Corps de l’article

La contagion émotionnelle est une notion qui touche un certain public lorsqu’il entre en relation avec le ressenti émotionnel d’un personnage. Ce phénomène est un mécanisme empathique, imitant en miroir l’émotion perçue. Mais la plupart du temps, en réalité, le ressenti est plus complexe : un ensemble de mécanismes émotionnels et cognitifs s’assemblent pour créer une émotion nommée « identification ». Cette identification aux personnages de fiction peut avoir un retentissement clinique significatif sur la spectatrice ou le spectateur.

Le champ de la prévention de masse autour de la thématique du suicide est en effervescence. Des mesures qui s’appliquent au grand nombre semblent nécessaires pour tenter de limiter le suicide par contagion, qui survient à la suite de la visualisation de certains films par un certain groupe de spectateurs. Les études sur le cinéma fournissent de nombreuses informations sur le phénomène d’identification. Les théories cinématographiques classiques s’attachaient à définir la nécessité de réalisme et la fonction du montage. Les théories contemporaines se divisent en différents courants, par exemple post-structuraliste (dont l’une des caractéristiques principales est de chercher à échapper à toute tentative d’objectivation; Heath, 1981) ou sémiotique (qui étudie les langages, les signes ou le sens véhiculé par le film; Metz, 1977). Ces dernières années, ces champs théoriques se sont attachés à inclure l’aspect cognitif de la perception cinématographique (Perron, 2002; Bordwell et Carroll, 1996).

Dans le présent article, nous voyons comment se déploie l’intensité émotionnelle du cinéma et la manière dont elle médie l’identification. La spectatrice ou le spectateur se trouvent en effet conditionnés cognitivement et émotionnellement par le film (ou la série télévisée)[1]. Nous nous attachons ensuite à comprendre le phénomène de contagion suicidaire lorsqu’il s’applique au cinéma et à des séries. Pour terminer, nous présentons une approche permettant d’extraire les paramètres objectifs d’un film ou d’une série pour quantifier son éventuelle dangerosité.

Divertissement et immersion

« Immerger dans l’eau un récipient en bois qui autrement fuirait », telle est la définition étymologique du terme binge, qui consiste à « se tremper » avec frénésie. À l’instar du binge drinking et du binge eating, le binge watching[2] ne peut pas passer inaperçu aujourd’hui.

La possibilité d’échapper cognitivement et émotionnellement à la vie quotidienne est susceptible d’apporter une intense gratification psychique. Dans le processus d’évasion, qu’il se déploie par ingestion de drogues ou ingestion d’images, la plupart des individus ont de bonnes raisons émotionnelles ou cognitives de souhaiter quitter temporairement la réalité dans laquelle ils vivent (Vorderer, 1996). Et de fait, c’est ce que facilitent les médias audiovisuels en présentant des réalités alternatives. L’utilisation du média fait profiter le destinataire d’un monde fictif. Cette évasion, à l’image de l’euphorie décrite par les usagers d’héroïne, est l’effet diégétique du film (Buckland,1989). Selon Tan (1996), l’effet diégétique consiste en l’expérience dans laquelle le monde fictionnel entoure la spectatrice ou le spectateur au point que la personne se sent absolument capturée en son sein. L’environnement physique est temporairement supprimé au profit d’un environnement alternatif. Nous pouvons, par exemple, nous interroger sur le devenir d’une adolescente ou d’un adolescent, d’une patiente ou d’un patient ou de tout sujet fragile face à la dangerosité potentielle des écrans, dangerosité largement étudiée par Tisseron (2014).

Cette hypothèse de l’évasion est complétée par deux autres hypothèses. L’hypothèse de la « correspondance thématique » fait référence au fait que les préférences d’une personne influencent le type de divertissement qu’elle préfère voir (Huesmann, 1986). Par exemple, selon cette hypothèse, les spectateurs choisissant des divertissements violents seront ceux et celles ayant une personnalité plus agressive. Une autre hypothèse, celle de la « compensation thématique », propose que les personnes choisissent des thèmes de divertissement qui reflètent les émotions qu’elles ne peuvent produire d’elles-mêmes (Leitenberg et Henning, 1995). Cette hypothèse va dans le sens de celle de Freud (1989 [1940]), pour qui les motivations des fantasmes sont des souhaits non satisfaits.

