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Bien que, dans la majorité des cas, le deuil ne constitue pas une pathologie médicale en soi et ne nécessite pas systématiquement un recours à des professionnels de la santé, les études indiquent que dans environ 10 % des cas, la perte d’un être cher s’accompagne d’une souffrance psychologique suffisamment sévère ou invalidante pour constituer un deuil dit « compliqué » (Lundorff et al., 2017; Zisook et Shear, 2009). Le concept de deuil compliqué demeure sujet à controverse, sans consensus dans la littérature au sujet de son appellation, de sa définition, de son diagnostic ni de son traitement (Prigerson et al., 2017, Thompson et al., 2017; Beroud et al., 2014). En questionnant ce qu’est réellement le deuil compliqué, Walter (2005) souligne l’ambigüité et la relativité de ce concept qu’il considère une construction sociale.

Au cours des dernières décennies, les études en anthropologie et en psychiatrie transculturelles ont documenté combien l’expression de la souffrance peut varier d’un groupe culturel à un autre, ce qui influence les diagnostics psychiatriques et les approches thérapeutiques (Kirmayer, 2001; Eisenbruch, 1991; Kleinman et Good, 1985). À travers le concept de « travail de la culture », Obeyesekere (1985) met en avant le rôle joué par la culture dans le processus du deuil, celle-ci apportant, entre autres, des outils de résilience face à la perte d’un être cher.

L’introduction du « deuil complexe persistant » (Persistent Complex Bereavement Disorder) parmi les affections proposées pour des études supplémentaires dans la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, DSM-5 (American Psychiatric Association, 2015), et celle du « deuil prolongé[1] » (Prolonged Grief Disorder) dans la onzième version de la Classification internationale des maladies (Organisation mondiale de la Santé, 2018) méritent une attention particulière dans la mesure où la frontière entre le deuil normal et le deuil compliqué n’est pas simple à définir. Bien que le DSM-5 se soit enrichi d’une plus grande sensibilisation à l’influence des facteurs culturels sur les différents diagnostics psychiatriques (Kirmayer et Ryder, 2016), les caractéristiques spécifiques du deuil en fonction des cultures sont peu connues en pratique par les cliniciens, ce qui peut rendre plus délicate la distinction entre un deuil normal et un deuil compliqué en contexte interculturel. De plus, dans le DSM-5, le deuil a été retiré de la liste des critères d’exclusion d’un épisode dépressif caractérisé, ce qui augmente le risque de médicalisation du deuil et de surdiagnostic de la dépression (Bandini, 2015; Bryant, 2012; Wakefield, 2012).

Alors que le deuil compliqué est un sujet de recherche en développement, peu d’études abordent ce concept dans une perspective transculturelle. Cet article, qui repose sur la présentation d’un cas clinique et une revue de la littérature, décrit les particularités du deuil selon les cultures et en contexte d’immigration. Il discute le deuil compliqué selon un angle transculturel et souligne les limites des classifications internationales pour diagnostiquer les complications d’un deuil selon les cultures. Nous utilisons l’expression deuil compliqué pour désigner tout deuil considéré pathologique (au sens d’un problème de santé mentale) − par opposition à un deuil normal − et en incluant le deuil complexe persistant (Persistent Complex Bereavement Disorder) et le deuil prolongé (Prolonged Grief Disorder).

Le deuil de Maty : une mort « inacceptable »

Maty est une femme de 47 ans, Témoin de Jéhovah, originaire d’un pays d’Afrique de l’Ouest, ayant immigré au Canada à l’âge de 22 ans. Elle est mère de deux enfants, dont un fils décédé de façon inattendue à l’âge de 19 ans à la suite d’une complication chirurgicale. Elle fut référée au service de psychiatrie deux ans après le décès, pour un deuil compliqué par une période de dépression. Maty présentait un tableau dépressif modéré à sévère avec des idées suicidaires envahissantes, des symptômes somatiques importants et une altération du fonctionnement professionnel et social. Elle était convaincue que le décès de son fils avait été causé par une négligence médicale et rapportait un grand sentiment d’injustice. Sa foi, la pratique régulière de rituels de commémoration et le soutien social de la part de la communauté des Témoins de Jéhovah ont joué un rôle important dans l’atténuation de sa souffrance. Un rêve dans lequel figurait son fils a été interprété comme un signe d’espoir de le revoir un jour, grâce à la résurrection.

