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Le 5 mai 2015, des journalistes politiques françaises publiaient une tribune dans le quotidien national français Libération (Amar et autres 2015). Elles y dénonçaient le « sexisme ambiant » dont elles étaient victimes et les « habitudes machistes » d’une partie des « élus de la République », expliquant que ces « conditions de travail délicates » les contraignaient à ne pas faire « tout à fait comme [leurs] camarades masculins » dans les relations de « proximité » et le « lien de confiance » qu’elles entretenaient avec leurs sources. Les femmes signataires de la tribune expliquaient ainsi vouloir dénoncer l’impunité des membres du personnel politique dont les comportements sexistes à leur égard, fleurant parfois le harcèlement sexuel, constituaient une contrainte genrée dans la pratique du journalisme politique au quotidien, les mettant alors en position de désavantage stratégique, par rapport à leurs confrères, dans le processus de collecte des informations. Cette prise de position publique peut paraître surprenante à plus d’un titre. Tout d’abord parce qu’il est relativement rare que des journalistes publicisent les conditions dans lesquelles se fabrique l’information et, plus précisément, la manière dont se tissent les relations qu’elles et ils entretiennent avec leurs sources d’information. Ensuite, parce que cette dénonciation publique n’est pas sans risque professionnel pour des journalistes qui se trouvent dans un rapport d’« interdépendance fonctionnelle » (Charron 1994 : 36-40) avec les représentantes et les représentants politiques, oscillant entre collaboration et concurrence, soit le risque de se voir boycotter. Cet apparent paradoxe fait émerger plusieurs questions. Qu’est-ce qui, dans leur trajectoire sociale, rassemble ces femmes qui prennent le risque de subir les coûts professionnels de leur prise de position? Dans quelle mesure la mobilisation d’un argumentaire relatif au genre constitue-t-elle une ressource stratégique pour influencer le rapport de force qui les lie au personnel politique? Au-delà du seul cas de la tribune précitée, notre analyse porte sur les manières dont les journalistes politiques françaises exerçant dans les médias d’information générale et politique (tous supports confondus)[1] se saisissent ou non du genre pour décrypter les conditions dans lesquelles elles exercent leur métier au quotidien et les stratégies qu’elles mettent en place pour s’adapter à ces contraintes, les dénoncer, les contourner ou encore les minimiser. Plus précisément, notre étude est centrée sur cette phase du processus de production journalistique que constitue la collecte des informations et sur les relations avec les sources privilégiées d’information que sont les élues et les élus politiques – majoritairement des hommes.

Le cadre théorique

Notre analyse se situe au croisement de deux cadres théoriques principaux. Le premier s’inscrit dans la sociologie du genre, entendu comme un système de relations sociales produisant deux catégories de sexe – féminin et masculin – pensées comme antagonistes et hiérarchisées. Ainsi, pour reprendre les mots de Joan Scott (1988 : 141), le genre est « un élément constitutif de rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes, et […] une façon première de signifier des rapports de pouvoir ». Le second cadre théorique relève de la sociologie des champs sociaux telle qu’elle a été élaborée par Pierre Bourdieu. Le champ désigne un microcosme social relativement autonome régi par des règles qui lui sont propres et où chaque agent ou agente occupe une position plus ou moins dominante ou dominée selon les capitaux qu’elle ou il détient, soit un ensemble de ressources qui influent sur sa trajectoire (professionnelle, par exemple). La dimension relationnelle et différentielle de ce concept retient particulièrement notre attention en ce qu’elle permet de comprendre le journalisme comme un champ de forces et de luttes au sein duquel les journalistes, aux positions et aux capitaux variés, s’investissent plus ou moins dans le jeu qui consiste à imposer ou à défendre une définition légitime de l’excellence professionnelle et à briguer ou à consolider des positions de pouvoir.

