Corps de l’article

Introduction

Dans les Andes péruviennes, les questions liées au changement climatique et à l’extraction minière sont hautement controversées et politisées. Sur ce qu’il est convenu d’appeler désormais « le changement climatique », les discours des communautés andines diffèrent de ceux des organisations internationales (OI), de l’État péruvien et des organisations non gouvernementales (ONG). Bien que les savoirs dits « autochtones » soient de plus en plus reconnus comme complémentaires des savoirs dits « scientifiques », ils sont encore trop réduits à des croyances culturelles (Stensrud 2016). En effet, l’État péruvien, les OI et les ONG reproduisent souvent le discours dominant d’inspiration scientifique. Ce dernier tire son origine dans un mode d’identification aux non-humains qui repose en Occident sur la dichotomie entre nature et culture (Descola 2005). D’une part, il présuppose des faits naturels universels auxquels s’appliquent des notions culturelles singulières. D’autre part, il réserve le privilège de la moralité et de l’existence sociale aux seuls humains. Et c’est tout particulièrement la prédominance de cette opposition philosophique attachée aux civilisations dont elle est issue qui est remise en question dans l’analyse de communautés andines qui considèrent que divinités, plantes, animaux et phénomènes atmosphériques partagent peu ou prou avec les humains facultés et comportements similaires. Puisque les non-humains occupent l’espace social et que les liens de causalité entre les existants sont redistribués, on voit pourquoi le phénomène du changement climatique chez les communautés andines ne répond pas à la même définition que celle du discours scientifique.

Il en va de même des projets miniers d’exploitation de ressources non renouvelables, comme l’or et le cuivre, contre lesquels de nombreux mouvements autochtones andins mènent des actions. Comme le souligne Philippe Descola (2014 : 55), ces manifestations ne sont pas simplement pour ces Autochtones andins l’expression du refus d’une exploitation de leurs ressources, mais plutôt une réaction contre la mise en danger d’un élément non humain, qu’il s’agisse d’une montagne, d’un lac ou d’une rivière, tous considérés comme des membres du collectif composé d’êtres humains et non humains. Dans ce cas, ce ne sont pas deux intérêts économiques divergents qui s’opposent. D’un côté, il s’agit d’une modalité d’échange marchand visant la transformation de matériaux en produits et, d’un autre côté, d’une modalité relationnelle visant au maintien d’un ordre social. Là réside la difficulté de traduire en termes politiques ces considérations relationnelles qui n’existent pas dans les institutions politiques et juridiques classiques d’origine occidentale.

La plupart des recherches dans les régions andines se concentrent soit sur l’impact du changement climatique soit sur celui de l’exploitation minière. L’objectif de cet article est de traiter conjointement l’impact de ces deux phénomènes en montrant en quoi ils constituent une « double menace » pour les populations andines du sud du Pérou. Il est pertinent d’analyser ces phénomènes de manière conjointe, car le changement climatique et l’exploitation minière sont les deux principaux problèmes qui affectent aujourd’hui les populations andines ; c’est pourquoi, à partir d’une enquête ethnographique menée lors de plusieurs séjours entre 2011 et 2017 chez les Q’ero des Andes péruviennes, je propose d’en discuter l’impact en tenant compte du point de vue des Q’ero. Il s’agit notamment de considérer les relations entre humains et non-humains, telles que les Q’ero les tissent.

Pour mieux comprendre le type de controverse existant chez eux autour du changement climatique et de l’exploitation minière, cet article s’inspire de l’approche d’« ontologie politique » proposée par Mario Blaser (2009, 2013). Celle-ci — qui se fonde sur la notion de « multinaturalisme » d’Eduardo Viveiros de Castro (2004) — s’oppose à celles, usuelles, d’écologie politique et d’économie politique qui ont tendance à voir ces controverses comme étant de nature épistémique. Autrement dit, selon ces dernières, on se trouverait dans une situation dans laquelle deux perspectives culturelles s’opposent à une seule réalité objective et commune (ici, l’environnement). En réalité, comme le souligne finement Blaser, ces conflits sont de nature ontologique et non épistémique puisque l’on y trouve des différends opposant plusieurs réalités distinctes, ou plusieurs mondes, non une réalité unique, objective et universelle. Dans ce sens, l’ontologie politique de Blaser est indissociable de ce que Viveiros de Castro (2004) appelle « l’équivocité non contrôlée » qui émerge notamment à la suite de désaccords entre réalités différentes plutôt qu’entre plusieurs perspectives sur le même monde. Autrement dit, l’ontologie politique, à travers la prise en compte d’ontologies multiples et le contrôle de ces équivocités, vise à mettre en place un bon outil heuristique pour analyser et comprendre ce type de conflits.

Ces controverses sont au coeur de la cosmopolitique — non pas une cosmopolitique philosophique au sens d’Isabelle Stengers (2007 : 48-49), qui vise à ralentir la construction d’un monde commun en créant un espace d’hésitation, mais plutôt une « cosmopolitique ethnographique » (de la Cadena 2015 : 282) qui vise à prendre au sérieux, à travers l’ethnographie, certaines entités non humaines qui doivent être comprises comme de potentiels lieux d’équivocité dans lesquels des « connexions partielles » (Strathern 2004 : 54) se mettent en place entre ONG, leaders autochtones, mineurs et représentants des autorités. Une telle approche a le mérite de montrer l’urgence d’établir un dialogue entre les discours scientifique et politique dominants et le point de vue des sociétés directement concernées, en éclairant dynamiques et équivocités entre acteurs. Cependant, l’objectif principal de cet article n’est pas tant de montrer ou discuter l’existence de plusieurs mondes que d’ouvrir des pistes de réflexion à travers une ethnographie qui vise à décortiquer comment les Q’ero remanient différents régimes ontologiques et comment ces régimes s’entrecroisent face aux rapides mutations du climat et à l’intrusion toujours plus massive de l’industrie extractive dans les Andes péruviennes.

Fig. 1

Localisation du territoire q’ero dans le département de Cuzco

Localisation du territoire q’ero dans le département de Cuzco
Source : Geremia Cometti (2015).

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Un climat troublé entre divinités et êtres humains

Les Q’ero sont une population de langue quechua installée sur les pentes de la cordillère de Vilcanota[1] dans la région de Cuzco. Ils sont divisés en cinq communautés (Hatun Q’ero, Q’ero Totorani, Marcachea, Japu et Quico) et contrôlent trois étages écologiques. Les Q’ero pratiquent l’élevage, notamment d’alpagas et de lamas, dans la zone supérieure (nommée puna et située entre 3800 m et 4600 m d’altitude). L’étage intermédiaire (qhiswa, de 3200 m à 3800 m d’altitude) est consacré à la culture de différents types de tubercules. Enfin, le plateau inférieur (yunga, de 1400 m à 2400 m d’altitude) est dédié à la culture du maïs. Cependant, en raison des mauvaises récoltes des dernières années, notamment dues aux conséquences du changement du régime des précipitations, la plupart des Q’ero ont désormais abandonné ce type de culture.

