Corps de l’article

Christiane Kègle : Marc Quaghebeur, vous avez entretenu avec l’écrivain Henry Bauchau[2] une longue relation d’amitié à partir des années 1980 jusqu’à son décès en 2012. Auparavant, Bauchau avait dirigé en Suisse une école secondaire pour jeunes filles bien nanties. Par la suite, il eut une pratique clinique à Paris. Selon vous, comment ces expériences jouèrent-elles dans la genèse de ses oeuvres ?

Marc Quaghebeur : Henry arrive à Paris en 1975, après la fermeture de l’Institut Montesano[3] en 1973. C’est une catastrophe ; une faillite, en somme. Laure Tirtiaux[4] (sa seconde épouse) et lui avaient investi pour l’extension de cette école et avaient presque tout perdu, faute de bons repreneurs. Ils avaient en effet mis cela en oeuvre juste avant la crise du pétrole de 1973. Les riches Américaines qui constituaient la clef de la clientèle ne venaient plus, celle-ci était en chute libre comme le dollar. Il y a eu certes d’autres problèmes plus personnels comme l’état de santé de Laure, mais celui-là a porté le coup de grâce. Quand Henry revient à Paris, il est au début de la soixantaine. Il ne lui reste presque plus rien, un symptôme récurrent dans sa vie. Il est pris en charge par Ariane Mnouchkine[5], dont la soeur Joëlle avait été une de ses élèves à Montesano. Son grand-père était un riche joaillier moscovite qui disparut, ainsi que sa grand-mère, à Auschwitz. Son père rejoint Londres. Ariane Mnouchkine, qui avait créé la pièce Gengis Khan dans les années 1960, les héberge, lui et Laure, dans un appartement de Carrières-sur-Seine, après le désastre. Conjugués à ceux des années 1940, de tels échecs ne sont pas sans expliquer une part de la genèse d’Oedipe sur la route.

Henry avait fait une première tranche d’analyse avec Blanche Reverchon-Jouve[6], entre 1947 et 1950 ; puis une seconde avec Conrad Stein[7], au milieu des années 1960 ; enfin, des entretiens avec le Dr Dreyfuss[8], admirablement relatés dans le Journal intitulé Dialogues avec les montagnes[9]. Ces trente-huit entretiens se déroulent entre 1968 et 1971, ils correspondent à la genèse du Régiment noir[10] et à l’accélération de la création plastique de l’écrivain. Blanche est un personnage central du premier roman, La Déchirure, où elle apparaît sous le nom de « la Sybille ». À Paris, Henry cherche à survivre en effectuant un travail non plus de directeur d’établissement mais de thérapeute. Il exerce dans un hôpital de jour pour adolescents, à la Grange Batelière[11]. Dans ses fonctions, il rencontre l’enfant qu’il appelle Lionel[12] et qui va donner lieu à l’écriture de L’Enfant bleu[13], une rencontre majeure dans sa vie.

À Paris, il retrouve Marie-Claire Boons[14], une compatriote, ou Alain Badiou, qu’il admire. Il suit des séminaires d’orientation lacanienne à Paris VII. Il tient des conférences, publie des articles qui sont reçus dans des milieux plutôt marqués par Lacan (Henry n’en reste pas moins plutôt jungien), il y a de la sympathie autour de lui, mais il est en situation marginale comme en Belgique, où il conserve certes de vieilles amitiés : André Molitor, Jean Sigrid, ou René Micha[15]. À mes yeux, Henry n’est pas un vrai lacanien, il n’en a pas la langue d’ailleurs, il le dit lui-même, il croit aux archétypes. Sa pratique clinique, c’est autre chose, une approche davantage plurielle. Henry se tourne assez vite vers une pratique privée en parallèle avec son travail en institution, et qui prendra de plus en plus d’importance et d’autonomie avec le grand âge. Ce qui, évidemment, s’explique aussi par les nécessités de la survie. Qui plus est, pour un homme âgé, la clinique de jour à l’hôpital était devenue une très lourde charge.

À partir du moment où le couple s’installe Passage de la Bonne Graine[16], près de la Bastille, dans un ancien atelier que Laure transforme en un très agréable appartement, Henry peut ne plus devoir bouger sans cesse dans Paris, qui le fatigue, et recevoir chez lui. Il doit avoir eu une assez grosse pratique. Je l’ai connu alors qu’il vivait à la Bonne Graine, recevant ses patients, qui arrivaient par la porte arrière, sur un divan au-dessus duquel il y avait un tableau de Martine Colignon[17], « La Sybille », représentant Blanche Reverchon-Jouve, qu’il m’a donné pour les AML[18] et qui s’est trouvé dans mon bureau jusqu’à la fin 2018. Derrière son bureau, une armoire germanique avec des fleurs. Un beau bahut ! Jusqu’au moment où il part à Louveciennes, dans la banlieue verte de Paris, il a une pratique régulière d’analyste. À partir de 2005-2006, il n’est pratiquement plus qu’écrivain. C’est un très vieil homme, au début encore assez vert. Nous allions nous promener en dehors de la maison par le parc et en des espaces un peu plus sauvages. De très très beaux souvenirs. C’est là qu’il me parle de l’autofiction qu’il eût voulu écrire et qui prendra la forme des récits presque autobiographiques, L’Enfant rieur[19] et Chemin sous la neige[20], sur lesquels il y aurait beaucoup à dire, qui n’ont pas atteint la dimension fictionnelle à laquelle il avait rêvé – les changements, transparents, de tel ou tel patronyme (pour le chanoine Leclercq[21] ou pour André Molitor[22], par exemple) ne créant pas une fiction mais permettant de dire qu’il ne s’agit pas tout à fait de souvenirs historiques, souvenirs jamais vérifiés par ailleurs.

Les quarante dernières années, parfois très difficiles, de la vie presque centenaire d’Henry ont évidemment des effets sur sa création. Le chef-d’oeuvre qu’est Le Régiment noir voit le jour à l’heure des tourments de Montesano. Il est hors normes par rapport aux modes de l’époque. À mon sens, il s’agit d’une sorte d’autofiction (à quoi il ne parvient pas vraiment dans L’Enfant rieur) avant que Doubrovsky[23] n’en théorise le principe, avant qu’elle ne devienne la déferlante parfois douteuse que l’on connaît aujourd’hui. Aucun laisser-aller, en revanche, dans ce texte incroyablement écrit, qui a tiré les leçons des potentialités narratives du nouveau roman mais qui n’a rien à voir avec son univers. Très belge, en somme, et très bauchalien.

Dans la décennie intermédiaire qui s’ouvre, alors que s’apaisent quelque peu les tensions personnelles, dont la première version de La Dogana[24] laisse entrevoir l’intensité, et que se clôt l’histoire de Montesano, Henry se lance dans l’écriture d’une biographie de Mao Zedong[25], processus psycho-littéraire comparable à ce qui s’est passé avec Gengis Khan[26] dans les années 1950, dont la durée de composition est aux antipodes. Cela participe en outre de ses liens avec les milieux intellectuels maoïstes de l’époque. Quand ce livre de plus de mille pages voit le jour, la mode maoïste est devenue en France une vieille lune qu’il vaut mieux oublier. Seul Alain Badiou[27], grand ami d’Henry, en parle. Les pages sur l’enfance de Mao sont novatrices et expliquent bien des choses, elles collent à la logique « visionnaire » de Mao et à ses réussites à partir d’une position de faiblesse. Celles qui concernent ce long règne qui le fascine (comme Gengis Khan ou Shadow) sont trop peu critiques, pourrait-on dire, et ne s’attardent pas suffisamment sur le coût et les errements. Elles correspondent au souhait d’un monde nouveau, autre, qui est déjà celui du Bauchau de La Cité chrétienne[28] et qui restera une hantise dans sa vie. Elles se fondent sur le renversement de la position initiale de vaincu comme sur les seules réalisations positives du Régime. Simon Leys[29], qui a déjà publié ses volumes sur la Chine de Mao[30], ne manquera pas de pointer ces « fadaises » en se référant à Montaigne. Après ses échecs graves des années 1940 et 1970, Henry se projette dans des figures colossales, monstrueuses à divers égards, qui sont par ailleurs celles de la libération de leur peuple de la misère. Gauchisme et élitisme vont de pair chez Henry, qui n’a jamais cru satisfaisante la démocratie représentative de type libéral, mais s’articulent tout autant, psychiquement, à l’histoire du cadet qu’il fut, comme à la mise en exergue d’une « Chine intérieure[31] » qui permet de minimiser l’importance du réel historique.

Ces échecs répétés (le Mao inclus) ré-dupliquent ceux de l’après-guerre – Henry avait ainsi publié un texte de Gide, la première pièce de Jean Mogin[32], ou des poèmes de son ami Théo Léger ; cofondé les éditions de l’Arche, qu’il s’est fait « piquer » ensuite par son collaborateur Robert Voisin, lequel rachètera les parts de proches de Bauchau qui voulaient s’en défaire ; créé la première coopérative de diffusion francophone, la Coopélivre, en articulation avec l’éditeur algérois Edmond Charlot qui avait publié le premier Camus et s’était installé à Paris après la Libération. À Paris, après le Mao, prend cours le processus salvateur qui se développera autour du destin du vieil Oedipe, personnage par excellence de la déchéance et de la réhabilitation. La décennie écoulée a par ailleurs vu Henry donner dans La Sourde Oreille[33], poème en laisses, le récit – certes mythifiant – le plus juste qui soit de sa biographie, dont peu de gens mesurent l’importance.

Christiane Kègle : Vous avez échangé une longue correspondance avec Henry Bauchau à partir de 1980 jusqu’en 2005, voire au-delà[34]. Comment cela s’est-il mis en place ? À partir de quel événement particulier avez-vous fait la connaissance de l’écrivain ?

Marc Quaghebeur : Au départ, Henry m’écrit, à la fin des années 1970, pour une bourse d’écriture liée au Mao. Mais, très vite, nous en sommes venus progressivement à d’autres registres. Il m’écrit aussi, au début des années 1980, à propos de mes Balises[35] dans lesquelles j’ai abordé son oeuvre en me focalisant sur Gengis Khan, pièce singulière qui tranche dans la production théâtrale de l’époque ; et c’est déjà par rapport aux formes de transformation de l’Histoire que je la commente. Dans mes Balises, Henry n’a pas l’importance qu’il va prendre par la suite et qu’il occupera en outre dans les champs littéraires belge et français. Il n’a pas encore publié Oedipe sur la route[36]. Je n’ai pas encore lu Le Régiment noir, mais La Déchirure[37] dont Jean Sigrid[38] m’avait parlé avec enthousiasme. Henry m’écrit à la suite de sa lecture de mon essai. Nous allons nous écrire de plus en plus. Ce qui est certain, c’est qu’à l’automne 1984, juste avant ma première opération de la colonne, je suis à Paris, au Théâtre de Chaillot, Antoine Vitez[39] lit mes poèmes, Henry est là. Nous avons une conversation assez extraordinaire dans la foulée immédiate de cet événement, déterminante même, puisqu’Henry la mentionne dans les longues notes biographiques qu’il rédige pour la réédition, en 1987, du Régiment noir dans la collection Passé/Présent. Il parle, en 1986, d’une rencontre féconde et imprévisible. Il y consacre un commentaire dans son Journal[40] et y rappelle que nous avions parlé de la bourde que j’avais faite dans mes Balises où je situais son analyse avec Blanche Reverchon-Jouve après Gengis Khan.

