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Pour échapper à l’enfermement dans la pure vision juridique du monde, nous avions pris l’habitude de rapporter le droit à une réalité plus grande que lui, celle de la société. « Ubi societas, ibi ius » : le vieil adage romain nous servait de mantra. Il nous procurait l’évidence première d’un droit inséparable de son environnement et de son contexte social.

Le Collectif de recherche en droit et société (CRDS) de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) a rompu avec cette habitude et cet axiome en choisissant le mot « communitas » pour titrer sa nouvelle revue. La pensée de « la communauté » serait-elle plus pertinente aujourd’hui que celle de « la société » pour fonder l’observation et la critique du droit ? L’appel à la communion des esprits et au partage de la normativité comme bien commun des chercheurs (in communitas) s’avérerait-il plus fécond intellectuellement que la simple coordination de tous les savoirs spécialisés qui prétendent avoir développé une connaissance rigoureuse du droit dans l’un ou l’autre de ses aspects ?

Le choix éditorial des animateurs de la nouvelle revue ne me semble pas seulement en résonance avec l’évolution épistémique du monde des savants plus sensibles à présent aux exhortations à pratiquer l’interdisciplinarité ou mieux encore la transdisciplinarité. Il suffit d’observer un peu attentivement ce qui se fait et se dit en dehors des cercles universitaires, dans le monde de la vie et de la culture ordinaires, pour y constater également la présence dynamique des aspirations à la communauté des acteurs et à la communion des esprits. En d’autres mots, le titre de la nouvelle revue fait écho à un certain air du temps populaire aussi bien que savant.

L’évocation du binôme « droit et communauté » fournit l’occasion de s’interroger a contrario sur le binôme « droit et société » qui s’est imposé dans les mentalités populaires et dans les constructions savantes au fur et à mesure de leur acculturation à la modernité. Si l’on aspire aujourd’hui, au stade de la postmodernité et/ou de la modernité avancée, à vivre en communauté mieux qu’en société, et à connaître la normativité en communion mieux qu’en communication, qu’est-ce que cela révèle, en creux, sur l’expérience et la connaissance modernes de la société et du droit ? Que veut dire « faire société » si l’expression laisse échapper un résidu dont voudrait se saisir l’aspiration à « faire communauté » ? Quelles lumières réductrices projette l’étude scientifique des rapports entre le droit et la société si elle maintient dans l’ignorance des rapports entre le droit et la communauté ? Si l’air du temps propage le goût de l’expérience communautaire et l’esprit de communion intellectuelle, qu’est-ce que cela nous révèle des limites et des difficultés de la vie sociale et de la science modernes ? En quoi consiste au juste le sentiment d’incomplétude ou d’inachèvement qui nourrit l’aspiration à vivre et à penser le droit de façon communautaire plutôt que sociétaire[1] ?

La ligne directrice de cette réflexion m’a été suggérée par la lecture du bel ouvrage de Roberto Esposito intitulé Communitas. Origine et destin de la communauté[2]. Dans le contexte actuel de crise de l’État-nation et plus généralement du politique, Esposito observe, comme d’autres intellectuels avant ou après lui, un regain de faveur pour la pensée de la « communauté ». Il rappelle la signification étymologique de la communitas (être, se sentir, se reconnaître, en dette, obligé, envers autrui ; assumer une charge, un devoir de donner, de s’abandonner à plus grand que soi…) qui ne se comprend bien qu’en opposition avec l’immunitas (se concevoir et se vouloir individu libre et indépendant d’autrui, n’être lié que par contrat d’échange consenti et limitatif…). Au risque de trahir la pensée profuse d’Esposito, je résume trois de ses propositions qui me serviront de points de repère pour appréhender l’esprit communautaire qui résonne à l’heure actuelle dans nos consciences d’acteurs sociaux et de chercheurs.

Premièrement, la communauté s’éprouve au présent, dans une expérience ou un sentiment partagés ici et maintenant. Ce n’est pas la nostalgie d’une communauté mythique, originelle et désormais perdue, pas plus que l’anticipation d’une communauté utopique, promise dans un avenir plus ou moins lointain. Deuxièmement, la communauté n’est pas une entité (politique, sociale, économique ou culturelle) pourvoyeuse d’une plénitude quelconque au bénéfice de ces membres, par exemple la sécurité (Hobbes), la solidarité (Rousseau) ou la loi qui unit (Kant). Elle naît plutôt de l’épreuve partagée d’un vide ou d’un manque existentiel. Elle trouve sa raison d’être dans le souci commun d’une transparence ou d’une authenticité qui fait défaut dans les relations sociales modernes (Heidegger). Elle exprime le désir d’une communion d’esprit qui sortirait l’« in-dividu » de la solitude invivable dans laquelle le confine l’existence dans les limites du moi (Bataille). Troisièmement, la pensée et le sentiment communautaires sont impulsés et connotés par l’individualisme moderne. L’attrait pour la communitas doit se comprendre comme la contre-tendance ou la contrepartie du mouvement prépondérant de la culture et de la société modernes dans le sens de l’immunitas. La sensibilité communautaire contemporaine s’en trouve elle-même d’inspiration individualiste. Contrairement à la communauté traditionnelle qui assujettit ses membres à l’intérêt collectif, la communauté postmoderne place l’individu au centre d’elle-même. La recherche du bien-être individuel concourt à son élan et à sa raison d’être autant sinon davantage que la poursuite d’un projet collectif.