Fig. 2

Espadilla, village q’ero situé dans la puna dans la communauté de Marcachea

Espadilla, village q’ero situé dans la puna dans la communauté de Marcachea
Source : Geremia Cometti (août 2011).

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En raison d’observations empiriques constantes, les Q’ero ressentent au quotidien les effets significatifs des variations des phénomènes atmosphériques sur leur production agricole et pastorale. Selon eux, le principal bouleversement concerne la pluie : beaucoup plus abondante que par le passé lors de la saison des pluies (en gros, de décembre à avril), elle s’est parallèlement davantage raréfiée lors de la saison sèche (en gros, de juin à septembre). Bien que de moindre importance, la formation de givre est également perturbée. En effet, le gel se forme avec plus de fréquence hors saison et il dégrade les sols. Ainsi, les Q’ero perçoivent des variations atmosphériques et climatiques qui correspondent aux recherches scientifiques sur le changement climatique dans les Andes péruviennes[2]. Sur ce plan, les discours scientifiques et autochtones coïncident. Les Q’ero, tout comme d’autres communautés andines, sont attentifs à l’apparition des Pléiades (Qutu). Ils pratiquent une forme empirique d’observation météorologique qui a été décrite par Benjamin Orlove et ses collaborateurs (2000 : 68, 2002 : 431) en lien avec de nombreuses communautés andines. Il s’agit de l’observation de la luminosité des Pléiades à la période du solstice d’hiver qui permet de mesurer la variation des précipitations et de fixer la date d’ensemencement des pommes de terre. Ces estimations leur permettent de décider de la date à laquelle ils planteront leurs différents tubercules. Ces appréciations apparaissent donc cruciales pour l’agriculture q’ero. C’est ici qu’intervient l’arariwa, une sorte de responsable ou leader du travail agricole, dont le statut de médiateur est occupé par un membre de la communauté qui est remplacé chaque année et nommé par les personnes les plus âgées. L’arariwa — généralement un paqu — a la responsabilité de prévenir toute variation climatique ou météorologique inattendue. Il doit également influencer ces phénomènes en cas de mauvais présage. Il provoque alors la pluie ou appelle le gel lorsque cela est nécessaire au moyen d’offrandes spécifiques aux divinités[3], qu’il s’agisse des esprits tutélaires des montagnes (les apu) ou de la Pachamama[4]. L’arariwa apparaît alors comme un connecteur entre le peuple q’ero et ces divinités et, par extension, les phénomènes atmosphériques. Il doit entretenir un dialogue avec les divinités afin de satisfaire les besoins agricoles et pastoraux de la communauté. N’agissant pas selon son bon vouloir et son intérêt personnel, il est censé officier pour la communauté dans son ensemble. Les éventuelles mauvaises récoltes sont interprétées comme la conséquence de son échec à assumer ce rôle d’intercesseur. À l’heure du dérèglement climatique, cette fonction se révèle de plus en plus délicate.

La majorité des Q’ero voit ces changements atmosphériques comme l’effet d’une dégradation des relations de réciprocité entre eux et leurs divinités, c’est-à-dire les apu et la Pachamama. L’une des idées les plus répandues parmi les villageois, justifiant ces modifications climatiques, est celle d’un abandon progressif des cérémonies collectives, pourtant toujours considérées comme essentielles à l’agriculture. L’histoire orale fait état de différentes cérémonies autrefois pratiquées pour la pluie, les animaux, le maïs, la pomme de terre, etc. Aujourd’hui, selon les villageois les plus âgés, la nouvelle génération ne penserait qu’à l’argent et la plupart des jeunes ne seraient plus capables d’effectuer des rituels efficaces. De plus, certains Q’ero ne sont pas intéressés par ces cérémonies et se rendent à Cuzco à la recherche d’un travail, surtout dans le secteur de la construction et du bâtiment. Basilio, un Q’ero de la communauté de Totorani, nous livre quelques détails intéressants :

Les générations passées savaient comment préparer les cérémonies et comment remercier nos apu et la Pachamama. En échange, les apu nous permettaient de cultiver et d’élever nos animaux sans difficulté aucune. Aujourd’hui nous n’exécutons plus les cérémonies de la manière correcte. Beaucoup font des cérémonies simplement pour en faire, mais ils ne savent même pas ce qu’ils sont véritablement en train de faire.

Malgré cet abandon partiel des cérémonies, nombreux sont les Q’ero qui mettent à profit leur réputation de chamans les plus puissants des Andes péruviennes — réputation induite par l’idée romantique d’être les derniers Incas de la région — comme le souligne Humberto, un Q’ero de la communauté de Marcachea :

Aujourd’hui, c’est chacun pour soi. Tout le monde pense seulement à gagner de l’argent. Tous les Q’ero que tu vois à Cuzco — tu as déjà rencontré beaucoup de Q’ero à Cuzco, n’est-ce pas ? — bref tous ces Q’ero qui se vendent comme de vrais paqu sont des menteurs.

En effet, dès les années 1990, les Q’ero ont commencé à sortir de plus en plus de leur communauté (de manière permanente ou temporaire), principalement pour se rendre dans la ville de Cuzco. Le mois d’août est particulier : les apu et notamment la Pachamama étant particulièrement actifs[5], il marque l’arrivée en masse de chamans q’ero (paqu) dans les rues de la ville pour répondre à la demande croissante de « cérémonies pour la terre » (despachos ou pagos a la tierra) de la part du tourisme « mystique » et des habitants de l’ancienne capitale de l’Empire inca. Les cérémonies n’ont donc pas disparu. Simplement, au lieu de les organiser rigoureusement pour la prospérité collective, les paqu monnayent leurs services à Cuzco pour leur bien-être personnel ou familial, se rendant ainsi responsables, selon leurs détracteurs, de la dégradation des relations entre les Q’ero et leurs divinités.

Fig. 3

Un paqu q’ero en train de préparer une offrande pour la Pachamama et les apu

Un paqu q’ero en train de préparer une offrande pour la Pachamama et les apu
Source : Geremia Cometti (mai 2011).