Des organisations genrées

À la suite de Joan Acker (1990), nous adoptons la perspective selon laquelle les organisations sont genrées à divers niveaux : dans la construction des divisions genrées (division du travail, comportement admis, emplacement dans l’espace physique, distribution du pouvoir, etc.); dans la construction d’images et de symboles renforçant ces divisions (par exemple, l’image de la masculinité associée aux compétences techniques); dans les diverses interactions entre hommes et femmes, entre femmes ou entre hommes; dans l’identité individuelle (dans le choix du travail approprié, dans l’emploi du langage, dans l’habillement, dans la présentation de soi, etc.); dans le processus continuel de création et de conceptualisation des structures sociales. Candace West et Don Zimmerman (1987 : 126) soulignent que « faire le genre [doing gender] implique des activités perceptuelles, interactionnelles et micropolitiques complexes, socialement orientées, qui font de certaines activités des expressions des ‘ natures ’ masculine et féminine ». À l’instar de Carolyn Byerly (2004), qui souligne l’importance de prendre en considération « les mécanismes non violents qui, parallèlement aux actes de coercition manifestes, fonctionnent plus subtilement pour obtenir le consentement des femmes et des hommes à la perpétuation de systèmes masculins propres aux rédactions et, par extension, les contenus informationnels que ces rédactions produisent », nous nous intéressons ici à la manière dont le genre s’ancre dans les logiques organisationnelles des entreprises médiatiques et dont il est produit et reproduit en permanence à travers les interactions quotidiennes qui se déroulent au cours du processus de production de l’information. Plus précisément, nous centrons notre attention sur les stratégies individuelles et collectives mises en oeuvre par les journalistes politiques françaises dans l’exercice quotidien de leur métier – en particulier au moment de la phase de collecte des informations et dans leurs relations aux sources – pour faire face à ces routines, rituels et interactions genrées.

Des stratégies lues à travers le prisme du capital symbolique

Plusieurs recherches anglo-saxonnes et scandinaves ont souligné la diversité des stratégies adoptées par les journalistes femmes pour s’insérer dans les collectifs de travail des salles de rédaction (Bruin 2004; Melin-Higgins 2004), pour investir le champ journalistique (Djerf-Pierre 2007; Djerf-Pierre et Löfgren-Nilsson 2004), ou encore pour affronter les stéréotypes et les discriminations dont elles sont l’objet au moment de la collecte des informations auprès des sources (Lachover 2005; Schoch 2019; Voronova 2014); puis ces recherches en ont dressé des typologies. Par exemple, Einat Lachover (2005), à propos de la presse généraliste israélienne, et Lucie Schoch (2019), concernant le journalisme sportif en Suisse, mettent en évidence des stratégies adoptées par les journalistes femmes à l’égard de leurs sources que l’on pourrait analyser comme une forme de « retournement du stigmate ». Ces journalistes cherchent en effet à exploiter à leur profit les stéréotypes de genre de la « femme comme objet sexuel », en usant de la séduction (tactic of flirting), et de la « femme faible », en feignant la naïveté et à force de demandes d’explication (help me tactic). Ludmila Voronova (2014), quant à elle, conclut que les journalistes politiques russes et suédoises s’adaptent aux rôles de genre traditionnels qui leur sont attribués à l’occasion de leurs interactions avec le personnel politique, même si certaines (dans le cas suédois) essaient de « neutraliser » les effets de genre en ne jouant pas de leur « féminité ».

Si ces études en appellent à une sociologie goffmanienne pour comprendre le « cadre de l’interaction » dans lequel les journalistes femmes activent ces stratégies, elles laissent toutefois en suspens une série de questions. Qui sont les femmes qui mobilisent telle ou telle stratégie? Pourquoi elles? Dans quel contexte (social, politique, etc.) cela a-t-il lieu? Plus précisément, qu’en est-il de leur trajectoire biographique, de leur socialisation, de leur sociographie, de leur position dans les salles de rédaction et les services, de leur capital symbolique, culturel et social, de leur socialisation genrée? Dans quelle mesure ces stratégies constituent-elles des choix affirmés ou bien des choix par défaut? Quelles visions du journalisme portent-elles? L’absence de données sur la socialisation, les trajectoires et les positions des journalistes femmes constitue un impensé de ces études qui pourraient laisser croire que ces populations d’enquête constituent un ensemble socialement homogène.