Je veux explorer ici l’idée qu’il existe présentement, dans l’ordre de l’action sociale comme dans celui de la connaissance des rapports entre le droit et la société, une relation dialectique entre l’expérience de la communauté et celle de la société, entre le binôme « droit et communauté » et le binôme « droit et société ». Si les acteurs aspirent à la vie communautaire, c’est qu’ils éprouvent davantage qu’avant les coûts de la vie sociale moderne. Si les savants qui s’intéressent à l’étude du droit souhaitent entrer en communion d’esprit avec tous ceux qui s’interrogent sur la normativité dans toutes ses formes, c’est parce qu’ils éprouvent plus fortement et plus consciemment qu’avant les coûts de l’épistémologie moderne qui leur enjoint de séparer le droit du reste de la normativité pour mieux l’appréhender dans sa spécificité.

Dans l’ordre de l’action comme dans celui de la pensée, un point de bascule a été dépassé, si bien que nous ressentons et nous concevons désormais les coûts de la modernité davantage que ses bénéfices. La société moderne engendre le manque ou le vide existentiel qui nous est commun, qui nous constitue en communauté négative et nous fait souhaiter des communautés plus positives. La science moderne des rapports entre le droit et la société entraîne le manque ou le vide cognitif qui rend désirable l’étude en communion de la normativité. Dans la vie ordinaire comme dans la vie de l’esprit, l’air du temps insuffle à la fois l’épreuve de la modernité sociétaire et le désir de l’esquiver dans une postmodernité communautaire.

1 La fatigue existentielle : éprouver et esquiver les coûts de la modernité sociale et juridique

La société moderne se vit et se conçoit dans la distance et le calcul. La fonction symbolique de ses institutions consiste à montrer et à imposer les manières de faire société malgré l’éloignement et la différenciation, par la coordination et la mise à profit des différences de lieux et d’appartenances. La marque distinctive de la culture moderne est d’amener l’esprit à se tourner vers l’avenir, à l’anticiper, à le planifier ou même à le programmer pour conduire le présent dans la voie du progrès. Le droit moderne fait corps avec l’architecture institutionnelle et la matrice culturelle qui font la rupture entre le monde moderne et le monde traditionnel. Il est solidaire de la modernité dans ses bénéfices et ses coûts. Considérés dans la perspective de l’individu et de son psychisme, la société et le droit modernes sont tantôt objets d’adhésion et de reconnaissance parce qu’ils s’avèrent sources de jouissance, tantôt objets de critique et d’évasion parce qu’ils se révèlent des instruments de souffrance.

L’institution imaginaire de la société moderne s’effectue simultanément dans l’ordre du politique, sous la figure tutélaire de l’« État-nation », dans l’ordre de l’économique par la présupposition du « libre Marché », dans l’ordre de la socialisation par l’imposition de l’« École » et dans l’ordre de l’intégration sociale par la « primauté du Droit » qui confère le supplément d’âme requis pour participer pleinement à la vie politique en qualité de « citoyen », à la vie économique comme « créancier » et « débiteur », à la vie publique à titre de « personne libre et responsable ». Chacun de ces lieux institutionnels ou symboliques concourt à la même pédagogie fondamentale de la modernité, soit prendre conscience de la diversité sociale, l’assumer et savoir calculer pour en tirer parti aussi bien individuellement que collectivement : diversité des groupes, communautés, associations, localités, régions, classes sociales, des origines et des aspirations que la Nation surplombe et unit ; calcul des exigences du vivre-ensemble et mise au point des politiques publiques afférentes aux objectifs nationaux ; diversité des ressources humaines et matérielles, des préférences et des stratégies, des biens acquis et des biens convoités, qui peuvent s’exploiter et s’échanger librement au sein du Marché ; calcul des bénéfices et des coûts de la production, de la consommation et de la circulation des biens et services ; mise au point des modes de gestion, d’échange, de coordination ou de coopération utiles à la maximisation du rendement ; diversité des cultures primaires que l’École a pour mission de faire accéder à une culture supérieure et diversité des talents individuels à enrichir par la certification des savoirs spécialisés ; calcul des connaissances et des habiletés à acquérir, élaboration des programmes, des cheminements et des méthodes d’apprentissage grâce auxquels s’effectuera l’acculturation aux sciences et aux techniques modernes ; diversité des droits et des obligations, des pouvoirs et des prérogatives, des principes et des règles dont le Droit impose la prise en considération tout en fournissant les moyens d’en limiter ou d’en modifier l’exercice ; calcul des changements juridiques souhaitables pour l’action politique, économique ou sociale et conception des actes juridiques publics ou privés qui procureront et garantiront ces changements.

La contribution de chaque institution à la production/reproduction d’un ordre social moderne plutôt que traditionnel ne se réalise pas instantanément. Cornelius Castoriadis considérait que la conversion des institutions à la modernité s’est opérée en deux temps[3]. D’abord, l’institution fait fond sur sa tradition propre et sa logique interne pour s’autonomiser de la vie sociale au point de s’aliéner la société. Ensuite commence un long processus de fonctionnalisation de l’institution, c’est-à-dire de conquête par la société du pouvoir d’infléchir les opérations et la logique institutionnelles dans le sens des besoins sociaux à satisfaire.