À partir de là, il y a un processus d’accélération tout à fait évident. Processus d’accélération qui correspond à l’écriture d’Oedipe sur la route, et à la publication chez Actes Sud de l’Oeuvre poétique[41] de Bauchau. Celle-ci m’avait frappé par sa singularité, elle qui n’était ni néo-classique, ni avant-gardiste. J’en avais parlé à Hubert Nyssen[42], qui faisait partie du jury du Prix Triennal attribué à Pierre Mertens pour Ombres au tableau[43], et lui avais demandé pourquoi il ne publierait pas cette oeuvre. Hubert, qui connaissait certains de ces textes, avait opiné du chef mais mis ses conditions : « Vous m’achetez 400 exemplaires. » Le livre Poésie[44] voit le jour en 1986 et comporte un poème, « Oedipe à Colone », qui m’est dédié, procédure usuelle chez Henry mais qui concerne cette fois un texte emblématique pour l’histoire de l’oeuvre à venir. Sa protohistoire est tout aussi intéressante puisque, ainsi qu’il me l’a écrit, ce poème était en rade depuis 1978 et remontait à une période antérieure à la composition de La Sourde Oreille[45]. Il venait de trouver le titre de ce texte, qu’il compare à un enfant préféré et veut, dès lors, me l’offrir pour le livre qui va paraître et dont il affirme qu’il me doit tout. Nuançons… mais cela doit être dit. Et, ce qui est certain, c’est que notre rencontre le sort de sa solitude, de ses culpabilités et marginalités, et lui offre un vrai partage créateur avec quelqu’un qui est de trente-cinq ans son cadet. Dix ans plus tard, je mène à terme une nouvelle édition de son oeuvre poétique (1950-1995) sous le titre Heureux les déliants[46], que je construis cette fois à l’inverse de l’ordre chronologique, et dont je confie à Alain Badiou la préface. La dédicace manuscrite du livre est très belle. Elle évoque le bleu d’ailes océanes qu’Henry a vu se déployer comme un pressentiment à Saint-Pierre de Rome, où nous étions ensemble en 1994 en compagnie de Laure, qui manifestait les premiers symptômes de son Alzheimer.

Oedipe le travaille déjà très profondément au moment de notre rencontre, l’écriture en est active dès 1984. Je vais l’accompagner de près, ce qu’Henry a toujours reconnu dans ses dédicaces. Je mets le pluriel car la belle dédicace de 1990 a été perdue. Mon exemplaire, abondamment annoté par ailleurs et que j’avais amené pour mes cours à la Sorbonne, m’a été volé ainsi que ma valise à l’Hôtel de Suède où, malgré mon insistance, le préposé ne la consigna pas mais la laissa dans le hall, c’était du côté de la Gare du Nord. La nouvelle dédicace rappelle que le roman a mûri en notre amitié. J’ai joué un rôle important par rapport à l’accompagnement de la version d’Oedipe que j’appelle « méandrique ». À un autre égard aussi puisqu’Henry, pour l’édition, hésitait entre Flammarion et Actes Sud. C’est moi qui l’ai poussé à choisir Actes Sud et la continuité éditoriale. Je ne pouvais pas imaginer alors que cela entraînerait la refonte de manuscrits méandriques, consubstantiels à la démarche créatrice d’Henry – La Déchirure comme Le Régiment noir en témoignent –, en récits linéaires.

En 1985, Henry reçoit le Prix Quinquennal de littérature, décerné par un jury où siègent notamment Joseph Hanse[47] et Jacques Dubois[48]. Aucune longue discussion sur l’importance de l’oeuvre. En revanche, est examinée de près la question de la guerre. Unanimité pour conclure qu’il n’y a pas (plus) d’obstacle à cette reconnaissance. En somme, Henry est remis en selle alors que s’ébauche Oedipe sur la route. Quelque chose de son rapport profond à la Belgique peut reprendre. Malgré son grand âge et les difficultés concrètes, matérielles, de sa vie, Henry croit à Oedipe et Oedipe progresse, je le répète, en partie à travers nos dialogues. Et lorsqu’il a fini Oedipe, il me dit : « Je voudrais te dédier Antigone[49], mais je ne suis pas sûr d’arriver au bout, je serai peut-être mort avant. Si tu veux, je peux te dédier des poèmes. » Je lui dis : « Non. Henry, c’est Antigone, j’attendrai. » Voilà !

Christiane Kègle : C’était une réponse très avisée, puisqu’elle lui a permis de continuer à écrire ce deuxième roman du cycle thébain malgré tous les aléas d’une fin de vie difficile. À propos d’Oedipe sur la route, vous dites qu’il a progressé tout au long de vos discussions et de vos échanges épistolaires, grandi notamment en votre amitié. Cependant, si la version méandrique a profondément été modifiée par Bauchau pour « répondre à la demande » (dirait un lacanien) de son éditeur, curieusement dans les propos qu’il tient sur sa genèse[50], il ne vous cite pas. Pourtant, il le fait souvent dans Jour après jour. Journal d’Oedipe sur la route.

Marc Quaghebeur : À cet égard, il n’y a aucune ambiguïté. Je n’aurais d’ailleurs pas supporté qu’Henry fasse mention de moi dans sa conférence de la Chaire de poétique de Louvain-la-Neuve, qui participait elle-même au processus de reconnaissance et de connaissance entamé avec la publication de l’Oeuvre poétique chez Actes Sud, des rééditions de La Déchirure dans la collection « Espace Nord »[51], du Régiment noir dans la collection « Passé/Présent »[52]. La publication d’Oedipe sur la route devait couronner ce processus de deuxième naissance dans lequel je n’étais qu’un adjuvant passionné et complice. En décidant de me dédier Antigone, après m’avoir dédicacé en 1986 le poème « Oedipe à Colone », tout comme en réécrivant la dédicace du volume qu’il m’envoie après le vol de l’exemplaire princeps en 2004, il dit clairement les choses[53]. La fin de ses conférences louvanistes est intéressante aussi. En s’aveuglant au lieu de se suicider comme le fit Jocaste, Oedipe refuse en effet le tragique. Tel est également le cours que suit Henry. Pour ce qui est du roman complexe initial, Henry fait tout sauf biffer mon nom. Dans l’enthousiasme de cette genèse d’Oedipe sur la route, je ne mesure sans doute pas comme je le ferai ultérieurement – dès L’Enfant bleu, c’est certain – toutes les conséquences de l’abandon de la version méandrique. D’autant que Diotime et les lions est un bijou dont la non-autonomisation aurait toutefois donné plus d’ampleur à la sagesse de la vieille Diotime du roman. La disparition du jeu avec Sophocle[54] intégré au projet initial du récit m’a toujours semblé, en revanche, dommageable. Elle aurait peut-être aidé Henry, en outre, à réussir le projet initial de L’Enfant rieur dont il m’avait parlé.

Mes relectures de l’oeuvre comme mes cours et séminaires ont en revanche conforté et développé ce regret, que partageait Anne Neuschäfer[55] – que ne rebutait forcément pas une structure germanique du récit. Je suis sûr qu’Anne et moi en avions discuté bien avant le colloque de Cerisy-la-Salle de 2001[56], au moment où il était question d’une édition critique complète de l’oeuvre d’Henry, à laquelle fait allusion sa dédicace de mon exemplaire de L’Arbre fou : « [C]e début peut-être d’une longue entreprise. » Dans ma préface, je n’évoque toutefois pas la version méandrique, mais m’attache à la genèse chez Bauchau du personnage d’Oedipe, et du rapport au Sophocle dont je viens de parler. Sophocle, ce soldat de la bataille de Salamine[57] qui choisit ensuite de devenir un aède dramatique, qui est le successeur d’Eschyle. Le choix d’Henry plonge donc loin par rapport à sa propre existence de soldat vaincu de mai 1940, mais relève également du dialogue intertextuel de son écriture. Dans cette préface, j’ai parlé de « L’Admirable et le Mutilé  »[58].

Christiane Kègle : Comment Henry Bauchau en est-il venu à délaisser les formes complexes de la narrativité pour privilégier une narration plus linéaire ?

Marc Quaghebeur : Il y avait chez lui une urgence créative foncière, accentuée par l’âge, la substitution de la plume à l’épée, qui s’ancra en outre dans un profond processus de confiance et de connivences créatrices avec moi. Ce sont de très belles années, deux décennies durant jusqu’à L’Enfant bleu, texte qui connaîtra à mon sens une version définitive trop classique – en dehors, bien sûr, des descriptions de cauchemars et visions tirées des notes des séances avec Lionel. Entre temps, a eu lieu le colloque de Cerisy-la-Salle de 2001. Il y a un monde fou, on doit loger beaucoup de participants en dehors de Cerisy. Jean-François La Bouverie[59], neveu d’Henry, y fait une lecture des cent quarante premières pages de L’Enfant bleu, qui s’appelait alors Orion. Chacun frémit.

Une des secrétaires de Bauchau, qui n’était pas à Cerisy, jouera par la suite un rôle très normalisateur par rapport à ce récit – et au-delà. C’est elle qui dactylographie le texte final de L’Enfant bleu et pousse Henry – y compris devant moi – à une narration beaucoup moins ponctuée d’apparentes digressions et complexifications. Je lui ai dit et écrit qu’il abandonnait la matrice complexe de son génie (la figure de Véronique, celle de la musicienne, etc.). J’ai essayé de le convaincre de conserver, au moins pour un autre livre, ce matériau romanesque. Tel ne fut pas le cas. Je me souviens parfaitement, par ailleurs, de discussions incongrues au cours desquelles je n’ai pas voulu interrompre cette personne, estimant que c’était à lui de le faire. Henry parlait de Thomas Mann, écrivain dont il décrivait l’importance pour son propre processus d’écriture. Elle l’interrompait sans cesse en lui disant qu’il n’avait rien compris à l’écrivain allemand – ce qu’elle, germaniste, se chargeait de lui démontrer. C’était singulièrement stupéfiant. Henry se tut. Ce jour-là – elle s’était en outre imposée dans ce type de souper en tête-à-tête dont nous avions l’habitude lui et moi. J’ai su qu’approchait le temps des désastres. Certes, j’avais déjà connu un moment difficile mais point identique à Avoine, où Henry, qui parlait de la guerre et de l’Armée secrète, était tout le temps interrompu par Laure. Mais Laure était sa femme et il s’agissait de la guerre. C’est dommage car il parlait en vérité. Marc Trivier[60] et moi avons préféré prendre congé. Cela dit, j’ai alors compris pas mal de choses à propos d’Henry.