Mais ces hypothèses ne disent pas pourquoi la spectatrice ou le spectateur apprécient tant des scènes qui seraient si difficiles à vivre dans la réalité. Smy et al. (2000) estiment que le divertissement fictif peut être consommé de deux manières. 1) Les spectateurs éprouvent de l’émotion sans penser constamment que le film n’est pas réel. À certains moments du film, ils n’incluent pas leur connaissance de la réalité dans leur évaluation du film (Frijda, 1989). 2) Inversement, à d’autres moments, les spectateurs utilisent leur connaissance de la réalité pour « se distancier » du film, pour reprendre le terme de Brecht (1935). Ils peuvent ainsi éprouver des émotions qu’ils n’auraient pu avoir dans la réalité, malgré cette conscience transitoire d’être toujours dans la réalité. Et, rajoute Frijda, lorsqu’ils voient une scène choquante telle qu’un suicide, ils peuvent également se distancier résolument. Dans ce cas, ils questionnent délibérément le statut de réalité du film pour se protéger des émotions suscitées (en détournant les yeux, par exemple), tel que le démontraient déjà Gross et Levenson en 1995. Ces derniers auteurs ont bien tenté de passer en revue « les méthodes disponibles pour susciter des émotions en laboratoire et [ont] exprimé un pessimisme extrême quant à la possibilité de provoquer des émotions discrètes dans des conditions de laboratoire ». Ils expriment par là leur difficulté à saisir les émotions des spectateurs pendant un film comparativement à la vie réelle. En effet, les spectateurs s’appuient sur leur système rationnel de traitement de l’information : ils utilisent la logique quotidienne et intuitive pour parvenir à une évaluation du caractère fictif du film. Si le film est trop douloureux, la distanciation se met en place. Cette distanciation permet au public d’élaborer une critique de sa perception. Ainsi, du fait de cette critique survenant lorsque l’identification au personnage est levée, une scène douloureuse peut avoir un effet protecteur en termes émotionnel et comportemental.

Cette distanciation nous amène à discuter le principe d’immersion et le principe de sortie d’immersion qui en découle. Cette immersion a été largement étudiée, par exemple par Polichak et Gerrig (2002). Ces auteurs décrivent les critères d’imprégnation d’un film, qui correspondent au moment où la spectatrice ou le spectateur considèrent le film comme un ensemble de véritables événements dans un monde imaginaire. De la même manière, Zillmann (1991) a bien établi combien le divertissement audiovisuel pouvait entrainer une surcharge cognitive difficile à désamorcer. Pour donner un exemple de ces études sur l’immersion, nous citons le concept « d’empathie anticipative » défini par Boruah (1988). Il s’agit de l’émotion ressentie par la spectatrice ou le spectateur qui s’attendent à ce que le personnage visualisé éprouve prochainement une forte émotion. On retrouve donc une importante dimension imaginative dans le média cinématographique, absente par exemple des médias journalistiques. En se basant sur ces principes, Grodal, dès 1997, proposait de définir ce qui provoque du plaisir à la visualisation d’un film. Il insiste sur la motivation télique (de télos : la finalité, l’objectif), un système cognitif provoquant une excitation à la visualisation d’un film : c’est lorsque le public éprouve une carence d’information narrative qu’il se trouve en quelque sorte « excité » par le film (il s’agit du plaisir du suspense), et de cette même carence nait la volonté de connaitre la fin de la narration. Lorsqu’il est en possession de toutes ces informations (par exemple, au moment de la clôture narrative), le public éprouve un sentiment d’euphorie. L’absorption se fait de manière audiovisuelle (par l’image et par le son). Contrairement aux substances toxiques, c’est la spectatrice elle-même ou le spectateur lui-même qui sont littéralement absorbés[3].

Ainsi, non seulement les films sont potentiellement omniprésents dans le quotidien, mais ils possèdent une force médiatique que la presse écrite et la lecture n’ont plus, comme le montrent Lacelle et Lebrun (2017). Par exemple, les fonctions cognitives des adolescentes et adolescents sont encore immatures en termes de réseaux inhibiteurs de la réponse comportementale. Cela signifie qu’elles et ils sont potentiellement plus à risque de passer à l’acte à la suite d’une identification marquée. Si une épidémie « d’intégration par l’image » liée à une forte identification des adolescentes et adolescents aux personnages de films ou de séries survenait, les conséquences comportementales pourraient être redoutables. À ce sujet, Pinker (2011) a bien décrit comment l’empathie avait augmenté dès lors que l’accès au livre avait été rendu possible par l’invention de l’imprimerie. Il semble qu’un tel phénomène se propage de nouveau, issu du cinéma et des séries télévisées.