Castoriadis prenait expressément pour exemple l’évolution du droit dans ses rapports avec la modernité. La rencontre s’établit en tout premier lieu dans une connivence fondamentale : le Droit souscrit à l’imaginaire moderne d’une société autofondée et autorégulée sur la base de règles formelles et de calculs prévisionnels. Sans cette connivence initiale, le Droit n’aurait pas connu le développement que l’on sait aujourd’hui. Toutefois, dans cette association fondatrice, qui dira le contenu des règles de droit ? De quelles sortes de calculs, formels ou matériels, le contenu du droit procédera-t-il ? Les agents du système juridique ont tôt fait d’entretenir eux-mêmes l’imaginaire d’un droit qui se fonde sur les règles de son cru et répond prioritairement à ses besoins de cohérence interne. Ils ressuscitent la tradition du droit romain pour s’affranchir de l’ancien droit coutumier et exploitent à fond la logique formelle des catégories juridiques, quitte à rendre leurs calculs incompréhensibles et ineptes aux yeux des acteurs sociaux. La longue évolution subséquente sera celle de la fonctionnalisation graduelle du droit amené à mieux épouser les demandes de la société et à mettre la culture juridique en phase avec la culture moderne dans toutes ses ramifications.

Je soulignerai plus loin la contribution que les chercheurs « droit et société » ont apportée à cette évolution en s’inscrivant dans le registre de l’autocontestation qui est partie intégrante de la mécanique institutionnelle du droit moderne. Je veux d’abord mettre en évidence le résultat cumulatif du mouvement de fonctionnalisation de l’institution du Droit qui, à sa manière mais indiscutablement, aura appris à faire société avec la modernité. Résumons à très gros traits en disant que le contenu du droit est devenu progressivement moderne, c’est-à-dire étatique, capitaliste et scientifique. Ajoutons que ses calculs ont épousé successivement ou concurremment les visions du monde absolutiste, libérale, sociale-démocrate et néolibérale. Convenons surtout que le droit a acquis les attributs qui le rendent isomorphe et approprié à la société de la distance et du calcul.

Le droit moderne se tient à bonne distance institutionnelle de la vie ordinaire. Il confie l’essentiel de ses opérations à des professionnels porteurs d’un savoir spécialisé, aptes à manier correctement une rationalité juridique distincte du sens commun et des autres rationalités scientifiques. Il établit les personnes, les choses et leurs relations dans des identités et qualités juridiques distinctes. Il fournit et contrôle les moyens juridiques qui permettent tour à tour l’affirmation des différences et leur conciliation ou coordination politique, économique ou culturelle. Il occupe symboliquement sinon instrumentalement une place centrale dans l’art moderne de la guerre réglée, au sein d’une culture agonistique où l’on reconnaît d’emblée que les conflits d’intérêts, de valeurs et d’identités sont inévitables, mais peuvent être socialement utiles, même souhaitables, s’ils sont canalisés et gérés correctement à travers des procédés (la négociation, la médiation, l’adjudication judiciaire…) où la communication juridique joue un rôle rarement négligeable, souvent déterminant[4]. À l’instar du reste de la culture moderne, à travers ses règles et ses calculs, le droit prétend instaurer le règne du raisonnement distant et refroidi, guidé par des schémas qui reconfigurent la réalité vécue en réalité performative, appelant les personnes à sortir des pesanteurs psychologiques et culturelles qui bloquent la voie du progrès social.

La fabrique institutionnelle de la société moderne a vocation à produire un psychisme humain nouveau, celui de l’individu moderne. S’étonnera-t-on que le moi idéal de la modernité soit institutionnel et tende vers l’avenir ? Pour l’individu moderne, l’injonction première consiste à se reconnaître sujet de toutes les institutions qui comptent. Il est appelé à vivre et à penser en citoyen respectueux des règles de la civilité, de la légalité et du débat public[5], en producteur et en consommateur utile aux opérations du marché, en écolier studieux et ambitieux, en justiciable conscient de ses droits et de ses obligations. Qui plus est, une seconde injonction lui enjoint de ne pas se complaire dans un conformisme institutionnel passif, mais, au contraire, de suivre l’exemple des institutions de la modernité pour s’engager activement à son tour dans la voie du progrès incessant. Il lui faut prêter son concours à la conciliation démocratique de toutes les différences, à l’optimisation marchande de la totalité des ressources, à la maîtrise des savoirs de plus en plus complexes, à la mobilisation de l’ensemble des virtualités du droit.

La mondialisation contemporaine a pour grand avantage, s’il en est un, de rendre chaque jour plus manifestes et pressantes les injonctions à vivre et à penser dans la distance sans frontières et dans le calcul illimité. Le moi moderne est désormais invité à faire société à une autre échelle de l’espace et du temps. Vivre et penser en citoyen du monde, en opérateur du marché planétaire, en expert de la communication interculturelle, en harmonisateur des droits nationaux et promoteur d’un droit global tout à fois néolibéral et humanitaire. La société mondialisée est celle de toutes les distances physiques et culturelles abolies dans la communication en temps réel et dans le transport accéléré des choses, des personnes et des informations. C’est aussi celle des calculs politiques, économiques, technoscientifiques et juridiques poussés aux extrêmes du perfectionnisme logico-instrumental[6].

Dans chaque sphère de l’action et du discours, les pouvoirs constitués en organisations sont les forces imaginantes et instituantes d’une nouvelle avancée de la modernité sociale et juridique[7]. Transnationales ou mondiales, les organisations assurent le leadership et gèrent l’expansion d’un ordre nouveau sortant progressivement et rapidement du giron des institutions nationales. Pour les individus qui les observent avec appréhension, comme pour ceux qui les servent tant bien que mal, l’action des organisations crée une tension de plus en plus insoutenable entre les représentations de la première modernité, qui faisait encore des compromis avec l’héritage de la société traditionnelle, et celles de l’hypermodernité en processus d’institutionnalisation, qui étend son emprise avec l’intransigeance des conquérants d’un nouveau monde.