La perspective que nous explorons ici part de l’hypothèse inverse selon laquelle l’hétérogénéité du groupe formé par les journalistes politiques femmes constitue une clé d’analyse centrale. À l’appui d’une approche bourdieusienne, nous examinons les stratégies adoptées par les journalistes politiques françaises à travers le prisme du capital symbolique, social et culturel que celles-ci détiennent et des dispositions à élaborer une lecture genrée des situations sociales qu’elles ont forgées au cours de leur socialisation primaire et secondaire. Le capital symbolique désigne le volume de reconnaissance et de légitimité accumulé par une personne au sein de son champ d’appartenance (Bourdieu 1972 : 238); le capital social, les ressources que les individus mobilisent à travers leurs réseaux de relations – famille, amis et amies, collègues, voisinage; le capital culturel, la possession de biens culturels (livres, films, musique, oeuvres d’art, etc.) et de diplômes, ainsi que les compétences mises en oeuvre dans la consommation de ces biens (Bourdieu 1979 : 3-6); et les dispositions, des manières de faire, de penser ou de sentir, qui forment « une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions » (Bourdieu 1972 : 178). Cette analyse croisée permet de souligner l’hétérogénéité des (dis)positions de ces journalistes et de mieux déterminer en quoi celles-ci ne peuvent pas mobiliser indifféremment l’ensemble de la palette des stratégies relevées.

La démarche méthodologique et l’enquête de terrain

Les données exploitées dans notre article ont été produites à partir d’une enquête de terrain qualitative basée sur la réalisation de douze entretiens semi-directifs menés de 2016 à 2019 auprès de journalistes françaises exerçant au service politique de médias d’information politique et générale en France; la durée de chaque entretien variait de 60 à 120 minutes. La perspective théorique élaborée précédemment nous a conduites à prendre en considération, dans la délimitation de notre population d’enquête, l’hétérogénéité des conditions d’exercice de cette spécialité journalistique (selon le statut d’emploi, le type de média, l’ancienneté, le domaine de spécialité, etc.), qui influent sur le rapport de force avec les sources d’information. Les journalistes politiques interviewées sont âgées de 25 à 48 ans et en sont donc à différents stades de leur carrière journalistique. Elles occupent un emploi dans les médias suivants : radio (une privée, deux publiques), télévision (une publique, deux privées dont une chaîne d’information en continu), presse écrite (deux), presse écrite et en ligne (deux), presse en ligne (deux). Parmi elles, deux ont un statut d’emploi instable (contrat à durée déterminée (CDD)), tandis que dix bénéficient de contrats à durée indéterminée (CDI). Nous avons anonymisé les noms des entreprises de presse et des journalistes interviewées afin de répondre à la demande de certaines d’entre elles, préoccupées par le risque d’être reconnues. Outre le fait de favoriser un climat d’entretien plus serein, le choix de l’anonymat nous a permis d’obtenir de plus amples renseignements sur certains épisodes de leur trajectoire.

Une féminisation ambiguë du journalisme politique français

Longtemps dominé par les hommes, le journalisme politique français s’est progressivement féminisé[2] depuis les années 1990 et 2000, de nombreux services politiques affichant aujourd’hui une répartition femmes-hommes qui semble avoir atteint la parité, si ce n’est renversé les termes de l’équation, dans les médias d’information générale et politique français. Ce constat repose sur les données que nous avons rassemblées lors des entretiens ou encore à partir des sites Web des entreprises médiatiques ou dans les annuaires de presse pour la période 2015-2019. Il concerne deux télévisions nationales privées, une chaîne de télévision politique publique, une chaîne thématique spécialisée sur la politique, deux radios nationales privées, deux radios nationales publiques, deux hebdomadaires généralistes, trois quotidiens nationaux et un journal en ligne. Sur l’ensemble de ces quatorze médias, 44 journalistes politiques sur 74 sont des femmes, soit 59,5 %. Cette féminisation parmi les journalistes politiques « de base » n’existe toutefois pas chez les journalistes qui occupent un poste de décision, où la présence masculine reste largement majoritaire : 11 hommes contre 2 femmes[3] exercent la fonction de chef de service ou de rédacteur ou rédactrice en chef du service politique.