L’élargissement de la diffusion médiatique des pensées et des émotions des personnages de fiction a permis, au fil du temps, d’augmenter chez les spectateurs la capacité d’inférer des états mentaux à soi-même et à autrui, et de les comprendre (Kidd et Castano, 2013). En neuropsychologie, l’expression « théorie de l’esprit » (Theory of Mind) a été proposée pour désigner l’aptitude cognitive et empathique de se « projeter » dans l’esprit de l’autre ou, autrement dit, d’élaborer une théorie sur ce qui se passe dans l’esprit d’autrui. Plus précisément, et comme l’écrivaient Duval et al. (2011, p. 41), cette expression « ne désigne donc pas une théorie psychologique mais une aptitude cognitive permettant d’imputer une ou plusieurs représentations mentales, par définition inobservables, aux autres individus ».

L’ensemble de ces éléments a un effet sur la santé mentale. La prévention de la pathologie mentale nécessite que l’on s’attarde sur les retentissements que peuvent avoir les films sur les états émotionnels pathologiques (Pirkis, 2009). Deux hypothèses sont aujourd’hui admises et largement étudiées. 1) Les médias cinématographique et télévisuel sont des vecteurs d’un fort transfert émotionnel par le biais de l’identification au personnage de fiction qui modifie les émotions des spectateurs (Till et al., 2011; Niederkrotenthaler et al., 2009). 2) Ce transfert émotionnel peut influencer les comportements réactionnels et ainsi induire un phénomène de contagion suicidaire (Pirkis et Blood, 2010). En effet, la contagion suicidaire passe par l’identification au personnage de fiction. Par exemple, le réalisme et les émotions véhiculés dans les différentes versions du suicide visualisées lors des adaptations cinématographiques de Roméo et Juliette (différentes versions de 1908 à 2017) peuvent induire un transfert émotionnel, une identification et donc une contagion suicidaire (nous détaillons plus précisément par la suite ce mécanisme de contagion suicidaire). Ce rapport du public et du personnage provient principalement du mécanisme d’identification.

La notion de projection identificatoire a été largement développée dans le champ de la psychologie et de la psychanalyse (Klein, 1946) : elle réfère à une assimilation des caractéristiques d’autrui. Les études cinématographiques (par exemple, la sémiotique cognitive) se sont servies très tôt de ce terme pour décrire la relation psychologique entre le personnage et les spectateurs. Ces études décrivent comment le public peut éprouver une affection ou une aversion pour le personnage fictif et comment s’opère un transfert de valeurs du cinéma vers le public. Mais la spectatrice ou le spectateur ne reconnaissent pas nécessairement le fait de voir dans l’incarnation du personnage de fiction un alter ego, et n’y retrouvent pas nécessairement leurs propres désirs projectifs. L’adoption temporaire de l’identité et des perspectives d’autrui ne correspond qu’à une partie seulement du phénomène identificatoire (Wollheim, 1974). Quatre paramètres sont nécessaires pour définir l’identification dans le cadre de la visualisation cinématographique : l’empathie, qui témoigne du partage des sentiments du personnage; le partage de perspectives, qui correspond à la dimension cognitive de l’identification; l’aspect motivationnel, qui manifeste le degré d’internalisation émotionnelle; et l’absorption, qui rend compte du niveau de perte de conscience de soi. De plus, dans sa théorie de l’apprentissage, Bandura (1977) fait de l’identification une faculté du « que se passerait-il si... », permettant une prédiction du comportement à venir. Cette possibilité d’un « aperçu » donné par l’identification déployée pendant la durée du film augmenterait alors le plaisir de la visualisation et, par une boucle rétroactive, l’empathie et l’identification elle-même (Bandura, 1986).

