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Dans une entrevue qu’il a donnée en 1984, en réponse à une question sur la social-démocratie, René Lévesque disait :

La social-démocratie, est-ce que ça veut dire que c’est l’État qui est fourré partout ? Je n’ai jamais compris que ça voulait dire ça. Il me semble qu’une société en bonne santé, sociale-démocrate si vous voulez, c’est une société qui respecte au maximum tous les gens qui la composent, qui essaie de leur donner l’égalité des chances et de réparer le mieux possible les injustices du sort. Ça ne veut pas dire que l’État doit être fourré partout comme le grand entrepreneur, le grand patron. Ce n’est pas vrai. Les social-démocraties qui marchent, ce n’est pas ça du tout. Celles dont on peut s’inspirer, l’Autriche ou les pays scandinaves, par exemple, ce n’est pas un gouvernement fourré partout, mais un gouvernement d’abord conscient de la nécessité d’une concertation permanente entre tous les agents du développement de la société et, deuxièmement, la correction des injustices.

René Lévesque, 1984

En 1984, j’étais membre du Conseil exécutif du Parti québécois (PQ) et responsable des relations internationales du parti. René Lévesque, comme on le voit dans cette citation, sympathisait avec les sociaux-démocrates en Europe. Mais il exprimait des doutes quant à la capacité d’appliquer leur modèle sans l’adapter au contexte de l’Amérique du Nord. Même les nombreux péquistes qui s’identifiaient personnellement comme sociaux-démocrates acceptaient cette distinction et, donc, que le PQ ne devrait pas se définir formellement comme social-démocrate[1]. Néanmoins, j’insiste sur la volonté du parti à l’époque de faire partie de la famille sociale-démocrate. Dans cette note de recherche, mes constats porteront surtout sur mes expériences personnelles de 1980 à 1986, soit lorsque j’oeuvrais au sein de sa direction, au moment où le PQ était encore au pouvoir en 1981.

Je résume les efforts du PQ pour prendre sa place parmi les partis sociaux-démocrates au niveau international. Je souligne les difficultés encourues à cause de son option, surtout chez les sociaux-démocrates anglophones au Canada et (leurs alliés) ailleurs. Je raconte ensuite l’effet des conflits de travail dans le secteur public, au début des années 1980, qui freinaient la volonté et la capacité du PQ de se définir comme social-démocrate.

Je ne prétends pas qu’à l’époque le PQ était tout à fait semblable aux partis sociaux-démocrates en Europe. Cela serait inconcevable pour un parti indépendantiste au pouvoir dans une province faisant partie d’un pays en Amérique du Nord. Et c’est vrai qu’à l’époque le PQ était exceptionnel parmi les partis sociaux-démocrates, du fait qu’il n’avait pas de liens organiques avec les syndicats ; mais il faut ajouter que ces liens ont été rompus dans plusieurs pays plus récemment.

Le Parti québécois au début des années 1980

Dès sa fondation, malgré une certaine diversité originelle, le programme du PQ s’est rapidement affiché comme social-démocrate. Lors son arrivée au pouvoir en 1976, le PQ a rapidement respecté ses engagements progressistes. Le gouvernement Lévesque a ainsi augmenté le salaire minimum, le rendant le plus élevé en Amérique du Nord. Il a introduit des programmes visant à augmenter la protection sociale, notamment la gratuité des médicaments pour les personnes âgées et celle de soins dentaires pour les enfants.

Le caractère social-démocrate du parti a été davantage contesté lorsque, après la perte du « Oui » en 1980, il a été reporté au pouvoir l’année suivante. J’étais alors candidat du PQ dans un comté où il n’y avait aucune possibilité de me faire élire. J’y ai cependant eu l’occasion d’évaluer l’organisation du parti. À tous les niveaux, de la stratégie au sommet à la coordination des différentes régions, à l’organisation locale, j’ai été constamment impressionné par la qualité des personnes désireuses et capables de travailler longtemps et durement pour la cause, sans récompense personnelle. Il ne s’agissait pas de ce que certains appellent une « gauche de salon ». L’organisation était sérieuse et professionnelle, et donc disciplinée. La campagne nationale s’est déroulée « comme sur des roulettes ». Après avoir développé une stratégie gagnante, elle l’a menée de bout en bout, de haut en bas.

