologie américaine. Le passage d’une génération à l’autre que nous voulons souligner par ce numéro thématique n’a rien d’un appel à la jeunesse iconoclaste qui voudrait faire table rase du passé, et encore moins d’une prise de conscience de la fugacité du monde, faite dans les derniers instants de notre vie, témoignant d’une réflexion sur la valeur de notre héritage légué à la postérité. Nous avons plutôt choisi d’illustrer la transition générationnelle en donnant la parole à une jeune génération d’hommes et de femmes consacrant leurs travaux à l’histoire de la Chine et de l’Asie de l’Est. La jeunesse qui s’exprime tout au long des pages qui suivent prend simplement la parole, pour tenir une conversation historique entre ici et là-bas, entre avant, maintenant et après. D’ailleurs, au risque d’énoncer une lapalissade, il s’agit là d’un fondement de la connaissance historique. L’écriture de l’histoire se nourrit du langage et des méthodes fournies par des précurseurs, et se transforme au gré des ans par le vent de nouveauté insufflé par une génération qui se lève et s’affirme. Il s’agit là de l’un des plus importants paradoxes de la connaissance historique, à savoir que la nouveauté et l’innovation s’inscrivent toujours dans la continuité d’une certaine tradition.

Ce numéro aborde donc l’idée de génération à partir du langage du temps qui passe et d’une place qui se prend par la jeunesse qui s’exprime, tout en rendant justice aux connaissances transmises par des précurseurs. Génération évoque ainsi le passage du flambeau, la transmission de l’héritage, tout autant qu’une prise de position se distinguant de la voie enseignée par nos prédécesseurs. Cette prise de distance ne résulte pas d’une volonté de révisionnisme à tout prix, mais tout simplement du fait que c’est ainsi que la connaissance historique se construit. De l’un à l’autre, du maître à l’élève, le savoir sur le passé se perpétue et se transforme en avançant. C’est d’ailleurs dans cette optique que nous avons choisi une calligraphie du poème de Wang Zhihuan 王之涣 (688–742), Monter sur la tour des Cigognes, comme illustration pour la couverture de ce numéro :

Le soleil blanc se couche près des monts,

Le Fleuve jaune se jette dans la mer.

Si vous souhaitez une vue plus vaste,

Montez encore un étage[5].

Faisant écho aux vers du poète de la dynastie Tang, nos précurseurs—et la connaissance qu’ils nous offrent—apparaissent comme l’étage supplémentaire à gravir qui nous permet d’apprécier au loin l’horizon qui nous dépasse et se transforme sous notre regard. Pour paraphraser un célèbre aphorisme lié à l’histoire européenne, c’est en grimpant sur les épaules des géants que les nains parviennent à voir plus loin qu’eux.

Il est dans l’air du temps de souligner l’importance du caractère interculturel des relations entre l’Orient et l’Occident, ce qui est tout à fait louable et enrichissant. Cependant, nous croyons que l’idée même de rencontre, soulignant la spécificité des « zones de contact » entre différentes cultures pour en comprendre leurs interactions, est une idée qui ne devrait pas s’exprimer uniquement en mode synchronique (entre différents pays, civilisations, cultures), mais aussi en mode diachronique, c’est-à-dire entre différentes générations[6]. C’est donc à une rencontre intergénérationnelle que nous convions le lecteur, entre différentes générations d’historiens qui se succèdent autour de l’interprétation qu’ils donnent d’un sujet spécifique. Cette rencontre témoigne de l’évolution des conditions qui rendent possible le savoir et les représentations de l’histoire qui se construisent dans un espace de transition chronotopique. Cependant, cette rencontre intergénérationnelle se révèle à nous dans les écrits de la jeunesse qui prend la parole. À cet égard, ce numéro thématique a un objectif bien précis : créer une occasion de paroles, de perspectives, de questions et de réponses échangées. Pour la mise en oeuvre de ce numéro, il a été demandé à une génération de jeunes chercheurs en histoire de la Chine et de l’Asie de l’Est de présenter certains aspects de leurs recherches actuelles, en mettant en valeur le lien par lequel nous héritons du travail fait par nos prédécesseurs. Nous avons choisi d’écrire l’histoire depuis la perspective de cette génération en devenir, en assumant ses erreurs et ses maladresses. Mais n’est-ce pas là le propre de la jeunesse que de se manifester par l’intuition, faisant parfois fi de la justesse et de la précision des termes ? Ne pas hésiter, foncer malgré les imprécisions; être jeune c’est apprendre à se tromper, apprendre à se corriger, et surtout, apprendre à se redresser au temps opportun. Cependant, pour parvenir à cheminer d’expériences en expériences, il faut d’abord en trouver l’occasion, et ce numéro en est une.

