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Le nombre croissant d’entreprises certifiées ISO 9001 dans le monde a fait l’objet de plusieurs recherches dans diverses spécialités. En sciences de gestion, les implications managériales de cette démarche ont attiré l’attention de nombreux auteurs (Fonseca, 2015; Wilson et Campbell, 2018; Oliveira, Corrêa, Balestrassi, Martins et Turrioni, 2019). Cependant, le consensus autour de l’efficacité managériale de l’application de la norme ISO 9001 n’est toujours pas atteint. De nombreux auteurs signalent que le contexte de mise en oeuvre détermine en grande partie la réussite de cette démarche (Tayo-Tene, Yuriev et Boiral, 2018; Lambert et Ouédraogo, 2010). Les résultats des recherches dans ce domaine ont attiré notre attention pour aborder un cas bien particulier, qui est celui des entreprises publiques économiques (EPE) évoluant dans des pays en transition vers l’économie de marché.

L’Algérie est l’un des pays qui connait un très long processus de transition vers l’économie de marché. Optant pour un modèle de développement socialiste, les autorités ont mis en place depuis les années 70 un système de gestion socialiste (GSE) au niveau des entreprises publiques (Bouyakoub, 1988). L’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange avec l’Union Européenne en 2005 et la reprise des négociations avec l’OMC ont contraint les autorités algériennes à adopter, en partenariat avec l’ONUDI et l’UE, un programme de mise à niveau des entreprises visant l’amélioration de leur compétitivité. Ce programme consiste à diagnostiquer les entreprises candidates, les inciter à adopter les meilleures pratiques de management et les accompagner dans leur mise en conformité aux standards internationaux. Les entreprises retenues obtiennent des aides financières allant de 50 à 80 % pour chaque opération. Au titre de l’année 2016, sur 4927 entreprises inscrites, 2700 ont obtenu des aides de l’Etat et, selon les derniers chiffres d’ISO, 4666 certificats ISO 9001 ont été décernés aux entreprises algériennes à la fin de 2017 (ISO Survey, 2018).

L’objectif de notre recherche consiste à étudier le rôle de la certification ISO 9001 dans le contexte de transition vers l’économie de marché, les apprentissages et les changements réalisés dans le cadre de cette mutation. Pour ce faire, nous proposons d’étudier en profondeur le cas d’ENIEM (entreprise nationale des industries de l’électroménager) qui a vécu toutes les réformes connues par les entreprises publiques en Algérie et qui était en même temps la première à avoir opté pour la certification comme une voie lui permettant d’améliorer sa compétitivité à l’international. Cette entreprise, réputée pour la qualité de ses produits, était contrainte de licencier une partie de ses employés les plus compétents dans le cadre de la loi sur la compression des effectifs adoptée par l’Etat depuis les années 90. Cette politique a engendré de lourdes conséquences sur la qualité de ses produits et sur sa gestion d’une manière globale. Pour y remédier, les dirigeants ont opté pour la certification et le système de management de la qualité (SMQ) ISO 9001 comme solution, notamment dans le cadre du processus d’ouverture économique engagé par les autorités algériennes.

Nous ne perdons pas de vue que la RSE dans le cadre des théories de l’enracinement et de l’apprentissage, particulièrement l’obtention de certifications comme ISO 9001 pour la qualité, est un moyen d’affirmation du pouvoir des managers vis-à-vis des actionnaires et des parties prenantes en général (voir Gana-Oueslati et Labaronne pour le contexte algérien, 2011). Mais comme le confient les auteurs eux-mêmes à l’issue de leur recherche, l’entreprise ne se réduit pas à un noeud de contrats, elle constitue aussi un lieu d’émergence des connaissances, de changements et d’apprentissages irréversibles. Pour illustrer cette perspective, nous focalisons notre recherche sur la vision qu’ont les dirigeants de la certification, les changements et les apprentissages réalisés sur une longue période et nous terminons sur l’évolution de quelques indicateurs de performance retenus. La démarche de certification ISO 9001 pourrait-elle constituer une occasion idoine à une EPE pour revoir son système de management et le rendre plus adapté aux nouvelles exigences d’un marché ouvert à l’international ?

En tant que méthode de changement prétendant atteindre l’innovation organisationnelle (Damanpour, 2014), ISO a-t-elle joué son rôle en Algérie en améliorant la qualité des produits, celle du management et plus globalement les compétences ? Nous ne prétendons pas généraliser à l’ensemble des entreprises algériennes car notre étude est essentiellement de nature monographique. Mais les résultats étudiés sur une longue période devraient nous permettre une comparaison utile des bienfaits et dérives d’une telle approche par rapport aux observations faites en Europe, en Amérique du Nord ou, plus près encore de notre terrain d’investigation, en Tunisie. Comme le suggéraient Boiral (2008) et Tayo-Tene, Yuriev et Boiral (2018), les pays du Sud comme l’Algérie sont-ils condamnés à un sous-développement durable ou sont-ils capables de cette mutation nécessaire à la compétitivité mondiale ?

L’étude de la première entreprise algérienne certifiée ISO 9001 depuis deux décennies nous permettra d’appréhender les apprentissages réalisés, tant du point de vue des modes de management et de leadership, qu’au niveau des pratiques de travail, ainsi que sur le plan de la conception de l’organisation.

Démarches qualité et apprentissage : revue de la littérature

La certification ISO 9001 dans les entreprises des pays en développement

L’impact de la certification ISO 9001 sur la performance constitue un sujet de recherche important dans les pays développés et certains pays émergents (Kumar, Maiti et Gunasekaran, 2018; Galetto, Franceschini et Mastrogiacomo, 2017). Cependant, pour les pays en transition vers l’économie de marché, notamment africains, la problématique de la certification ISO 9001 se situe beaucoup plus au niveau de l’introduction du SMQ et de son appropriation par les entreprises. Dans une récente étude, Tayo-Tene, Yuriev et Boiral, (2018) montrent que la faible participation des pays africains aux différentes commissions techniques d’ISO et la non prise en compte des spécificités de la gestion des entreprises africaines dans les différentes versions d’ISO 9001 sont à l’origine de nombreuses situations d’échec. En effet, les derniers chiffres d’ISO révèlent que seuls 1,1 % des certificats sont attribués au continent africain en 2017 (ISO survey, 2018).