Donc, à la surprise de beaucoup de monde, le PQ s’est à nouveau retrouvé au pouvoir alors que le contexte idéologique n’était plus le même. À l’échelle internationale, la social-démocratie connaissait une crise d’identité se manifestant notamment par les défaites successives du Parti travailliste britannique, le triomphe du reaganisme aux États-Unis et la transformation libérale du Parti socialiste français durant les années Mitterrand. Ébranlé par la récession de 1982 et les attaques de la droite contre le keynésianisme et l’étatisme en général, le projet social-démocrate battait de l’aile, au Québec comme ailleurs au Canada et dans le reste du monde[2].

C’est dans ce contexte que le gouvernement péquiste a dû faire face à une crise économique qui, nous allons le voir, mettait en péril la relation du parti avec les syndicats, cet élément central du projet social-démocrate, y inclus sa dimension internationale. Deux ans après mon élection comme membre du Conseil exécutif du parti en 1981, on m’a donné la responsabilité des relations internationales. J’ai par ailleurs participé, en 1982-1983, au caucus des députés du PQ comme représentant du Conseil exécutif. J’y ai découvert que le sentiment social-démocrate était fort, surtout au sein des « instances » du parti ; il était un peu moins fort au caucus et au Conseil des ministres. Pour les sociaux-démocrates péquistes, si la souveraineté des nations était souhaitable en soi, elle l’était surtout, dans le cas de Québec, pour se donner les outils qui permettraient d’y appliquer les politiques sociales-démocrates. Cependant, afin de gagner l’appui de la majorité des Québécois pour le projet national, il fallait ne pas trop insister sur l’étiquette sociale-démocrate.

Même dans le contexte difficile des années 1980, je maintiens que le parti a continué d’être inspiré par les programmes des partis et des gouvernements sociaux-démocrates lorsqu’il était au pouvoir. Ses réalisations concrètes sont d’ailleurs comparables à celles des gouvernements sociaux-démocrates ailleurs au Canada et, plus récemment, en Europe, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Cela dit, les positions et les déclarations du gouvernement du PQ ressemblaient davantage à celles des partis travaillistes évoluant dans les pays protestants qu’à celles défendues par les partis dits socialistes dans les pays latins. Mes expériences m’ont d’ailleurs enseigné que la distance entre les déclarations et les actions y est typiquement plus grande[3].

Dans ce texte, je mettrai l’accent sur des expériences au niveau international, dont celles où j’étais directement impliqué. Deux facteurs contextuels entrent dans mon analyse. L’un concerne les relations du gouvernement avec les syndicats. J’en étais un observateur privilégié, tant au caucus qu’à l’exécutif du parti. Ces relations ont nui à la réputation du parti dans les milieux progressistes. À terme, elles ont aussi suscité une plus grande méfiance chez les membres du parti envers la social-démocratie. L’autre facteur a rapport à son statut de parti de masse, où les membres sont directement impliqués dans la rédaction du programme, ce qui ironiquement a contribué à cette méfiance.

Or, une telle structure est paradoxalement une caractéristique des partis sociaux-démocrates. Le PQ de l’époque était un parti de masse classique selon la classification de Maurice Duverger. Ses presque 300 000 membres constituaient plus de 10 % des Québécois qui votaient pour le parti. Et ses membres actifs exerçaient, à l’époque, un pouvoir réel. À la base se trouve l’assemblée de circonscription, qui élit un exécutif local, choisit les délégués pour les assemblées régionales et le congrès du parti, et votent sur les résolutions à envoyer à ces organes où sont élus les exécutifs. Seuls les congrès du parti peuvent changer la constitution du parti et adopter des positions programmatiques majeures, ainsi qu’élire le Conseil exécutif de quinze membres. Entre les congrès, le Conseil national constitue l’instance suprême. Il comprend les présidents des associations de circonscription, les membres de l’exécutif et les présidents régionaux.

L’international

Comme anglophone au PQ, il était naturel que je concentre mes efforts sur le volet international de la politique social-démocrate, et surtout auprès de pays où l’anglais est la langue de travail. D’ailleurs, bien qu’il entretenait des liens personnels et culturels avec les partis socialistes français et belges, l’approche du PQ était idéologiquement plus semblable à celle des Scandinaves, des Allemands et des Autrichiens. L’autodétermination des peuples était une autre dimension qui définissait l’identité du PQ sur le plan international. Nous nous sommes identifiés à des mouvements nationalistes de gauche, en Écosse et en Catalogne en particulier. Nous nous sommes également identifiés à la gauche présente dans l’appui à des luttes anticolonialistes en Amérique latine et ailleurs.