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Un autre facteur permettant d’expliquer ce relatif abandon des rites est la conversion de certains Q’ero à des Églises évangéliques, notamment à l’Église Maranata[6], comme le souligne Marcelino, un Q’ero de la communauté de Japu : « Q’ero va se perdre. Quelqu’un se souviendra de nous, mais plutôt en termes culturels et de façon superficielle. Mais les apu ne nous écoutent plus. Ils sont fâchés avec nous, car nous avons beaucoup de Maranata. »

Les pratiques rituelles collectives sont tombées en déshérence au profit du commerce chamanique alors que les conversions aux nouvelles religions ou encore le déclin de pratiques plus quotidiennes et personnelles comme la mastication de feuilles de coca (Erythroxylum coca) s’ajoutent également au tableau des griefs adressés aux Q’ero par les divinités. Selon les Q’ero, les perturbations météorologiques observées et les conséquences néfastes qu’elles entraînent pour l’agriculture en sont pour beaucoup la conséquence directe.

La réciprocité mise à mal

Saisir le discours des Q’ero sur le changement climatique nécessite donc de se pencher sur la relation qu’ils entretiennent avec les non-humains afin de dégager une modalité relationnelle dominante, qui se trouve au fondement des relations à l’environnement : la réciprocité. En effet, dans la littérature régionale, le terme le plus utilisé pour décrire les types de relations entre humains ou entre humains et divinités est ayni, traduisible par « réciprocité » (Alberti et Mayer 1974). Plus rarement, ce terme s’applique aux relations que les communautés andines entretiennent avec certains animaux, végétaux ou objets comme les illa ou inqaychu, des pierres qui font partie des objets cérémoniels des paqu qui permettent à ces derniers d’augmenter leur pouvoir de guérison. Les Q’ero entretiennent ainsi des relations d’ayni avec les apu et la Pachamama (les divinités majeures), mais également avec les alpagas, les pommes de terre et leurs propres ancêtres, autrement dit l’ensemble des entités non humaines qui peuplent leur univers social. Un épisode vécu lors de mes premiers jours de terrain en mai 2011 en compagnie de Guillermo, Q’ero de la communauté de Hatun Q’ero, m’a tout de suite fait comprendre l’étroite relation que les Q’ero entretiennent avec leur aliment principal, la pomme de terre. Un soir, Guillermo décida de préparer une soupe de pommes de terre ; parallèlement, il fit bouillir d’autres pommes de terre dans de l’eau avec un peu de sel. Nous pelâmes donc et coupâmes les pommes de terre nécessaires pour la soupe et versâmes le reste des tubercules avec leur peau dans l’eau bouillante. Alors que nous nous apprêtions à manger, j’observai comment Guillermo mangeait ses pommes de terre. Guillermo pela de ses mains les pommes de terre cuites dans l’eau et déposa les pelures au sol. Pendant qu’il allait chercher de l’eau à une petite rivière près de la maison afin de nettoyer les casseroles, je commençai à nettoyer le sol jonché de pelures de pommes de terre. Alors que j’étais parvenu à rassembler toutes les pelures en un tas, Guillermo arriva avec son récipient rempli d’eau et, m’apercevant les pelures à la main, il me jeta un regard glacial et me cria : « Que fais-tu ? » Il posa précipitamment son récipient, prit dans ses mains les pelures que j’avais rassemblées et les sépara soigneusement. Ayant terminé, il leva la tête et me demanda : « Normalement, tu dors avec les morts ? » Je n’étais pas vraiment préparé à une telle question aussi il me fallut quelques secondes avant de lui répondre simplement : « Non… je crois que non… » Guillermo ne tarda pas à répliquer :

Alors, si tu dis ne pas dormir avec les morts… pourquoi donc as-tu mis les peaux mortes [celles que nous avions cuites dans la casserole] avec les peaux encore en vie [celles des pommes de terre crues que nous avions pelées avant de les faire cuire dans la soupe] ? En effet, les peaux que nous avons cuites ont perdu leur esprit, tandis que les autres ont encore leur animu. Il y a des règles à suivre pour semer, cultiver et cuisiner les pommes de terre. Il y a une relation d’ayni entre nous et les pommes de terre. Nous communiquons avec elles et elles nous disent comment elles veulent être cultivées et cuisinées. Nous devons les traiter comme elles veulent être traitées. Autrement, si nous ne respections pas ces règles, elles ne se laisseraient plus cultiver par nous.

Réciprocité et intentionnalité imprègnent également les relations entre non-humains comme le montre l’extrait suivant, issu d’une conversation avec Nicolas, un Q’ero de la communauté de Marcachea :

Pendant un mois de janvier, lorsque j’étais encore enfant, la pluie ne voulait pas tomber. Les anciens du village nous ont donc ordonné, à nous, les enfants, de descendre dans les vallées pour y prendre des grenouilles et des crapauds dans les rivières et les lagunes. Nous y sommes donc allés et y avons recueilli le plus grand nombre possible de ces amphibiens. Le lendemain, il pleuvait enfin. C’est parce qu’ils vivent dans l’eau et qu’ils ont une relation de réciprocité [ayni] très étroite avec la pluie. Ils savent comment appeler l’eau. Nous les avons posés sur les pentes d’une montagne sèche ; or, pour survivre, ils avaient besoin d’eau. C’est pour cela qu’il s’est finalement mis à pleuvoir.

Pour les Q’ero, un flux vital lie tous les êtres humains ou non humains. Il n’y a pas un substantif partagé pour définir ce flux vital. Mes interlocuteurs parlent surtout de kallpa, d’animu et parfois de sami ou samay. Catherine J. Allen (2008 : 56) définit le sami comme une essence animée qui peut se transmettre rituellement de plusieurs manières, par exemple en soufflant sur des feuilles de coca ou en versant des gouttes d’une boisson par terre (voir également La Riva González 2005 et Ricard Lanata 2007 : 89-90 pour d’autres définitions des notions de « sami » et d’« animu »). Dans l’univers des Q’ero, les différentes entités vivent en fonction d’une hiérarchie fixée selon l’importance relative des membres qui la constituent. Les apu et la Pachamama dominent cette hiérarchie, suivis par les êtres humains, puis par les alpagas et les lamas. Les ancêtres y occupent aussi une place importante. Cependant, cette hiérarchie peut changer en fonction des situations dans lesquelles se développent les relations entre ces entités. Grâce aux différentes cérémonies, les Q’ero offrent de ce flux vital aux entités les plus importantes qui composent leur univers social. Cet échange peut être effectué entre deux humains ou plus, entre humains et non-humains, ou encore entre non-humains. L’objectif principal de ce transfert de flux vital est la conservation d’un équilibre général entre les entités humaines et non humaines.