L’ouvrage présenté ici se divise en deux parties distinctes articulées autour d’un pivot central. La première partie est à lire comme un témoignage de l’expérience initiale de l’historien, une allégorie qui débute par la volonté de connaître et de comprendre, impulsion initiale de toute recherche. Découvrant ensuite les possibilités qui s’offrent au regard, et passant par la remise en question de modèles d’interprétation dominants, cette partie se termine en soulignant l’ancrage politique de certaines représentations de l’histoire. Avant d’entamer une recherche en histoire, il doit y avoir volonté de connaître, une curiosité brute qui pousse à vouloir remédier aux silences et à explorer la diversité des voies qui s’offrent autour d’un objet d’étude spécifique. C’est ainsi que Anne-Sophie Pratte nous permet de découvrir, à partir de l’exemple de l’histoire de la Mongolie à l’époque de la dynastie Qing, l’évolution des possibilités archivistiques et l’impact de cette évolution sur la diversification des champs du savoir. Abordant les différentes étapes ayant mené à la constitution des Archives de Mongolie ainsi que l’évolution des conditions d’accès et des contextes politiques changeants, elle montre que les silences de l’histoire n’ont pas les mêmes causes pour chaque génération. Surtout, elle offre un aperçu de l’éventail des possibilités qui s’offrent actuellement dans le domaine de l’histoire de l’Asie intérieure, de la Chine et de la Mongolie. Kim Girouard nous entraîne ensuite dans la province méridionale du Guangdong, alors qu’elle discute de l’expérience des sources permettant d’illustrer l’histoire de la médicalisation en Chine au début du XXe siècle. On néglige bien souvent de considérer le fait que nos manières de penser sont tributaires de la disponibilité et de la répartition géographique des sources. À cet égard, elle nous invite à décentrer nos perspectives afin de trouver, dans les zones périphériques, de nouvelles sources de savoir jusque-là négligées. Alors que l’histoire de la médicalisation en Chine reposait presque exclusivement sur les archives de la fondation Rockefeller, elle suggère plutôt de regarder du côté des archives des communautés religieuses. Celles-ci étaient davantage impliquées dans les sociétés locales et dans les provinces éloignées des grands centres que sont Beijing et Shanghai offrant de surcroît un portrait plus réaliste des transformations vécues, témoignant de l’évolution de pratiques enracinées dans la vie des populations locales. Cette première partie se termine par le texte de Jae Yeong Han qui aborde la question de la réécriture de l’histoire au sujet de la guerre de Corée. Elle montre comment les générations nées après la guerre ont commencé à remettre en question un récit enraciné dans une dynamique d’affirmation nationale et largement tributaire de l’héritage politique de la Guerre froide. S’enracinant dans un vaste processus de réconciliation politique et sociale, la réécriture de l’histoire fait surgir de nombreuses plaies mémorielles jusque-là occultées. En plus des profondes racines politiques de l’écriture de l’histoire sud-coréenne, on y découvre que le cheminement vers la réconciliation est un processus beaucoup plus complexe que le simple rapprochement des deux Corées, et que cette réconciliation repose d’abord sur l’acceptation d’une infinité de témoignages d’individus dans leur singularité propre.