Il existe d’autres définitions de l’identification, qui renvoient finalement à la même idée générale. En effet, l’identification peut également se comprendre comme un phénomène de contagion émotionnelle, correspondant au transfert direct d’émotions d’une personne émettrice à une personne réceptrice; cette notion se rapporte à l’idée d’une perte de distance entre soi et autrui (Decety, 2003). L’identification peut également être décrite comme un des processus permettant l’expression de l’empathie, en tant qu’elle est conçue comme une reconnaissance et une compréhension des sentiments et des émotions d’autrui. Enfin, en des termes neuropsychologiques, l’identification permet de se mettre à la place de l’autre. Elle apparait alors comme le résultat de cette aptitude cognitive, nommée théorie de l’esprit, dans sa composante affective. Au sein des théories de l’empathie et de la cognition sociale, on retrouve différentes conceptions des compétences en théorie de l’esprit (modulaire, constructiviste) et, notamment, une conception simulationniste. Le modèle simulationniste a été étudié ces dernières décennies dans le cadre de l’analyse du film (il en est de même pour les séries télévisées) en linguistique, en sémiotique cognitive, en psychologie, en philosophie, en anthropologie et en neurosciences (par exemple, Gallese, 2005), disciplines qui font état de cette thèse de la simulation incarnée qui explique que la spectatrice ou le spectateur éprouvent par simulation l’émotion vécue par le personnage, ce qui permet de mieux la comprendre. Coëgnarts (2017) examine ce mécanisme en posant deux hypothèses. 1) La signification est métaphoriquement cartographiée dans notre système sensori-moteur. 2) Les processus de simulation permettent au spectateur de comprendre le sens de l’information apportée par le film.

La contagion suicidaire

Lorsque nous sommes les témoins du suicide d’un individu que nous apprécions et pour lequel nous éprouvons de l’attachement, comme une célébrité médiatisée ou un personnage de film ou de série, une incitation à imiter ce suicide peut survenir. Ce phénomène est décrit dans différentes méta-analyses, par exemple celle de Pirkis et Blood (2010). L’intensité émotionnelle dégagée par le cinéma possède une amplitude à double valence (Gauld, 2019). Le cinéma peut nous divertir, mais il peut également, comme l’ont montré Visch, Tan et Molenaar (2010), nous déstabiliser. En sciences sociales, cette singularité à double valence a un nom : Weber l’appelait « le paradoxe des conséquences » (1972 [1922]). Soixante-dix ans de recherches sur la contagion suicidaire prouvent que les conséquences de la visualisation d’un suicide peuvent être désastreuses, surtout lorsque le traitement de l’information concernant ce suicide est mal conduit (Till et al., 2011).

La contagion suicidaire est plus subtile qu’une simple copie en miroir d’un comportement visualisé, selon Cohen (2001). Il s’agit d’un mécanisme où s’entremêlent des paramètres émotionnels et des paramètres cognitifs, ainsi que des paramètres imaginatifs pour les films et les séries comme l’ont montré Valkenburg et Peter (2006). Le comportement suicidaire n’est que secondaire à l’intégration cognitive et émotionnelle de ces mécanismes. Cette intégration cognitive et émotionnelle se déroule généralement chez toute personne imitant son groupe d’appartenance, selon la théorie de l’apprentissage social de Bandura (1977). Comme l’écrivait Goffman, l’individu intègre de manière implicite les valeurs et la morale de son groupe (cité par Lempert, 2014).

Le fait de parler de la contagion suicidaire par analogie avec le mécanisme infectieux marque les esprits. Mais bien qu’il existe un comportement infectieux offensif, la contagion peut également être protectrice. Il y a des bactéries qui nous aident à survivre (notamment à digérer). Elles sont certes contagieuses, mais elles nous protègent en même temps. Ainsi, la mise en scène du suicide dans les médias peut avoir un effet de contagion, également nommé « effet Werther », mais il serait aussi possible de susciter un phénomène de protection, nommé « effet Papageno » (Niederkrotenthaler et al., 2009).

Si la relation que la spectatrice ou le spectateur entretiennent avec le personnage cinématographique est suffisamment subtile pour qu’elle ou il s’y attachent sans chercher à l’imiter en miroir, ce suicide peut constituer un exemple paradigmatique de protection, servir d’abri contre une tentation au suicide ou même d’immunisation (Till et al., 2011). Néanmoins, qu’est-ce qui fait en sorte qu’un film ou une série présentant une scène de suicide est tantôt subversif, tantôt protecteur?