Jeté dans cet entre-deux institutionnel et culturel, le psychisme individuel balance contradictoirement entre les élans de fuite en avant et les velléités de retrait. L’ambition de faire société avec l’extension accélérée de la distance et du calcul nourrit dialectiquement l’aspiration à faire communauté dans la proximité et la spontanéité. Certaines consciences se délestent de cette ambivalence en se joignant résolument au camp des élites, aux avant-postes du changement. D’autres, comme le petit peuple d’autrefois, se réfugient dans les marges ou à la périphérie de la société, le plus souvent par fatalisme, parfois avec héroïsme[8]. Pour la plupart des individus — les « classes moyennes » de la postmodernité ? —, la tension de l’entre-deux se vit plutôt dans l’alternance des aspirations sociétaires et communautaires, dans un registre normatif bipolaire, avec le sentiment constant d’un inachèvement existentiel. L’expérience intense de la distance et du calcul fait éprouver fortement ce qu’il en coûte de ne pouvoir faire communauté dans la proximité et de ne pouvoir entrer en communion dans l’instant présent, parce qu’il faut bien vivre en société si l’on veut en partager les bénéfices. La communication avec l’ailleurs étranger et la projection dans l’avenir virtuel se paient de la communion rompue avec la réalité familière et immédiate, de l’absence aux proches et à soi-même, de l’extirpation hors du temps présent.

La fatigue existentielle et culturelle contemporaine n’est pas sans précédent historique, mais on a le sentiment qu’elle atteint à l’époque actuelle une intensité critique. L’ambivalence entre le sociétaire et le communautaire paraît poussée à une extrémité limite. Les consciences individuelles et collectives semblent se maintenir à un point de bascule qui rend plus désirables les lieux de proximité et les moments de spontanéité. La progression vers l’hypermodernité augmente la fréquence et l’intensité des pratiques communautaires hors institution, voire insurrectionnelles. Le décrochage se constate également dans l’ordre du discours social et de la communication publique par les appels à la communion des esprits dans le partage des opinions spontanées et dans l’expression plus ou moins véhémente des sensibilités « contre-culturelles ».

Je n’entends pas mesurer le pour et le contre des aspirations à faire communauté ni discuter des enjeux politiques et culturels du décrochage social déploré par certains et considéré par d’autres comme un réflexe de survie salutaire[9]. Je tiens pour vraisemblable que l’on y trouve le meilleur des communautés vibrantes et généreuses aussi bien que le pire des communautés fermées (gated communities) fondées sur le repli sécuritaire, identitaire ou socioéconomique. La communion des esprits peut inspirer les révoltes vertueuses et solidaires tout comme les professions de foi sectaires, populistes ou vulgaires. Même existentielles et compréhensibles, la fatigue et la colère ne sont pas forcément bonnes conseillères. Espérant me tenir dans un registre aussi peu normatif que possible, je me référerai très sommairement à quelques phénomènes communautaires assez bien connus pour y trouver la révélation de ce que faire communauté signifie dans notre contexte. Je chercherai à discerner ce que les expériences et les aspirations communautaires peuvent nous apprendre sur les coûts que les acteurs de la modernité sociale et juridique éprouvent et sur les souffrances qu’ils souhaitent esquiver.

Faire communauté aujourd’hui, c’est d’abord vouloir s’affranchir du rapport de sujétion aux institutions pour entretenir des relations interindividuelles ou vivre des expériences collectives dans l’immédiateté, l’authenticité et la transparence, sans la médiation et la distance qu’impose un tiers institutionnel à travers son organisation, sa doctrine, ses rituels, ses agents spécialisés, son langage officiel ou tout autre artefact qui éloigne de la vie ordinaire. Les « communautés de base » qui ont défié les institutions ecclésiastiques au cours des années 60 et 70 furent peut-être les premières manifestations des velléités autonomistes et antihiérarchiques de sujets déterminés à se réapproprier les modes d’expression de leurs croyances religieuses, en dehors des églises et des rituels où s’exerce le ministère des prêtres, dans l’exercice même des tâches auxquelles les laïcs se consacrent quotidiennement[10]. Les « groupes communautaires ou populaires » furent eux aussi porteurs d’une critique en acte dirigée cette fois contre l’emprise de l’État et du Marché. Ils aspiraient à libérer les acteurs du quartier ou du village de leur dépendance envers les appareils et les règles de la société politique ou marchande. Leur but était d’amener les forces vives de la société civile à la pratique de l’autogestion citoyenne et de l’économie coopérative pour recomposer le tissu social mis à mal par la bureaucratisation étatique et la marchandisation capitaliste[11]. Le « mouvement des communes » et la « pensée 68 » qui l’inspirait ont porté les velléités anti-institutionnelles à un degré plus intense et à l’échelle globale de la culture établie en épousant toutes les formes concevables de « la révolte contre le Père[12] » : critique radicale du maître et des vérités disciplinaires dans le domaine du savoir, mise en accusation du paternalisme dans la vie publique et privée, dénonciation de la persuasion clandestine des publicitaires au service de la société de consommation, discrédit de toutes les normes conventionnelles dans l’ordre moral. Les expressions de la révolution contre-culturelle en marche trouvaient un renfort idéologique dans la philosophie critique d’un Herbert Marcuse et un aiguillon messianique dans l’utopie conviviale d’un Ivan Illich. On célébrait par anticipation l’avènement de l’individu autonome cultivant, en communion avec les autres, les habiletés requises pour ne plus s’abandonner aux mains des professionnels, se libérant des injonctions prométhéennes portées par les institutions modernes pour épouser une éthique « épiméthéenne » au plus près et en contrôle de la vie immédiate[13].