Ce flux vital peut être considéré comme un don offert aux divinités. En effet, l’importance de ces dons à la Pachamama et aux apu pendant les cérémonies se comprend moins en raison de leur valeur en tant que biens (des feuilles de coca, des foetus de lama, des fleurs) qu’en raison du flux vital qui s’en dégage. Et ces dons doivent être considérés d’après le flux vital qui circule : les apu et la Pachamama transfèrent un courant de « vitalité » aux humains, aux animaux et aux autres entités, mouvement qui se traduit par une bonne santé ainsi qu’une meilleure fertilité des terres cultivables. À travers ces différents dons, les Q’ero perpétuent une relation de réciprocité entre eux et la Pachamama et les apu ou la rétablissent si elle a été mise à mal. L’abandon partiel de différents rituels destinés aux divinités a contribué à une diminution de la circulation du flux vital et constitue la cause, selon les spécialistes des rituels q’ero, d’une dégradation de l’état de santé des habitants et des animaux ainsi que de la fertilité des terres.

Le rituel du phallchay

Le phallchay (il prend le nom de la phallcha, une espèce de gentiane) est un rituel propitiatoire pour la protection et la reproduction des camélidés andins, en particulier les alpagas pour ce qui est des Q’ero. Ce rituel nous permet d’appréhender plus finement les modes de relation entre humains et non-humains chez les Q’ero.

En effet, le phallchay qui, dans ce contexte, signifie « faire fleurir les alpagas », est célébré dans la puna au niveau familial. Quelques jours avant le phallchay, les Q’ero commencent à préparer la chicha (bière de maïs) qui doit être prête pour les célébrations. Le phallchay est célébré le lundi avant le mercredi des Cendres, dans le cadre des célébrations du carnaval. Avant le rituel du phallchay, les Q’ero célèbrent le chayampuy, la fête du changement des autorités traditionnelles et la première des célébrations du carnaval, lors de laquelle les autorités traditionnelles (carguyuq) sont renouvelées[7]. Les nouveaux carguyuq élus doivent choisir le chant propitiatoire qui sera utilisé par toute la communauté pendant le reste de l’année.

Les jours précédant le phallchay, les femmes finissent de tisser de nouveaux vêtements qui seront utilisés lors des célébrations. À quatre heures du matin, les Q’ero se lèvent et commencent les préparatifs rituels. Chaque famille de la communauté place différents drapeaux blancs[8] sur le battant extérieur de la porte de sa maison, indiquant quelles familles célèbrent leur troupeau. Ensuite, les hommes façonnent deux petites mottes de terre herbeuse appelées waylla ch’ampa qui ont auparavant été prélevées dans la prairie près de la maison. Sur les mottes sont placées des fleurs phallcha (rouges) et des fleurs fhuña (blanches). Les fleurs phallcha représentent la Pachamama, tandis que les fleurs fhuña représentent les apu. Près d’elles est posé un sac tissé contenant des feuilles de coca, une bouteille d’alcool fort (cañazo) et quelques verres de chicha (figure 4).

Dans les premières heures de la matinée, les nouveaux carguyuq visitent les familles qui célèbrent le phallchay. Quand les carguyuq arrivent dans une maison, ils rencontrent les membres de la famille agglutinés autour des mottes. Ils commencent à mâcher les feuilles de coca, font des libations (ch’alla) au-dessus des mottes, chantent et invoquent l’aide des apu et de la Pachamama pour la fertilité et la reproduction des camélidés ainsi que pour le bien-être de la famille. Une fois que le rituel à l’intérieur de la pièce est achevé, les Q’ero sortent chercher leurs animaux et les rassemblent dans le corral familial puis ils jettent aux alpagas et aux lamas les fleurs phallcha et fhuña. Après que les animaux soient entrés dans le corral, tous les membres de la famille s’agenouillent devant eux et prononcent des invocations rituelles afin d’obtenir la clémence et la mansuétude des forces sacrées pour la protection et la fertilité des troupeaux.

Fig. 4

Phallchay, cérémonie pour la bonne reproduction des troupeaux ainsi que pour leur bonne santé

Phallchay, cérémonie pour la bonne reproduction des troupeaux ainsi que pour leur bonne santé
Source : Geremia Cometti (février 2012).

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Quand ils se trouvent à proximité du corral, les hommes jouent de la flûte (pinkullu) et les femmes chantent. Le chant « Pantilla t’ika » est chaque année dédié au bétail pendant le phallchay. Ses paroles expriment la déférence des Q’ero à l’endroit de leurs divinités, de leur bétail et des fleurs médicinales (Wissler 2005 : 395). La mélodie du « Pantilla t’ika » est triste, ce qui provoque les pleurs des participants. Selon les Q’ero, le chant évoque leurs très difficiles conditions de vie. Chaque pierre utilisée pendant le rituel symbolise la force d’un apu, raison pour laquelle les pierres jouent un rôle très important dans la célébration du phallchay et des autres cérémonies consacrées à la fertilité des animaux.

Le phallchay s’achève avec la bénédiction pour la bonne santé des animaux qui donne lieu à un bref rituel avec deux jeunes alpagas, l’un mâle (macho) et l’autre femelle (hembra). Le lendemain, mardi, presque tous les Q’ero se rendent dans le village de Hatun Q’ero pour prendre part à la célébration communautaire du mercredi des Cendres.

Le phallchay s’insère dans les célébrations du carnaval. Celui-ci, le pèlerinage au sanctuaire du Seigneur de Quyllurit’i, la Toussaint et le jour des Morts et les célébrations du mois d’août sont les principales fêtes locales liées aux animaux et aux cycles agricoles. La nourriture abondante et les boissons fermentées comme la chicha qui sont préparées et consommées pendant ces fêtes ne servent pas seulement au prestige social des carguyuq qui les financent (Cometti 2015), mais sont également destinées, sous forme d’offrandes, aux apu, à la Pachamama et aux ancêtres, notamment pendant la Toussaint et le jour des Morts. Ces offrandes aux puissances tutélaires sont fondamentales pour le bien-être de la communauté, celui des animaux et la prospérité de l’agriculture, selon les croyances locales. L’exemple du phallchay souligne l’importance du bien-être recherché et de la propitiation pour la reproduction des alpagas qui dépendent de la bienveillance des apu pendant la saison des pluies. En outre, ce rituel illustre bien les modes de relation avec les non-humains qui apparaissent une fois de plus comme des éléments centraux pour la compréhension de l’univers social des communautés andines du sud du Pérou.

Eau « moderne » et eau « relationnelle »

Si j’ai choisi, dans les paragraphes précédents, de me concentrer sur le phallchay, c’est qu’il illustre également la relation des Q’ero au cycle de l’eau, cycle qui a beaucoup changé dans les dernières années dans la région, comme nous l’avons vu. Une autre chose a rapidement évolué dans le territoire q’ero : la présence croissante d’acteurs externes, notamment des ONG liées au courant spirituel New Age — présence que je vais à présent discuter en même temps que la manière dont les Q’ero font ou non cohabiter leurs pratiques rituelles et de nouvelles technologies et pratiques exogènes.