La Commission internationale du parti, dont j’étais membre depuis mon élection à l’exécutif, a été le premier instrument de nos activités dans ce domaine. Lorsque Nadia Assimopoulos, avec qui j’ai travaillé en étroite collaboration pendant plusieurs années, a été élue vice-présidente au Congrès de 1984, je lui ai succédé comme « responsable » des relations internationales pour le parti. Le rôle du PQ dans ce domaine était alors important. Le gouvernement péquiste avait certes un ministère chargé des relations internationales. En la matière, ses mains étaient cependant en grande partie liées par les contraintes associées au statut de province canadienne. Par ailleurs, le parti n’était confronté à aucun obstacle constitutionnel pour établir des liens avec des partis d’autres pays avec lesquels il partageait des objectifs communs. J’ai ainsi eu la chance de rencontrer des représentants de partis ou de groupes politiques de l’Uruguay, du Salvador, de l’Espagne, de la Catalogne, du Chili, de la Grèce, de l’Équateur, de l’Argentine, du Portugal, du Honduras, du Nicaragua, de l’Autriche, d’Israël, de la Suède et du Danemark. J’ai aussi rencontré des représentants de plusieurs organisations qui défendaient la démocratie face à des régimes autoritaires.

Sans s’y limiter, nos relations les plus importantes en France se sont tissées avec le Parti socialiste. Des leaders du PS, notamment le pragmatique Michel Rocard, nous ont aidés dans nos efforts pour développer des relations de proximité basées sur les valeurs démocratiques sociales partagées avec d’autres membres, principalement européens, de l’Internationale socialiste (IS). Compte tenu du veto du Nouveau parti démocratique (NPD), l’adhésion à part entière du PQ à l’IS s’est révélée impossible. Même nos efforts pour devenir membre sans droit de vote ont été rendus difficiles, surtout par le Parti travailliste britannique et d’autres alliés du NPD. Les difficultés rencontrées s’expliquent du fait que Robin Sears du NPD de l’Ontario était, à l’époque, vice-directeur de l’IS à son bureau à Londres. Alors que le programme du PQ et ses réalisations gouvernementales se comparaient avantageusement avec ceux de nombreux membres de l’IS, Sears cherchait à décrire les membres du PQ comme de faux sociaux-démocrates.

À la fin de l’été de 1982, j’ai assisté à un événement organisé par l’IS à Vienne en tant que représentant du PQ. Ce n’était pas une réunion officielle, mais plutôt une grande rencontre informelle convoquée par Bruno Kreisky, chancelier autrichien. Il avait pour objectif de permettre aux décideurs de comparer leurs politiques économiques et leurs priorités. Pour moi, c’était une occasion particulièrement utile d’apprendre comment des sociaux-démocrates de premier plan analysaient les politiques et les expériences de leurs pays. Parmi les participants se trouvaient Bernt Carlsson, directeur exécutif de l’IS, en même temps que son président, l’ancien chancelier allemand Willy Brandt. À Vienne, j’ai personnellement rencontré plusieurs délégués et j’ai eu l’occasion de prendre contact avec des personnalités de partis autrichien, allemand et scandinave. Ces contacts m’ont été fort utiles lors de visites subséquentes. Concrètement, ces rencontres ont permis de mettre en place une liste de personnes qui seraient appelées à assister à titre d’invités d’honneur au congrès du PQ de juin 1984. Plusieurs ont d’ailleurs accepté, notamment Bernt Carlsson. Ces contacts m’ont par la suite permis de me rendre au Royaume-Uni, au Danemark, en Suède, en Autriche et en Allemagne, en 1984 et au début de 1985, afin de rencontrer plusieurs représentants des partis politiques en prévision du congrès de l’IS qui devait se tenir à Stockholm en septembre 1985. Il était prévu que notre demande d’adhésion comme membre sans droit de vote y soit entendue.