Ces expériences et ces aspirations communautaires étaient dynamisées par la confiance dans les capacités collectives de modifier la trajectoire de la modernité et de « changer la vie ». On ne peut en dire autant des mouvements citoyens et des pratiques culturelles qui expriment de nos jours des velléités comparables aux précédentes, mais avec le sentiment lucide et désenchanté que la réappropriation de leur vie par les premiers intéressés ne peut désormais s’exercer qu’à très petite échelle, par exemple celle d’une ruelle à embellir ou celle du partage d’une automobile entre voisins immédiats[14], et pour le temps très court d’un événement protestataire en compagnie de complices que l’on ne reverra pas forcément demain. Les partis politiques, les organisations syndicales et les associations civiles qui se partagent le champ de la contestation institutionnalisée n’ont pas d’emprise sur ces initiatives qui se créent dans la spontanéité et l’imprévisibilité des relations de proximité et des réseaux sociaux. Ces manifestations citoyennes et culturelles ont surtout pour particularité postmoderne d’émerger ici et maintenant sans aspiration à durer ni stratégie articulée. Elles procèdent du désir d’exprimer et d’esthétiser de façon « manifestive » un sursaut existentiel, une irruption vitale, parfois avec l’ambition de lutter malgré la « désespérance » de pouvoir triompher, souvent avec l’envie impérieuse de laisser libre cours au moi spontané et authentique qui respire encore dans les interstices et les intermèdes de la socialité organisée[15]. Faire communauté actuellement, c’est en somme saisir avec d’autres l’occasion de combler tant soit peu l’écart à soi-même et au temps présent en s’évadant des calculs stratégiques, des critères et des rituels de la culture instituée.

Peut-on concevoir le droit qui ferait corps avec l’expérience communautaire et participerait intimement de la communion des esprits ? Un droit postmoderne en rupture de ban avec les institutions et les stratégies d’action de la modernité, spontané plutôt qu’organisé, intuitif au lieu de réfléchi, trouvé ad hoc de préférence à fixé d’avance, éprouvé dans l’interpénétration, jusqu’à l’éventuelle fusion des consciences, et non dicté par les appareils et les agents de la raison juridique officielle, un droit impolitique d’harmonie communautaire qui rendrait superflu le droit politique des conflits sociétaires, un droit extra-étatique et hors marché qui abolirait les frontières artificielles que la culture moderne érige entre l’individuel et le collectif, le privé et le public, le général et le particulier, un droit souple et dynamique apte à surgir au gré des expériences collectives locales et dans les événements éphémères où les esprits communient de façon quasi extatique ?

Le fait est que cette pensée « droit et communauté » est non seulement possible, mais qu’elle a été systématisée et portée à un haut degré de sophistication dans la sociologie juridique de Georges Gurvitch. Se référant aux doctrines du « droit social », notamment au « droit vivant » de Eugen Ehrlich, et au « droit intuitif » de Leon Petrazycki, Gurvitch avait mis au point dès 1940 la problématique et les concepts d’une sociologie transhistorique et transculturelle parfaitement outillée pour appréhender les espaces et les temps où le droit fait communauté plutôt que société[16].

Cependant, les savants contemporains des rapports entre le droit et la société n’ont pas su ni voulu mettre cet héritage à profit[17]. Leur entreprise scientifique a plutôt fait société avec les institutions et la culture du droit moderne, étatique, positif, professionnalisé, distant et calculé. Cette alliance conclue, il devenait contreproductif, même inconcevable de suivre Gurvitch pour repérer le droit dans les expériences collectives et immédiates de la valeur de justice, en comptant sur les ressources de la philosophie pour les distinguer de l’expérience des autres valeurs[18], en assumant pleinement sa conviction « idéale-réaliste » que la séparation du droit et du reste de la normativité devient fuyante et artificielle quand l’expérience sociale des valeurs atteint l’intensité des rapports de communion[19].

2 L’ennui intellectuel : éprouver et esquiver les coûts de la modernité scientifique

Le devoir d’objectivité, l’impératif de cumulativité des connaissances et le respect rigoureux des règles de méthode résument l’idéal de la science moderne. Le chercheur ou sujet scientifique est contraint de prendre ses distances par rapport à la connaissance spontanée ou familière, de s’inscrire dans la problématique de sa discipline, de prendre appui sur les théories et les concepts établis pour formuler et vérifier des hypothèses pouvant mener au progrès de la science.

Bien que leurs constitutions respectives en disciplines à part entière se soient réalisées très différemment, et malgré leurs rapports souvent tendus, la science juridique et les sciences sociales ont connu depuis le xixe siècle la même évolution fondamentale dans le sens de la modernité scientifique. Qui plus est, au cours des dernières décennies, elles ont fait une expérience identique d’institutions et d’acteurs scientifiques sortant de leur tour d’ivoire universitaire pour participer utilement à la résolution de problèmes sociaux. Tant chez les juristes que chez les spécialistes des sciences sociales se constate aujourd’hui un accroissement analogue du nombre et de la visibilité publique de chercheurs qui travaillent dans des instances de recherche appliquée ou thématique plutôt que fondamentale et de praticiens qui se réclament plus volontiers du dialogue interdisciplinaire que de la pureté disciplinaire.