Pour L’Enfant bleu, qui demeure un livre fascinant par rapport à Lionel, c’est toute la complexité romanesque, je le répète, qui s’est atténuée au profit du centrage sur le personnage d’Orion et de la thérapeute. Dans L’Enfant bleu, ce qui me paraît significatif – je ne parle pas des récits hallucinés d’Orion – on ne retrouve plus assez la langue de Bauchau, ni les tourments de son imaginaire (évidemment il y a celui de Lionel, qui compense). Outre l’influence de cette collaboratrice dont j’ai parlé, il y a le rôle d’Actes Sud. Bertrand Py[61] a toujours poussé Bauchau vers une écriture plus linéaire – ce à quoi on échappera, mais en partie, dans Le Boulevard périphérique[62] en raison des deux histoires racontées en parallèle. Dans Déluge, le roman suivant, qui est un texte dicté, la construction initiale avait quelque chose de fascinant par le côté apparemment irrationnel d’une construction géniale (flashback sur l’histoire de Jésus, de Marie, etc., parallèlement à l’histoire du peintre fou). L’éditeur a décidé – et convaincu Henry – d’enlever ces pages pour les autonomiser à la façon de Diotime et les lions[63], qui faisait partie de la version princeps d’Oedipe ainsi que les nouvelles de L’Arbre fou[64], ce qui ne s’est pas fait. Sur le plan éditorial, c’était sans doute bien vu. D’un point de vue littéraire, non – et la chape de plomb sur ce qui aurait fait de l’oeuvre d’Henry, pour les décennies à venir, un archipel non réductible aux assertions sur la vie continue de peser. Jusqu’au colloque de Cerisy, disons même 2002-2003, ce que je vis, ce que nous vivons Henry et moi, c’est une amitié sans ombre, amitié qui ne disparaîtra jamais malgré le coup bas du nouvel entourage, les manoeuvres de personnages de l’ombre, les compromissions ou faiblesses d’Henry. Comme toujours, il cherchait à tout concilier et finissait par se retrouver dans des situations inextricables, d’autant plus difficiles pour lui que sa santé se fragilisait.

Christiane Kègle : À propos de son oeuvre, je pense qu’il vous envoyait ses textes régulièrement, demandait votre avis, comptait sur vos commentaires éclairants.

Marc Quaghebeur : Oui, à partir d’Oedipe sur la route. J’entre alors dans la connaissance de la genèse du cycle thébain, puis d’Antigone, de L’Enfant bleu, de Déluge[65], du Boulevard périphérique, des poèmes, des adaptations théâtrales et opératiques. C’est moi qui ai proposé à Jean-Claude Drouot[66] de monter Gengis Khan[67], et à Marc Liebens[68] et Michèle Fabien[69] de faire d’Oedipe sur la route une pièce, ce que fera Michèle Fabien et que créera Frédéric Dussenne[70] un mois après le décès de la dramaturge. Il faut dire que, comme Drouot d’ailleurs, j’avais convaincu Henry de l’échec de son adaptation théâtrale d’Oedipe sur la route. Il en convint. Cela permit, en un sens, l’efflorescence d’adaptations théâtrales du cycle thébain, dont celle de Gisèle Sallin en Suisse pour Diotime[71]. J’eus moins de chance, en revanche, avec les ablations qu’Henry opéra sur ses romans, puis sur certaines de ses oeuvres antérieures, Le Régiment noir notamment. Bertrand Py, l’éditeur, avait l’optique très française que j’ai dite, Henry vivait d’avances sur ses droits d’auteur – Actes Sud ayant toujours été irréprochable en la matière.

Au moment de l’achèvement de l’Essai sur la vie de Mao Zedong[72], nous ne nous connaissions pas suffisamment pour que je puisse parler de la genèse de ce livre, dont j’ai toutefois eu des échos – des difficultés de l’achèvement – ainsi que des problèmes d’impression (il fallut tout refaire). Pour Le Boulevard périphérique, en revanche, il y a un épisode singulier. J’avais trouvé, dans les papiers des années 1970 du ministère de la Culture, une demande de bourse destinée à l’écriture d’un roman sur la Seconde Guerre mondiale. Ce roman, qu’Henry n’était pas parvenu à écrire, aboutira, trente ans plus tard, avec Le Boulevard périphérique, lequel repart en outre d’un manuscrit rédigé en 1981-1982 après la mort de sa belle-fille, Annie. Il y aura convergence et concaténation de ces deux textes au milieu des années 2000, trajet qui mène un narrateur dans la clinique où est hospitalisée sa belle-fille et engendre des renvois au récit parallèle de la vie de Stéphane, ami du narrateur durant les années 1935-1945 dans le roman et d’Henry dans la vie. Le Boulevard périphérique modifia, à mes yeux, l’image qu’Henry avait voulu donner de lui, notamment à travers le cycle thébain, puis le récit de l’aventure extraordinaire avec Lionel.

Le Boulevard périphérique, Henry le termine à Louveciennes, et non pas Passage de la Bonne Graine. Il est devenu un écrivain assez médiatisé. Il ne connaît plus les mêmes problèmes de reconnaissance et de réhabilitation qu’auparavant. Mais on doit quand même se demander ce qu’il veut faire entendre, qui n’est certes pas foncièrement neuf mais ne connut jamais une telle évidence, à travers l’histoire de Shadow et l’amitié avec Stéphane. Fascination pour la monstruosité ? Homophilie ? Pourquoi, entre autres, le besoin d’ancrer ce récit foncier, remarquable réussite de construction, dans l’histoire du cancer et de l’agonie de la belle-fille à laquelle le liait un rapport profond ? Ces procédures lui permettent d’aller plus loin dans ses contradictions avec lui-même, par rapport à ses amitiés masculines, mais aussi pour ce qui est de ses engagements, fascinations et contradictions durant les années de guerre et d’avant-guerre. Au-delà de mon admiration littéraire pour ce livre fort, je demeure avec la/les questions de ce qui, dans ce livre, révèle pour moi plus que des ambiguïtés : des hantises non dépassées. J’en ai beaucoup souffert.

Henry vit alors dans la commune chic de Louveciennes. Patrick (son second fils, qui vit en Californie) et sa femme, Mijanou Bardot, la soeur de Brigitte, lui proposent d’habiter cette maison pourvue d’un grand jardin, qui avait été celle des parents Bardot et, auparavant, le Pavillon suédois de l’Exposition universelle de Paris des années 1880. Henry a fini sa vie dans cette belle maison simple, en bois, située en face de ce qui avait été la propriété de madame Vigée-Lebrun. Sa chambre-bureau avait vue sur le très beau jardin de la propriété de sa belle-fille. Par beau temps, Henry, dont l’élégance s’est maintenue jusqu’à la fin, s’asseyait sur les escaliers menant au jardin ou vers une sorte de tonnelle. Le mélange de fragilité et de force de vie créatrice qui était en lui est inoubliable.

Christiane Kègle : Comment l’expérience de la guerre vient-elle innerver, selon vous, l’oeuvre d’Henry Bauchau ?

Marc Quaghebeur : Son rapport à la Seconde Guerre mondiale, qui transparaît massivement dans Le Boulevard périphérique, doit être étudié dans sa complexité. Il est en relation non seulement avec son itinéraire personnel et social, politique et culturel, mais aussi avec sa position de second dans la famille. Une relation compliquée avec l’aîné, qu’il appelle Olivier dans La Déchirure mais qui s’appelait Jean. Il fut un résistant qui sauva de nombreux Juifs. Il était parti s’installer dans la rudesse des Alpes. C’est, à mon avis, un des déclencheurs fondamentaux de l’oeuvre d’Henry et de sa singularité par rapport à l’Histoire, de sa profondeur. Son ambiguïté constituante à l’intérieur de la guerre ou dans la vie s’y ente. Cela peut déboucher sur l’explosion de Gengis Khan ou l’énormité du Shadow du Boulevard périphérique, un de ses romans les plus construits, mais aussi sur Oedipe, figure excessive elle aussi à propos de laquelle il y aurait à regarder de près. Pourquoi Shadow après Oedipe ? Mais aussi la figure de Lionel, avant le peintre fou mais génial de Déluge, dont Alicja Slusarska a donné une lecture plus qu’éclairante au colloque de Cracovie en 2012[73].

Sa vie n’est pas sans lien, fût-il léger, avec l’historico-politique, puisqu’il se retrouve sur les barricades de mai 68. Mais comme toujours chez Bauchau, l’on est plutôt du côté de la métaphore de la scène intérieure – celle sur laquelle s’ouvre Le Régiment noir, roman explicitement articulé à l’Histoire, et écrit dans la foulée des événements. Reste que le phénomène est intéressant à noter et pointe aussi vers la complexité politique chez Bauchau, dont témoigne, par exemple, notre commune lecture de Multitude de Hardt et Negri. Aucune trace claire, en revanche, dans l’oeuvre fictionnelle (je ne parle donc pas du poème écrit à la mort d’Amrouche), des moments intenses qui se déroulèrent dans le chalet suisse des Bauchau à Gstaad, qui servit de point de rencontres et de réunions à la Résistance algérienne modérée – c’est-à-dire à des acteurs de l’indépendance tels Amrouche[74] ou Farès[75], celui qui fut chargé de la préparation du référendum sur l’indépendance de l’Algérie – et ne faisait pas partie du FLN. Ils se réunissaient là sans problème, puisque la police française ne pouvait rien faire en Suisse contre les militants qu’ils étaient. Henry connaissait Amrouche depuis très longtemps, depuis les Éditions Charlot et ses entreprises éditoriales et de diffusion des futures Francophonies littéraires de l’immédiat après-guerre. L’indépendance de l’Algérie, à laquelle Henry crut profondément, trame Le Régiment noir. Les figures de Johnson et de Jackson incarnent les fascinations contradictoires d’Henry, homme noir inclus. Si l’on regarde bien La Déchirure, il y est aussi question de guerre, comme ce l’est dans toute l’oeuvre – les hantises de Lionel dans L’Enfant bleu faisant métaphore. Dans La Déchirure, se révèle une certaine fascination pour l’Allemagne, et pour les troupes allemandes de 1918 qui rentrent chez elles en ordre. Il y a certes eu des troubles spartakistes[76] à Bruxelles, mais ce n’est pas ce que vit Henry. Sa famille s’est installée loin de Bruxelles, à la campagne, dans une propriété familiale, ce qu’évoque notamment le début de la nouvelle « Babel Turm[77] », texte peu commenté mais essentiel, et qui plonge dans son rapport ambigu avec l’Allemagne. Le recueil La Sourde Oreille, le livre le plus directement autobiographique de Bauchau avant les deux récits tardifs L’Enfant rieur et Chemin sous la neige, relate non seulement comment Henry va advenir à la psychanalyse – non pas comme psychanalyste mais à travers sa rencontre imaginaire avec Freud[78] – mais aussi à travers l’aventure politico-mystique qu’il va vivre avec Raymond De Becker[79], lequel deviendra zélateur de l’Ordre nouveau[80] au moment du triomphe du nazisme. Dans ce long poème, Henry raconte ses années louvanistes, l’arrivée au pouvoir d’Hitler et la fascination qu’il suscitait, l’ambiguïté constitutive de De Becker. Ce recueil, que j’ai longuement analysé[81], ne se veut pas factuel. Il est de ceux dans lesquels – et peut-être de ce fait – Henry ment le moins, alors que le ton est celui du mythe, du légendaire. On voit tout, on comprend tout ! Chez lui, le lyrisme enjolive moins que le récit, tout en mythifiant, autre caractéristique de son oeuvre. C’est certes aussi le cas d’autres oeuvres en Belgique, après 1945.