À cette augmentation du nombre de femmes au sein des services politiques, nous devons opposer cependant le constat d’une recomposition de ségrégations genrées qui entravent les carrières féminines. Nous avions conclu de nos précédentes études à propos de la presse quotidienne nationale (Damian-Gaillard et Saitta 2011) que le journalisme politique français constituait un univers de travail masculin sous plusieurs aspects : si la composition de certains services politiques tendait vers la parité, d’autres restaient dominés numériquement par les hommes; les services en question étaient plus souvent dirigés par des hommes que par des femmes; les sources privilégiées que sont les représentantes et les représentants politiques restaient en majorité des hommes, malgré l’adoption de la loi du 6 juin 2000 « tendant à favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives », dite loi sur la parité en politique; le métier et la carrière de journaliste politique étaient définis de manière masculine (masculinist career notion; Robinson 2004 : 183) en ce qu’une forte concurrence sévissait au sein du service politique, où, par un effet d’homologie, les logiques de promotion étaient calquées sur les rythmes et les hiérarchies du champ politique lui-même. Cet univers de travail masculin mettait en difficulté les journalistes politiques femmes, notamment dans l’articulation des temps sociaux et à l’égard de la maternité (EIGE 2019; INSEE 2012), mais aussi devant les assignations genrées dont elles pouvaient être l’objet de la part des collègues, de la chefferie et des sources. Une dizaine d’années plus tard, les résultats de cette nouvelle enquête de terrain, étendue à un ensemble plus vaste de médias d’information générale et politique (radio, télévision, presse écrite et en ligne), ne remettent pas en cause ces constats. Durant la seconde moitié des années 2010, les conditions de travail au sein des services politiques demeurent en effet particulièrement disqualifiantes pour les femmes.

L’homosocialité, le climat professionnel et la division du travail journalistique

Les divers travaux anglophones s’intéressant aux mécanismes de production et de reproduction d’un « ordre genré » ont relevé le rôle joué par l’homosocialité[4] masculine dans le processus d’entrave (à l’entrée, au maintien ou à la progression) et d’éviction (des postes de direction, des promotions) qui touche les carrières journalistiques féminines (Robinson 2005; Löfgren-Nilsson 2010). Cette homosocialité se traduit par un « climat professionnel » et des « normes conversationnelles » sexistes, et par une préférence marquée des rédacteurs en chef pour un « entre soi » masculin. De façon concordante, nous constatons à travers nos entretiens que le favoritisme des rédacteurs en chef à l’égard des hommes, doublé de préjugés sur les (in)compétences des femmes (« les femmes sont de beaux ornements, mais elles sont un peu greluches[5] »; « les femmes, c’est chiant, ce n’est pas fiable[6] »), conduit à l’éviction de ces dernières d’espaces valorisants (tels que la tranche horaire de 8 h dans une radio privée nationale) ou de promotions auxquelles elles auraient logiquement dû accéder (couvrir la campagne présidentielle d’un candidat bien positionné dans cette compétition électorale ou encore suivre le chef de l’État). De même, une anecdote rapportée par une journaliste politique à propos d’une radio publique nationale française au début des années 2010 montre combien les sociabilités masculines au travail peuvent conduire à l’invisibilisation des femmes dans les interactions informelles entre collègues et chefferie :

Il y avait dans le service […] un bureau vitré dans lequel [était] installé le chef du service […] Et donc je me souviens par exemple, physiquement, les femmes restaient toujours debout à l’entrée de la porte alors que les garçons s’installaient avec le prince, et c’était du rire gras […] c’était la complicité masculine en fait. Et dans cette complicité masculine, les filles parfois elles se mettaient au bord de la porte juste pour écouter et globalement elles n’intervenaient pas, et si elles intervenaient, rarement, on n’écoutait pas leurs remarques[7].

