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Bernard Arcand, professeur au Département d’anthropologie de l’Université Laval de 1976 à 2005, mort prématurément en 2009, nous présente l’oeuvre qu’il a toujours rêvé d’écrire, mais qu’il n’est pas parvenu à terminer de son vivant et que son épouse (Ulla Hoff), ses amis et collègues ont reprise pour réaliser son rêve. Le texte est une merveille ethnographique au sujet des Cuivas, groupe autochtone des plaines du Casanaré et du Meta, en Colombie, qui l’ont séduit et ont gagné son coeur à jamais, après les deux ans partagés avec eux pour son travail de thèse doctorale présenté à l’Université de Cambridge (Arcand 1972).

Les Cuivas respecte la tradition de l’anthropologie sociale britannique, où le structuralisme-fonctionnalisme fusionne avec le structuralisme français des années 1970. Le texte a la rigueur d’un travail ethnographique détaillé et l’auteur y fait montre d’ironie, de sensibilité et d’un humour d’une grande délicatesse. Arcand explore la vie des Cuivas et nous amène à réfléchir sur les chasseurs-cueilleurs. Ce travail se situe à contre-courant des essentialismes construits à partir d’un stéréotype de type « primitif » brutal et avec une culture très « limitée ». L’anthropologue donne une version différente des Cuivas, fruit de son expérience de la quotidienneté d’un monde au régime alimentaire abondant et diversifié, et non d’un groupe exposé au péril imminent de la famine, comme beaucoup le croyaient.

Un des concepts centraux abordés dans ce livre est celui de « culture », qui réfère aux relations du groupe à l’environnement (relations symboliques) en particulier, à l’alimentation et à la grande variété de ressources dont il disposait et qu’il utilisait. L’auteur décrit et interprète les relations de parenté, l’organisation sociale, les mythes et les rites et il s’intéresse à la cuisine et aux principes qui la régissent. Il accorde aussi une attention particulière aux processus de changements culturels résultant de l’interaction entre les paysans et les colons.

Arcand livre ici des réflexions méthodologiques qui sont encore valides pour qui fait du travail ethnographique et de terrain. Il s’interroge sur la pertinence des techniques d’observation, la participation à la vie quotidienne des communautés et la responsabilité éthique envers elles ainsi que sur le besoin, dans certains cas, de les protéger. Par exemple, il se méfie du travail des missionnaires du Summer Institute of Linguistics, le désapprouve et le remet en question.

L’anthropologue québécois a protégé, par mesure de sécurité, les informations dont il disposait concernant les Cuivas afin que personne ne les utilise pour leur causer du tort, compte tenu de leur situation de vulnérabilité face aux missionnaires, aux colons, à l’État et aux guérilléros en quête de leur âme ou de leur territoire aux dépens de leur survie.

Les Cuivas, aujourd’hui, s’autodénomment Wamonae et connaissent une forte croissance démographique malgré la grande réduction que leur territoire a subie. Ils vivent dans une réserve autochtone (Caño Mochuelo) depuis 1986, dans un réseau complexe de relations interethniques pour éviter de perdre les territoires qu’ils ont réussi à conserver. À cela s’ajoute la détérioration de la diversité de leur environnement.

Les changements culturels que craignait Arcand sont une réalité : changement des coutumes et valeurs, violence domestique, grossesses précoces, promiscuité des femmes et des colons, prostitution enfantine, maladies sexuellement transmises, affaiblissement du leadership et perte d’autonomie. Alors que le couple monogame était la norme, la situation a changé. Sans parler des groupes cuivas, près de la frontière avec le Venezuela, qui sont à la merci de groupes armés de l’ELN (Ejército de Liberación Nacional [Armée nationale de libération]).

Toutefois, à la surprise de plusieurs et sûrement à la joie d’Arcand, les Cuivas se refusent à abandonner totalement leur nomadisme traditionnel de chasseurs-cueilleurs, continuent de travailler en famille, préservent et transmettent oralement leurs savoirs sur les ressources naturelles et leurs usages, conservent leur calendrier écologique et appliquent leurs stratégies alimentaires traditionnelles. Ils continuent de croire en l’importance de mettre ce qu’ils ont en commun et poursuivent leur quête d’harmonie à travers l’équité, qui reste un principe organisateur de leur société. Les Cuivas connaissent leur langue : 90 % d’entre eux l’utilisent et les enfants l’apprennent à l’école. Ils refusent de produire des cultures illicites malgré la pression des groupes armés. Les Cuivas Wamonae luttent aujourd’hui pour leur survie, leur identité et leur territoire. Ce texte de Arcand, qui devra être traduit en espagnol et, espérons-le, en langue cuiva, permettra aux chercheurs d’être davantage informés au sujet de ce groupe autochtone et aux Cuivas eux-mêmes de mieux connaître leur histoire récente.