La patiente a reçu un traitement pharmacologique antidépresseur ainsi qu’une psychothérapie individuelle et un soutien de groupe dans un organisme spécialisé dans le deuil. Malgré une rémission du tableau dépressif caractérisé, la nostalgie et la peine intense causées par la perte de son fils demeurent présentes plus de trois ans après le décès. Elle dit qu’elle « n’acceptera jamais le décès de son fils ». Elle a l’impression d’avoir « perdu une partie d’elle-même ». Elle présente de la colère et des ruminations récurrentes concernant les circonstances ayant causé la mort de son fils, mentionnant que la négligence médicale était liée à un problème de discrimination raciale. Malgré une reprise du fonctionnement professionnel, son fonctionnement social ne s’est pas complètement rétabli, avec des activités devenues centrées surtout sur des prières et des rituels de commémoration réguliers, notamment des visites au cimetière une fois par semaine, et de longues marches physiquement exigeantes en la mémoire de son fils.

Selon les terminologies et critères proposés dans le DSM-5 et la CIM-11, le cas de Maty pourrait évoquer un deuil complexe persistant (Persistent Complex Bereavement Disorder) ou un deuil prolongé (Prolonged Grief Disorder), mais est-ce réellement un cas de deuil pathologique, dans un sens de trouble psychiatrique?

Deuil dit normal et cultures : diverses expressions de la souffrance

S’éloignant des stades de deuil décrits par Kübler-Ross en 1969, la théorie actuelle du deuil insiste sur la variabilité dans la nature et l’évolution des symptômes, sous l’influence de facteurs individuels, contextuels, socioculturels et religieux (Hall, 2014). Le processus du deuil est influencé, entre autres, par le style d’attachement de l’individu, un vécu de pertes antérieures, la nature de la relation avec la personne défunte, les croyances religieuses, le réseau de soutien familial et social, ou encore le type de mort, violente ou naturelle (Bonanno et Kaltman, 2001).

Une riche littérature sur le deuil décrit différents systèmes de croyances et rituels entourant la mort selon les cultures et les religions, reflétant comment la notion de normalité d’une réaction de deuil ne peut être évaluée en dehors de la culture (Rosenblatt, 2017; Parkes, Laungani et Young, 2016; Klass, 1999).

Dans plusieurs cultures non occidentales, le deuil est avant tout un phénomène communautaire et social, caractérisé par l’implication de la famille et du groupe ethnique avec des rituels qui ont une importance primordiale dans le processus de deuil (Boulware et Bui, 2016). Les récits anthropologiques ont montré que le maintien de liens avec la personne défunte, à travers les rituels, les prières ou les rêves, pourrait jouer un rôle bénéfique dans le processus de deuil (Molinié, 2006; Klass, 2001). Selon certaines croyances, si certains rituels ne sont pas effectués, cela pourrait nuire à la défunte ou au défunt. Les rituels sont parfois étalés sur plusieurs mois, comme la prière du Kaddish dans la tradition juive (Rubin, 2014). Le fait de rêver à une personne défunte peut avoir un sens particulier en période de deuil. Dans plusieurs cultures non occidentales, il est commun de considérer un rêve à propos d’une personne défunte comme porteur d’un message implicite pour les vivants (Hinton et al., 2013; Suhail et al., 2011; Chan et al., 2005). Alors que, selon les Témoins de Jéhovah, il n’y a plus d’esprit vivant après la mort, Maty interpréta plutôt le fait de rêver de son fils comme un signe d’espoir de le revoir vivant, au jour de la résurrection.

Les croyances culturelles et religieuses peuvent ainsi contribuer à la résilience en période de deuil. Dans la culture bouddhiste, la souffrance à la suite de la perte d’un être cher est généralement intégrée comme faisant partie de l’existence, passant d’une douleur de deuil personnel à une expérience de peine existentielle acceptée avec résignation (Obeyesekere, 1985). Cette résignation face à la perte est retrouvée également dans la culture musulmane à travers la notion du maktoub, où on considère que le moment de la mort est prédéterminé depuis la naissance et correspond à une volonté de Dieu.