La norme ISO 9001 qui se définit comme générique, consensuelle et applicable à tout organisme quelle que soit sa taille ou son statut (ISO 9001/2015) pose un sérieux problème au niveau des entreprises sujettes à une culture (comme l’oralité et l’attachement aux traditions) et aux paramètres de gestion (comme le paternalisme) autres que ceux existants dans les pays développés (Boiral, 2008). Les entreprises publiques algériennes constituent un exemple éloquent en la matière. Pendant longtemps soumises à une gestion socialiste fortement centralisée et bureaucratique, elles se trouvent aujourd’hui ouvertes aux marchés et intéressées par la certification ISO 9001. Nous assistons alors à un conflit entre deux types de management complètement différents. Nous avons des managers d’entreprises publiques fortement motivés pour mettre en place les changements requis par la certification dans une optique managériale, mais parfois les contraintes imposées par les autorités centrales empêchent les entreprises d’avancer dans cette démarche (Gana-Oueslati et Labaronne, 2011).

Le système de management de la qualité (SMQ) de la norme ISO 9001 est conçu dans une approche systémique qui définit l’entreprise comme un système ouvert composé de sous-systèmes en interaction, inséré dans un système plus large qui est l’environnement. L’application de cette approche au niveau des pays en transition vers l’économie de marché pose un autre problème à ces entreprises qui est celui du leadership (Habouche, Habouche et Dali-Oulha, 2015). Ce dernier est défini comme « la capacité d’un individu à influencer, à motiver, et à rendre les autres capables de contribuer à l’efficacité et au succès des organisations dont ils sont membres » (House, Hanges, Javidan, Dorfman et Gupta, 2004, p.15). Dans la dernière version d’ISO 9001, l’engagement de la direction a été remplacé par la notion de leadership. Il y est mentionné que la direction doit démontrer son leadership et son engagement vis-à-vis du système de management de la qualité (ISO 9001/2015). Cependant, le style de direction de type autocratique domine largement au niveau des entreprises africaines (Boiral, 2008). Cette tendance est observée aussi en Algérie dans une étude réalisée sur 115 entreprises certifiées (Benyettou et Abdellatif, 2018). Une autre étude (Labaronne et Méziani, 2010) avait signalé une différence significative en matière de style de direction entre les entreprises publiques et les entreprises privées algériennes. A l’issue de leur enquête, ces auteurs ont trouvé que 69 % des employés interrogés dans l’entreprise publique ont reconnu que le style de leadership appliqué par la hiérarchie était perçu comme autoritaire, contrairement à l’entreprise privée où 73,5 % considèrent que le style de direction était « démocratique ». Et toujours selon les mêmes auteurs, le style de direction détermine en grande partie le degré de réalisation des objectifs qualité des entreprises étudiées.

Les incohérences relevées entre le SMQ d’ISO et la culture de gestion en Afrique, et plus particulièrement dans les entreprises publiques, condamnent-elles ces entreprises à vivre « le sous-développement normatif » ? Question posée par Boiral en 2008 et reprise dix ans après dans un travail de Tayo-Tene, Yuriev et Boiral (2018). A l’issue de cette recherche, ces auteurs affirment que la tendance actuelle en Afrique est au respect des règles établies qui pourraient faciliter l’adoption de normes internationales et atténuer certains effets pervers liés aux cultures locales. De plus, une fois mis en place les systèmes de management ISO, ceux-ci peuvent représenter une possibilité de promouvoir une logique d’autorégulation et compenser la faiblesse des cadres réglementaires et institutionnels, tout en permettant aux entreprises de mettre en oeuvre des pratiques de gestion plus efficaces. Cela dit, les entreprises africaines sont de plus en plus disposées à intérioriser les normes ISO.

Visions de la norme et motivations pour la certification

La norme ISO 9001 est proposée pour une application standard dans tout type d’organisation. Pour les économistes, elle est considérée comme « modèle de comportement régulier et prédictible » (Nelson et Winter, 1982). Elle est conçue par ISO comme « un document qui définit des exigences, des spécifications, des lignes directrices ou des caractéristiques à utiliser systématiquement pour assurer l’aptitude à l’emploi des matériaux, produits, processus et services » (iso.org). A la fois règle et modèle, la norme exige le consensus le plus large pour une application satisfaisante. Or, il y a plusieurs sources de difficultés organisationnelles qui vont perturber sa mise en place et ses effets. Les visions, les motivations et les interprétations qui guident les entreprises ne sont pas toujours identiques. L’analyse de la démarche de certification des entreprises nous conduit à constater deux visions différentes de la norme. La première considère la certification comme une fin en soi et l’objectif recherché n’est que l’obtention de la certification ISO, et le respect des exigences de la norme ne vient qu’en second rang. Cette vision est considérée comme « substantive » dans la perspective Simonienne de la rationalité (Simon, 1992), car elle ne vise que le résultat. La deuxième, quant à elle, considère la certification comme une démarche visant à mettre en place des dispositions nécessaires à l’amélioration de la performance de l’entreprise et non pas seulement à l’obtention de la certification ISO. Cette vision est considérée comme « procédurale », car elle insiste sur les procédures à mettre en place et non pas seulement sur le résultat (Lambert et Ouédraogo, 2010).

Comme nous l’avons signalé plus haut, la gestion des entreprises en Afrique se caractérise par l’absence de procédures et la prédominance de l’informel et du tacite. Dans ces circonstances, avoir une vision procédurale permet de mettre en place un système de gestion formalisé impliquant des routines de travail conformes aux standards internationaux (Santos, Costa et Leal, 2014). Ces nouvelles routines, au sens dynamique du terme, devraient conduire au changement des habitudes de gestion au niveau des entreprises certifiées. La prédominance de la vision substantive de la norme conduit à favoriser des arguments externes à la certification au détriment des arguments internes. Dans ce contexte, répondre à la demande d’un client externe qui exige que son fournisseur soit certifié est considérée prioritaire à l’amélioration de l’organisation interne de l’entreprise. Or, selon une étude réalisée par Cagnazzo, Taticchi et Fuiano (2010), la motivation externe peut être un obstacle à la réussite de la démarche de certification, car une entreprise qui s’inscrit dans cette optique se concentrera plus sur la certification que sur le SMQ qu’elle doit mettre en place. Dans la même perspective, une étude réalisée sur un échantillon d’entreprises industrielles espagnoles a montré que la motivation interne pour la certification ISO 9001 est fortement associée à la performance plus que la motivation externe (Martínez-Costa, Martínez–Lorente et Choi, 2008). L’absence d’une motivation interne forte empêche les entreprises certifiées à s’inscrire dans une dynamique d’amélioration continue (Valmohammadi et Kalantari, 2015). Au sein des entreprises africaines, l’étude réalisée par Benyettou et Abdellatif, (2018) sur 115 entreprises algériennes a montré que les entreprises certifiées donnaient plus d’importance à leur image externe qu’à la gestion des non-conformités internes. Le même résultat est obtenu par Bounabri, El Oumri, Saad, Zerrouk et Ibnlfassi, (2018) sur les raisons de certification des entreprises marocaines qui positionnent les améliorations internes en troisième place derrière l’image de l’entreprise et la pression concurrentielle. Finalement, le plus important pour les entreprises n’est pas d’être certifié ou non, c’est plutôt la façon de mettre en oeuvre la norme ainsi que la consistance de la politique adoptée (Boiral, 2008) qui est prépondérante.