La concurrence interne, la définition masculine du métier et l’articulation des temps sociaux

Comme le souligne Gertrude Robinson (2005 : 102), les compétences attendues à l’égard des journalistes sont façonnées par un univers de travail concurrentiel (newsroom’s confrontational culture) où la disponibilité (profession’s unreasonable time requirements) agit de manière discriminante dans le processus de promotion, ce qui favorise de facto les hommes sur qui les responsabilités familiales pèsent moins. Nos entretiens aboutissent à des conclusions convergentes. En effet, le journalisme politique calque ses rythmes sur ceux de la vie politique, obligeant à une présence au travail en dehors des horaires conventionnels (réunions électorales le soir et la fin de semaine, tunnel des périodes de campagne électorale, déplacements en France et à l’étranger du président de la République, etc.). Cette présence extensive au travail est aussi à mettre en rapport avec la concurrence interne aux services politiques qui nécessite d’occuper son territoire, d’être là pour le défendre afin de « faire gaffe à ne pas se faire empiéter[8] ». Le phénomène est accentué dans les chaînes d’information du fait de la diffusion en continu ou encore dans les radios publiques où les réductions budgétaires conduisent à recourir de moins en moins à des remplacements temporaires. En outre, la hiérarchie des dossiers recoupant celle des fonctions politiques (du Parlement à l’exécutif; des « petits » partis aux partis de gouvernement), plus on progresse en interne dans la succession des dossiers confiés, plus on doit être disponible, car les dossiers stratégiques s’avèrent être les plus chronophages, bénéficiant d’une plus ample couverture médiatique.

Certes, plusieurs entretiens révèlent que la chefferie du service politique peut se montrer compréhensive sur la question de l’articulation des contraintes professionnelles et familiales, à l’instar d’une chef de service qui a bénéficié de cette promotion alors qu’elle était enceinte, de cet autre qui s’absente du bureau pour emmener ses enfants à des rendez-vous médicaux ou encore dans le cas de chefs prenant en charge les tâches domestiques lors de la garde alternée de leurs enfants. Cependant, la tolérance liée à la prise en considération du travail reproductif dans certains cas n’enlève rien à la nécessité de se plier à la règle d’une disponibilité maximale pour faire carrière. Ainsi, devant ces tensions contradictoires entre contraintes privées et aspirations professionnelles, les journalistes politiques françaises semblent endosser deux types de postures. Celles-ci peuvent varier au cours du temps chez la même personne, toutes les femmes n’étant pas égales devant la nécessaire disponibilité au travail, notamment selon le cycle de la vie où elles se situent, leur âge, leur situation de famille, la présence et l’âge de leurs enfants, la répartition du travail domestique au sein de leur couple…

La première posture – disponibilité totale – consiste à « occuper le terrain » au prix de sacrifices personnels : pas d’enfants, aucune vie de couple, défamilialisation forte (c’est-à-dire externalisation par les familles des tâches de soin (care), qui favorise la liberté et l’indépendance économique des femmes). « On singe les hommes, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de problème d’horaire[9]. » La seconde posture – disponibilité modulée – consiste à adapter son engagement au travail en fonction de ses exigences familiales, quitte à en subir les coûts professionnels, pouvant aller jusqu’à la sortie du journalisme politique. L’une des participantes à notre enquête, enceinte de son deuxième enfant, préfère ainsi rester dans un média de second rang où les perspectives d’évolution sont moindres[10].