Les normes culturelles de manifestations de la détresse en période de deuil peuvent encourager l’expression émotionnelle ou, au contraire, l’inhiber. Dans certaines traditions musulmanes, les lamentations sont proscrites, car associées à des croyances de châtiment du défunt (Lavoie, 2011). L’expression de la tristesse peut être, au contraire, fortement encouragée – s’exprimant parfois par des sanglots intenses accompagnés d’actes d’automutilation – sans être forcément associée à un état pathologique (Stroebe et Schut, 1998). Alors qu’il n’y a pas de consensus sur la durée normale de la souffrance psychologique après la perte d’un être cher, les manifestations comportementales du deuil sont associées à différentes limitations dans le temps dans plusieurs cultures occidentales et non occidentales. La durée prescrite du deuil est parfois prédéterminée selon le lien familial avec la personne défunte (Parkes, Laungani et Young, 2016). Par exemple, dans l’islam, la durée du deuil pour une veuve est de quatre mois et dix jours. Dans l’hindouisme, la période de deuil est limitée à une période de 13 jours. Selon les Témoins de Jéhovah, la religion de Maty, il est considéré normal de prendre le temps d’exprimer son deuil aussi longtemps que la détresse est ressentie.

Cliniquement, dans certaines cultures, la détresse peut s’exprimer davantage par une symptomatologie somatique que dépressive (Kleinman et Good, 1985). Des hallucinations temporaires associées au défunt sont généralement considérées comme normales en période de deuil. Elles peuvent être interprétées favorablement, comme chez les Indiens Hopi (Shen, 1986) ou, au contraire, être source d’angoisse comme le phénomène du sramay en Asie du Sud où l’esprit des défunts revient hanter les vivants la nuit sous forme de perceptions visuelles (Eisenbruch, 1991). Cette expression culturelle de la détresse montre bien comment la frontière entre le deuil normal et le deuil compliqué peut être difficile à saisir en contexte interculturel.

« Mauvaise mort » et deuil compliqué

Le concept de deuil compliqué est rapporté dans la littérature dans différentes cultures en Amérique du Nord, en Europe et dans plusieurs cultures non occidentales telles qu’au Japon, au Rwanda ou en Afrique du Sud (Thurman et al., 2018; Tsutsui et al., 2014; Schaal et al., 2012). Cependant, peu d’études l’abordent selon une perspective transculturelle qui explore le sens donné à la mort et aux symptômes du deuil.

Certaines études décrivent des idiomes de détresse particuliers en situation de deuil compliqué. À travers une description du deuil complexe persistant chez des veuves népalaises, Kim et al. (2017) rapportent une présentation clinique globalement compatible avec les critères du deuil complexe persistant (Persistent Complex Bereavement Disorder) selon le DSM-5, mais le deuil était aussi marqué par des idiomes de détresse sous forme de symptômes somatiques et un phénomène de « perte de l’âme » (saato gayeko). Les auteurs relèvent le fait que certaines croyances mènent à de la discrimination envers le statut de veuve au Népal, ce qui rend le deuil plus difficile pour ces femmes. Solomon et al. (2010) décrivent un cas de deuil compliqué en Asie du Sud où des symptômes dissociatifs avec une thématique liée à la perte de l’être cher sont survenus après des rituels religieux pour le deuxième anniversaire de décès. L’état pathologique s’est manifesté notamment par un épisode « d’attaque de possession » impliquant l’esprit du défunt, dans une culture où le trouble dissociatif est un idiome de détresse commun (Solomon et al., 2010).