Cette demande, j’ai alors appris, était perdue d’avance. Mes contacts ont apprécié le fait que le PQ élargisse ses démarches pour chercher des appuis au-delà des Français et des Belges. Malgré l’expression d’une certaine sympathie, ils remarquaient que l’IS fonctionnait par consensus. Or, il n’y avait pas de consensus possible étant donné l’opposition officielle des néo-démocrates, appuyés par le Labour Party britannique. Selon mes contacts à Londres, ceux-ci craignaient l’adhésion possible des nationalistes écossais, qui sont effectivement en compétition avec le Labour pour le vote de gauche en Écosse. Quant à elle, l’opposition du NPD était en partie attribuable à son refus de partager avec un rival le prestige d’être le seul représentant canadien à l’IS. Cela dit, sa position sur la question nationale était clairement un facteur sous-jacent. Pour la direction du NPD, il y avait une contradiction entre le fait d’être social-démocrate et celui d’être souverainiste. En réalité, les relations du PQ avec le NPD dans les provinces de l’Ouest étaient plus cordiales puisque leur vision de la social-démocratie ne passait pas nécessairement par le gouvernement d’Ottawa.

Le PQ n’était pas en concurrence directe, car le NPD, qui ne participait pas aux élections québécoises, était disposé à travailler avec ce parti. Nous savions qu’il y avait un certain penchant chez les membres du NPD pour le principe de l’autodétermination nationale du Québec. Avec leur orientation plus décentralisatrice, c’était d’ailleurs particulièrement le cas dans l’Ouest canadien. Or, lorsqu’une proposition pour respecter l’autodétermination du Québec a été présentée au congrès du parti à 1983 à Regina, la résolution adoptée donnait au dirigeant Ed Broadbent une marge de manoeuvre suffisante pour en prendre ses distances. Il ne fallait donc pas s’attendre à un changement significatif de position par rapport à notre statut au sein de l’IS.

D’importants efforts ont aussi été mis dans le développement de relations avec les États-Unis. En raison de notre situation géographique et de nos liens économiques étroits, les chefs de parti, en commençant par René Lévesque, étaient particulièrement désireux d’acquérir une légitimité auprès de nos voisins américains. Comme en Europe, nous avons surtout mis l’accent sur des contacts avec ceux qui étaient proches de nos positions idéologiques. Dans ce cas, c’était la gauche du Parti démocrate. La priorité était de contrer l’image des « nationaleux » projetée par les médias au Canada anglais[4]. Ces efforts m’ont donné l’occasion de rencontrer d’importants leaders intellectuels d’opinion progressiste, dont Michael Harrington, Andrew Kopkind, Derek Shearer, Christopher Jenks et E.J. Dionne.

À la fin de l’été 1982, à la demande de la direction du parti, nous avons organisé une fin de semaine intensive de travail (dans les Laurentides) dans le but de nous aider à définir une stratégie pour acquérir davantage de légitimité au sud de la frontière. Cette retraite a réuni des personnalités politiques de premier plan du parti, du gouvernement, ainsi que des participants bien informés, venant notamment des réseaux au Québec qui avaient des liens avec les États-Unis, les syndicats et les intellectuels progressistes[5].

Cette offensive s’est traduite par l’organisation de plusieurs colloques parrainés par le parti sur des thèmes socioéconomiques, par exemple à Québec, au début du mois d’octobre 1983, le colloque intitulé « Le Québec et le défi de la social-démocratie » qui a réuni d’importants intellectuels progressistes d’Europe, du Canada et des États-Unis. Parmi les premiers, notons Jaques Huntziger, secrétaire international du Parti socialiste français, et Jaques Fauvet, ancien rédacteur en chef du journal Le Monde ; parmi les derniers, David Gordon, Bogdan Denitch et Daniel Benoît[6]. Au colloque, René Lévesque a fait un excellent discours de clôture où il a mis l’accent sur l’avenir de la social-démocratie qui, à l’époque, rencontrait de sérieuses difficultés en Europe, où elle faisait d’ailleurs l’objet d’une autoréflexion importante. Des leaders syndicaux et même des représentants des entreprises y ont participé. La démocratie industrielle était un thème central et plusieurs présentations décrivaient des cas d’autogestion au Québec. Une longue analyse des présentations et des discussions y a été distribuée, puis discutée, au sein des instances du parti.