Lors de mes derniers séjours de terrain dans la communauté de Hatun Q’ero en 2015, 2016 et 2017, j’ai pu observer un petit système d’irrigation mis en place dans le jardin d’un habitant afin de faire face à la sécheresse. Une étable construite par une ONG y avait pour objectif de protéger alpagas et lamas des gelées nocturnes. J’ai également pu observer ce qui semble être une pratique courante depuis quelques années, à savoir des injections intramusculaires d’une préparation médicamenteuse antibiotique et anti-inflammatoire pour protéger alpagas et lamas de maladies causées par des bactéries. Ces trois exemples, en apparence différents, ont les mêmes objectifs pratiques que les rituels : accéder à l’eau pendant la saison sèche et protéger les animaux par la construction d’abris et par des injections.

Selon Astrid Stensrud (2016 : 94), qui travaille dans la vallée de Colca proche de la ville d’Arequipa, la population qui habite la vallée use de pratiques et de technologies exogènes dans l’agriculture. L’auteure montre comment différentes pratiques peuvent engendrer de multiples conceptions de la nature et, notamment, deux vues divergentes à propos de l’eau : d’un côté, une conception de l’eau exogène que l’auteure définit comme l’« eau moderne » (H2O) ; de l’autre, une conception locale : l’« eau relationnelle ». Le possible « conflit ontologique » prend ici la forme d’une équivocité entre la perception de l’« eau moderne » et celle de l’« eau relationnelle » qui reflète (c’est l’équivocité qui est sujet) deux mondes distincts. Néanmoins, selon Stensrud, ces deux mondes si différents face au changement climatique peuvent être complémentaires et se recouvrent souvent.

Fig. 5

Phallchay, cérémonie pour la bonne reproduction des troupeaux ainsi que pour leur bonne santé

Phallchay, cérémonie pour la bonne reproduction des troupeaux ainsi que pour leur bonne santé
Source : Geremia Cometti (février 2012).

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Karsten Paerregaard (2014), qui travaille aussi dans la vallée de Colca avec des populations employant dans leur agriculture des pratiques et technologies exogènes, soutient que les populations andines contemporaines sont, à ce titre, influencées par l’arrivée des acteurs extérieurs (État, ONG et OI, notamment) et, de ce fait, repensent leur façon de concevoir le monde et de s’adapter au changement climatique. Par exemple, à proximité de la ville d’Arequipa, l’État péruvien a changé les systèmes d’irrigation traditionnels grâce à des innovations techniques. Selon Paerregaard, ces modifications ont complètement transformé la relation que ces populations entretiennent avec les montagnes et autres éléments de leur environnement physique. L’auteur souligne également que les paysans ont cessé de pratiquer leurs rituels pour favoriser de bonnes récoltes en invoquant leurs divinités, car l’État — qui subvient désormais à leurs besoins — a remplacé ces dernières comme fournisseur d’eau.

Fig. 6

Injections intramusculaires administrées aux camélidés, Charkapata

Injections intramusculaires administrées aux camélidés, Charkapata
Source : Geremia Cometti (septembre 2015).

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Mais est-ce suffisant pour voir dans ces aménagements dits « de développement » les prémices de l’effondrement d’une culture à l’instar de Paerregaard (ibid.) qui affirme que les populations andines — même parmi les plus reculées — cessent peu à peu leurs rituels en vue d’obtenir une bonne récolte par des offrandes à leurs divinités parce que l’État ou d’autres acteurs externes auraient remplacé ces divinités comme fournisseurs d’eau ? Dans ce qui serait le passage d’une conception de l’« eau relationnelle » à celle de l’« eau moderne », l’auteur parle clairement de cosmologies « brisées », dans la grande tradition des analyses du changement social et du syncrétisme en termes d’acculturation, d’anomie et d’effondrement des structures traditionnelles.

Mais la question de savoir si les populations andines sont en train d’abandonner leur cosmologie en faveur de cosmologies dites « modernes » est en réalité mal posée et simpliste. Certes, les populations locales, comme les Q’ero, sont de plus en plus ouvertes aux acteurs exogènes. Le tourisme — notamment mystique — est en plein essor, tandis que l’État et les ONG renforcent leur présence sur leur territoire. On observe, d’une part, la mise en place d’un programme étatique d’« ethno-développement[9] » et, d’autre part, l’organisation par plusieurs ONG de voyages sur mesure pour un tourisme New Age sous le prétexte d’appuyer différents projets de développement en territoire q’ero. Ces deux types d’acteurs partagent également des points communs et des paradoxes : ils se veulent pourvoyeurs d’aide en matière d’infrastructures, de santé, d’éducation, de réponse au changement climatique, etc., en s’appuyant sur les idéologies courantes des programmes de développement au « tiers monde », et ils ont la même volonté de préserver, voire de sauver la « culture » q’ero, essentiellement pour des raisons romantiques en ce qui concerne les ONG ; motivations qui consistent pour ces pourvoyeurs de fonds à considérer les populations autochtones comme les gardiennes vivantes du passé mythique des Incas, une image véhiculée à partir de la seconde moitié du XXe siècle, notamment par le mouvement indigéniste cusquénien (Le Borgne 2003).

Selon Franck Poupeau (2011), l’articulation des rituels dans les sociétés rurales andines est le principal objet d’étude d’un type d’anthropologie qui aspire encore aujourd’hui à retrouver des sociétés ayant conservé des pratiques précoloniales. Selon Poupeau, cette approche reposerait sur une vision idéalisée des cosmologies andines qui, en réalité, sont loin d’être incompatibles avec les échanges marchands. L’auteur montre justement que dans les communautés aymara boliviennes, par exemple, l’échange d’eau lors des rituels n’est pas du tout incompatible avec des formes d’échange marchand. Or, je trouve la critique de Poupeau pertinente dans la mesure où il faut rester vigilant sur le plan méthodologique afin de ne pas opposer en termes dyadiques des cosmologies totalement fermées et, comme le souligne Guillermo Salas Carreño (2012 : 26), on ne peut pas réduire à une simple dichotomie autochtones/modernes l’hétérogénéité des populations vivant dans les régions andines du sud du Pérou. Selon Salas Carreño, on est plutôt face à des processus historiques et localement contextualisés qui participent d’une multiplication des constructions ontologiques dans les communautés andines. D’après l’auteur, cette diversité implique aussi forcément une familiarité de ces dernières avec les nouvelles pratiques provenant d’autres régimes ontologiques. Ce discours est valable dans les deux sens puisqu’une grande partie de la population de la ville de Cuzco et des acteurs concernés (notamment les ONG liées aux mouvements New Age) sont bien informés des pratiques locales qui supposent que des entités non humaines sont de véritables êtres agissants.