D’autres études soulignent les facteurs de risque de complications du deuil chez des populations réfugiées. Craig et al. (2008) soulignent le rôle particulier de l’absence des réseaux de soutien familiaux et communautaires et de l’incapacité de vivre le deuil selon les normes culturelles chez des réfugiés bosniaques aux États-Unis. Chez des réfugiés de la Papouasie occidentale, le sentiment d’injustice associé aux pertes traumatiques joue un rôle significatif dans le deuil compliqué (Tay et al., 2016). Plusieurs recherches explorent le concept de deuil compliqué comme entité distincte et ses liens avec la dépression et l’état de stress post-traumatique chez des réfugiés ayant vécu des pertes traumatiques (Tay et al., 2016; Nickerson et al., 2014; Momartin et al., 2004). Selon Hinton et al. (2013), le deuil compliqué et l’état de stress post-traumatique semblent interagir en s’aggravant mutuellement. Cette recherche chez des réfugiés cambodgiens montre comment les complications du deuil sont associées à l’incapacité d’effectuer les rituels funéraires et à l’apparition en rêve de la défunte ou du défunt. L’impact des rêves est lié à un système de croyances complexe où les rêves sont considérés comme des indicateurs de l’état spirituel de la personne défunte (Hinton et al., 2013).

Selon de nombreuses cultures, par exemple en Asie du Sud ou en Afrique, l’âme de la personne défunte continue d’évoluer après la mort. Une mort violente ou brutale s’inscrit dans l’imaginaire collectif comme une « mauvaise mort », associée à l’idée d’une malédiction ou d’une punition par les esprits des ancêtres, avec une croyance qu’un échec à accomplir les rituels funéraires de façon appropriée pourrait mettre en péril le processus d’ancestralisation de la défunte ou du défunt (Kokou-Kpolou et al., 2017). Dans la culture chinoise, la mort de l’enfant unique est aussi considérée comme une « mauvaise mort » liée au karma et un sujet tabou associé à certaines croyances; ces sources de stigmatisation augmentent la détresse des parents endeuillés (Zheng, Lawson et Head, 2017).

De façon générale, la mort d’un enfant et le caractère brutal de la perte, comme dans le cas de Maty, sont des facteurs de risque majeur de deuil compliqué (Kersting et al., 2011). De plus, lorsque cette perte survient en situation d’immigration, comme pour Maty, que ce soit un exil involontaire ou une migration choisie, le processus du deuil est inévitablement affecté par ce contexte.

Deuil en contexte de migration : cumul de pertes et d’adaptations

L’immigration s’accompagne de multiples pertes et deuils qui peuvent être ravivés lors du décès d’un proche (Bhugra et Becker, 2005; Bourgeois, 2003).

En contexte de migration, les familles transnationales ont tendance à éviter de partager les mauvaises nouvelles ainsi que leurs sentiments de détresse afin de ne pas s’inquiéter mutuellement, laissant le soutien familial peu ou non utilisé lors d’épreuves difficiles comme le deuil (Nesteruk, 2017; Rachédi, Montgomery et Halsouet, 2016; Solheim, Zaid et Ballard, 2015). Ce fut le cas pour Maty qui préféra ne pas parler de sa souffrance à sa famille en Afrique pour ne pas les inquiéter, mais leur rendit visite dans les périodes les plus difficiles.

Parfois, des contraintes administratives ou financières, des obligations familiales ou professionnelles peuvent empêcher le voyage et la participation aux rituels funéraires lors d’un décès au pays d’origine, ce qui augmente le sentiment de culpabilité (Le Gall, 2017). Les recherches chez des immigrants au Québec montrent que le cadre juridique de la société d’accueil peut limiter la pratique de certains rites funéraires jugés importants pour les sujets endeuillés, qui ont tendance à transformer certaines pratiques rituelles pour tenter de faciliter l’épreuve du deuil à distance (Rachédi et Halsouet, 2017). Kokou-Kpolou et al. (2017) soulignent également l’impact négatif du manque de soutien rituel et social sur le processus de deuil chez des immigrants togolais en France et en Belgique. Une autre étude explorant le deuil transnational chez des immigrants aux États-Unis (Nesteruk, 2017) montre comment, d’une part, la distance géographique suscite des sentiments de culpabilité et de la détresse liée à l’incapacité de participer aux rituels funéraires, mais d’autre part, cette distance peut parfois être vécue par certains immigrants comme une barrière émotionnelle protectrice permettant d’éviter l’exposition aux bouleversements familiaux intenses souvent associés aux rituels de fin de vie dans leur pays d’origine (Nesteruk, 2017).