TQM : changements et apprentissages

S’engager dans une démarche de certification ISO 9001 implique des changements à réaliser sur tous les plans (Fonseca et Domingues, 2018). La dimension de ces changements détermine en grande partie les résultats post-certification et l’apprentissage des principes du TQM (reposant sur 9 critères dans sa version 2010 définit par l’European Foundation for Quality Management). Sur la base d’une enquête réalisée auprès de 5000 auditeurs venant de différents pays, Fonseca et Domingues (2017) concluent à la nécessité de bien gérer le changement par le biais de la certification afin de garantir des améliorations. La littérature sur le changement organisationnel nous permet de distinguer deux principaux types de changement : un changement incrémental qui se réalise à l’intérieur d’un système qui reste lui-même invariant et un changement radical qui conduit à un changement qualitatif de tout le système (Watzlawick, Weakland et Fisch, 1981). Dans le cadre de la certification, beaucoup d’entreprises font des petits changements figuratifs, ou de façade, ceci pour obtenir la certification ISO et cela sans se remettre en cause ni effectuer de changements en profondeur sensés améliorer le fonctionnement et la performance de l’entreprise. Dans ce contexte, même si l’entreprise arrive à obtenir la certification, elle ne pourra pas améliorer les performances de son système de management (Martínez-Costa, Martínez-Lorente et Choi, 2008). Cependant, si l’approche de changement est radicale, la politique des petits changements pourrait effectivement conduire à l’amélioration continue (ou KAIZEN) et à la concrétisation des principes du TQM par le biais de la certification (Fonseca et Domingues, 2018).

A cette notion de changement s’ajoute celle d’apprentissage organisationnel (AO) qui est intimement liée à la première. L’AO est défini comme « un phénomène collectif d’acquisition et d’élaboration de compétences qui, plus ou moins profondément, plus ou moins durablement, modifie la gestion des situations et les situations elles-mêmes » (Koenig, 1994). L’AO dans le cadre du TQM dépend beaucoup de l’ampleur des changements réalisés suite à la certification de l’entreprise. Dans une étude réalisée sur 90 entreprises de textile au Pakistan, dont la plupart sont certifiées ISO 9001, une relation étroite avait été identifiée entre les principes du TQM, le niveau d’apprentissage organisationnel et de performance (Mahmood et Ahmed, 2015). Les fondateurs de la notion d’AO distinguent deux types d’apprentissage : l’apprentissage simple boucle (OI) est assimilé à « un apprentissage opérationnel qui modifie les stratégies d’action ou les paradigmes qui sous-tendent les stratégies, mais ne modifie pas les valeurs de la théorie d’action » (Argyris et Schön, 2002). Dans le cadre de la certification, cela pourrait être assimilé à « l’apprentissage de la norme » qui va se traduire par une application stricte des exigences de la norme sans pour autant envisager de les dépasser et sortir ainsi du cadre limité par cette dernière. L’apprentissage double boucle (OII), quant à lui, est l’apprentissage qui conduit à un changement des valeurs de la théorie d’usage, mais aussi des stratégies et de leurs paradigmes. Cet apprentissage peut être assimilé à « un apprentissage par la norme », qui va au-delà des exigences de la certification (Lambert et Loos-Baroin, 2004). Comme le montrent ces auteurs, le langage qualité, ou code-book, une fois acquis et maîtrisé va rendre possible l’émergence de nouvelles routines (comme de nouvelles lignes de produits) dues par exemple à un niveau de qualité accru des produits. Cette maîtrise de la norme peut enclencher un processus d’apprentissage dans tous les sens et à tous les niveaux comme l’a montré March (1981), engendrant ainsi des remises en cause profondes au sein de l’entreprise certifiée, et par voie de conséquences, plus de compatibilités avec les principes du TQM. La figure suivante montre la différence entre les deux types d’apprentissage présentés plus haut.

FIGURE 1

Modèle d’apprentissage simple et double boucle

Modèle d’apprentissage simple et double boucle
Source : Argyris C.- Schön D. (2002), Apprentissage organisationnel, théorie, méthode, pratique, De Boeck, Paris, p. 100

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De ce qui précède, un lien étroit semble se dégager entre ampleur du changement, type d’apprentissage et TQM. Quand les changements envisagés par l’entreprise par le biais de la certification sont de type incrémental, les apprentissages qui seront induits ne pourront être qu’en simple boucle (OI), et dans ce cas-là, la progression vers le TQM se fera difficilement. En revanche, si l’approche du changement est de type radical, les apprentissages à réaliser seront en simple et en double boucle (OI et OII), ce qui va faciliter l’intégration des principes du TQM dans l’entreprise certifiée (Fonseca - Domingues, 2017). Ces relations peuvent être illustrées dans le tableau suivant :