L’approche dite d’ontologie politique a été dernièrement très critiquée par Peter Gose (2018 : 492), qui affirme que la sociabilité des entités non humaines dans les Andes relève de la stratégie plutôt que de l’ontologie. Autrement dit, une entité non humaine comme une montagne peut être en même temps soit une montagne au sens géologique du terme, soit une « personne » à l’intérieur de la même structure ontologique. Dans ce sens, la « personnalité » d’une montagne — que Gose définit comme une « montagne semi-sociale » — est contingente et hybride. En outre, pour Gose, les « équivocités » sont à l’ordre du jour dans les pratiques des sociétés andines, même quand elles ne sont pas juxtaposées aux pratiques dites « modernes ». D’après lui (ibid. : 500), on ne serait ainsi pas face à des « connexions partielles » entre mondes divergents, comme le suggère Marisol de la Cadena, mais plutôt devant un phénomène composite fait d’entités reconnaissables dans un monde reconnaissable. Autrement dit, il y aurait un seul et unique monde socioculturel interconnecté.

Les critiques de Gose me permettent de mieux expliciter mon propos et mon positionnement. Le chercheur me semble avoir raison de souligner la pertinence d’une pluralité de mondes et de critiquer les possibles dérives d’une telle approche si on analyse la question seulement en termes de mondes clos et divergents. Gose est également bienvenu, selon moi, d’affirmer que les équivocités sont présentes aussi dans les sociétés andines sans devoir forcément les opposer aux pratiques modernes. Cependant, l’impact du changement climatique chez les Q’ero tend à démontrer que nous faisons face à une multiplication de constructions ontologiques, comme suggéré par Salas Carreño qui suit lui aussi les approches de Blaser et de la Cadena. En effet, une approche fondée sur une ethnographie minutieuse et inspirée par l’ontologie politique possède, à mon avis, le mérite de montrer comment et dans quel contexte les sociétés andines se mettent en relation avec les entités non humaines en déployant — même de façon stratégique — des registres ontologiques différents, comme le montre bien l’exemple des Q’ero face au changement climatique. En effet, à l’heure actuelle, au moins chez les Q’ero, l’introduction de pratiques et de technologies exogènes pour lutter contre de telles variations atmosphériques ou, plus généralement, afin d’améliorer la santé des troupeaux ne semble pas s’opposer à — encore moins créer un conflit avec — leurs pratiques rituelles. Autrement dit, une innovation technique introduite par un acteur externe ne conduit pas forcément à l’arrêt d’une activité rituelle traditionnelle. L’exemple de l’impact du changement climatique chez les Q’ero, notamment le bouleversement du cycle de l’eau, montre que cette société actualise différentes pratiques complémentaires, rituelles ou non, pour faire face aux conséquences menaçantes du bouleversement climatique qu’elle constate.

L’extraction minière dans la région de Cuzco

À partir de l’exemple des Q’ero face aux mutations du climat et de leur type de relation aux non-humains, il est à présent possible d’étendre ces considérations à l’analyse de l’effrayante expansion en cours de l’industrie extractive, dont l’impact est considérable sur de nombreuses communautés andines.

L’expansion récente de l’exploitation minière, notamment celle du cuivre et de l’or, a provoqué une augmentation inquiétante des conflits dans la région. Ces activités extractives affectent directement les pratiques des Q’ero. Chaque année, lors du Corpus Christi, des milliers de personnes se rendent traditionnellement au piémont des glaciers Sinakara et Qulkipunku pour un pèlerinage au sanctuaire du Seigneur de Quyllurit’i. Ce lieu « sacré » est protégé depuis 2011 par l’UNESCO et, en conséquence, l’État ne peut pas autoriser les compagnies privées à en exploiter le sous-sol[10]. Cependant, dans les environs de ce territoire préservé, des entreprises minières ont initié des explorations pour découvrir des gisements de divers minerais pouvant éventuellement être exploités. Afin d’empêcher cela, durant l’un de mes derniers terrains, en septembre 2015, une manifestation fut organisée à Cuzco sur la Plaza de Armas (la place principale de l’ancienne capitale de l’Empire inca) pour s’opposer à l’attribution des concessions autorisées à ces entreprises par l’État péruvien autour du sanctuaire du Seigneur de Quyllurit’i[11].

Fig. 7

Les Q’ero au pèlerinage au sanctuaire du Seigneur de Quyllurit’i

Les Q’ero au pèlerinage au sanctuaire du Seigneur de Quyllurit’i
Source : Geremia Cometti (juin 2017).

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À cette occasion, j’appris qu’une grande partie du sous-sol du territoire q’ero a également fait l’objet de concessions aux entreprises d’extraction minière de la part du ministère de l’Énergie et des Mines péruvien. L’octroi d’une telle concession de ressources minières comme « propriété privée » ne retire pas aux Q’ero la propriété du sol cultivable. L’exploitation reste ainsi conditionnée à l’accord de la communauté qui possède le titre de propriété collective. S’il n’y a pas encore, pour l’heure, de mine légale en territoire q’ero, les entreprises concernées ont déjà entrepris de convaincre certains habitants, provoquant de ce fait des conflits importants au sein de la population entre partisans des mines et opposants à celles-ci. Par ailleurs, l’exploitation illégale à l’aide de dynamite existe déjà en territoire q’ero : lors de mon dernier séjour au sein de la communauté de Hatun Q’ero, en juin 2017, l’un de mes compadres m’a ainsi avoué qu’il avait été contacté à Cuzco par un ingénieur d’origine états-unienne et qu’avec d’autres Q’ero ils prospectaient une partie du territoire de Hatun Q’ero à la recherche d’or.

Deux ans avant cette confidence de mon informateur, lors de ces manifestations de 2015, ma présence avait été l’occasion d’interroger certains de mes interlocuteurs q’ero à ce sujet puisque nombreux sont ceux qui participent au pèlerinage au sanctuaire du Seigneur de Quyllurit’i. Voici trois extraits significatifs tirés d’entretiens effectués en octobre 2015 :

Nous sommes préoccupés pour la Pachamama et pour l’eau. Je ne veux pas qu’ils rencontrent l’or. Les apu et la Pachamama ne veulent pas. Je suis en train de regarder les feuilles de coca et les apu ne veulent pas les mines[12]. Le Seigneur de Quyllurit’i ne veut pas non plus. Plusieurs fois, ils sont venus à Quico, mais ils n’ont jamais rien trouvé. Certains paqu travaillent afin qu’ils ne trouvent rien. Ils font des cérémonies, ils soufflent les kintu de coca.