Le concept de deuil compliqué revisité à l’intersection du sens et de la perspective transculturelle

La revue de la littérature et l’analyse de la vignette clinique montrent l’importance d’une perspective transculturelle pour un diagnostic approprié du deuil dit compliqué; elles soulèvent la question centrale du sens donné à la mort et à la souffrance en période de deuil et mettent également en lumière la pertinence d’un regard critique sur le risque de médicalisation du deuil et sur les limites des classifications internationales pour diagnostiquer un deuil compliqué.

Sens et résilience en contexte de deuil

Plusieurs études montrent qu’en aidant à donner un sens à la mort, la culture et la religion sont des facteurs favorisant la résilience en contexte de deuil (Rachédi et Halsouet, 2017; Suhail et al., 2011, Lalande et Bonanno, 2006). À travers plusieurs appartenances culturelles – africaine, québécoise, Témoin de Jéhovah –, le cas de Maty illustre comment plusieurs signifiants peuvent interagir, parfois en tensions, pour tenter de donner un sens à la mort, inacceptable, de son enfant. S’identifiant avant tout comme Témoin de Jéhovah, Maty rapporte une certaine prise de distance avec son identité africaine, mentionnant qu’être Témoin de Jéhovah lui permet de se sentir incluse dans une communauté fortement solidaire partout dans le monde, contrairement à son origine africaine noire qu’elle associe à des expériences d’exclusion et de discrimination, incluant la mort de son fils qu’elle explique par une négligence médicale liée à une discrimination raciale. Le sentiment de discrimination, qui contribue à accentuer et à prolonger la souffrance liée à la perte d’un être cher, ressort dans la littérature sur le deuil chez des Afro-Américains (Granek et Peleg-Sagy, 2017; Rosenblatt et Wallace, 2005). Par ailleurs, les croyances des Témoins de Jéhovah, fondées exclusivement sur la Bible, protègent d’une certaine façon contre certaines croyances traditionnelles retrouvées dans la culture africaine et associées à des évènements tragiques, comme la sorcellerie ou le vaudou. Cette distance défensive n’est cependant peut-être pas toujours présente, et on peut se demander si, dans son interprétation de son rêve, Maty n’emprunte pas à un répertoire de signifiants appartenant à une culture traditionnelle que sa religion ne cautionnerait pas, mais qui, en nourrissant l’espoir, s’avère protecteur.

Enfin, les croyances spirituelles de Maty ont permis de donner un sens particulier à sa souffrance persistante. En faisant de longues marches physiquement exigeantes à la mémoire de son fils, elle exprimait sa douleur à la fois physique et mentale, tout en faisant un « sacrifice » personnel pour « garder son fils vivant dans sa mémoire ». Alors qu’elle adhère à une religion qui considère que les morts n’ont plus d’esprit vivant après le décès, ce sens qu’elle donne revêt pour elle une portée particulière. Pour ces raisons, non seulement Maty considérait sa souffrance persistante normale, mais elle cherchait d’une certaine façon à la préserver.

Approche diagnostique transculturelle du deuil compliqué

Hétérogène d’un pays à un autre et d’une étude à une autre, l’approche diagnostique du deuil compliqué n’a pas encore mené à un consensus sur des standards professionnels (Thompson et al., 2017) et n’inclut pas systématiquement une perspective culturellement sensible. Granek et Peleg-Sagy (2017) indiquent, par exemple, que les résultats de deuil pathologique concernant des Afro-Américains dans la littérature reposent fréquemment sur des variables validées sur des populations blanches, ce que les auteurs voient comme une forme de violence épistémologique pouvant avoir des implications négatives, d’un point de vue clinique et sur le plan de la recherche, pour les Afro-Américains et d’autres minorités ethniques. Seules quelques études évaluent le deuil compliqué avec des items culturels spécifiques (Tay et al., 2016; Hinton et al., 2013). Hinton et al. indiquent par exemple l’importance de questionner l’interprétation culturelle des rêves et les préoccupations concernant l’état spirituel des défunts dans l’évaluation du deuil compliqué.