Je veux développer ici deux propositions principales. Premièrement, la collectivité « droit et société » a joué un rôle très significatif dans la fonctionnalisation de l’institution du Droit et, par ricochet, dans l’évolution de la science juridique vers l’ouverture au pragmatisme social et à l’interdisciplinarité. Deuxièmement, les théoriciens et les praticiens de la collectivité « droit et société » sont devenus, comme la majorité des autres scientifiques, des experts éloignés de la figure traditionnelle du savant et plus encore de celle de l’intellectuel engagé. Si cette évolution leur procure d’importants bénéfices universitaires, professionnels et sociaux, elle les conduit aussi à éprouver ce qu’il en coûte de faire société avec l’instrumentalisation contemporaine du savoir scientifique. La collectivité « droit et société » paie, en effet, le prix d’un savoir expert qui s’interdit d’emprunter d’autres chemins de connaissance.

Je pense que l’on peut résumer l’histoire intellectuelle de la collectivité « droit et société » en disant qu’elle a toujours exercé une vocation critique à l’égard du droit et de la science juridique, mais à travers la succession de postures critiques différentes. Elle s’est faite initialement porteuse ou complice d’une critique sociopolitique du droit, en position d’extériorité contestataire des orientations dominantes du système juridique de l’État et de la science des juristes. Elle est présentement pourvoyeuse d’une critique scientifique, presque technique qui se met au service de la réforme des institutions du droit. Elle prend sa place dans les instances d’autocontestation et les mécanismes de rétroaction du système juridique et de ses différentes organisations. Elle s’assigne le rôle d’enrichir l’ouverture cognitive des agents institutionnels ou organisationnels par l’apport des idées qui animent ses recherches et des données empiriques qu’elle recueille.

La période initiale a été celle de la critique du droit traditionnel et libéral au nom des transformations de la société engagée dans un vaste mouvement de modernisation. Cette critique a eu des échos importants auprès des « juristes inquiets » de la persistance des catégories anciennes et du rationalisme formaliste dans les mentalités et les opérations du système juridique[20]. Les théories sociologiques du droit qui se sont affirmées au tournant du xxe siècle trouvaient leur caution dans le fait massif du changement social. Elles se donnaient pour tâche d’amener le système institutionnel du droit à prendre acte, résolument et dans son propre intérêt, des enjeux de la « question sociale ». La critique sociologique (sociological jurisprudence) ou réaliste (legal realism) a concouru significativement à la transformation du système juridique dans le sens d’un droit moderne qui fait corps avec les politiques de l’État interventionniste[21]. En parallèle, la mentalité dominante des juristes devenait celle d’un positivisme juridique qui écarte les vérités doctrinales anciennes ou renonce au rationalisme formaliste chaque fois que l’exige la loyauté professionnelle envers l’« intention du législateur ».

Il est vrai que la collectivité « droit et société » ne s’est pas ralliée en bloc à ce programme réformiste. Elle a été fortement marquée par un courant radical pour qui la société moderne aussi bien que le droit modernisé appelaient une critique identique d’inspiration révolutionnaire parce qu’ils étaient solidaires d’un même ordre capitaliste condamnable. Puisque sa thèse fondamentale était que la marchandisation et la juridicisation du monde vécu sont les deux faces de la détermination économique en dernière instance, le courant dit de « critique du droit » (et le mouvement correspondant des critical legal studies dans les pays anglo-saxons) aurait dû logiquement se réclamer de la critique du droit et de la société.

Quoi qu’il en soit, la collectivité « droit et société » ne se reconnaît plus guère dans ce programme révolutionnaire[22]. Son ethos est plutôt de travailler pragmatiquement à faire évoluer la société avec le droit et le droit avec la société. L’expérience des luttes sociales contre la discrimination, pour la reconnaissance du droit à la différence et contre les exclusions ayant montré que le droit peut servir à l’avancement de causes progressistes, la collectivité « droit et société » se retrouve volontiers dans le paradigme du « droit-ressource pour l’action sociale » de préférence à l’ancienne vision du droit comme « Raison transcendante » ou pure instance de domination[23].

Toute perspective systémique n’est pourtant pas abandonnée. On en trouve, au contraire, une version très dynamique dans les recherches sociojuridiques qui se réclament de la théorie des systèmes sociaux hautement différenciés. Le droit y est conçu comme un système autopoïétique doté d’une forte autonomie normative, mais néanmoins capable d’évoluer à travers des programmes opératoires qui peuvent changer et améliorer son ouverture cognitive[24]. Les spécialistes « droit et société » sont dès lors convoqués pour enrichir de leurs idées et de leurs données les programmes opérationnels d’un droit en phase avec la société (responsive law) ou d’un « droit réflexif » qui partage la régulation de la société avec les instances des milieux visés. Le système de droit moderne peut ainsi apprendre à fonctionner en empruntant des formes de rationalité juridique autres que la rationalité formelle et libérale du xixe siècle, même si cette dernière est loin d’être disparue[25].