Manuel, communauté de Quico

Les apu ne veulent pas les mines. Si nous faisons de bonnes cérémonies, nous aurons une bonne protection contre les mineurs. Ils ne vont pas entrer. Ils vont trouver des mauvais esprits et ils vont s’enfuir. Mais il faut y croire, à ces cérémonies, parce que si les mineurs font également des bonnes cérémonies avec quelqu’un qui connaît [yachachiq] comment faire… alors les apu pourraient changer d’avis et les laisser entrer.

Walter, communauté de Hatun Q’ero

Les apu existent pour ceux qui cohabitent [conviven] avec eux. Pour les autres, ce sont juste des montagnes. Mais pour nous, c’est comme une destruction de nous-mêmes.

Nicolas, communauté de Marcachea

Comme ce fut le cas pour l’analyse du changement climatique, l’étude des modes de relation avec les entités non humaines propres aux Q’ero apparaît nécessaire si l’on souhaite saisir la complexité de leur point de vue à propos des entreprises minières. Les interactions avec les non-humains sont ici mobilisées pour des questions politiques et territoriales, à travers certaines modalités rituelles.

Quatre points peuvent être mis en avant. Le premier concerne les modes de communication particuliers entre les Q’ero et leurs divinités. Les paqu sont les seuls à pouvoir entrer en communication avec la Pachamama et les apu. Ils occupent une position sociale privilégiée puisqu’ils ont la capacité de prendre en compte l’avis de ces non-humains. Les paqu — appelés également pampamisayuq — peuvent en effet entendre ces entités non humaines, notamment en « lisant » les feuilles de coca. Le second point a trait à l’importance que revêtent le rituel et les offrandes pour convaincre les divinités de satisfaire le souhait des Q’ero, comme le fait de refuser l’intrusion de compagnies minières sur leur territoire. Le troisième se réfère au fait que les mineurs pourraient également être en mesure de présenter des offrandes aux apu, incitant ces derniers à changer d’avis et à laisser entrer les mineurs sur le territoire q’ero. Sur ce point, en raison de données ethnographiques recueillies dans la communauté de Japu, Salas Carreño (2012 : 29-30) soutient que les apu pourraient changer d’idée si les mineurs étaient en mesure de préparer des offrandes alimentaires plus sophistiquées que ce n’est le cas actuellement. Dans ce cas, les apu pourraient leur permettre de prélever les minéraux de leurs terres. Cependant, comme le confirme l’extrait de mon entretien avec Walter, mes données ethnographiques ne concernent pas tant la « matérialité » des offrandes — c’est-à-dire ce qui est réellement offert aux divinités au moyen des offrandes — que la manière dont celles-ci sont présentées. Walter et d’autres Q’ero soulignent surtout, en réalité, l’importance de « croire » au résultat de la cérémonie et redoutent que les mineurs demandent à un bon paqu q’ero bien défrayé d’organiser — à la place des mineurs — une cérémonie efficace, équivalente en cela à leurs propres cérémonies (Walter utilise le terme yachachiq, « celui qui connaît »). Enfin, le quatrième point — sur lequel nous revenons infra — renvoie à l’intégration de la volonté des apu et de la Pachamama, ceci pour des questions d’ordre politique et territorial, à travers leur consultation.

Le rôle des entités non humaines dans les conflits opposant Autochtones et mineurs

En 2006, de nombreux paysans de la région s’étaient réunis à Cuzco pour manifester contre des projets miniers autour de l’Ausangate, le sommet le plus élevé de la région ; une scène semblable à celle que j’ai moi-même observée en septembre 2015 sur la Plaza de Armas. Selon de la Cadena (2015 : 275), la montagne a, pour le moment, remporté une première bataille dans le combat qui l’oppose aux entreprises extractives parce que, à ce jour, la région avoisinant l’Ausangate ne comporte aucune mine. Cependant, pour arriver à cette victoire, les entités non humaines — et la volonté politique que les Q’ero leur attribuent — ont été mises de côté dans le conflit avec la compagnie minière. Les leaders paysans, en collaboration avec différentes associations qui aident ces communautés, ont vite compris qu’ils devaient utiliser des arguments juridiques susceptibles de ne pas rebuter la rationalité de la politique nationale s’ils voulaient remporter la lutte contre l’entreprise minière. En effet, un tel régime anthropocentré n’accepte pas un acteur non humain — en outre nanti d’une volonté politique — dans les négociations. Pour cette raison, les leaders locaux ont pris la décision de défendre la montagne en la présentant désormais comme une ressource à exploiter ou à protéger et non pas comme un être vivant, acteur à part entière d’un même collectif composé d’humains et de non-humains. On retrouve une dynamique semblable dans l’ethnographie de Fabiana Li (2015) qui a analysé le processus par lequel une montagne du nord des Andes péruviennes, le mont Quilish, est devenue la protagoniste d’un conflit opposant paysans, associés à une ONG environnementaliste, à une entreprise minière. Par ladite compagnie, la montagne n’est vue que comme un simple dépôt d’or tandis que pour les écologistes et paysans qui s’opposent à la mine, le Quilish est d’abord une source d’eau majeure pour l’agriculture locale. En réalité, souligne Li (ibid.), pour la majorité des paysans, la montagne est beaucoup plus qu’un simple réservoir d’eau, mais, en parlant d’elle en tant qu’entité naturelle et non surnaturelle, cette montagne a attiré l’attention de nombreuses ONG occidentales qui aident les paysans contre la compagnie minière.

Cette volonté d’intégrer des entités non humaines aux débats politiques est souvent critiquée par certains politiciens et cette critique s’exprime par l’usage, notamment en Bolivie, du terme péjoratif pachamamismo (terme qui indique un discours politique tendant à mettre en valeur, voire à vénérer la cosmovision autochtone andine) ; ceci afin de délégitimer ce qui est considéré comme un essentialisme culturel dans les Andes. Pour Anders Burman (2016), l’usage du terme pachamamismo est une manière de nier et de rejeter catégoriquement certaines connaissances ou réalités locales. Cette même critique se retrouve dans quelques-unes des déclarations de l’ancien président péruvien Alan García qui, en 2011, évoquant les conflits miniers dans les Andes, affirmait que les peuples andins étaient des « communautés primitives » et qu’il était absurde de croire qu’une montagne pouvait avoir un esprit. Toujours selon lui, toutes ces expressions culturelles allaient à l’encontre du bon développement du pays et la solution consisterait, en définitive, à « éduquer » ces « populations primitives[13] ».