Il est nécessaire de distinguer deux sources de virulence de l’effet de contagion dû à un film ou une série pour comprendre que ces derniers peuvent être tantôt protecteurs, tantôt dangereux. Selon Suckfüll et Scharkow (2009), la contagion suicidaire peut survenir par l’intermédiaire de deux facteurs : la narration ou la réalisation. En effet, ce qui permet l’identification dépend à la fois des caractéristiques du public, des caractéristiques du personnage et de la relation entre eux, selon les études sur la réception cinématographique et la narration. De plus, l’identification est également médiée par la réalisation du film ou de la série. Cette distinction permet d’expliquer ce qui se passe lorsque la spectatrice ou le spectateur s’identifient à un personnage de film ou de série qui commet un geste suicidaire. Il nous faut cependant définir ce que nous entendons précisément par « narration ». Pour Bordwell (1985), qui se base sur les travaux portant sur la narration de Pudovkin (1926) et d’Eisenstein (1934), la narration est à la fois l’art de décrire et la structure générale du récit. « La narration sait que la vie est plus complexe que l’art ne le sera jamais », écrivait-il. Il nous faut également définir ce que nous entendons par réalisation. Il s’agit de l’ensemble des procédures techniques permettant la mise en scène, le tournage (production) et le montage (postproduction).

Au cours de la narration, des phénomènes identitaires sont mis en jeu. Ces phénomènes relient le public et le personnage de cinéma (ou télévisuel) parce qu’ils vivent une histoire similaire ou du moins apparentée. La similarité entre le personnage et la spectatrice ou le spectateur augmente l’intensité de l’identification, en cela qu’elle est générée par un « transfert de valeurs » (Greimas, 1973, p. 26) qui favorise l’identification. Mais ces facteurs liés à la narration sont d’autant plus difficiles à cerner que la « similarité » entre personnage et public n’est pas toujours directement visible. Une représentation iconique (un personnage de dessin animé, par exemple) peut provoquer une grande identification, car ses caractéristiques émotionnelles sont exagérées, et cette exagération peut augmenter l’intensité de l’émotion ressentie (Asher et Sargent, 1941). On pourrait également donner un exemple lié à la nature de la narration : si une jeune fille écrit un journal intime dans un film ou une série, une spectatrice du même âge qui tient elle aussi son journal intime pourrait fortement s’identifier au personnage, du fait de cette similarité. Ce processus d’identification lié à des similitudes narratives tient à de nombreux facteurs d’interaction qui ne peuvent tous être listés, notamment du fait de la relativité de la dyade que forment le personnage et la spectatrice ou le spectateur.

Il faut aussi tenir compte de la réalisation. Le phénomène d’identification se fait alors selon des paramètres qui peuvent être plus aisément repérés et objectivés, bien que ces paramètres comportent aussi une part de subjectivité, notamment en raison de la différence de leurs effets. Leur objectivité est étudiée au sein des théories dites « formalistes », qui considèrent les éléments de la production cinématographique tels que le montage, la composition des plans ou la musique de manière autonome et indépendante des effets qu’ils peuvent provoquer chez le public[4]. Parmi ces paramètres, les études sur le cinéma (les films studies) distinguent trois catégories : ceux qui touchent la spectatrice ou le spectateur en lien avec l’image, ceux qui la ou le touchent en lien avec le son, et ceux qui la ou le touchent en lien avec le rythme, constituant ainsi une véritable grammaire du film (Van Sijill, 2006).

Prévention et cinéma

La détermination précise de ces paramètres qui sont liés à la narration et à la réalisation d’un film ou d’une série et qui font augmenter l’identification pourrait être d’une grande utilité dans le domaine de la prévention du suicide (Etzersdorfer et Sonneck, 1998). La mise en scène du suicide d’un personnage impulse une forte charge émotionnelle à la spectatrice ou au spectateur. Il est scientifiquement admis que le traitement inapproprié d’une telle scène est à même de favoriser, par identification, un phénomène de contagion suicidaire, nommé l’effet Werther (Gould et Shaffer, 1986). Il ne s’agit pas ici d’être directif ou normatif dans la conduite à tenir, mais simplement de souligner les pièges à éviter : par exemple, le fait de propager des mythes autour du suicide ou de s’écarter des recommandations de l’Organisation mondiale de la Santé (2006) pour la prévention des suicides de contagion.