Les conditions de travail des journalistes politiques dans les médias d’information générale et politique français demeurent donc largement disqualifiantes à l’égard des femmes. Ces conditions se révèlent aussi particulièrement compliquées en dehors des salles de rédaction, dans le processus de collecte des informations qui amène ces journalistes à entretenir des liens réguliers avec le personnel politique français. Comme l’explique Einat Lachover (2005 : 293), « les études universitaires ont constamment démontré que les sources d’information masculines ont tendance à faire preuve de discrimination à l’égard des femmes journalistes ». Nous proposons ici d’analyser en détail les manières dont les journalistes politiques françaises recourent ou non à une grille de lecture genrée pour qualifier les rapports qu’elles entretiennent à leurs sources, les stratégies qu’elles mettent en oeuvre en ce qui a trait aux assignations genrées dont elles font l’objet de la part de leurs interlocuteurs politiques, ainsi que la contribution de ces stratégies à la reproduction ou à la subversion de l’ordre genré dans et hors des salles de rédaction.

Les rapports au genre et les stratégies différenciés des journalistes politiques françaises dans leurs interactions avec les sources d’information

Notre enquête montre que le rapport aux sources d’information privilégiées que sont les représentantes et les représentants politiques, majoritairement des hommes, rappelons-le, constitue un autre désavantage stratégique pour les journalistes politiques françaises. Lors de ces interactions, celles-ci peuvent en effet être aux prises avec deux formes de stéréotypes genrés : celui de leur incompétence supposée et celui de la femme perçue comme objet sexuel au service du désir masculin, ce qui transforme ainsi la proximité intellectuelle recherchée par les journalistes – femmes et hommes – dans le processus de collecte des informations en une proximité sexualisée. Plusieurs d’entre elles décrivent combien elles sont déstabilisées lorsqu’opère ce basculement vers un registre de la séduction : absence de répartie, fin précoce de l’échange, malaise, lapsus, paralysie… Ce rappel régulier à leur statut de femme et cette assignation sexualisée entrent en conflit avec la reconnaissance de leur professionnalisme dans la sphère du travail.

Plusieurs interprétations de ces rapports coexistent dans les discours recueillis auprès des participantes à notre enquête, qui adoptent alors diverses stratégies individuelles ou collectives, ou les deux à la fois, pour y faire face. Certaines les considèrent comme un obstacle et optent pour une stratégie de la dénonciation, d’autres les utilisent comme une ressource et opèrent un retournement du stigmate, tandis que d’autres encore minimisent les effets du genre, jugeant celui-ci comme une contrainte parmi d’autres. En effet, si aucune ne tient un discours ignorant la dimension du genre (gender-blind), elles affichent des degrés de réprobation variables à l’égard des comportements et des discours sexistes à leur endroit.

Dénoncer publiquement la domination masculine en politique

Cinq des journalistes que nous avons interviewées adoptent une stratégie de dénonciation publique, à travers la publication d’une tribune (Amar et autres 2015), de ce qu’elles nomment le « sexisme des élus », soit « l’effet système, enfin systématique et systémique du sexisme… du sexisme ambiant dans la sphère politique[11] », interprétant ce problème comme relevant d’un système de domination masculine en politique (et dans le journalisme). Dès lors, elles refusent de retourner les stéréotypes genrés à leur profit, afin de ne pas contribuer à la reproduction de ce rapport de pouvoir, et rejettent en bloc le jeu de séduction qu’engagent certains élus. Au quotidien, elles adoptent des stratégies individuelles de neutralisation des effets de genre en atténuant les attributs perçus comme féminins (éviter décolletés et jupes, s’attacher les cheveux), en maintenant une distance physique (adopter une posture de retrait), en ne laissant jamais place à l’ambiguïté. Selon ces journalistes, cette contrainte genrée contribue à les disqualifier professionnellement et à les mettre en position de désavantage stratégique par rapport à leurs confrères, ainsi que l’explique l’une d’entre elles : « Moi, je ne crois pas du tout que le truc qu’on soit ramenées à un truc d’infériorité soit un avantage. Et clairement c’est un jeu de contraintes [...] Le compliment, c’est aussi ça que ça ramène, il faut être jolie, bien habillée, mince, et pour moi c’est du coup plus violent [...] parce que ça décrédibilise, y compris mon travail, enfin ma légitimité professionnelle[12]. » Revendiquant l’étiquette féministe – même si les héritages convoqués sont divers –, elles ne convertissent pas pour autant leur conviction en engagement politique ou militant, car cela leur apparaît incompatible avec la règle d’objectivité journalistique à laquelle elles adhèrent.