Tableau 1

Relation entre apprentissage et changement

Relation entre apprentissage et changement
Source : Elaboré par nous-mêmes

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Comme le visualise ce tableau, le changement radical permet d’opérationnaliser les deux types d’apprentissage, mais ce dernier doit se faire progressivement pour ne pas provoquer de fortes résistances (Klochkov, Klochkova et Vasilieva, 2016). Les résistances au changement sont souvent observées lors de la mise en place de la démarche de certification ISO 9001au niveau des entreprises nord-africaines, notamment celles relevant du secteur public (Kammounn et Aouni, 2013; Bounabri, El Oumri, Saad, Zerrouk et Ibnlfassi, 2018; Benyettou et Abdellatif, 2018). Des analyses basées sur l’approche culturaliste (Tayo-Tene, Yuriev et Boiral,2018) mettent en évidence de fortes résistances dues au poids des traditions nord-africaines. Le recours à un cadre d’analyse basé sur les théories de la gouvernance a permis à des auteurs (Gana - Oueslati et Labaronne, 2011) de montrer le jeu des acteurs stratégiques, comme les managers, dans le contexte algérien qui, d’une part, se saisissaient des normes comme un moyen d’élargir leur pouvoir sur l’organisation et pour préparer, d’autre part, la privatisation de l’entreprise. En nous recentrant sur les objectifs de changements organisationnels situés au coeur des normes ISO, nous proposons d’appréhender les apprentissages induits sur le long terme par ces dynamiques de certification. Aucun travail portant sur les entreprises de ce pays n’a fait l’objet à ce jour d’une telle investigation contrairement au continent européen pour les normes ISO ou américain pour les démarches TQM. Or, malgré les résistances mises en évidence dans plusieurs travaux, certaines entreprises ont réussi ce challenge depuis plusieurs décennies désormais. Ce sont toutes ces formes d’apprentissage organisationnel que nous proposons d’étudier ici sur la base d’une étude de cas approfondie.

Etude empirique

Avant de présenter les résultats de cette recherche, il y a lieu de justifier le terrain retenu pour cette étude ainsi que les différents choix méthodologiques pour l’étudier.

Choix du cas

Nous avons choisi d’investiguer l’entreprise pionnière sur le sol algérien en matière de certifications portées par une logique de RSE. Nous nous focalisons sur la certification ISO 9001 sensée affecter en profondeur le fonctionnement organisationnel de l’entreprise et ses dynamiques d’apprentissage. ENIEM (Entreprise Nationale des Industries de l’Electroménager) est une entreprise publique algérienne qui s’est conformée à toutes les versions d’ISO dans le domaine de la qualité à partir de 1998, année de l’obtention de la certification ISO 9002 / 1994. Son capital social est évalué à 10 279,8 millions de DA (dinar algérien). Il est détenu à 100 % par le groupe Equipements Electriques Electro-domestiques et Electroniques (GEEEE). ENIEM est composée de six unités et de sept directions chapeautées par un Président Directeur Général, plus deux filiales. Elle emploie actuellement près de 2000 collaborateurs.

Choix méthodologiques

Pour mener à bien une étude qui porte sur un thème qualitatif, la méthodologie du cas est recommandée surtout lorsque le questionnement est original (Yin, 2003, 2015). Confronter la notion d’apprentissage à celle de la norme ISO et la certification au TQM, et étudier par la suite leurs implications sur le plan managérial au sein d’une entreprise algérienne certifiée nous paraît approprié. De plus, l’observation des situations complexes qui mobilisent des notions difficiles à appréhender, comme c’est notre cas ici, impose le recours à l’étude de cas et surtout à l’étude d’un cas unique ou monographie (Yin, 2003). L’intérêt de l’entreprise ENIEM est qu’elle traverse actuellement une conjoncture particulièrement difficile caractérisée par une forte concurrence; mais dans le même temps, cette entreprise est considérée comme un cas pionnier dans son environnement, entreprise algérienne certifiée ISO depuis 1998 notamment.

La collecte des données de l’enquête s’est faite suivant la technique de la triangulation (articles de presse, analyse de contenu de documents d’archive et entretiens). Les observations réalisées suite aux visites récurrentes rendues à l’entreprise sont utiles pour constater le niveau de familiarisation de ses employés avec les exigences de la norme. L’accès à la documentation de l’entreprise fut facilité par son abondance, du fait notamment qu’elle soit exigée par les organismes certificateurs (manuel qualité, procédures qualité, revues de direction). Les données provenant des deux sources précédentes ont été complétées par 21 entretiens semi-directifs, dont 6 réalisés avec les cadres et dirigeants (Directeur qualité, Directeur des ressources humaines, Directeur de l’unité Froid, Directeur de l’unité commerciale, Assistant qualité de l’unité Froid et Assistant qualité de l’unité commerciale) et 15 autres avec les employés de l’unité Froid (4 soudeurs, 2 peintres, 2 agents polyvalents et 7 agents de montage) du 3 juin 2016 au 20 février 2017. La durée moyenne des entretiens était d’environ une heure pour les cadres et de 20 minutes pour les employés. Le choix des cadres interviewés est lié au critère d’exercice dans un poste de responsabilité avant la certification pour pouvoir relever les changements introduits en matière de pratiques managériales depuis l’obtention de cette certification. Concernant le choix des employés de l’Unité Froid, le but était l’évaluation de l’impact de ces nouvelles pratiques de gestion, notamment en matière de formalisation des processus et procédures, sur l’exercice de leurs tâches au sein de la plus grande unité de l’entreprise (plus de 50 % du chiffre d’affaires et plus de 80 % des coûts de non qualité). L’entretien préliminaire effectué avec le Directeur qualité était très fructueux, il nous a permis d’accéder à une base de données qui remonte à l’année 2000, c’est-à-dire deux années après l’obtention de la première certification. Celle-ci contient les revues de direction effectuées durant toute la période, ce qu’il est rare de trouver auprès des autres entreprises publiques non certifiées qui adoptent une gestion basée essentiellement sur l’oralité (Labaronne et Méziani, 2010). En nous appuyant sur les informations issues de la première rencontre avec le Directeur qualité, un guide d’entretien fut élaboré puis administré de façon semi-directive. Ce dernier est composé de quatre grandes questions ouvertes. La première se rapportait au processus de certification de l’entreprise et à la vision qui domine cette démarche. La seconde concernait les changements induits par la certification en matière d’organisation, de management et de gestion des ressources humaines. La troisième portait sur les apprentissages réalisés par le biais de la certification. Enfin, la dernière était consacrée à la possible progression vers le TQM à l’aide du SMQ de l’ISO. Tous les entretiens réalisés ont été enregistrés, retranscrits, puis ont fait l’objet d’une analyse thématique. Dans le souci d’assurer une plus grande validité scientifique des données, notre démarche consistait à confronter les données issues des trois sources utilisées (observations, documentation et entretiens).