Cependant, l’État semblant cultiver l’ambiguïté au Pérou, la diversité culturelle y est aussi parfois mise en avant dans un contexte national de multiculturalisme néolibéral (Hale 2004). Cette mise en valeur se limite toutefois à certaines célébrations, tel le pèlerinage au sanctuaire du Seigneur de Quyllurit’i, la musique (q’ero taki) des Q’ero, qui est intégrée au patrimoine culturel immatériel du Pérou, les artefacts — notamment les produits artisanaux — et, enfin, la langue qui fait l’objet d’un programme bilingue quechua-espagnol. Cette diversité est ainsi valorisée en autant qu’elle ne gêne pas le système productif capitaliste ; cela cesse lorsqu’elle contredit la nécessité de la modernisation nationale imposée par les politiques néolibérales. Ainsi, les cosmologies des communautés andines sont délibérément mises à l’écart parce qu’elles sont vues comme des croyances culturelles exotiques, des survivances d’un passé révolu, parfaitement incompatibles avec le projet capitaliste.

Il est inconcevable pour les politiques modernes d’évoquer l’intentionnalité et la volonté d’entités non humaines dans leurs débats. Pourtant, comme je l’ai déjà souligné, ces mouvements hostiles aux projets miniers dans les Andes montrent que, pour les communautés locales, refuser l’exploitation des sols n’est pas seulement un acte de défense de leurs ressources naturelles, mais également de préservation de leur société, laquelle va bien au-delà d’un collectif exclusivement composé d’humains.

La question qui se pose alors du point de vue politique est d’arriver à définir quels acteurs spécifiques sont à consulter à l’occasion de tels conflits. La difficulté pour l’ethnographe est également de se retrouver dans un système de relations — avec des entités non humaines — qui lui est étranger, d’autant qu’il ne peut faire l’expérience d’une relation directe avec eux en raison de l’incapacité de la plupart des humains « normaux », y compris q’ero, à communiquer avec les entités non humaines ou à les consulter. Ce rôle est réservé aux paqu, qui ne seraient ainsi pas simplement considérés comme « porte-paroles » d’une société formée d’êtres humains — ce qui pourrait être le rôle d’un leader politique communautaire au sens strict du terme —, mais également des entités non humaines auprès des humains. En outre, il s’agit d’identifier quelle entité précise consulter dans chaque contexte spécifique : chaque apu possède par exemple un rôle et des pouvoirs propres. Ainsi, pour chaque cas particulier, une entité non humaine différente peut être consultée, comme l’illustre le récit suivant recueilli chez les Q’ero :

Un jour, un vaste groupe d’animaux appelés chayllu et ressemblant à de petits cochons est arrivé dans la région de Q’ero. Il y en avait des centaines. Ils se sont installés dans la yunga [vallée] et ont commencé à manger tout le maïs produit par les Q’ero. Pour cette raison, les chamans des Q’ero ont organisé une cérémonie pour se connecter avec l’esprit de ces animaux. Ils ont essayé plusieurs fois, mais n’y sont jamais parvenus. Aussi, pour cette raison, ils ont décidé de faire appel à l’apu qui prend soin de ces animaux. L’apu leur a dit que les chayllu désiraient se rendre à l’Ausangate, mais qu’ils en étaient empêchés par une rivière qui se trouvait sur le territoire des Q’ero. L’apu a donc conseillé aux Q’ero de construire un pont pour faire passer les animaux. Le pont a été finalement construit et les chayllu sont arrivés à destination.

L’exemple de l’impact de l’exploitation minière chez les Q’ero rend apparents des contrastes ontologiques, et les données ethnographiques collectées dans la région indiquent des issues possibles pour sortir de l’impasse : face à la loi, à la volonté nationale de modernisation et au désir national — partagé par les entreprises multinationales opérant dans la région — de faire du profit, pour survivre, une montagne doit plutôt s’afficher comme une ressource à protéger plutôt que comme une entité faisant partie du même collectif que les humains. Dans le cas de l’exploitation minière, la composante symbolique est fondamentale, puisque les extracteurs creusent directement dans une montagne qui est, pour les Q’ero, une divinité. Nous avons vu plus haut, par le biais du témoignage de Nicolas, que s’attaquer à une montagne, donc à un apu, revient à détruire les Q’ero eux-mêmes. Pour cette raison, l’ethnographe se doit de répertorier cas par cas quelles sont les entités non humaines spécifiques que les Q’ero consultent dans le cadre de ces conflits ontologiques.

Conclusion

Si le changement climatique représente un risque constant, qui se manifeste sous diverses formes et dont la provenance peut paraître abstraite, le secteur de l’industrie extractive est, quant à lui, menaçant de façon certainement plus tangible. Le danger qu’il représente est vu par les Q’ero comme immédiat et localement perceptible, son action, à l’origine de dégâts socioenvironnementaux, étant parfaitement identifiée. Dans le cas du changement climatique, chez les Q’ero, il est possible d’introduire de nouvelles techniques pour tenter d’y répondre tout en continuant, en même temps, à faire des offrandes aux divinités. La complémentarité entre les divers mondes est bien réelle pour les Q’ero et les solutions techniques modernes leur semblent pouvoir combler, en quelque sorte, la réduction de l’activité rituelle qui est désormais en partie détournée vers le tourisme et le monde citadin de Cuzco. Dans le cas de l’industrie extractive invasive, il s’agit plutôt d’un contraste, car, pour le moment, la majorité des Q’ero voient encore leurs montagnes comme des éléments vivants de leur collectif et non comme des ressources à protéger ou à conserver.

L’approche d’ontologie politique à l’égard des pratiques, rituelles ou non, que les Q’ero emploient pragmatiquement face à cette double menace permet de mieux saisir les formes spécifiques de relation que ces pratiques contribuent à faire émerger. Il faut souligner que ces modes de relation concernent des populations de plus en plus exposées et fragilisées, tels les Q’ero, à des acteurs exogènes. Une ethnographie solide et minutieuse des relations entre humains et non-humains permet seule de bien saisir comment les Q’ero et d’autres populations andines tissent des relations privilégiées avec des entités non humaines. Elle montre également l’importance d’analyser à la fois la manière dont les populations locales intègrent dans leurs pratiques des « agents et pratiques exogènes » et la façon dont ces derniers incorporent à leurs pratiques et discours ce qu’ils apprennent des Q’ero afin de les convaincre plus aisément et de parvenir à leurs fins. C’est dans ce contexte qu’une approche d’ontologie politique prend tout son sens, s’appuyant sur une étude descriptive rigoureuse de la variation des modes de relation existant, pour l’analyse de ces articulations ontologiques.