Le moment choisi pour établir ces contacts avec les progressistes américains était bien choisi. Le Parti démocrate venait à peine de mettre en place l’Institut national démocratique (NDI) pour favoriser le développement démocratique international. Le NDI était d’ailleurs responsable des invités internationaux qui ont assisté au congrès du parti en 1984 à San Francisco (pour entre autres établir la liste des invités et gérer leur emploi du temps pendant leur séjour). Il s’agissait d’une première dans l’histoire politique américaine. Avant le congrès, je suis allé à Washington (à la mi-octobre 1983) pour rencontrer Nancy Lieber du NDI. Nous avons ensuite été invités officiellement par le président du parti, Charles Manatt, à assister au congrès, mais aussi à une journée préparatoire organisée par le NDI à Washington en juillet. Dirigée par Madeleine Albright, cette journée nous a permis d’écouter des législateurs démocratiques clés, dont le sénateur Patrick Moynihan.

Pendant le congrès, les activités protocolaires ou sociales entourant les séances formelles se sont révélées des plus utiles. J’ai eu l’occasion d’y rencontrer des leaders du Parti démocrate ainsi que de nombreux invités étrangers de centre gauche. Mon but n’était pas de vendre notre option, mais plutôt de contrer des impressions négatives et de démontrer que le PQ partageait leurs valeurs progressistes.

La crise et la lutte avec les syndicats dans les secteurs public et parapublic

Bien que le PQ exprime depuis sa fondation un « préjugé favorable aux travailleurs et aux syndicats », le parti a écarté l’idée d’un lien organique avec le monde syndical. À l’époque, la social-démocratie était souvent associée à une représentation directe des syndicats. Or, ce n’est plus le cas en Grande-Bretagne, en Allemagne, ni même en Suède. Les aspects du programme du PQ touchant les revendications des travailleurs correspondaient bel et bien à la définition de la démocratie sociale, en commençant par la publication du manifeste de 1972, « Quand nous serons vraiment chez nous ». Une vision sociale de plus en plus sociale-démocrate a donc trouvé sa place dans le programme du parti, en particulier dans les relations de travail, en santé, en logement, en éducation et en matière de protection des consommateurs. Le programme appuyait alors, entre autres, l’autogestion des travailleurs dans les entreprises, la fin de la spéculation foncière en milieu urbain, l’interdiction de recourir à des briseurs de grève, l’abolition de concessions forestières, la nationalisation des sociétés de financement et le salariat des médecins.

Après 1973, avec le déclin de l’Union nationale et du Parti créditiste, le PQ a gagné des électeurs plutôt conservateurs qui l’ont aidé à conquérir le pouvoir en 1976. Dans cette foulée, déjà certaines différences sont apparues entre le groupe parlementaire et les instances du parti quant à la force avec laquelle le PQ devrait soutenir les revendications syndicales et leurs manifestations. En général, les politiques du PQ de cette période favorisaient les travailleurs, qui constituaient sa « clientèle privilégiée ». En particulier, le parti a appuyé les travailleurs lors de la grève de la United Aircraft ainsi que d’autres conflits de travail. Il tentait en revanche de ne pas être associé aux activités syndicales qui avaient l’air révolutionnaires ou potentiellement violentes.

Le parti était ainsi favorable aux revendications du Front commun en 1972. En 1976 et 1981, il a reçu un appui solide des travailleurs syndiqués. De même, de nombreuses personnes employées dans le secteur public, surtout le secteur de l’éducation, ont été élues députés péquistes. D’ailleurs, ce sont eux qui ont dû faire face à la crise économique qui a sévèrement frappé le Québec à la fin de 1981, pour ne commencer à diminuer qu’en 1983. J’étais à l’époque l’un des deux délégués de l’exécutif péquiste au groupe parlementaire à l’Assemblée nationale, qui se réunissait à Québec toutes les deux semaines, lorsque l’Assemblée nationale siégeait.

En 1981 et 1982, plus de 32 000 entreprises du Québec ont fait faillite ; en novembre 1982, le chômage se situait officiellement à 15,5 %. En 1981, l’économie du Québec s’est contractée de 6,3 %, alors que les revenus de l’État diminuaient d’autant. Résultat : le déficit budgétaire pour 1982 devait dépasser les prévisions par des centaines de millions de dollars. Avec les taux d’intérêt astronomiques de l’époque, il n’était pas question d’augmenter le déficit pour payer les dépenses courantes. De nouvelles coupures dans les programmes d’aide directe à la population auraient également causé un préjudice grave. L’option retenue a donc été celle de réduire les dépenses en touchant les salaires et les avantages sociaux des employés des secteurs public et parapublic, un groupe qui avait été épargné des effets de la crise. Mais, en mai, les syndicats qui les représentaient ont refusé de renégocier les augmentations prévues. Elles se chiffraient à un montant total de 500 millions de dollars dans leur contrat pour l’année à venir.