Henry a éprouvé une fascination pour l’Allemagne de l’époque et d’autant plus, comme il l’a dit, que sa génération ne voyait plus que les failles des régimes démocratiques représentatifs ; et que son oeuvre ne cesse de tresser les contradictions qu’incarnent Shadow et Stéphane, la boue et l’azur. Henry a même écrit une pièce sur Hitler, Personne, qu’il a détruite, ou laissé détruire, ou que des mains pieuses ont mise au frais (une copie en avait été faite). Ariane Mnouchkine l’eut en main et n’apprécia pas. J’en ai eu pour ma part un fragment en main mais Henry n’a jamais voulu donner tout ou partie de cette pièce aux AML. Après Gengis Khan, il consacre donc une pièce à Hitler et écrit un poème, « Satanaël », qui touche à quelque chose du même ordre, mais version light, faiblarde, rampante. J’en ai longuement fait l’analyse dans mon étude de Gengis Khan[82], que j’approfondirai dans mon troisième tome d’Histoire, forme et sens en littérature[83]. « Satanaël » fait contrepoint à Gengis Khan. Les deux textes sont d’ailleurs contemporains, des notes du Journal de Bauchau l’attestent[84]. Henry éprouve une fascination pour le fécal qui est comme un envers de sa propension à l’idéalisation (voire parfois à la douceur et à la tendresse), mais qui ne sera jamais pour autant une adhésion entière. La description de la sortie du labyrinthe dans Oedipe sur la route, qui ne peut être lue uniquement comme une référence au mythe de Thésée, est très révélatrice. La métaphore anale est à l’oeuvre aussi bien par rapport à Hitler qu’à « Satanaël », manuscrit qu’il m’offre très tôt, ce qui me mit mal à l’aise. Il fut écrit à Noël 1955. Bauchau se définit à certains moments, ne l’oublions pas, comme un « prince anal » – indice clair, parmi d’autres, d’une complexité structurelle bien plus foncière que ce que raconte l’hagiographie bauchalienne. Celle-ci prend corps en se fondant sur l’autre versant de l’oeuvre. Elle est initiée par De Becker dans son introduction à Gengis Khan. L’homme noir est bel et bien au coeur des tensions et de la singularité de cette oeuvre et de cet homme, il est clairement désigné dans La Déchirure, où le drape certes l’aura du brigand, du marginal fascinant, du braconnier, mais aussi à travers la figure de Johnson dans Le Régiment noir. Il y touche par la position d’esclave du personnage, mais il la transcende notamment en devenant « instituteur John ». Clios et Étéocle y touchent également. Mais c’est avec Shadow que la hantise prend absolument figure.

Christiane Kègle : Vous avez mentionné qu’Henry Bauchau voulait écrire sur la Deuxième Guerre mondiale mais que, n’y arrivant pas, il s’est tourné vers la guerre d’Algérie. Toutefois, il a aussi écrit sur la guerre de Sécession[85], qui n’est pourtant pas son univers de référence bien que Le Régiment noir soit très bien documenté sur cette période sombre de l’histoire américaine.

Marc Quaghebeur : J’ai déjà évoqué le crypto-rapport du Régiment noir à la guerre d’Algérie, guerre anticoloniale victorieuse qui fut davantage perçue comme une guerre civile en France. Le projet de roman sur la période 1935-1945 vient après. L’analyse des processus créateurs n’est jamais simple. Elle a peu à voir avec les analyses dominantes de notre époque sur la littérature. Henry n’a cessé d’écrire sur et à travers la guerre, y compris dans Antigone, Diotime, ou à travers les fantasmes d’Orion dans L’Enfant bleu. Le sujet du Régiment noir est, de plus, une affaire de famille, si je puis dire. Jusqu’à la fin de sa vie, Pierre Bauchau, son père, lisait et relisait la relation de la guerre de Sécession écrite par un des fils de Louis-Philippe[86]. Cela correspond dans le roman aux passages en italiques. C’est très francophone, en un sens, ce type de jeu intertextuel – on voit cela chez Kamel Daoud[87] avec Meursault contre-enquête et L’Étranger de Camus.

La question de 1939-1945, la défaite, les actions et attitudes d’Henry, les reproches qu’on lui fit à la Libération, le procès qui s’ensuivit ont hanté sa vie, certains de ses propos et, à coup sûr, sa conscience. Qu’il crache le morceau ou une part du morceau sur le plan fictionnel, comme il le fait cinq ans avant sa mort, est une question qui m’interpelle – et d’autant plus que nous avions souvent évoqué le sujet ensemble (mais autrement), et que j’avais pu croire, comme c’est le cas avec Oedipe, qu’un dépassement non dénégateur avait eu lieu. Cela m’a posé problème, je l’ai dit. Stéphane/Shadow, dans leur être propre comme dans leurs relations, la résistante qui devient la compagne de Shadow, les fascinations du narrateur pour celle-ci et de celle-ci pour Stéphane – dialectique qui n’est pas sans rapport avec celle du féminin/masculin qu’a si bien étudiée Emilia Surmonte[88] –, le rôle passif du narrateur, qui recueille une sorte de testament de Shadow, donnent ou pourraient donner à penser, et devraient en tous les cas être dialectisés avec les romans précédents. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce roman. On pourrait ainsi se demander si la figure de Marcello ne serait pas la transposition des errements d’un De Becker.

Dans la complexité narrative du Régiment noir, les extraits du livre cher au père d’Henry interviennent pour tout ce qui concerne la relation au général sudiste, Stonewall Jackson[89], qui fascine Bauchau. C’est un immense général, il n’a pas d’esclaves mais défend le Sud. Jackson est donc représenté à travers les descriptions qu’en a données le fils de Louis-Philippe[90], ce qui permet à Bauchau de laisser transparaître sa fascination autrement. Ce récit d’un tiers évite en effet à sa subjectivité d’y être directement présente. Bauchau ne fictionnalise donc pas à cet égard, mais porte cet homme d’honneur, qui se bat du mauvais côté selon le jugement des armes et de l’Histoire, aux dimensions du mythe. Il y aurait aussi, bien sûr, matière à comparaison en termes d’écriture propre à la Belgique francophone avec d’autres textes tels La Légende d’Ulenspiegel[91], le cycle du Prince d’Olzheim[92], les oeuvres de Willems[93], de Fabien, etc. Mais ce n’est pas notre sujet.

Le Régiment noir est écrit après la guerre d’Algérie – à laquelle, comme je l’ai dit, Henry participe d’une certaine façon à travers ses relations avec les Farès, Amrouche, et autres. La question des guerres de libération est loin de lui être étrangère. Il va en écrire massivement dans son Essai sur la vie de Mao Zedong – qui révèle en outre une nette fascination pour les figures de puissance transformatrices de mondes telle Gengis Khan –, lequel est déjà une figure de libération d’un peuple méprisé. À noter, toutefois, l’insistance sur leur position de faiblesse initiale – celle du cadet familial, bien sûr. Retourner la position de faiblesse dans laquelle se trouve tel ou tel pour en faire une position de force est une des clefs de la fantasmatique d’Henry depuis son enfance. Cette hantise de Bauchau n’est pas étrangère, en outre, à la hiérarchie familiale, et à l’histoire de leur père, l’aîné, qui vit ses ambitions militaires contrariées par les siens – notamment par sa mère, qui ne l’aimait pas –, puis sa place dans les affaires familiales, où André, le puîné, le dépossède. La parution du Régiment noir suit les événements de 1968, elle voit le jour après la fin de la seconde tranche d’analyse, celle avec Conrad Stein – il préfacera longuement la réédition du livre de Marie Delcourt consacré à Oedipe[94] –, mais aussi après une grave opération et divers tourments privés. Henry parle de cette analyse didactique dans les journaux de la fin des années 1960[95]. L’Institut Montesano marche alors très bien ; il en est le directeur, et professeur des matières culturelles. Pour faire son analyse, il prend le train pour aller à Paris. Ce sont des conditions compliquées ; il vit en même temps une grande aventure personnelle.

L’originalité de l’écriture de ce très grand roman, marqué par les novations narratives de l’époque ré-habitées, passe par une forme extrêmement complexe ; au travers d’incessants passages du « je », au « il », au « tu », Henry parvient à raconter quelque chose de sa propre histoire, celle de son père, mais aussi de l’histoire du XXe siècle, des folies – des erreurs – de l’Occident. La guerre de Sécession était pour lui très emblématique des modes de domination occidentale et des processus coloniaux. La guerre d’Algérie n’y est donc pas étrangère, mais le processus créateur est plus large. Cela provient du type de domination que l’Occident induit, antagonismes métamorphosés dans l’épisode des Hautes Collines d’Oedipe sur la route. Le Régiment noir est un immense roman francophone, comme je crois l’avoir montré à Cerisy en 2003[96]. Avec une complexité narrative d’époque qui convenait non seulement au Bauchau d’alors, mais révèle les potentialités majeures pour l’écriture des tensions qui sont au coeur de son oeuvre – ce qu’atténuera la linéarisation des récits ultérieurs.

Dans Le Régiment noir, on pourrait parler d’une sublimation réussie tant en regard de la figure du père[97], qu’Henry métamorphose, que de la fascination d’Henry pour l’ordre et pour la guerre, question très peu pensée en tant que telle depuis des décennies, n’était-ce dans le récent essai d’Éric Clémens, Penser la guerre ? [98] ; fascination aussi pour la révolution. Le roman est également la marque du Bauchau progressiste qui existera jusqu’au bout. En 2008, nous lisons ensemble, à sa suggestion, Multitude[99], livre de Michaël Hardt et Antonio Negri, ce dernier étant l’un des grands personnages de l’extrême gauche italienne. Il s’agit, évidemment, de masses en mouvement, problématique majeure des années 1930, qu’il retrouve dans la révolution culturelle chinoise. Bauchau a été fasciné par les figures de pouvoir mais aussi par la question des masses, aucun doute là-dessus. Dans Le Régiment noir, affleure en outre une dimension un peu jungienne, qui transparaîtra clairement ensuite dans les archétypes qui peuplent ses récits et fondent ses personnages. Il faut noter, de plus, le final rousseauiste du récit, étranger au travail narratif qui le précède.

La Déchirure est un roman lui aussi très complexe, le premier, et ce n’est pas un hasard. Il fait suite à la première tranche d’analyse avec Blanche Reverchon-Jouve, mais sort des mains d’accoucheur d’Amrouche, comme je l’ai expliqué à deux reprises[100]. Amrouche lui fit réécrire le manuscrit et supprimer les matrices « liquides », qui sont souvent chez lui celles du premier jet, au profit du complexe.

À partir des années 1980, dans la mesure où n’a pas été publiée la version que j’appelle méandrique d’Oedipe sur la route, on n’apercevra plus ces matrices complexifiées et complexifiantes de l’écriture d’Henry. La linéarité permet bien évidemment de toucher un public plus large ; de faire de lui un écrivain français qui ne détonne pas dans le paysage, mais entraîne la perte d’une partie de son génie narratif. Cette complexité dont Henry avait eu besoin pour transposer ses propres contradictions, y compris ses complexités belges, le prémunissait en outre de la posture de sage qu’il refusait encore avec force dans les années 1990 ; mais à laquelle il va finir par croire ou feindre de croire dans les dernières années de sa vie, médias et hagiographes aidant. Le travail de la guerre d’Algérie dans son oeuvre est donc tout sauf nul, à mes yeux, mais se nourrit d’enjeux plus anciens. C’est une guerre de libération, victorieuse pour les Algériens, qui met fin à l’Empire français et à l’Algérie française en ses départements. Énorme traumatisme pour la plupart des Français. Bauchau ne l’évoque pas pour autant – directement – comme Mauvignier[101] ou Jenni[102]. On peut bien sûr méditer sur la figure de médiateur que devient, sous sa plume, le personnage de Jésus.

Christiane Kègle : Vous avez fait allusion à plusieurs reprises à la fascination d’Henry Bauchau pour les figures de puissance, et vous avez aussi laissé entendre que son comportement durant la Deuxième Guerre mondiale avait été problématique ou pour le moins ambigu. Pourriez-vous élaborer davantage à ce sujet ?