Notre posture épistémologique est de nature interprétativiste. Elle s’attèle à comprendre la réalité de la démarche qualité adoptée par ENIEM, surtout dans sa finalité et les significations qu’ont les acteurs de cette démarche. Aborder cette question par l’approche interprétativiste nous permet d’accorder une place importante à l’expérience de l’entreprise, vécue de manière subjective, contrairement à l’approche positiviste qui vise à établir puis démontrer ou valider empiriquement des lois universelles les plus objectives possibles (Perret et Girod-Seville, 2002). Nous ne nous limitons pas seulement à la compréhension de la démarche qualité d’ENIEM, mais nous nous efforçons d’interpréter des résultats que nous permet cette approche pour émettre des propositions qui nécessiteront d’être testées avant de prétendre à une quelconque généralisation.

Résultats de la recherche

Les résultats de cette recherche vont être présentés à trois niveaux : d’abord au niveau de l’interprétation de la norme ISO 9001, puis au niveau des changements effectués par le biais de la certification et enfin au niveau des apprentissages réalisés suite à la certification de l’entreprise.

Les biais d’interprétation de la norme

Malgré les efforts fournis par ISO afin d’uniformiser l’application de ses normes, nous constatons en réalité des interprétations différentes de la même norme. L’interprétation de la norme par les agents joue comme la reconstruction d’une construction conformément à ce que montrait en son temps Schleiermacher (1987) l’un des pères fondateurs de l’herméneutique. Elle va conditionner la représentation que s’en fait chaque agent qui va agir conformément à celle-ci.

En étudiant cet aspect au niveau d’ENIEM, nous avons constaté, suite à l’entretien effectué avec le Directeur de l’unité commerciale, la présence des deux visions substantive et procédurale misent en évidence par Lambert et Ouédraogo (2010) sur un échantillon d’entreprises françaises. Cette double vision provient du niveau fonctionnel étudié au sein d’ENIEM avec d’une part les fonctions qui ont un rapport avec la qualité (Direction Qualité, Unités Opérationnelles) et, de l’autre, celles qui n’en ont pas comme les fonctions Commerciales et Prestations. Cette distinction est faite au moment où plusieurs auteurs insistent sur la synergie qui devait exister entre le marketing et la qualité, plus particulièrement pour réussir la démarche de certification (Longbottom, Mayer et Casey, 2000; El Manzani, Sidmou et Cegarra, 2016). Faute d’engagement des responsables, très peu de travail était accompli en termes de communication, de sensibilisation à la certification qualité et au respect des normes dans cette structure. Les entretiens que nous avons eu avec les responsables de ces structures (Directeur de l’unité commerciale en présence du chef de département marketing) ont fait apparaître ce manque d’engagement, voire le rejet de la certification en reconnaissant que « la certification ne sert à rien » ou « si ce n’est l’audit, les procédures liées à la certification ne seraient pas appliquées ». Ces résultats confirment les conclusions auxquelles sont parvenus Labaronne et Méziani (2010) sur une autre entreprise publique (EPB), constatant que les objectifs qualité sont imposés et que les employés ne sont pas impliqués dans la mise en place du SMQ. Toujours selon les mêmes interlocuteurs « les propositions d’amélioration des produits formulées suite aux réclamations des clients ne sont pas prises en compte par les unités opérationnelles et cela pendant plusieurs années ». Nous avons pu vérifier cette information par confrontation aux données contenues dans les revues de direction réalisées entre 2013 et 2017, où nous avons même constaté une hausse importante du nombre de réclamations client qui a atteint 1805 en 2016, après avoir été de 987en 2014, soit une augmentation de 82,8 %.

Cette situation qui prévaut au sein de ces structures est contraire à l’esprit de l’approche systémique (Bériot, 2006, 2018) qui caractérise le management de la qualité défendu par ISO et la philosophie du TQM en général qui considère la qualité comme affaire de tous et partout (Coté et Hafsi, 2000). En effet, cette attitude est favorable au développement d’une vision purement substantive de la certification, et par voie de conséquence, l’application des normes va induire dans le meilleur des cas le développement de nouvelles routines organisationnelles statiques, sinon de la résistance, du blocage et la mise en place de routines défensives pour reprendre les termes de Argyris et Schön (2002). Nous avons pu constater, avec une direction générale qui refusait de prendre en considération les propositions de ces structures et cela durant plusieurs années, une hausse sensible des réclamations clients. Cette situation démontre la prédominance de la vision externe de la certification vu comme finalité en soi ou très peu favorable à la performance (Cagnazzo, Taticchi et Fuiano, 2010; Martínez-Costa, Martínez-Lorente et Choi, 2008), ce qui éloigne cette entreprise de la performance espérée. De plus, le manque d’engagement pour la mise en place du SMQ constaté dans cette recherche confirme les résultats des études précédentes sur des échantillons plus importants que ce soit en Algérie (Benyettou et Abdellatif, 2018), au Maroc (Bounabri, El Oumri, Saad, Zerrouk et Ibnlfassi, 2018) ou même en Tunisie (Kammounn et Aouni, 2013). Ces auteurs partagent l’idée de l’existence d’une culture de gestion nord-africaine très peu compatible avec les exigences « rationnelles » de la certification ISO.

L’ampleur des changements

Nous nous intéressons ici aux changements induits par la certification dans le but de confirmer la vision dominante lors de la mise en place du SMQ d’ENIEM et d’analyser l’ampleur des changements induits par la certification. En réalisant notre étude, nous avons repéré trois domaines où des changements importants ont été réalisés.

Institutionnalisation de la démarche qualité dans la structure organisationnelle : D’abord sur le plan organisationnel, en procédant à la comparaison des organigrammes de l’entreprise avant et après la certification, nous avons constaté une évolution significative de la structure qualité qui est passée d’un petit département à une direction exerçant des fonctions stratégiques. D’après le Directeur qualité : « la fonction qualité occupe aujourd’hui une place prépondérante au niveau de l’organigramme d’ENIEM. Elle est devenue une direction importante qui possède des liaisons directes avec la direction générale de l’entreprise et travaille en étroite relation avec toutes les autres directions et les unités que contient l’entreprise ». Cette direction chapeaute des assistants qualité répartis sur toutes les unités de l’entreprise. De plus, dans chacune des trois unités les plus importantes (Unité Froid, Unité Cuisson, Unité Climatisation), on observe la mise en place de deux animateurs qualité. En termes de responsabilités hiérarchiques, la direction qualité assure la mise en place, l’entretien et l’amélioration du système de management de la qualité au niveau de toute l’entreprise. En plus des rôles assurés directement par la direction qualité, toujours d’après le directeur qualité, d’autres rôles en matière de qualité sont assurés par le PDG lui-même qui préside le comité qualité de l’entreprise et les directeurs des unités qui veillent au bon fonctionnement du management de la qualité au sein de leurs unités. L’engagement de la direction semble total du point de vue organisationnel.