La diffusion de la série 13 Reasons Why a attiré l’attention sur l’effet Werther et sur le risque de contagion (Ferguson, 2019). La reconnaissance appropriée des paramètres qui favorisent l’identification à un personnage de fiction pourrait permettre de quantifier ce risque. Par la suite, dans une visée de prévention, cette quantification pourrait permettre de déconseiller le film ou la série à certaines populations, ou du moins de proposer un message de prévention susceptible de favoriser un effet Papageno (Gauld et al., 2019).

Les médias peuvent induire des biais cognitifs, mais aussi désinhiber les schémas cognitifs préprogrammés latents (Gould et al., 2005; Tousignant et al., 2005). Par exemple, une personne souffrant d’un trouble dépressif caractérisé et qui présente une forte impulsivité pourrait être influencée dans son comportement potentiellement suicidaire par la visualisation d’une scène de suicide. On peut également imaginer qu’une scène à forte charge identificatoire puisse agir en tant que déclencheur (trigger) d’un passage à l’acte suicidaire. Les spectateurs vulnérables qui s’identifient au personnage de l’histoire peuvent intégrer ce modèle dans leurs propres représentations cognitives du suicide. Ce phénomène est également susceptible d’accroitre la vulnérabilité aux facteurs de stress ultérieurs (Till et Niederkrotenthaler, 2015). La mort apparait alors comme une solution, théoriquement et techniquement accessible, conduisant à une appréciation morale implicite de ce comportement qui peut aller jusqu’au passage à l’acte. Ce traitement inapproprié de l’information, qui consiste à lier le suicide à une cause unique (Yip et Lee, 2007), peut être médié par une impression de familiarité (par exemple, un mode de vie ou une histoire de vie similaire entre le spectateur et le personnage) ou par des détails pratiques fournis sur la procédure de passage à l’acte suicidaire.

L’identification est donc un ensemble relationnel empathique émotionnel et cognitif, contenant une part imaginative, selon Valkenburg et Peter (2006), et qui conduit à un comportement motivé potentiellement néfaste. On peut penser par exemple au film Sandra, réalisé en 1965 par Luchino Visconti, dans lequel le moyen suicidaire est visualisé, tandis que la spectatrice ou le spectateur se sont attachés au personnage pendant toute la première partie du film, et dans lequel aucune source potentielle de secours ou personne-ressource n’est impliquée : ces éléments amplifient les risques potentiels de conduite suicidaire pour le public. Cet exemple suggère que, de manière générale, un film ou une série peuvent avoir des effets positifs pour la plupart des spectateurs, du fait du divertissement qu’ils induisent, mais pourraient avoir des effets négatifs sur les personnes à haut risque de conduite suicidaire. Il est important de noter qu’un sous-groupe vulnérable (par exemple, les personnes souffrant de dépression ou atteintes d’un trouble de personnalité) pourrait être affecté de manière plus marquée que la majorité du public lors de la visualisation du film ou de la série. Est-il vraiment pertinent de repérer ce sous-groupe, avec toute la subjectivité que cela implique, ou ne conviendrait-il pas plutôt d’analyser, au sein d’un média donné, ce qui risque de provoquer un phénomène de contagion suicidaire?

Pour répondre à cette question, un outil d’analyse isolant les paramètres d’identification susceptibles de provoquer un phénomène de contagion suicidaire a été publié (Gauld et al., 2019). Il ne se limite pas à la narration, c’est-à-dire à l’information même qui est transmise par le film ou la série, mais touche aussi à la réalisation, c’est-à-dire à la manière de transmettre cette information ainsi qu’aux paramètres suscitant de l’identification : ceux liés à l’image, ceux liés au son et au rythme. Il est ainsi possible, dans les limites de l’objectivité, d’extraire, des scènes de suicide présentes dans des films ou des séries, des critères pour identifier les éléments qui véhiculent une forte charge émotionnelle et qui risquent de provoquer un phénomène de contagion suicidaire.