Après avoir répondu tour à tour aux attentes des juristes inquiets, réformistes, révolutionnaires et positivistes, la théorie et la recherche sociojuridiques me semblent fortement animées désormais par le souci d’entretenir un dialogue critique, mais constructif et ouvert au point de vue interne de la science du droit, avec les gestionnaires du système juridique de l’État et avec les « praticiens réflexifs[26] », les « juristes constructivistes[27] » ou les « juristes scientifiques[28] » qui assurent la pénétration du droit dans la plupart des milieux le moindrement organisés. À l’instar des autres scientifiques qui travaillent dans ces milieux sociaux, les théoriciens et les praticiens de la recherche « droit et société » adoptent la posture pragmatique et interdisciplinaire d’experts déterminés à contribuer utilement à la résolution des problèmes organisationnels et sociaux.

La collectivité « droit et société » s’éloigne ainsi des préoccupations de théorie fondamentale et des positions idéologiques qu’on lui a déjà connues. Elle s’institutionnalise dans les universités et dans les instances de recherche publiques ou privées. Elle s’instrumentalise à travers des problématiques et des méthodes de recherche adaptées aux besoins et aux exigences des organismes subventionnaires, des partenaires et des instances immédiatement visées. Elle s’industrialise par la pratique de projets et de programmes de recherche interuniversitaires et internationaux qui soumettent les réseaux de chercheurs au cycle sans fin des rapports à produire et des financements à renouveler.

Les bénéfices qu’en retirent les spécialistes des rapports « droit et société » sont patents. En faisant société avec la modernité scientifique, ils et elles ont acquis une position confortable dans le champ universitaire et dans les milieux socioprofessionnels visés par leurs recherches. Au sein des universités, la collectivité « droit et société » peut en ce moment compter sur des cours et des programmes d’enseignement qui portent sur son domaine d’expertise. La prise en considération des théories et des concepts sociojuridiques ainsi que l’enseignement des méthodes de recherche sociale sont particulièrement affirmés aux cycles supérieurs. On le constate notamment dans les critères d’évaluation des thèses et des mémoires de droit. Le cadre théorique hypothético-déductif et la démarche empirique y sont expressément encouragés sinon imposés. Ces nouvelles pratiques d’enseignement sont d’ailleurs confortées par les politiques de la recherche subventionnée et par les objectifs de la recherche commanditée. Quant aux critères de financement, ils favorisent les projets d’orientation interdisciplinaire et empirique plutôt que les études doctrinales du droit en vigueur. Le savoir théorique des chercheurs « droit et société » et la connaissance factuelle des problèmes auxquels se confrontent les acteurs travaillant dans leur domaine de recherche leur confèrent ainsi le statut d’experts régulièrement sollicités par les acteurs sociaux et de plus en plus par les médias d’information publique.

Les coûts de l’accession au statut d’expert sociojuridique seraient mieux connus s’il n’était pas contreproductif et débilitant pour les premiers intéressés de les dénoncer eux-mêmes en crachant dans la soupe. En attendant que leur expérience de la modernité scientifique les mène à un état d’exaspération ou de fatigue intellectuelle intolérable, on peut se faire une idée des coûts qu’ils doivent payer en s’inspirant de ce qui a été dit plus haut concernant les velléités de faire communauté nourries dialectiquement par l’expérience de la modernité avancée. Ce raisonnement analogique conduit à penser que l’engagement de plus en plus intransigeant dans l’idéal et la pratique de la science moderne fera éprouver aux chercheurs la nostalgie des modes de connaissance autres que scientifique et l’aridité de la rupture consommée avec les idéaux humanistes. Les experts « droit et société » aspireront dès lors à faire communauté avec les autres chercheurs dans l’expérience d’une même insatisfaction intellectuelle et à entrer en communion avec le désir d’esquiver les servitudes du savoir expert.

L’idéal d’objectivité scientifique impose au chercheur de s’éloigner de sa propre subjectivité par la médiation du savoir établi et de la méthodologie. L’expertise scientifique commande la neutralisation des convictions personnelles et l’abandon du contrôle sur l’utilisation des résultats de recherche. Spécialisé, soumis aux exigences d’un contrat, instrumentalisé à des fins institutionnelles et organisationnelles, tourné vers des besoins étrangers à la poursuite de la connaissance pour elle-même, le savoir expert s’acquiert dans la distance à soi et se pratique dans l’aliénation aux projets des autres.

L’aspiration à une connaissance libre, réappropriée par le chercheur, spontanée plutôt qu’enfermée dans les mandats de recherche et dans les prescriptions de méthode, gratuite, conviviale plutôt que réservée aux spécialistes reconnus, partagée dans un esprit de communion au lieu d’obéir à la logique sociétaire de la division du travail, cette aspiration intellectuelle commence à se dire ouvertement au sein de l’université. Elle s’exprime plus souvent parmi ceux et celles qui n’ont pas encore atteint le statut d’expert. Elle se vit plus intensément dans les périodes critiques, comme le « printemps érable » québécois de 2012, où les chercheurs sortent de leurs habitudes fonctionnelles et s’interrogent collectivement sur les coûts de la modernité scientifique. S’expriment ainsi : le désir de ralentir le rythme de la production et de la transmission des connaissances[29] ; la critique de l’université entrepreneuriale et l’ambition de la transformer en « hétérotopie ou contre-espace de contestation des idéaux institutionnels[30] » ; l’envie de jouir sans entraves de l’expérience de la connaissance et d’en distribuer gratuitement les produits, sans droit de propriété intellectuelle, sans paradigme à défendre ou à promouvoir ; le goût d’une connaissance organique qui fait corps avec la volonté et les affects du chercheur sans se laisser dominer par la pensée rationnelle et la convenance sociale ; l’ambition de créer des « espaces intellectuels communs » où se pratiqueront l’aventure des idées, la pensée originale et l’imagination créatrice qui ont déserté les sciences sociales[31].