Comme moyen de se sortir du dilemme, le gouvernement a déposé le projet de loi 70. Les 500 millions de dollars seraient versés, mais ensuite récupérés dans les trois premiers mois de 1983. Au même moment, le front commun des syndicats du secteur public a présenté ses revendications pour le nouveau contrat. Nulle part, la crise économique et la capacité à payer de l’État n’ont été prises en compte dans leurs calculs. Dans le cas d’un refus, les syndicats avaient élaboré des plans pour une grève générale illimitée. Le gouvernement a réagi rapidement avec la loi 105, la déposant avant les vacances de Noël. Elle imposait non seulement les concessions, mais aussi les dispositions de ces nouveaux contrats.

Il y a quand même eu, à la fin de janvier, des négociations de dernière minute, auxquelles les représentants des enseignants ont refusé de participer. Un processus de règlement a été lancé et une véritable confrontation avec le front commun ainsi évitée. Certains syndicats ont signé des conventions collectives, pendant que, sous la menace d’une loi de retour au travail, les employés des hôpitaux et des professionnels du gouvernement ont cessé leur grève et sont retournés au travail après une semaine. À la fin de février, seuls les enseignants restaient sur les lignes de piquetage.

La situation des enseignants était, de loin, la plus difficile et la plus délicate. Ailleurs dans les secteurs public et parapublic, la direction avait été en mesure de limiter les nouvelles embauches et de réaffecter le personnel. Le contrat des enseignants incluait cependant une formule complexe établissant des paramètres exacts en matière d’embauche. Conséquemment, même si le nombre d’étudiants a diminué de 29 % au cours des années 1970, le nombre d’enseignants n’a diminué que de moins de 3 %. Le ratio enseignant/élèves a ainsi été amélioré de façon spectaculaire, passant de 20,3 en 1972-1973 à 16,2 en 1979-1980. (Le chiffre pour l’Ontario en 1979-1980 était 20,0, avec résultat que le Québec dépensait $605 de plus par étudiant sur les salaires et les avantages sociaux des enseignants de l’Ontario, province pourtant plus riche.) L’éducation représentait 30 % des dépenses du gouvernement, dont plus de 88 % étaient versés en salaires et en avantages sociaux. Les autres 12 % venaient des catégories non protégées par des conventions collectives, comme les manuels scolaires, le matériel de laboratoire, les services de bibliothèque, les « classes d’accueil » pour les enfants d’immigrés et l’éducation des adultes.

Par la loi 105, le gouvernement a cherché à réduire le nombre de postes d’enseignants d’environ 10 % au cours des trois années du contrat et à réabsorber l’excédent, notamment en partageant les emplois, en encourageant les préretraites et les congés sabbatiques. En raison de l’augmentation de la charge de travail qui en découlerait, les syndicats ont refusé de discuter toute proposition qui donnerait lieu à une réduction des effectifs. La grève qui a suivi a été aussi amère que toute grève comparable dans la mémoire récente. Ce n’est qu’une dure loi de retour au travail, la loi 111, qui y a mis fin. Elle prévoyait la perte d’ancienneté et, finalement, des licenciements. La loi comprenait aussi une disposition douteuse, celle que les enseignants ne pourraient utiliser la Charte québécoise des droits et libertés pour se défendre contre des accusations découlant de la loi. Elle n’a fait qu’ajouter à l’amertume.

Au début du printemps 1982, j’ai assisté à une réunion du caucus où, à l’extérieur, des ministres du gouvernement ont été soumis à des actes de violence verbale (René Lévesque et Augusto Pinochet), et même physique dans quelques cas (Camille Laurin). Pour la première fois, je me suis demandé comment on en était arrivé là. Comment un gouvernement émanant d’un parti qui avait un « préjugé favorable aux travailleurs et aux syndicats » pouvait-il vivre une telle situation ?