La connaissance de ces critères permettrait d’offrir une meilleure prévention pour les populations à risque et de concevoir un environnement cinématographique et une pédagogie préventive à l’égard du suicide. Une large diffusion de ces critères favoriserait la constitution d’une « cinémathèque préventive », répertoriant de manière thématique les films ou les séries comportant une ou plusieurs scènes avec une charge émotionnelle particulièrement intense, afin que toutes les personnes intéressées puissent faire leur propre « décryptage du risque identificatoire ». Ces critères pourraient être utiles aux professionnelles et aux professionnels de l’éducation pour évaluer, avant la projection d’un film ou d’une série, le risque de provoquer un phénomène de contagion suicidaire.

Les actrices et les acteurs en prévention du suicide pourraient utiliser cet outil pour agir en amont ou en aval de la production du film ou de la série. La prévention peut se dérouler en amont de la production d’un film ou d’une série, en agissant au niveau des professionnelles et des professionnels du cinéma qui pourraient choisir de traiter de manière différente le suicide à l’écran. Elle peut également se dérouler en aval de la production, en guidant les actrices et les acteurs de la prévention ou le milieu pédagogique et éducatif.

La possibilité d’utiliser un outil d’analyse du risque de contagion suicidaire lié à l’identification à un personnage suicidaire dans un film ou dans une série est examinée ici sans qu’aucune prescription ou valeur directive n’y soit associée. Il ne s’agit certainement pas de proposer un contrôle sur l’art cinématographique. Bien au contraire, il s’agit d’informer les professionnelles et les professionnels des médias du risque de contagion que leur production est susceptible de véhiculer. Du fait d’un traitement différent de l’information psychiatrique sur le suicide, ce sont non seulement les idées reçues[5] et le tabou du suicide qui seront corrigés, mais également un potentiel « effet Papageno » qui sera transmis. Au lieu d’influencer émotionnellement et cognitivement certains spectateurs particulièrement à risque, le cinéma pourrait favoriser la prévention, dans une utilisation raisonnée, informée et éclairée du fait suicidaire et de sa contagion. Les effets combinés des émotions et de la cognition dans le cadre du divertissement peuvent aussi bien contribuer à la formation de notre identité, par l’intermédiaire du phénomène d’identification, que fragiliser les vulnérabilités psychiques du public. Il convient d’utiliser avec beaucoup de prudence les médias cinématographiques et télévisuels, par exemple en prenant en compte le risque de transmission en termes de contagion suicidaire. L’exemple du suicide est paradigmatique; la prévention auprès des mineurs (Gould et al., 2005) sur des thèmes comme l’agressivité, les addictions ou la stigmatisation de la psychiatrie pourraient aussi bénéficier d’une semblable modélisation visant à favoriser un traitement adéquat de l’information par les médias. La spectatrice ou le spectateur pourraient développer des compétences dans leur vie réelle afin de trouver des solutions à des problèmes similaires à ceux abordés dans le film ou la série.

Réussir à provoquer l’identification chez la spectatrice ou le spectateur est un élément fondamental du cinéma. C’est ce qui le fait tant apprécier du public. Toutefois, la génération d’affects peut également produire un effet inverse, provoquant une « déconstruction psychique », comme cela est déjà largement documenté dans la littérature scientifique. Le film ou la série peuvent être conceptualisés comme des formes de discours possédant une certaine logique (Bordwell et Carroll, 1996) et la mise en lumière de ses différents paramètres objectifs provoquant l’identification peut être d’une grande utilité à la clinique psychopathologique. Si le cinéma est capable d’atteindre le vécu émotionnel du public et de modifier ses schémas cognitifs, il ne saurait pour autant être considéré comme une « maladie des émotions ». À l’image d’une esthétique de la réception telle qu’elle a été développée par Iser (1985), nous pouvons cependant affirmer que les « lectures » d’un même film ou d’une même série sont multiples et que le risque de déclencher un effet cognitif et émotionnel dans une certaine population à risque ne peut être négligé. Le cinéma n’est pas anodin mais, fort heureusement, il semble que le pouvoir esthétique prédomine encore sur une certaine vision de la science médicale : ni critique ni désapprobation ne sont en effet portées par ces descriptions préventives. Il parait seulement nécessaire d’informer les spécialistes sur le besoin d’un traitement approprié de l’information psychiatrique.