Pour la collectivité « droit et société », l’aspiration à une connaissance de type communautaire mènera à renouer le dialogue avec les sciences humaines qui ont occupé une grande place dans la réflexion sur le droit avant d’entrer dans l’ombre des sciences sociales. L’économie politique, la philosophie, l’histoire et la littérature seront sans doute au rendez-vous. Les conjonctures sociales du moment inciteront aussi les chercheurs à reprendre le fil de l’ancienne critique radicale du droit et de la société modernes. Qu’elle soit motivée par des considérations humanistes, politiques ou esthétiques, la réflexion communautaire sur le droit s’affranchira des limitations de la connaissance moderne axée sur le système juridique de l’État et strictement éclairée par la pensée scientifique. Puisant ses inspirations dans l’ensemble des modes de connaissance, la théorisation communautaire multipliera les « lieux du droit[32] » et les temporalités du juridique[33] au point de rompre avec les critères de la juridicité moderne.

Affranchie de l’emprise de l’État et des juristes, la connaissance du droit s’inscrira sans véritable ligne séparative dans le sillage de l’étude de la normativité. L’objet commun sera la normativité qui s’exprime dans l’immédiateté des rapports sociaux, sans médiation, sans énonciateur ni interprète officiels, sans agents d’application ou de mise en oeuvre, ipsa loquitur. Le fait normatif ou la norme factuelle, plutôt que le fait et la norme artificiellement distingués, seront les unités d’analyse privilégiées. Le langage narratif ou « manifestif » prendra le pas sur le langage performatif comme mode de repérage de la normativité vécue et théorisée. L’ambition ne sera plus de servir la mise en oeuvre d’un droit prométhéen et prophétique, mais de saisir et de comprendre la dynamique d’une normativité d’ici et maintenant, produite et consommée dans l’instant présent. Les lieux et les temps des expériences normatives appréhendées obéiront à une dynamique intense et trop instable pour que s’y établissent des hiérarchies de normes et d’acteurs. Ce seront des espaces et des moments de fusion du public et du privé, du collectif et de l’individuel, d’interpénétration des consciences, de mélange de la parole, du signe et de l’action dans des rituels improvisés, de libération de l’imaginaire, de ralliement à l’événement en train de se faire et se défaire, de revanche de l’esprit total sur la raison partielle. Impulsive et inventive, sans règle ni but ni procédure, la connaissance conviviale sera, à l’image même de la normativité postmoderne, une avancée sans préméditation, une aventure sans lendemain.

3 Droit et communauté : une communion impossible ?

Esposito considère que la communauté est à la fois « nécessaire et impossible[34] ». Nous ne pouvons pas nous empêcher d’y penser, mais sa réalisation est radicalement impossible puisque la communauté n’existe que négativement, par l’expérience commune du vide. C’est le trop-plein institutionnel de la société moderne qui fait éprouver le vide existentiel sur lequel se fonde la communauté postmoderne. La coprésence irréductible du positif sociétaire et du négatif communautaire se constate dans l’espace (dans la rue, par exemple, lieu habituel de la circulation automobile, mais parfois appropriée par des manifestants) et dans le temps (notamment à travers l’alternance du travail et de la fête). Dans l’ordre de l’action sociale, la coprésence est celle du progrès organisationnel et de la fatigue individuelle. Dans l’ordre de la pensée, elle est celle de la connaissance experte et de l’ennui intellectuel.

S’agissant d’imaginer ce que serait un droit authentiquement postmoderne, Boaventura de Sousa Santos, quant à lui, a formulé une vision de l’avenir qui ne rompt pas avec l’espérance humaniste[35]. Récapitulant la trajectoire moderne du droit et de la science, il arrive à la conclusion navrante que ces deux oeuvres de civilisation qui se voulaient porteuses d’émancipation collective et individuelle sont plutôt devenues des instruments de régulation. Il exhorte toutefois ses lecteurs à ne pas faire taire les militants et les penseurs utopistes qui croient encore à un renversement possible de la trajectoire moderne. Le droit et la science pourront servir la liberté plutôt que le contrôle si les communautés citoyennes et savantes prennent en main la transition paradigmatique vers la postmodernité. L’avenir n’est pas encore joué, et les communautés humaines ne sont pas fatalement condamnées au registre de l’impolitique.

Pensée de la transition ou pensée de la tragédie ? Nous n’en ferons pas un pari pascalien. Convenons plutôt de nous en tenir à la philosophie de l’ici et maintenant qui en vaut bien d’autres. Notre présent est, à n’en pas douter, celui de l’embrigadement dans les instances de la modernité sociale, juridique et scientifique. Cependant, c’est aussi celui des possibilités d’esquive existentielle et intellectuelle dans les marges et les intermèdes où les contraintes du monde sociétaire s’estompent.

La revue Communitas rendra un grand service à la collectivité « droit et société » si elle s’offre comme un espace de partage des connaissances dans la proximité et dans la spontanéité, si l’esprit de communion y souffle souverainement. Souhaitons qu’elle soit un lieu d’esquive communautaire et une occasion de ressourcement intellectuel, ici et maintenant.