Marc Quaghebeur : Henry fait la campagne de 1940, courageusement, pas de doute. Il est officier de réserve dans la cavalerie. À l’époque, la cavalerie, c’était les vélos. Il a toujours dit, et je pense qu’il n’a rien falsifié, qu’au moment de la capitulation, il avait suggéré à l’officier supérieur de laisser filer la troupe vers Dunkerque, par tel chemin qu’il connaissait. Impossible de dire ce qui se serait passé à Dunkerque. Souvenez-vous des conditions de départ des Britanniques[103], permises cela dit par la prolongation de la résistance de l’armée belge, ainsi que l’ont montré les archives de l’amiral Keyes[104]. L’officier supérieur lui dit : « Non, le roi a capitulé, nous devons obéissance au roi. » Les soldats vont donc être désarmés, devoir rentrer et défiler sans armes dans les rues de Bruxelles – ce qu’Henry décrit très bien dans Le Boulevard périphérique –, comme des vaincus dans leur capitale, humiliés, castrés symboliquement, honteux. Léopold III[105] appelle assez rapidement les Belges, en revanche, à reconstruire le pays. Comme la plupart, il croit que la débâcle de l’armée française ouvre la porte d’une longue domination allemande sur l’Europe.

La Deuxième Guerre mondiale était d’autant plus capitale pour Henry que son père n’avait pas fait la Première. Il semble avoir mal vécu le fait de ce père retiré à la campagne, à l’inverse de certains oncles revenus glorieux, et en uniforme, toutes choses qui redoublèrent sans doute pour l’enfant, et la fascination pour les héros, et la hantise des coups bas portés à ce père par ses frères cadets dans une famille tout sauf évangélique. La guerre de 1940 devait donc constituer pour lui une sorte de revanche mythique, et représenter, réellement et symboliquement, ce que le père n’avait pas fait. Or, à la différence de 1914, où l’armée belge modifia par sa résistance imprévue le cours de la guerre – ce que les Allemands n’avaient pas anticipé – en 1940, elle s’est fait ratiboiser, l’armée allemande ayant d’ailleurs tiré certaines leçons de la guerre précédente, y compris dans le comportement de ses troupes. Mais surtout, l’armée française s’est effondrée très tôt, comme vous le savez, avant même la capitulation belge car les Allemands sont arrivés à Abbeville dans la Somme vers le 18 mai. Les Belges, les Britanniques et les Français se sont donc trouvés encerclés[106].

Les citoyens belges partis en exode en France reviennent pour la plupart. D’une façon ou d’une autre, ils vont répondre à l’appel de Léopold III pour la reconstruction du pays. Dans ce contexte, Henry crée avec quelques amis, à l’automne 1940, les Volontaires du travail[107], de grands scouts patriotes en somme, qui vont par exemple déblayer les ruines de la ville de Tournai (j’en ai des images) ou de Wavre. Les Volontaires portent des uniformes et le béret des chasseurs ardennais. Cela plaît visiblement à Henry, qui en devient le responsable. Ce côté paramilitaire fait partie de l’époque, souvenons-nous des jeunesses communistes, socialistes, chrétiennes, etc., et n’est pas de nature à heurter a priori les représentants du Reich. De plus, l’initiative prend corps dans un contexte précis où les secrétaires généraux des ministères continuent d’exercer leurs fonctions et constituent un collège ; ils soutiennent l’initiative, ce que fera également le directeur de la Société générale, puissance financière et économique majeure depuis Léopold I. Le gouverneur général allemand est un aristocrate de la Wehrmacht[108], non pas un SS. Le roi est prisonnier dans son château à Laeken. Dans un premier temps, l’initiative des Volontaires du travail apparaît comme plutôt bien reçue, même s’il y a eu des réticences. Par exemple, au Conseil communal de Tournai, malgré le soutien du bourgmestre et d’autres. La tutelle allemande n’est pas trop lourde au départ, mais elle existe clairement, ce qui veut dire que les responsables des Volontaires du travail sont en contact avec l’occupant. La tutelle va se raidir avec la poursuite du conflit, son extension aux Balkans, à l’U.R.S.S. et à l’Afrique du Nord.

La grande question, c’est le tournant de 1942-1943, qui est le tournant de la guerre, avec la défaite de la 6e armée allemande à Stalingrad[109], de l’Afrikakorps[110] à El Alamein[111] et l’entrée en guerre des États-Unis[112]. En Belgique se produit par ailleurs un événement aux lourdes conséquences, à moyen terme. À la fin de 1941, le roi a convolé en justes noces religieuses, sans droit de succession au trône pour les enfants à venir, avec la future princesse Lilian[113] – ce qui va entraîner une grande partie de la « question royale ». En effet, le cardinal[114] les a mariés secrètement, le 11 septembre 1941, mais le mariage ne sera annoncé publiquement que trois mois plus tard, le 7 décembre, sans que les époux ne soient encore passés devant l’officier de l’état civil, ce qui est contraire à la Constitution belge. En 1942, les prisonniers wallons demeurent, qui plus est, bloqués en Allemagne, alors que les prisonniers flamands sont rentrés chez eux. Le prestige iconique de la figure royale, liée en outre à la figure de la défunte reine Astrid, s’effiloche.

Pour Henry, les choses se corsent également. En 1942, les Allemands organisent, au Musée du Cinquantenaire, une grande exposition sur l’Ordre nouveau[115] et l’Europe nouvelle (« Deutsche Grösse »). Le catalogue constitue une relecture complète de l’histoire européenne à partir de la vision allemande. Au terme de l’exposition, le visiteur découvre une évocation des Volontaires du travail flamands et francophones. L’aile flamande était plus engagée dans la collaboration avec le nazisme, il faut le préciser. On est par ailleurs au temps où les collaborationnistes purs et durs des nazis veulent contrôler l’aile francophone, voire s’en emparer.

L’affaire de l’exposition est plus qu’un signal ! Henry exige le retrait des photos et emblèmes des Volontaires du travail. Il a toujours affirmé avoir refusé cette participation, ce que d’autres confirment d’ailleurs. Les Allemands lui auraient donc forcé la main. Reste que le mal est fait. Certains proches d’Henry estiment alors qu’il faut arrêter l’aventure des Volontaires. Jean Delfosse et Théodore d’Oultremont[116] les quittent en 1942. Henry ne les quittera qu’un an plus tard, en juin 1943, après l’infiltration des militants rexistes. Il m’a toujours dit que, ce faisant, ils avaient sauvé des Juifs, ce qui n’a jamais été démenti. Il ne voulait pas lâcher, mais n’avait certainement pas pris la mesure suffisante de la situation, ou n’avait pas encore évolué suffisamment. Il s’estimait responsable des jeunes qui faisaient partie des Volontaires du travail.

Par ailleurs, sa passion pour Laure Tirtiaux[117], qui est mariée avec Éric Hénin[118], est déjà très forte. J’ai toujours été convaincu qu’une des causes – je dis bien une – de ses atermoiements c’était Laure. Elle n’était pas très portée à gauche à l’époque, qui plus est. Il était plus simple pour Henry de la voir à Bruxelles que dans le maquis. Henry ne me l’a jamais dit explicitement, mais l’a laissé plus que sous-entendre : « Et puis, il y avait Laure », me disait-il. Il n’en dit rien dans ses souvenirs de Chemins sous la neige, qui comportent en revanche plusieurs éléments importants sur sa vision de l’histoire des Volontaires. S’ajoute à cela la relation d’Henry avec Raymond De Becker. Ils n’ont pas les mêmes positions, mais sont liés par une amitié qui perdurera jusqu’à la mort de De Becker, et qui est bien plus importante et constante qu’Henry ne l’a dit, parfois en atténuant d’ailleurs les traces. Pour ce qui est de moi, comme je l’écris dans le volume consacré à De Becker[119], il y eut un événement fâcheux. L’appareil n’a pas enregistré la longue conversation que j’avais eue avec Henry, à ce sujet, et qui était d’une grande franchise.

En 1942, se situe un autre épisode douteux, celui du « Manifeste pour les provinces romanes », où l’on retrouve Robert Poulet[120]. Le nom d’Henry figure dans le procès-verbal de la première réunion, qui affirme que les participants acquiescent à cette charte, notoirement antisémite, qui doit être adoptée lors de la réunion suivante. J’ai une copie des procès-verbaux. Lors de la seconde réunion, décisive, et contrairement à ce qu’affirme Martin Conway[121], Bauchau n’est pas présent et n’est pas mentionné dans le procès-verbal. Pour la première rencontre, c’est moins clair, puisque son nom y figure. Henry m’a toujours affirmé qu’il n’y avait pas été, mais y avait envoyé en éclaireur un membre de son entourage, Marc Fontainas – qui allait entrer par la suite dans les Ordre contemplatifs – et cela afin de voir ce qu’il en était et comment cela tournait. L’on imagine aisément, bien évidemment, l’insistance insinuante de De Becker, voire les propos synthétiques d’une conversation qui n’avaient pas forcément la précision du texte proposé lors de la réunion. L’idéologie de l’Ordre nouveau est claire dans ce projet de charte, elle unifie le texte, qui ne me paraît pas correspondre en tous points à ce que pouvaient penser Henry et les siens, y compris en matière d’antisémitisme. Qu’Henry ait envoyé quelqu’un pour ne pas heurter De Becker et aviser ensuite ne peut être exclu et doit se lire dans le contexte d’entre chiens et loups qui était celui de l’époque, mais aussi au travers des attitudes et des ambiguïtés d’Henry. « Naïfs » comme l’ont dit d’aucuns ? Ou « embochés » comme l’affirment d’autres ? Le fait est que, dans l’année, les Volontaires du travail sont transférés de la tutelle du Commissariat à la Restauration, qui a joué un rôle important dans leur création et leur existence, au ministère de l’Intérieur, et qu’Henry avait pouvoir de maintenir une position d’équilibre, que les faits rendront de plus en plus improbable.

Henry n’a jamais été idéologiquement très rigoureux. Ses contradictions sont fortes. Tout cela va nuire à son image, et susciter jusqu’à aujourd’hui des réactions contrastées, même s’il entre ensuite dans la Résistance, est blessé dans le maquis des Ardennes, et sera cité à l’ordre du jour de l’Armée secrète. À la Libération, il doit faire face à un procès. Il est blanchi, mais doit renoncer à son titre de lieutenant de réserve. Le débat n’en demeure pas moins. J’ai une lettre de l’époque, que je publierai dans le tome trois d’Histoire, forme et sens en littérature[122], où l’on voit un grand catholique auquel il demande de l’aide pour trouver un boulot, lui répondre que ce n’est pas possible vu son comportement durant la guerre. De son côté, son père lui avait dit qu’il avait eu tort d’accepter le jugement et qu’il devait exiger sa réintégration dans le cadre des officiers de réserve. Il y avait de grands résistants dans sa famille, dont un frère de sa mère. Lors des funérailles de Pierre Bauchau, la famille était clivée par rapport à Henry. Henry ce n’est pas de Gaulle[123], ce n’est pas Darlan[124] non plus. Une attitude sans doute plus proche de celle d’un Mitterrand[125]. Il est patriote, mais marqué par la victoire allemande, comme par son souci de donner à la jeunesse une colonne vertébrale et un horizon. Il sera partagé jusqu’à sa mort entre une forme de culpabilité rentrée et un refus foncier de l’accusation d’incivisme.

Christiane Kègle : Comment se positionnait-il par rapport à l’Histoire et à la figure du roi des Belges, Léopold III, plus particulièrement ?