En matière de déploiement managérial : sur le plan managérial, dès le premier entretien réalisé avec le directeur qualité, nous avons réalisé qu’une nouvelle gestion était en train de se mettre en place au niveau de cette entreprise publique. Ce dernier nous a montré un manuel de procédures contenant toutes les procédures de gestion appliquées, ainsi que les principaux processus formalisés et confiés à des pilotes de processus. Le même constat peut être fait au niveau de l’unité commerciale et de l’unité Froid, où le manuel des procédures et le manuel qualité sont considérés (par les directeurs d’unités) comme des documents importants, d’ailleurs selon l’assistant qualité de l’unité Froid chaque exemplaire remis doit porter la signature du responsable pour éviter toute fuite. Cet effort de formalisation de la gestion au niveau d’ENIEM démontre sa volonté de sortir d’une gestion volontariste basée sur l’expérience et des procédures tacites, caractérisant la gestion des entreprises publiques algériennes (Labaronne et Méziani, 2010), à une gestion basée sur l’écrit telle qu’exigée par ISO : « dites ce que vous faites, faites ce que vous dites et donnez-en la preuve » (Bénézech, Lambert, Lanoux, Lerch et Loos-Baroin, 2001; Bénézech et Loos-Baroin, 2003). En matière de management de la qualité, avant la certification celle-ci se limitait à « rebuter et retoucher les pièces non-conformes »(revue d’ENIEM « le lien », 1999), pour s’étendre aujourd’hui à toute la chaîne de fabrication à travers deux contrôles au niveau des approvisionnements, l’un au niveau de la réception et l’autre chez les fournisseurs. Deux autres sont effectués au niveau de la production, l’un par échantillonnage des pièces et l’autre à 100 % au niveau des ateliers « revêtement de surface », « soudure » et « montage final ». Enfin un dernier contrôle est réalisé sur les produits finis au niveau de l’unité Commerciale (manuel qualité de l’entreprise, 2016).

Une formation intensive du personnel : sur le plan de la gestion des ressources humaines, nous avons assisté à un passage progressif d’une gestion quantitative des effectifs à une gestion beaucoup plus qualitative. Après la certification, on parle beaucoup plus des compétences et leur incidence sur la qualité, de la formation dans le domaine de la qualité et sa contribution à la réalisation des objectifs qualité (selon le directeur des ressources humaines). En matière de formation, des résultats très intéressants ont été réalisés après la certification. A titre illustratif, ENIEM a fait son premier diagnostic qualité en 1995 pour se préparer à la certification ISO 9002/1994. Jusque-là, ENIEM n’avait aucun programme de formation. Depuis sa certification en 1998, le nombre d’employés qui ont bénéficié d’une formation n’a pas cessé d’augmenter d’une année à une autre. Selon la DRH d’ENIEM, « depuis l’avant-dernière certification (ISO 9001/2000) en 2002, le nombre d’agents formés a connu un saut qualitatif. Au bout de quatre années (2001-2004), ce nombre a atteint 1917 agents, ce qui représente 67,5 % de l’effectif total de l’entreprise en 2004. En plus, l’adaptation à la version 2008 a permis la formation de 1873 agents entre 2008 et 2011, soit 89.36 % de l’effectif de 2011 ». Même après l’obtention de la certification, ENIEM a toujours gardé cette cadence en matière de formation. Selon la revue de direction de 2017, l’entreprise a formé 508 agents en 2016, soit un peu plus d’un quart de son effectif. Ce potentiel d’agents formés au changement constitue un vivier qui n’aspire qu’à être sollicité pour les dynamiques d’évolution de l’entreprise.

Si les changements effectués sont importants, la question de leur contribution à la progression vers l’amélioration continue à chaque niveau de l’entreprise (TQM) par le biais de l’apprentissage organisationnel se pose, compte tenu du système de gestion qui caractérise les entreprises publiques algériennes. Plus largement, une formation touchant plus de 90 % du personnel à des approches participatives appelant d’autres formes de leadership ne peut cantonner ses impacts à l’obtention d’un certificat.

L’existence d’un cadre d’apprentissage post-certification

Nous pouvons illustrer les mécanismes d’apprentissage développés suite à la certification par le traitement réservé aux problèmes de la qualité. D’après le manuel qualité d’ENIEM, le traitement des problèmes de la qualité se fait à trois niveaux : les départements et services, les comités qualité des unités et le comité qualité de l’entreprise. La roue de Deming, qui est un outil indispensable au management de la qualité, est utilisée à chaque niveau comme suit :

Les techniques statistiques sont également utilisées pour déterminer les causes des problèmes de la qualité (diagramme de cause à effet) et les priorités (diagramme de Pareto). C’est ce que nous pouvons illustrer à travers le traitement des coûts des non qualité (CNQ) au niveau de l’entreprise :

A partir de cette figure, il ressort que les CNQ sont traités au niveau d’ENIEM d’abord par unité, puis par nature de ses coûts, ensuite, par catégories de produits et enfin par processus suivant le diagramme de cause à effet. En plus, des priorités sont dégagées à chaque niveau suivant le diagramme de Pareto (20 % / 80 %). Les résultats obtenus montrent qu’ENIEM doit se concentrer sur l’évolution des coûts de non qualité au niveau de l’Unité Froid qui représentent plus de 80 % des coûts totaux et sur les rebuts engendrés, en particulier, par le processus Uréthane dans la même Unité. De la même manière, les problèmes de la qualité sont traités au niveau de toutes les structures chargées de leur résolution. Une fois ces problèmes traités au niveau des départements et services ou au niveau des comités qualités, ces derniers feront l’objet d’une revue de direction. Le tableau suivant montre un exemple de compétences créées dans le cadre des revues de direction.