L’histoire de la Chine et de l’Asie de l’Est ne peut se limiter à l’expression d’une discussion intellectuelle abstraite. Alors que Saint-Exupéry se plaisait à nous rappeler que« l’essentiel est invisible pour les yeux », la civilisation du monde chinois nous rappelle plutôt que l’essentiel doit tout de même être suggéré pour les yeux. Le texte de Shao-Lan Hertel offre une transition réflexive tout à fait appropriée pour cheminer dans cette rencontre avec l’Orient, alors qu’on y découvre une page importante du patrimoine matériel et immatériel de la civilisation chinoise. L’auteure présente de manière spécifique la collection de calligraphies contemporaines du TAM (Tsinghua University Art Museum), un musée récemment établi dont la vocation se situe à la croisée de la diffusion de l’art et de l’enseignement universitaire. Soulignant judicieusement les paradoxes auxquels le musée fait face dans la promotion de certains aspects politisés de la culture contemporaine, elle nous ramène au fondement de l’esthétique traditionnelle chinoise qui poussait parfois les lettrés à s’exprimer davantage par l’évocation poétique que par le discours argumentatif. Finalement les deux derniers textes proposent une observation de la Chine depuis l’extérieur et depuis ses zones périphériques, et par conséquent, la notion de représentation y occupe une place centrale. Frédérick Gosselin nous propose une relecture des journaux de voyageurs européens qui se rendirent en Chine aux XVIIe et XVIIIe siècles. À la croisée de l’histoire du genre et de l’histoire de la littérature de voyage, il examine de plus près un aspect négligé de ces journaux, soit la représentation de la femme chinoise, dont il présente l’évolution comme étant le résultat de mutations historiques à la fois globales et particulières. Enfin, le texte de Julien Lehoux vient clore ce numéro spécial alors qu’il s’intéresse aux représentations de la Révolution culturelle à travers la perspective d’un groupe militant affilié à la gauche radicale établie à Hong Kong, le 70s. S’interrogeant sur l’avenir de la révolution en Chine, les militants affiliés à ce groupe offrent une lecture décomplexée de l’héritage maoïste alors que tous les yeux étaient à l’époque rivés sur la transition opérée par la montée au pouvoir de Deng Xiaoping à la tête de la Chine communiste.

Cet ouvrage vient clore une étape importante de mon cheminement universitaire, alors que je cherchais, depuis la fin de mes études doctorales à l’automne 2015, une manière de mettre en valeur l’expérience vécue au Québec en ce qui a trait à l’écriture de l’histoire de la Chine et de l’Asie de l’Est. À cet égard, je tiens à remercier toutes les participantes et tous les participants pour leur très précieuse contribution, sans quoi, rien de tout ceci n’aurait été possible. Je tiens à remercier plus particulièrement Kim Girouard et Anne-Sophie Pratte, pour les discussions très inspirantes et enrichissantes que nous avons eues autour du CÉTASE (Centre d’études asiatiques) et qui ont permis à ce projet de se concrétiser et de prendre forme. Sur cette dernière question, je tiens à remercier très chaleureusement toute l’équipe éditoriale de la revue les Cahiers d’Histoire de l’Université de Montréal, pour l’enthousiasme témoigné dès le départ et tout au long des différentes étapes menant à la mise en oeuvre de ce projet. Plus spécifiquement, mes remerciements vont à Jean-Christophe Cusson, Aurore Kamichetty, Marie-Ève Berthelet, Adeline Golliet et Arnaud Chaniac pour la diligence et la rigueur de leur travail. Je tiens aussi à remercier plusieurs professeurs qui, par leur support ou leur collaboration, ont rendu possible la publication de ce numéro thématique spécial : Anna Ghiglione (Université de Montréal), Shenwen Li (Université Laval), Serge Granger (Université de Sherbrooke), Olga Alexeeva (UQAM), David Webster (Université Bishop’s), Sébastien Colin (INALCO), Sun Xiaoping et Bill Sewell (Saint-Mary’s University, Halifax), Jeremy Tai et Gavin Walker (Université McGill). Finalement, une telle proposition aurait été impensable sans prendre en considération le regard porté par un historien établi, ayant lui-même été jeune et ayant traversé une multitude d’expériences diverses, reflets d’une autre génération. Parce que c’est la relation intergénérationnelle qui donne tout son sens à l’évolution de la connaissance historique, je conclus par l’expression d’une gratitude toute spéciale envers David Ownby (Université de Montréal), pour l’ensemble de l’aventure postdoctorale partagée. Au cours des trois dernières années, j’ai eu le bonheur de m’initier à la lecture des textes de Qin Hui et j’ai pu mener à terme une recherche portant sur la réception en Chine de la New Qing History. Que ce soit lors de nos entretiens privés, lors de conférences ou d’ateliers, j’y ai appris de nombreuses leçons et j’y ai trouvé une source d’inspiration m’invitant à repousser encore plus loin les limites de ce que je croyais avoir accompli, et surtout, l’horizon de ce qu’il me restait à découvrir.

Entre mes parents et mes enfants,

Entre mes professeurs et mes élèves,

Debout,

Au coeur de ma génération

Je raconte l’histoire que j’ai apprise,

À ma façon,

J’enseigne maintenant

Révolution en marche

Entre hier et demain,

C’est aujourd’hui,

Et j’y tiens !