Marc Quaghebeur : Henry a toujours voulu être dans l’action et dans l’Histoire. Il demeurera fasciné par cette dernière jusqu’au bout. Lors de nos discussions, la première chose qu’il faisait quand j’arrivais chez lui, à Paris ou à Louveciennes, était de me faire parler de la politique en Belgique, ce qui n’est quand même pas ordinaire. On parlait de cela avant les problèmes psychologiques, les problèmes personnels et la création littéraire. Puis, on passait à la politique mondiale. Henry en fut d’ailleurs un remarquable observateur, jusqu’à la fin de sa vie. Nous avons eu des discussions très très intéressantes, il n’avait pas du tout un point de vue réactionnaire, il faisait souvent preuve d’une grande lucidité. Les décennies étaient passées par là, bien sûr. Était-il fait pour l’action concrète ? Pas sûr ! Ce qui est certain, c’est qu’il a beaucoup fait pour que je m’en éloigne et me consacre davantage à l’écriture. Tout cela travaille en-dessous de la question du roi-mère[126], laquelle se trouve en deçà de l’invention d’Oedipe sur la route, et est d’autant plus complexe que Shadow se présente, lui, comme une reine noire, et comme propriétaire d’un « château de merde[127] ». Le roi aveugle et déchu de Thèbes conserve, je le rappelle, une puissance titanesque qui n’est pas sans rappeler celle de Gengis Khan. Le destin de Léopold III, que Pierre Mertens restitue fort bien dans Une Paix royale[128], est tout autre.

Pour ce qui est de sa vie aussi, c’est compliqué. Après ses échecs des années 1940-1950, Henry laisse écrire que La Chine intérieure[129] est plus importante que l’Histoire. Ce n’est pas entièrement faux, mais ce sont des ordres différents. Cette assertion, le premier qui la profère est celui qui signe le premier article sur « Gengis Khan, le conquérant[130] » : Raymond De Becker, lequel vient de sortir de prison. Cela me paraît à maints égards révélateur, même si le Gengis Khan de Bauchau est une projection fantasmatique de l’écrivain au travers d’un personnage de l’Histoire, dont l’image se modifie au XXe siècle grâce au travail d’écrivains tels qu’Henry – ce que démontre le livre de Benedetta de Bonis sur l’image des Tartares[131], publié dans une de mes collections. Mais, à partir de ce discours produit par un De Becker récemment converti à Jung[132], Henry pourra, me semble-t-il, ne pas aller jusqu’au bout de l’analyse de ce qui s’est passé durant la guerre. Henry n’est ni un salaud ni un héros, ce dont il a certes rêvé. La critique bauchalienne reprendra souvent ce type d’analogie, point fausse mais foncièrement leurrante eu égard à la complexité de l’oeuvre ; à son rapport au réel comme aux contradictions Éros/Thanatos qui dépassent de loin la scène intérieure. En plus, la situation belge qu’Henry vécut était particulière puisque le roi avait refusé de partir à Londres ou à Léopoldville – ce qui eût été dans la logique de sa politique – et voulut rester prisonnier comme ses troupes. Il avait espéré, disent certains, la déportation. Mais les Allemands n’étaient pas nés de la dernière pluie et ne l’entendirent pas de cette oreille. Léopold III, comme Bauchau, se vit pris au piège de contradictions insolubles à partir de ses choix.

Henry a éprouvé une grande fascination pour Léopold III. Dans son Journal de 1982[133], le dernier texte s’intitule : « Le Roi Léopold III vient de mourir[134] ». Je l’ai lu publiquement une ou deux fois, c’est un texte qui vient de loin – il est écrit très tardivement – et porte un grand poids d’affects. On sent bien que ce texte est plus qu’un texte de journal. Tout est dit. Henry faisait partie de la Garde royale qui accompagnait la reine Astrid au moment de la prestation de serment du jeune roi. Henry n’a jamais connu personnellement ce roi, qu’il trouvait beau comme un Dieu. Il n’était pas mal non plus, sa silhouette était très belle, une silhouette très élégante, voire racée. Il s’habillait bien, qui plus est. Il avait un narcissisme évident de son corps – Beckett, en plus féminin, en plus fragile aussi. Cependant, dans les discours de justification de la vieillesse, tous les malheurs d’Henry sont expliqués, un peu trop unilatéralement à mes yeux, par le rôle de Léopold III, ce qui est un peu court, même s’il n’y a aucun doute sur l’importance que revêtit le message royal dans la création des Volontaires du travail. C’est Léopold III qu’Henry va appeler le roi-mère, mais c’est Oedipe que chante Jocaste. Étrange lorsqu’on connaît l’importance de la reine-mère, Élisabeth[135], ne pensez-vous pas ?

Christiane Kègle : Oui, cela paraît étrange, d’autant que la posture du roi durant la Deuxième Guerre mondiale n’était pas sans lui rappeler celle de son propre père. Deux figures symboliques déficientes en quelque sorte sur le plan identitaire. Mais, à partir de tout ce que vous venez de dire à propos d’Henry Bauchau, ne souhaitez-vous pas écrire de nouveaux textes pour faire le point sur l’homme comme sur l’oeuvre ?

Marc Quaghebeur : Oui. Ils devront sans doute aller plus loin que les chapitres en cours pour le troisième tome, et ceux qui paraîtront dans le quatrième. Marie-France Renard[136] m’a poussé, de longue date, à faire un livre sur Henry qui reprendrait et étofferait mes travaux. Cela me posait problème par rapport à la logique à l’oeuvre dans les cinq tomes d’Histoire, forme et sens en littérature, dont je ne peux retirer Bauchau. Mais il constituera une affirmation plus évidente, plus centrée, et mettra en valeur une position analytique différente de celle qui prévaut autour de cette oeuvre, procès en béatification auquel il a partiellement contribué à la fin de sa vie. Or il importe d’aboutir à un véritable discours historique sur la complexité de ses comportements, et de montrer comment cette complexité imprègne l’oeuvre, mais aussi une partie des discours d’Henry. Car, pour certains faits, j’ai connu des versions différentes. Autre exemple, le recueil La Dogana[137] dont j’ai montré, dans un numéro de la revue Francofonia[138], que la version princeps des années 1960 et celle parue dans Heureux les déliants[139] étaient, au vu de ses retouches tout sauf mineures, une véritable modification du sens du texte – d’un chant de désir très charnel à une sorte d’oraison de type idéaliste. Après lecture du volume italien, Henry me dit qu’il n’a pas du tout retouché son texte ; je lui dis : prenons l’édition princeps et comparons. Il était absolument stupéfait de ce coup de réel. L’analyse des deux volumes des récits autobiographiques/fictionnels de la fin de sa vie reste à faire.

Dans la dernière décennie de sa vie, il est vrai, il a cédé aux facilités du clan hagiographique. Ce qu’il lui reste à écrire lui demande évidemment beaucoup de force, mais ne justifie pas certains de ses comportements, qui pour moi furent un désastre. Il n’a certes jamais perdu le contact avec moi. Or il sait que je ne suis pas dupe, mais tente de concilier l’eau et le feu. J’ai refusé ses propositions de compromis. Amélie Schmitz[140], une de mes collaboratrices qui avait rencontré Henry au colloque de Cerisy, ramène de la Bonne Graine à Bruxelles de nombreuses lettres relatives à Oedipe sur la route qu’Henry nous lègue, et qu’elle a repérées avec lui, les 5 et 6 novembre 2001.

Les choses se corsent lorsqu’il est question, entre Henry et moi, de la vente de ses journaux aux AML. Henry m’avait offert à titre personnel un premier état d’Oedipe, par exemple, que je donne aux AML en juin 1990. Il offrit ensuite et donna aux AML de nombreux manuscrits ou, après le colloque de Cerisy, les lettres dont je viens de parler. Mais les frais liés à l’hospitalisation de Laure, comme les nécessités qui devinrent les siennes pour continuer à écrire en évitant d’aller en maison de repos – ce que je lui déconseillai toujours fermement –, ont fait en sorte que les AML achetèrent à Henry ses manuscrits et autres documents.

Dans l’entourage de la secrétaire d’Henry, il s’agissait dès lors de créer à l’UCL un fonds alternatif dont la légitimité s’opposait à celle des AML. Des proches d’Henry lui font part de l’absurdité de ce dédoublement, mais rien n’y fait. Le fonds Bauchau de Louvain-la-Neuve sera présenté comme un don pur et simple, alors que la transaction fut bien plus complexe, ce dont Henry me tenait parfaitement informé. Il s’agit d’apparaître comme « le » seul pôle des études bauchaliennes. Rien de neuf, en somme, dans les misères du monde. Certes, Henry avait 95 ans. Il réservait l’essentiel de ses énergies à l’écriture. Mais il se laissait alors enfermer dans une nasse, comme en 1942-1943. En même temps, entre Henry et moi, c’était une époque d’intenses discussions, de lectures partagées (Conrad, Negri, Pasternak, Serge, etc.) et de commentaires sur mon roman en cours. Henry se reprochait d’en avoir parlé comme il l’avait fait à Bertrand Py : « Une profonde erreur tactique », pensait-il. Il s’est excusé. Je ne voyais là aucune ambiguïté ou culpabilité. Simplement une erreur de jugement pratique à partir des meilleures intentions du monde. Henry en était relativement coutumier.

Outre des correspondances, Henry donne aux AML quelques oeuvres plastiques qui lui sont chères, et qu’il n’a pu emmener à Louveciennes. C’est dire la complexité de notre relation et de notre amitié. C’est dire aussi ce qui pourrait être déplié plus avant si nous en avions le temps. C’est dire enfin que ma relation avec lui n’eut jamais rien à voir avec certains comportements captateurs qui accompagnèrent sa grande vieillesse. Henry exigea en outre que je tienne la conférence inaugurale du Centenaire à Louvain-la-Neuve[141]. Reste que le mal était fait. Je ne cesserai d’en voir avancer les tentacules.

Christiane Kègle : Ainsi, malgré les déceptions engendrées par son attitude, Henry Bauchau vous a laissé des marques de considération, de reconnaissance, ainsi qu’aux Archives et Musée de la littérature.

Marc Quaghebeur : Notre amitié amène Henry à donner aux AML, je le répète, des oeuvres à ses yeux significatives. Le portrait de Blanche Reverchon-Jouve (1991) par Martine Colignon[142] (ainsi que je l’ai dit au début de cet entretien), un tableau d’Olivier Picard, des caisses d’archives que je ramène avec Marie-France Renard, quelques tableaux de lui ou des oeuvres réalisées avec des patients lourdement atteints, une version de L’Homme sortant de l’eau, qui illustre la couverture du Boulevard périphérique, métaphore de l’histoire de son ami Stéphane dont le nom est gravé sur le monument de la Place des héros, à Bruxelles. Viennent aussi aux AML son pastel autour du Régiment noir, sa bannière faite avec Lionel pour une manifestation organisée par Ariane Mnouchkine. Henry possédait deux oeuvres d’Olivier Picard. L’une se trouvait au-dessus du divan de leur salon, Passage de la Bonne Graine, elle m’avait toujours fasciné. Dès la première rencontre, nous en avions parlé. Ce sont les Parques qui portent la reine morte. Au moment où Henry part à Louveciennes, il me dit : « Tu veux ce tableau ? » Je lui réponds : « Oui, je l’ai toujours désiré. » Alors il me dit : « D’accord, je te le vends. Tu peux me le payer par tranches. »

Christiane Kègle : C’est tout de même curieux qu’il ne vous ait pas offert le tableau de Picard représentant les Parques, puisqu’il savait que vous y teniez tant. Alors même que vous étiez liés depuis très longtemps par une amitié très profonde, cela aurait pu tenir lieu de véritable don symbolique.