FIGURE 2

Traitement des problèmes de la qualité au niveau d’ENIEM

Traitement des problèmes de la qualité au niveau d’ENIEM
Source : Elaboré à partir des données d’ENIEM, 2016

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Cette démarche d’apprentissage issue du traitement des coûts de non-qualité est intéressante à plusieurs titres. D’abord, elle permet de déterminer les problèmes de la qualité puis de les juguler à la source. Ce résultat s’inscrit en droite ligne avec les travaux d’Argyris - Schön (2002) sur la théorie de l’apprentissage organisationnel qui le définissent comme correction des erreurs et conforte l’idée défendue par Fonseca et Domingues, (2018), selon laquelle l’apprentissage organisationnel facilite l’intégration des principes du TQM. Ensuite, cette démarche permet de définir avec précision les programmes de formation en fonction des besoins réels de l’entreprise et non pas en fonction des considérations liées aux affinités personnelles. Elle va permettre d’améliorer les compétences des employés (définies comme savoir en action) et de les mettre au service de l’entreprise, ce qui est démontré par une étude tirée du même cas (Arab, 2014). Enfin, cette démarche permet de formaliser toutes les compétences créées (voir le tableau n° 2) et ainsi de les capitaliser et de les utiliser à chaque fois que le besoin se fait sentir.

A partir de ces résultats, il semble qu’en termes de conformité, ENIEM répond à toutes les exigences de changement requises par la certification et applique même l’outillage nécessaire pour l’amélioration continue de tout son système qualité. Cependant, est-ce suffisant pour rompre avec l’ancien mode de gestion et apprendre à intérioriser les meilleures pratiques de management afin de progresser vers la qualité totale et la performance ? Les études déjà citées montrent qu’il est difficile de le faire, compte tenu de l’écart existant entre le système de management proposé par ISO et celui appliqué par les entreprises des pays en voie de développement (Tayo-Tene, Yuriev et Boiral, 2018). On peut considérer à la suite de travaux (OuldAoudia, 2007; Meisel et OuldAoudia, 2007), l’existence d’un type de gouvernance peu transparente qui ne serait pas favorable à l’impact de démarches de type ISO sur la performance. Nous pouvons même tenir compte du fait qu’un système contraignant sur le comportement des employés et des managers en particulier tel que celui que représentent les normes ISO n’a pas l’effet escompté en Afrique du Nord par rapport aux entreprises européennes (Labaronne et Ben Abdelkader, 2008; Labaronne et Méziani, 2010; Brabez, Bedrani et Boulfoul, 2008). Si ces travaux supposent que les impacts de certification de type ISO devraient être limités dans le contexte algérien, qu’en est-il dans notre cas ?

FIGURE 3

Traitement des coûts de non qualité au niveau d’ENIEM

Traitement des coûts de non qualité au niveau d’ENIEM
Source : Elaborée à partir des données d’ENIEM, 2016

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Tableau 2

Compétences créées suite aux revues de direction d’ENIEM

Compétences créées suite aux revues de direction d’ENIEM
Source : Elaboré à partir des données d’ENIEM, 2016

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Discussion : un apprentissage organisationnel certain mais fragile

Nos investigations montrent du point de vue organisationnel que trois strates de l’entreprise sont affectés : le leadership, les pratiques de travail, la structure organisationnelle.

Un leadership cérémonieux challengé par les démarches qualité : l’engagement pour les démarches qualité est certain mais il reste minimal et se contente d’y accorder des investissements et des crédits. Presque deux décennies de certification ISO auront finalement peu transformé un leadership qui reste autocratique et soutient de façon cérémonieuse des démarches qualité essentiellement vouées à l’obtention d’un certificat. Le tableau ci-dessous illustre sur trois années récentes cet essoufflement au travers la réalisation d’objectifs que s’est fixée l’entreprise.

Tableau 3

Taux de réalisation des principaux objectifs d’ENIEM

Taux de réalisation des principaux objectifs d’ENIEM
Source : Direction qualité d’ENIEM, 2017

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Une évolution des pratiques de travail en panne d’idées : l’observation des performances obtenues par le SMQ, malgré la formation d’un nombre important d’agents, montre une tendance baissière (tableau 3) ces dernières années. Ces résultats nous interrogent sur la nature des programmes de formation établis et le choix des personnes concernées (voir la figure n° 5). En approfondissant encore nos investigations sur le terrain, nous avons constaté quelques obstacles qui empêchent le développement des ressources humaines d’ENIEM comme des conditions de travail jugées défavorables par les 15 employés interrogés de l’Unité Froid (beaucoup de bruit et d’accidents de travail dans les ateliers); ou encore la faible motivation des employés liée notamment à la mauvaise répartition des primes de rendement individuelles et collectives (conformément aux dérives déjà observées sur des entreprises américaines par Zbaracki (1998) ou encore Spencer (1994).

Evolution de l’organisation par l’approche processus : l’approche par les processus est adoptée par ENIEM dans le but de répondre aux exigences de la certification. Dès lors, des processus de réalisation, de management et de soutien ont été élaborés (manuel qualité, 2016). Pour aller dans la voie du TQM, des améliorations permanentes doivent être effectuées sur ces processus (Fonseca et Domingues, 2018). Or, depuis la dernière certification de l’entreprise, le nombre d’améliorations réalisées sur les processus est passé de 12 en 2009 à 6 seulement en 2010 (revues de direction, 2011) et cela, malgré l’existence de dysfonctionnements au niveau de certains grands processus. On a le sentiment que la dynamique d’amélioration continue est à la fois piégée par un environnement économique algérien fermé (poids faible des fournisseurs) et par des forces de rappel culturels ramenant à l’informel et au collectif. Pour échapper à cette fatalité, Labaronne et Méziani (2010) recommandent « de resituer la dimension culturelle dans le fonctionnement des entreprises algériennes et de proposer une approche renouvelée et élargie des facteurs de réussite ou d’échecs des choix stratégiques initiés par les managers en matière de qualité ».

Il semble que les efforts déployés pour se conformer aux exigences de la certification et les différents changements effectués pendant une longue période n’ont pas suffi à l’entreprise de réaliser les apprentissages suffisants en vue de tirer les fruits de sa certification et d’assurer sa progression vers la qualité totale. Entre une volonté de répondre aux exigences de la compétitivité et le lourd fardeau de la gestion socialiste qui continue de peser au travers de la dernière restructuration de 2015, ayant transformé les EPE en des filiales de 12 groupes, l’entreprise se trouve face à un dilemme par rapport à la certification. Soit elle va procéder à des changements profonds afin d’adapter son management aux exigences de la certification et progresser, par la suite, vers la qualité totale ou l’excellence; soit elle va opter pour une démarche figurative visant la certification ISO sans plus. Notre étude montre que le statut d’entreprise publique en Algérie est favorable à cette dernière option qui impacte négativement les résultats post-certification. Pour parvenir à sortir de cette léthargie organisationnelle menaçant toute certification qui se banalise, il serait nécessaire de lever un certain nombre de goulots d’étranglement afin de pouvoir tirer le meilleur parti du SMQ proposé par ISO.