Alors que certaines études montrent une présentation clinique du deuil compliqué fortement coloré par des idiomes de détresse culturels et des systèmes de croyances (Kim et al., 2017, Hinton et al., 2013, Solomon et al., 2010), d’autres soulignent que les différences culturelles n’auraient que peu ou pas d’impact sur le deuil compliqué (Xiu et al., 2016; Cruz et al., 2007; Bonanno et al., 2005). Cependant, les méthodologies et les approches diagnostiques varient grandement d’une étude à l’autre.

Contrairement aux échelles de dépistage ou grilles de catégorisation, une évaluation biopsychosociale complète et culturellement sensible – questionnant les systèmes de croyances entourant la mort et le sens donné au deuil, avec les patients et leurs familles – permettrait d’appréhender les complications du deuil et d’aider la distinction entre un deuil normal et un deuil compliqué, en contexte interculturel.

Deuil compliqué ou médicalisation du deuil?

Le raccourcissement de la durée permettant de diagnostiquer une dépression en contexte de deuil, passant d’un an dans le DSM-III (1980) à deux mois dans le DSM-IV (1994) et à seulement deux semaines dans le DSM-5 (publié en anglais en 2013), soulève inévitablement la question de la médicalisation du deuil. Vue à travers le concept du « travail de la culture » (Obeyesekere, 1985), cette évolution pourrait être comprise comme une nouvelle construction culturelle du deuil résultant d’une culture médicale occidentale dans une société moderne qui ressent le besoin de supprimer la douleur le plus rapidement possible.

Toutefois, comme le souligne Kleinman (2012), ces changements catégoriels risquent d’interférer avec le travail du deuil en ébranlant les repères culturels et les mécanismes d’adaptation traditionnels par une suppression rapide d’une douleur qui fait aussi partie du processus de guérison et de reconstruction. Le cas de Maty est un exemple intéressant où la souffrance persistante, intégrée dans un sens de « sacrifice » personnel, jouait un rôle dans le processus de reconstruction à travers le maintien d’un lien avec son fils, « en le gardant vivant dans son esprit ».

La question du sens donné à la mort, aux liens qui perdurent avec les défunts ainsi qu’à la souffrance persistante est fondamentale dans la compréhension du deuil comme entité pathologique ou normale. Les recherches indiquent clairement que certains deuils durent plus longtemps que d’autres ou sont d’intensité plus sévère que d’autres. Cependant, une fois qu’une comorbidité psychiatrique a été clairement éliminée, ces deuils dits compliqués sont-ils forcément pathologiques, au sens d’un trouble de la santé mentale? Alors que la littérature sur le deuil compliqué est divisée au sujet de sa place comme entité psychiatrique, il serait intéressant de considérer une perspective où certaines présentations cliniques compliquées du deuil pourraient être comprises comme des versions de deuil normal. Quelle que soit la culture, dans ces cas intermédiaires, une approche thérapeutique centrée sur les besoins exprimés par la personne elle-même permettrait d’éviter des traitements inutiles, en plus de respecter le processus normal de guérison tel que ressenti.

Défis et limites des classifications internationales

Bien que le DSM-5 et la CIM-11 proposent un critère d’exclusion qui tienne compte des facteurs culturels et religieux, la description des caractéristiques diagnostiques liées à la culture n’offre pas de précisions sur la façon dont la culture peut influencer les complications du deuil à différents niveaux. Il serait pertinent de citer des exemples concrets d’influences culturelles – comme les systèmes de croyances entourant la « mauvaise mort », les interprétations culturelles des rêves dans lesquels figure la personne défunte – ou encore d’évoquer les idiomes de détresse somatiques ou dissociatifs et d’inviter les cliniciens à utiliser au besoin l’entretien de formulation culturelle du DSM-5 pour explorer les facteurs culturels associés aux symptômes présentés par le patient. Par ailleurs, la place des hallucinations temporaires liées au défunt et des plaintes somatiques, classées au niveau des caractéristiques en faveur du deuil complexe persistant (Persistent Complex Bereavement Disorder) dans le DSM-5, est questionnable dans la mesure où ces symptômes ne sont pas forcément un signe de psychopathologie. Enfin, il serait pertinent d’ajouter des instructions aidant à distinguer un deuil normal d’un deuil compliqué selon les cultures.