Marc Quaghebeur : Oui, cela aurait pu être, mais c’est ainsi. Il m’a en revanche donné un dessin de lui, assez différent des autres, un animal élégant et agressif à la fois. C’est tout Henry. Quand il aime, à un moment, il doit blesser. En dehors du fait que je l’ai beaucoup aidé, il a eu un très fort attachement pour moi. Il a d’ailleurs écrit dans son Journal que je lui avais redonné l’espérance au moment de la remise du Prix Quinquennal[143]. J’ai connu avec lui des échanges rares, intellectuels, littéraires et humains, mais aussi politiques. Il rappelle ainsi dans son Journal de mai 2005[144] – il connaît alors de gros soucis de santé – mes propos, qu’il partage, sur le fait qu’une révolution fondamentale viendra de la réaction de la Terre à nos folies consuméristes. Je ne suis jamais entré, en revanche, dans un discours de fusion. J’ai même eu beaucoup de mal à accepter, comme il le souhaitait, que nous passions au tutoiement. Henry était plus âgé que mon propre père.

J’ai toujours été frappé par une réflexion d’Henry dans son Journal lorsqu’il parle de son surinvestissement de l’espérance, et des résistances que cela a toujours suscitées. Cela éclaire sa personnalité, voire ses comportements – et sans doute ses errements ou ses compromis. Il n’arrive pas pour rien, à la fin de sa vie, à la figure de la Vierge Marie – moments magiques dans nos conversations.

Christiane Kègle : Malgré cette différence d’âge, vous étiez engagés tous les deux dans une relation intense sur plusieurs plans. Pourriez-vous en dire davantage à propos de cette profonde amitié qui vous liait, mais qui était parfois ambivalente, semblez-vous dire, chez Bauchau ?

Marc Quaghebeur : Pour moi, ce fut une amitié parfaite, sans ombre ou ambiguïté, durant de nombreuses années, avec un homme plus âgé que moi, ce qui m’a toujours paru essentiel dans la vie. Je l’ai également vécu avec Joseph Hanse ou Paul Willems, mais de façon moins entière. Mes conversations en tête-à-tête avec Henry durant des heures, c’était du bonheur. Cela se voit dans nos lettres. Nous avons vraiment partagé beaucoup de choses, des contenus littéraires, politiques, l’analyse du monde, ainsi que je viens de le dire, et quelque chose de plus, qui touchait au partage de l’acte créateur. Il y avait eu, bien sûr, quelque chose d’exceptionnel dans les circonstances initiales de notre rencontre, qui nous mit tout de suite en équilibre. Cela s’est maintenu jusqu’au bout malgré les avanies de la dernière décennie, qui ne l’ont pas servi, je le crains, et contrairement à ce qu’il a voulu croire. Depuis sa mort, on parle moins de lui. Du fait de ses zélateurs, à mon sens, qui ont voulu gommer la force vive de ses contradictions, qu’a si bien repérée en revanche Marie-Claire Boons[145] au colloque de Cerisy-la-Salle – Henry n’est vraiment pas une icône. Sa force littéraire y puise précisément. Une certaine saturation éditoriale et médiatique entée sur cette image y a aussi contribué. Avoir choisi, à la fin de sa vie, de se laisser reprendre trop univoquement par le monde de ses origines, nie la plus belle part de son chemin. Que ne lui a-t-on seriné, certes, que Louvain assurerait sa postérité. Il ne s’en est jamais caché dans nos entretiens. Je n’ai pas opiné du chef, bien sûr.

Cela dit, dans cette conversation infinie qui fut la nôtre, et qui fut vraiment le lieu de grands et beaux partages, Henry a toujours soutenu et maintenu quelque chose d’autre que l’obédience chrétienne de son enfance et de sa jeunesse.

J’ai aimé cet homme sans avoir été dupe de ses problèmes et de ses réaménagements fréquents du réel. Je n’ai pas eu pour autant avec Henry une relation comparable à celle de son cher Théo Léger[146] dont le portrait se trouvait dans son bureau de Louveciennes et dont il me dit, à plusieurs reprises, la différence qualitative avec Raymond De Becker. N’oubliez jamais que notre rencontre se noue au moment d’Oedipe. Avait-il espéré une connivence plus profonde ? Ce n’était pas ma question. Je lui ai offert, en outre, au niveau critique du moins, une position – bien différente de celle des hagiographes comme des détracteurs, position dans laquelle il s’est engoncé. Une position plus en phase avec ses textes et sa personnalité secrète, me semble-t-il. Lorsqu’il lit mon étude d’Oedipe, il n’est que louange, et regrette qu’elle n’ait pas été écrite plus tôt. Je ne le voulais pas, du fait de notre amitié. Finalement, j’ai passé outre à mes décisions initiales en raison de l’insupportable ronron qui commençait à prendre de l’ampleur autour de cette oeuvre et des manipulations dont il ne fallait pas être grand clerc pour les voir se préparer.

J’ai conçu le Bauchau en Suisse[147], après le colloque de Cerisy organisé avec Anne Neuschäfer[148], et qui s’attardait à un moment important de sa vie. Il s’agissait de restituer alors ce que des témoins pouvaient encore en dire. De plus, j’ai dirigé quelques belles thèses sur son oeuvre dans l’après 2000[149]. Je n’ai pas compris sa réserve lorsque je lui rendis visite en compagnie d’Emilia Surmonte. Il est vrai qu’elle a mis le doigt sur la question nodale chez lui des rapports entre féminin et masculin. Il faudra le décantement du temps et l’analyse aiguë des archétypes qui parcourent son oeuvre, comme de sa poésie, déjà étudiée par Geneviève Henrot[150], pour relancer à frais nouveaux l’analyse de cette oeuvre – l’homme pesant moins désormais sur sa lecture. Je pense avoir posé des jalons et ai tout fait pour ne pas saturer de mon nom son espace critique, mais pour l’ouvrir, l’élargir.

Christiane Kègle : Je constate avec étonnement que sur le site du fonds Bauchau, qui est sous la gouverne de l’UCL, votre nom n’apparaît pas souvent. Or, vous avez organisé ce grand colloque à Cerisy-la-Salle et publié les actes, ainsi que vous venez de le mentionner, vous avez écrit de longs articles de fond sur l’oeuvre de Bauchau, l’avez fait connaître dans les universités européennes à travers vos séminaires, avez codirigé plusieurs thèses. Comment expliquez-vous un tel effacement de votre nom ? Sur le plan symbolique, ce processus de déni paraît renvoyer à un certain nombre de phénomènes institutionnels, de jeux de pouvoir, de chasses gardées, voire de querelles d’écoles. Comment, selon votre angle d’analyse, expliquez-vous cela ?

Marc Quaghebeur : Ce que vous repérez en dit long sur certains dessous de ce qui s’est passé, notamment dans les années 2000 ; sur l’avenir aussi – immédiat en tous les cas. Tout cela est bien sûr révélateur du pouvoir de dénégation et d’accaparement dont voulurent et purent se prévaloir d’aucuns à partir d’une position institutionnelle, voire d’une présentation partielle de certains faits. Disons toutefois qu’Henry n’a pas toujours contribué à l’éclaircissement de situations ; et que son penchant à tout ménager (à l’inverse des fantasmes projetés sur un Gengis Khan, par exemple) lui a joué, là encore, un mauvais tour.

Pour ce qui est de ce que j’ai réalisé, outre le colloque de Cerisy, il y a eu le premier colloque sur l’oeuvre d’Henry, dix ans auparavant ; j’avais proposé à Anna Soncini, après le colloque bolognais consacré à La Légende d’Ulenspiegel[151], d’organiser, pour nos rencontres annuelles, un colloque sur un écrivain âgé mais vivant, qui venait de publier un roman surprenant : Oedipe sur la route. Ce fut le colloque de Nocci (1991) : Henry Bauchau, un écrivain, une oeuvre[152], auquel assista l’écrivain, et qui fut un grand succès. Il contribua à lancer son oeuvre dans le monde académique. Étrangement, deux enregistrements disparurent, dont celui de mon exposé sur Oedipe sur la route. Or, comme vous le savez, je n’écris jamais mes communications, mais les travaille pour la publication à partir de l’enregistrement de mon exposé. Aucune note. Et j’étais dans la préparation de l’exposition sur les « Irréguliers du langage », à Séville. Je me suis dit que j’y reviendrais, ailleurs et plus tard, j’en ai prévenu Anna. La question n’était pas que j’apparaisse mais qu’Henry soit lu et étudié. Cela dit, c’était comme si j’avais été absent du colloque que j’avais moi-même instigué. Mais comment deviner alors les manoeuvres d’appropriation qu’elle vit se déployer.

L’autre disparition concerne la réponse faite par Bauchau à Anne Morelli, qui avait analysé ses positions et engagements durant les années 1930, puis au sein des Volontaires du travail[153]. Cet exposé très critique avait entraîné une réaction assez vive d’Henry. Ce qu’il écrivit pour les actes, un an plus tard, n’a rien de comparable en acuité[154]. Dans sa réponse à la réponse d’Henry, Anne Morelli maintient d’ailleurs l’insistance sur le jeu idéologique dans lequel, précise-t-elle, vivait le Bauchau des années 1930 ; l’infiltration dont Henry ne savait certes rien des Jeunesses européennes par les services d’Otto Abetz[155] ; ainsi que l’analyse des articles écrits par Henry pour les organes des Volontaires – propos qu’elle différencie de ceux des V.T. flamands. De la même façon, elle avait insisté sur le refus de Bauchau de laisser entrer dans les camps V.T. la propagande pour la Légion wallonne destinée au front de l’Est.

J’ai joué un rôle important pour les traductions d’Oedipe sur la route en espagnol, japonais, allemand, anglais, etc. – il en fut d’ailleurs question à Cerisy. J’accompagnais Henry et Laure en Italie (à Bologne, à Florence et à Rome), en octobre 1994, et y dialoguais avec lui au moment où l’éditeur Giunti avait décidé de traduire tout Bauchau en italien. Il avait commencé en 1993, par Diotima e i leoni[156] qu’Henry m’envoya avec une dédicace significative : « Tu es le premier à qui je veux envoyer cette première traduction du cycle oedipien. » À partir du moment où Antigone (1997) fait entrer l’oeuvre de Bauchau dans un public plus large, les demandes de traduction se font plus naturellement d’éditeur à éditeur. Mon rôle de passeur, là comme ailleurs, pouvait cesser ou s’atténuer sur ce flanc du combat et se déployer vers d’autres fronts – le scientifique, notamment.

J’ai donné beaucoup de cours et de séminaires sur l’oeuvre d’Henry. En Europe, au Brésil, au Mexique, en Afrique. La thèse et le livre d’Émilienne Akonga-Edimbe en procèdent, qui a entraîné la thèse francophone transversale de Jean de Dieu Itsieki Putu Basey défendue à l’Université Laval en 2016. Bauchau a toujours été partie intégrante de mes séminaires du C.I.E.F. à la Sorbonne. L’Enfant bleu retenait le plus l’attention des étudiants. Tout au long des trente années durant lesquelles je me suis occupé des lectrices et lecteurs mis(es) à la disposition des universités étrangères par nos autorités, j’ai repris, à intervalles réguliers, Antigone ou L’Enfant bleu, Le Régiment noir ou Oedipe sur la route, ce qui donna lieu, entre autres, à une exceptionnelle mise en scène de Gengis Khan à Ljubljana (en Slovénie) par Julie David. J’ai créé la surprise à El Jadida (au Maroc), en avril 2014, en faisant ressortir le rôle de Jean Amrouche, autre passeur, par rapport à Henry Bauchau. Et je continue de faire rayonner cette oeuvre. J’étais à Vercelli en février 2019 et en ai parlé, quatre heures durant, devant un aéropage de professeur(e)s d’Italie du Nord et une centaine d’étudiant(e)s.