Il nous paraît alors nécessaire de sortir rapidement de la logique du simple respect cérémonieux de la norme à la logique de l’apprentissage par la norme afin de capitaliser sur toutes les expériences vécues par l’entreprise, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Il faut sortir du cadre conventionnel de l’apprentissage d’Argyris-Schön, le caractérisant comme une capacité d’adaptation à un glissement de paradigme. Il convient au contraire d’analyser l’apprentissage comme un apprentissage expérientiel au sens de J.G. March (Herriot, Levinthal et March, 1988; Burger-Helmchen et Lambert, 2014; Lambert, 2016).

Il conviendrait par ailleurs de ne plus considérer la certification comme une fin en soi, mais comme un point de départ pour l’apprentissage des principes du management par la qualité totale contenus dans la norme ISO 9004 (norme complémentaire de l’ISO 9001) et les référentiels d’auto-évaluation.

Enfin, il conviendrait de penser dès maintenant à des apprentissages de second ordre (double boucle). Le risque est grand qu’ils remettent en cause le système de management de l’entreprise, mais nous savons que le management de la qualité ne donne pas de résultats dans un système de management global archaïque. En revanche dans un contexte de management plus élaboré où chaque acteur peut être associé au changement, des modifications incrémentales de routines peuvent déboucher sur des changements plus radicaux permettant l’apparition de nouvelles routines (Lambert et Ouédraogo, 2010). L’entreprise doit tout faire pour que ses apprentissages ne soient pas piégés par des approches managériales qui comportent des contradictions relevées déjà par Spencer (1994) dans le contexte américain. Nous savons par exemple que l’adhésion à des bonnes pratiques finit par développer un esprit moutonnier en contradiction avec l’idée même d’apprentissage continu ou de Kaizen. De ce point de vue, si des défaillances ont été identifiées au niveau de la direction, les transformations managériales à l’oeuvre chez les salariés sont de bon augure pour un pays comme l’Algérie lancé sur le chemin de la démocratie.

Conclusion

Durant notre étude, nous avons insisté sur la nécessité d’une interprétation procédurale des chapitres de la norme ISO 9001 afin d’éviter à l’entreprise le piège de la vision substantive à laquelle la certification amène parfois en la considérant comme une fin en soi. L’application de cette norme doit se faire en continu dans une logique d’apprentissage dans un premier temps, puis d’apprentissage par la norme dans un second temps pour assurer une progression vers la qualité totale et l’excellence (Mahmood et Ahmed, 2015). En effet, à l’image d’une langue récemment acquise, l’apprentissage d’un vocabulaire et de ses règles qualité doit d’abord permettre à l’entreprise de s’exprimer puis de générer de nouvelles idées et des innovations organisationnelles, et cela à chaque échelon de la hiérarchie.

Mais dans ce cheminement vers l’amélioration continue il est important d’analyser le contexte économique et social dans lequel la démarche s’inscrit (Boiral, 2008). Dix ans plus tard nous sommes toujours dans l’état de sous-développement craint par l’auteur (Tayo-Tene, Yuriev et Boiral, 2018), et la situation particulière des pays du Maghreb suscite inquiétudes et espoirs. Comme dans le contexte tunisien déjà étudié (Ghozzi-Nekhili et Gherib 2012; Ghozzi-Nekhili, Gana-Oueslati et Labaronne, 2015), notre étude identifie les mêmes facteurs de résistance tant du point de vue du mode de leadership que de l’attitude des salariés. Ces auteurs montrent par exemple que si les normes ISO améliorent les processus de travail et la qualité des produits, une gouvernance autocratique demeure au niveau de la hiérarchie ainsi qu’une résistance au formalisme des normes de la part des salariés encore très imprégnés par l’usage culturel de l’oralité. Le même constat peut être fait pour le contexte algérien. Nous pensons qu’il convient de travailler ces deux axes (management et procédures de travail) afin qu’ils accompagnent de façon plus adaptée la philosophie d’amélioration continue sous-jacente aux approches qualité. Pourquoi ne pas se diriger vers un mode de gouvernance proche d’un leadership « démocratique » qui permettrait une plus forte participation du personnel au changement ? En libérant ces énergies venant de l’expertise du terrain, nous voyons là un gisement de performance décuplé nécessaire à la compétitivité internationale. Aujourd’hui ce sont presque 4000 entreprises algériennes qui sont certifiées ISO 9001. De même, les 15 premières entreprises algériennes exportatrices en volume le sont. S’il s’agit d’un vecteur de modernisation et de changement inéluctable, notre étude en montre aussi la fragilité, les forces inertielles étant particulièrement vivaces dans le contexte du Maghreb.

Dans ses travaux du début du 20èmesiècle sur l’organisation idéale des entreprises permettant à chacun de s’y épanouir en intrapreneur, Dubreuil (1948) décrit des entreprises en retard sur les institutions politiques capitalistes ou communistes de l’époque, esquissant la naissance de nos démocraties. Selon lui, là où s’affirme la participation du citoyen aux décisions des Etats, l’employé reste comme un corps étranger au sein de son entreprise. Presque cent ans plus tard, peut-être est-ce au sein de l’entreprise que s’élaborent des innovations organisationnelles et managériales qui libèrent l’initiative individuelle qu’ici et là les Etats peinent à préserver.

Quelles que soient les promesses sociales de changement, ne perdons pas de vue que ce qui se passe sur le lieu de travail est essentiel pour l’évolution de nos sociétés : « Tous ceux qui hypnotisent les masses avec le problème d’un simple changement politique font beaucoup de tort à détourner leur attention de l’effort personnel que chaque homme peut faire s’il souhaite voir un monde meilleur se réaliser. Si les travailleurs d’aujourd’hui sont soumis au système salarial, ils seraient tout aussi mal lotis quel que soit le nouveau régime politique, si aucun changement fondamental n’a eu lieu dans le fonctionnement interne de leurs ateliers » (Dubreuil, 1934).