Malgré plusieurs facteurs de risque de deuil compliqué chez Maty (sexe féminin, mort brutale d’un enfant, sentiment d’injustice et de discrimination et fragilité du réseau familial en contexte de migration) et la persistance de plusieurs symptômes de deuil plus de trois ans après le décès, ce deuil peut correspondre davantage à un processus normal en tenant compte de sa culture et de son contexte. La durée de son deuil est influencée par le contexte de mort brutale de son enfant et répond aux normes de la communauté des Témoins de Jéhovah. Sa réaction de deuil ne semble pas « hors de proportion ou en contradiction avec les normes adaptées à la culture, la religion ou l’âge », selon le critère d’exclusion proposé dans le DSM-5. Selon la CIM-11, qui exclut un diagnostic de deuil prolongé (Prolonged Grief Disorder) lorsque des facteurs culturels ou contextuels peuvent influencer la durée normale du deuil (Killikelly et Maercker, 2017), Maty ne recevrait pas non plus un diagnostic de deuil prolongé.

Enfin, quelle que soit la culture, la question de la durée normale du deuil dans les classifications internationales demeure contestable. Alors que selon le DSM-5 un deuil complexe persistant (Persistent Complex Bereavement Disorder) serait possible à partir de douze mois après le décès, selon la CIM-11 la durée normale du deuil est de six mois ou plus. Cependant, tel que reflété dans l’étude de Kenny et al. (2017) où la durée de deuil jugée suffisante et appropriée dans la société est remise en question par l’expérience personnelle de la perte chez des Australiens endeuillés, il n’y a pas réellement une durée normale pour un deuil, celui-ci étant un processus durable dans le temps, que chaque personne devrait vivre selon son propre temps et non pas selon une durée culturellement prescrite. En fin de suivi, Maty a posé la question suivante : « Docteur, peut-on vraiment s’en remettre complètement de la perte de son enfant? ».

Phénomène douloureux universel, le deuil s’exprime à travers de multiples dimensions psychologique, familiale, sociale, culturelle et religieuse, sources de manifestations diverses d’un groupe culturel à un autre et d’une expérience singulière à l’échelle individuelle. Bien que controversé, le concept de deuil compliqué se retrouve toutefois dans de nombreuses cultures.

En influençant le processus du deuil, les stratégies d’adaptation et les manifestations du deuil à plusieurs niveaux, la culture et la religion peuvent rendre parfois complexe la distinction entre un deuil normal, un deuil compliqué, un état dépressif ou un état de stress post-traumatique en contexte interculturel. Alors que les facteurs culturels et religieux favorisent généralement la résilience en contexte de deuil, certaines croyances comme la notion de « mauvaise mort » retrouvée dans plusieurs cultures non occidentales peuvent être source d’angoisse, de culpabilité ou de stigmatisation, augmentant la détresse des individus endeuillés. De plus, le contexte de migration et, notamment, le deuil à distance et l’incapacité de participer aux rituels funéraires sont des facteurs de risque supplémentaires.

Les outils transculturels tenant compte des systèmes de référence et de croyances de la personne endeuillée, explorant notamment le sens donné à la mort et à l’expression du deuil, permettent de clarifier la frontière entre le deuil normal et le deuil compliqué, et de questionner le deuil dit compliqué comme entité pathologique ou non. Les caractéristiques diagnostiques du deuil complexe persistant (Persistent Complex Bereavement Disorder) et du deuil prolongé (Prolonged Grief Disorder) proposées par les classifications internationales méritent plus de précision en lien avec les cultures non occidentales et les facteurs de risque spécifiques liés à la culture et au contexte de migration.

Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour documenter les défis diagnostiques et thérapeutiques que soulèvent les complications du deuil dans des groupes culturels non occidentaux, notamment l’influence des facteurs culturels et religieux sur les stratégies d’adaptation et les approches thérapeutiques de ces deuils dits compliqués.