Les passeurs ont une étrange psychologie. Ils occupent une position qui ne les porte pas à l’accaparement. Ils courent donc structurellement le risque de se voir gommés du paysage. Durant mes années de collaboration à la revue suisse Écriture, j’avais proposé un numéro intitulé Bauchau en Suisse[157], qui fut unanimement accepté et auquel j’ai travaillé avec Sylviane Roche. Ce volume, doté d’un cahier d’illustrations réalisé par les ateliers Genoux (Lausanne), les meilleurs au monde pour le noir et blanc, constituait une balise importante dont j’ai conservé toutes les traces, y compris celles des suppressions suggérées à Henry par sa secrétaire. Quelle n’est pas ma surprise, une bonne dizaine d’années plus tard – Henry est mort – lorsque je vois organisé en Suisse, sur ce sujet, un colloque[158] auquel je ne suis pas invité. Durant la même période, en revanche, je suis de très près la thèse d’une jeune Polonaise, Alicja Slusarska, sur Les Constellations mythiques, et c’est du bonheur comme l’avait été aussi la thèse d’Emilia Surmonte sur Antigone ; il en ira de même avec celle de Jean de Dieu Itsieki Putu Basey, qui comporte une belle part consacrée à Henry Bauchau, du travail de maîtrise de Malgorzata Lukaszewski, ou jadis d’Elise Machot.

Quand l’action pour la reconnaissance de cette oeuvre put enfin passer aux études scientifiques, j’ai beaucoup écrit sur Henry mais n’en ai pas fait un livre, au grand dam, je l’ai dit, de Marie-France Renard et d’autres. C’est que je suis loin d’en avoir fini avec cette oeuvre. Je vais insérer tout ou partie de mes études, retravaillées, dans les tomes à venir d’Histoire, forme et sens en littérature. Mais j’écrirai ensuite un autre livre, plus personnel, en partie fondé sur mes riches archives. L’amitié avec Henry se confondit pour moi, longtemps, avec quelque chose de lumineux, d’inentamable, et qui me semblait hors intérêts triviaux. C’est pourquoi je n’ai pas cherché à valoriser ce que j’avais fait, et ne me battis pas jusqu’au bout à l’heure des manoeuvres louvanistes. Mais quelque chose avait été atteint de la « merveille », pour retomber dans du plus terre à terre, ce qu’Henry chercha certes à compenser. Reste qu’il a créé une déchirure à l’exemple de celles qu’il avait dû subir et affronter.

Cela dit et pour revenir à mes travaux, j’ai abordé Gengis Khan, La Déchirure, La Dogana, La Machination et les textes de L’Arbre fou, Le Régiment noir, Oedipe sur la route ou Antigone – mais à travers deux longs entretiens pour ce roman[159], car il me paraissait difficile d’en écrire alors que ce récit m’est dédié. Les traces écrites des relations de Bauchau à Raymond De Becker, l’usage du mythe, la thématique de la lutte de Jacob avec l’Ange, les rapports avec Amrouche m’ont également requis.

Les événements du milieu des années 2000 ont évidemment joué un rôle majeur dans la situation actuelle, puisqu’ils débouchent sur la création d’un fonds Bauchau à Louvain-la-Neuve qui vise à l’exclusivité et peut d’autant mieux décliner sa prétention qu’il ne s’occupe que de cette oeuvre, là où les AML doivent valoriser de nombreux fonds. Mais, comme je l’ai dit, Bauchau avait donné une part de ses archives aux AML avant que ne surviennent des nécessités de vendre pour des raisons de survie. La mise en exergue du « don » par le fonds louvaniste tend à faire oublier que l’écrivain a voulu l’existence de deux fonds. La communication louvaniste ne correspond, en outre, que très partiellement à la réalité des faits – Henry devait toujours trouver de l’argent pour s’assurer un environnement lui permettant d’écrire. Henry avait le désir de voir acheter ses tableaux des années 1960-1970. L’urgence ne me semblait pas se situer là. Je cherchais en revanche à constituer une enveloppe annuelle liée à un plan d’achat pluriannuel. L’oeuvre graphique fut le cheval de Troie par où s’engouffra l’UCL. Henry nous en avait toutefois réservé une part. Mais, à chaque visite, il me signalait que le parrain de la transaction avait encore réclamé telle ou telle peinture – « et comment les lui refuser ? ». Pourtant, dixit Henry, la somme dont il me donna le montant était bien inférieure à ce que valaient les biens destinés à l’UCL. Le doyen de la Faculté des lettres de l’UCL ne crut pas utile de répondre à la lettre que je lui écrivis au nom des AML, mais s’en plaignit à Henry.

La question des manuscrits de ses journaux joua un rôle défavorable aux AML – « une personne aimée », comme il me l’écrivait, faisant pression sur lui pour que ceux-ci ne soient pas consultables avant des décennies. Henry mesurait parfaitement le dommage que cela causerait à l’étude de son oeuvre, nous en avons souvent parlé. On pourrait, lui disais-je, ne pas tout mettre sous scellé mais seulement les parties « sensibles » (pour utiliser un anglicisme). Je n’ai sans doute pas mesuré le danger du fait de notre profonde amitié et de ma fidélité profonde aux intérêts de son oeuvre. Je cherchais à le convaincre, tout en lui ayant écrit que je me rangerais à sa décision. Cela durait, ce qui entraîna de nouvelles pressions sur lui.

Marie-France Renard me convainquit de ne pas rompre pour autant avec Henry. Il ne le souhaitait bien évidemment pas, mais le mal était fait. L’opération n’avait-elle pas été scindée ? J’en connaissais par Henry tous les détails. L’UCL prit soin, qui plus est, de mettre dans son jeu, à un certain moment, le ministère de la Culture, dont les AML dépendent pourtant, en les mettant par exemple dans le jury du Prix Bauchau. Je ne crois pas nécessaire d’aller plus loin dans l’analyse des conséquences institutionnelles de cette triste affaire…

Christiane Kègle : Je pense bien qu’on retiendra de vos propos que vous vous êtes beaucoup investi pour faire connaître l’oeuvre d’Henry Bauchau, et ce, un peu partout en Europe ainsi que sur d’autres continents comme en Afrique ou en Amérique latine. Que grâce à vous des traductions de ses oeuvres dans plusieurs langues ont vu le jour. Que cette oeuvre bauchalienne, vous l’avez enseignée, étudiée, analysée à travers des cours, séminaires, colloques et publications diverses. Vous l’avez portée, en somme. Le passeur en vous était garant d’un pouvoir-faire administratif comme d’un savoir-faire intellectuel. Mais ce passeur était surtout mû par une très grande amitié, une réelle affection pour l’homme. Le revirement des dernières années en fut d’autant plus décevant que des instances plus ou moins occultes l’ont fait basculer dans le « mi-dire la vérité » (dirait Lacan) et le louvoiement (comme symptôme). Et sans doute Henry Bauchau vivait-il un très grand malaise envers vous. Vous l’aurait-t-il écrit après l’affaire louvaniste ?

Marc Quaghebeur : Oui et non. Henry avait sa fierté, mais on peut lire entre les lignes. En revanche, il n’a pas du tout apprécié la lettre que j’avais écrite au doyen de la Faculté de lettres de Louvain. Nous avons toutefois poursuivi – et jusqu’au bout – notre dialogue d’écrivains et d’amis au travers de nos textes respectifs et de lectures communes, ainsi que je l’ai mentionné. Jusqu’où Henry mesura-t-il le forfait qu’il allait perpétrer par rapport à notre lien ? Il avait, en somme, géré la question du transfert à Louvain d’une part de ses archives, comme l’avaient fait, tout au long du siècle, les hommes d’affaires de sa famille dont son père avait pourtant tellement eu à souffrir, et alors qu’il voulait se départir de leurs pratiques. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il fit comme si cela n’avait pas eu lieu, mais presque, puisque c’est le moment où prend corps notre intense dialogue autour de mon roman Les Grands Masques[160]. Henry en a lu toutes les versions. Il savait que le personnage central, Ernest De Cormois, constituait un peu le contrepoint de ce qu’il était, tout en ayant son élégance, sa classe. Il l’a souvent commenté. Henry, je l’ai signalé, ne cessait de me dire de me concentrer sur mes textes et de délaisser l’action. Là, je pense que c’est lui qui avait raison.

Christiane Kègle : Il m’apparaît difficile pour vous de conclure au vu de ce lien affectif à Henry Bauchau, toujours vivant en vous. Mais, finalement, que retenez-vous et de l’homme et de l’oeuvre ?

Marc Quaghebeur : Sa rencontre, nos trente années en somme, malgré les zones d’ombre de la dernière décennie, a constitué dans ma vie un moment de grâce et d’exception, même si d’aucuns m’ont dit que j’eusse dû prendre plus de distance après ce pourrissement du milieu des années 2000, qui a étrangement lieu après Cerisy, qui eût dû positionner en force les AML. À force de vouloir tout concilier, et de s’être préoccupé de ceux qui cherchaient souvent leur bien plus que le sien, et alors qu’il pouvait manifester un réel courage physique, mais aussi moral, Henry a selon moi fait des choix discutables. C’est un peu le propre de toute son histoire.

Il faut aussi souligner, à travers le type de nuance que j’ai essayé de mettre en place dans cet entretien, le rapport d’Henry à l’espérance, à la petite espérance chère à Péguy, comme le côté marial d’Henry. Ce type de rapport au monde et à l’espérance nous unissait à certains égards. Le mien est cependant plus âpre, différent. Il s’enracine dans la célèbre phrase du Taciturne : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre[161]…» Mais il y avait chez l’un comme chez l’autre la hantise de l’horizon malgré tout – malgré les limites des choses et des êtres. Une temporalité singulière à laquelle contribuaient aussi nos rapports respectifs à la psychanalyse, sur fond de fascination commune pour l’Histoire, mais nos divergences en ce qui a trait à son emprise sur le sujet, comme sur la place du langage dans les rapports entre analyste et analysant. Henry était pour une part jungien, moi pas. Notre rapport au langage et à l’écriture a également été marqué par cette différence.

Certains des poèmes de l’extrême fin – on en a lus à l’enterrement, au Père-Lachaise – sont admirables. Jusqu’aux derniers moments – je le vois encore, longuement, en juillet 2012 – la poésie le fait vivre. Elle donne un phrasé, laisses ou haïku (ceux-là, en partie sous mon influence) à ses archétypes et hantises, lui confère une aura qui s’épuise peu et fait fonctionner autrement le mythique puisqu’il s’agit de poésie. Elle demeurera, je le pense, comme une pierre forte. Une surprise de taille m’attendait : Richelieu, dont nous n’avions jamais parlé.

Ce fut une durée – pas un moment – d’exception, pour lui aussi, je pense. Cela rend d’autant plus dommageables les aléas du milieu des années 2000, qu’il semble certes avoir considéré comme une parenthèse. La connaissance de l’oeuvre est à venir, je vous l’ai dit. C’est aussi un travail que je dois faire, maintenant qu’il a rejoint les ombres.

Bruxelles, Tournai, Québec

Novembre 2018 – septembre 2019