Le rôle du syndicaliste Robert Dean est révélateur. Il était au Syndicat international des travailleurs unis de l’automobile de 1968 à 1981. Durant cette période, il a pris part à l’organisation de la grève chez United Aircraft de 1974-1975, une des plus violentes de l’histoire du Québec. Entre 1969 et 1981, il était vice-président de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ). C’était un social-démocrate convaincu (j’ai aidé à organiser un voyage en Suède pour lui dont le but était de consolider les liens avec les syndicats et leurs alliés au Parti social-démocrate), qui a dédié sa vie à améliorer le sort de la classe ouvrière. En tant que ministre de l’Emploi, il soutenait avec ferveur devant ses collègues au caucus que les travailleurs syndiqués du secteur public seraient sympathiques au sort de leurs collègues du secteur privé et qu’ils accepteraient donc de faire leur part en réduisant leurs revendications. Selon lui, il fallait montrer la bonne foi du gouvernement en payant l’augmentation qui avait été négociée, et obtenir des syndicats l’engagement de faire des sacrifices par la suite. Bien que la majorité des membres du caucus étaient sceptiques, le premier ministre Lévesque, par respect pour son ministre de l’Emploi plus que toute autre chose, les a persuadés de suivre cette ligne. Personnellement, je ne voulais rien de mieux que de le croire ; mais, étant donné les rapports que je recevais de mon propre syndicat, la Fédération nationale des enseignants du Québec (FNEQ), j’avais des doutes.

Les conséquences de l’échec sont connues : un désastre pour le parti, les syndicats et le Québec. Au Québec, les employés du secteur public jouent un rôle plus important et plus puissant dans le mouvement syndical que dans l’économie. Donc, pour un parti qui se dit près des syndicats, son rendement en matière de prestations de services de bonne qualité de la part de l’État est essentiel pour gagner et garder l’appui des classes moyennes, mais aussi leur soutien envers les programmes de redistribution sociaux-démocrates. Si les consommateurs des services publics ne peuvent pas compter sur ceux-ci, ils puniront le parti pour avoir été incapable de faire fonctionner ce contrat social. C’est la raison principale qui explique la chute spectaculaire et profonde de la confiance de la population envers le PQ entre 1983 et 1985, et ce, malgré un déclin encore plus grand du respect envers les syndicats. Dans les années subséquentes, le PQ a certes réussi à regagner certains de ces appuis ; mais il n’est jamais redevenu le parti auquel j’avais adhéré initialement.

Conclusion

Les sociaux-démocrates du PQ et autour du parti ont cru aux prétentions des chefs des syndicats du secteur public que leurs revendications n’étaient pas simplement l’expression de l’intérêt étroit de leurs membres. Ils ont cru qu’ils représentaient le bien-être à long terme de l’ensemble des Québécois. Or, pour un segment important de la direction des syndicats de l’époque, la radicalisation des travailleurs en soi équivalait au bien-être à long terme des Québécois puisqu’elle rendait plus proche la fin du capitalisme. Dans cette perspective, le gouvernement péquiste n’était qu’un instrument des capitalistes, et sa défaite constituait une victoire, une étape sur le chemin du socialisme…

Bien qu’aucune action n’ait été prise par le parti pour modifier son programme social-démocrate, ces dénonciations ont eu pour effet de noircir sa réputation auprès des progressistes, tant au pays qu’à l’étranger. Cela a également consolidé la position de ceux au PQ qui voulaient se distancier de son orientation sociale-démocrate. Tout bien considéré, la confrontation avec les syndicats aura eu des effets durables et inattendus. Au lieu de pousser le gouvernement à se concentrer sur les besoins économiques et sociaux des travailleurs, des péquistes progressistes se tourneront vers une autre priorité, soit celle de renforcer une position « pure et dure » sur les questions nationale et linguistique.

Pour terminer, rappelons-nous que le cas québécois est particulier. Le PQ se trouve au Québec, un endroit distinct pas uniquement des autres provinces canadiennes, mais aussi des autres endroits où une gauche souverainiste joue un rôle important. Par exemple, la dimension linguistique est absente en Écosse, alors que la Catalogne est la région la plus riche de l’Espagne. Rappelons-nous aussi que la différenciation socioéconomique gauche–droite devient moins pertinente dans un monde où des partis populistes de droite et de gauche affrontent des partis plus centristes qui défendent les principes de la démocratie libérale. Le résultat des élections de 2018 au Québec illustre clairement la question qui s’impose : y a-t-il toujours une place pour un parti nationaliste et social-démocrate ?