Les participantes à notre enquête qui utilisent ce répertoire critique réunissent plusieurs caractéristiques expliquant leurs dispositions. Elles ont été formées à une lecture systémique des inégalités de genre à travers leur éducation (« Moi, j’ai été élevée par une mère féministe […] On m’a toujours expliqué que je devais être indépendante, mais que j’étais pas là pour faire le ménage et la bouffe des gens, donc moi j’ai été construite comme ça[13] ») et leurs engagements précédents, féministes (« J’étais militante à la LCR [Ligue communiste révolutionnaire], j’étais militante féministe […] Mais moi je le sais un peu [ce qu’est le harcèlement sexuel] par hasard, je le sais parce que j’ai travaillé sur les élus condamnés, c’est en travaillant avec l’AVFT [Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail] que sa présidente m’a redit tous les trucs, on a fait le point, c’est un peu le hasard; si je n’avais jamais fait ça, je l’aurais su comme ça parce que j’étais féministe, mais...[14] ») ou dans des mouvements sociaux (« Moi les gens avec qui j’ai milité à SOS [Racisme] sont des gens profondément... une partie était des anciennes du MLF [Mouvement de libération des femmes]. Ce sont des gens structurés... enfin les combats politiques qui ont été menés par les uns et les autres, par les gens qui venaient, sont des gens structurés par le féminisme[15] »). Par ailleurs, ces participantes convoquent lors des entretiens un certain nombre de concepts militants (mecsplication (mansplaining), harcèlement de rue, humiliation (shaming)) ou scientifiques (fait social, capital, domination masculine, genre), acquis au cours de leurs études en sciences humaines et sociales (deux participantes ont par exemple entrepris de faire une thèse ou hésité à le faire) et grâce à leurs accointances dans le milieu universitaire lié à ce domaine. Occupant des positions dominantes dans l’espace professionnel, elles cumulent en outre plusieurs formes de légitimité : générationnelle (elles sont âgées de 36 à 44 ans, et leur ancienneté dans le journalisme politique va de 10 à 20 ans), statutaire (employées avec CDI), éditoriale (elles travaillent dans un média dominant de l’espace journalistique où la politique occupe une place qui reste importante, et chacune est spécialiste d’un dossier politique). C’est donc le produit de leur socialisation, de leur formation intellectuelle et de leur position professionnelle qui leur permet de dénoncer publiquement les agissements inconvenants de leurs sources privilégiées d’information et, plus généralement, des conditions de travail défavorables aux journalistes françaises, tout en limitant les coûts professionnels (« griller » une source, être convoquée par la direction de leur média, etc.) liés à cette posture critique.

Minimiser les rapports de genre au profit d’une analyse médiacentrée des relations de travail

Quatre participantes à notre enquête analysent leurs conditions de travail en y minimisant les effets de genre et privilégient une lecture médiacentrée. Elles sont entrées sur le marché de l’emploi journalistique dans un contexte marqué par l’accentuation des contraintes professionnelles du fait des transformations des modalités d’intégration du marché de l’emploi journalistique et des conditions d’exercice du métier à partir des années 2000 (précarisation accrue, concurrence exacerbée avec l’apparition des chaînes de télévision en continu et de la presse en ligne, exigence de polyvalence, etc.). Ce contexte a ainsi pu façonner leur cadre interprétatif car, si au moment de l’entretien elles bénéficient d’un CDI, toutes ont connu un sas d’entrée caractérisé par l’enchaînement des stages ou des CDD. En outre, elles travaillent dans les salles de rédaction des chaînes de télévision d’information en continu ou dans des services Web où prédominent la flexibilité des temps et des postes de travail de même que la polyvalence technique et éditoriale. Leur modèle professionnel est ainsi alimenté par des valeurs de compétition et de ténacité. Par ailleurs, si deux d’entre elles déclarent une vocation originelle pour le journalisme politique, aucune n’a eu d’engagement militant, que ce soit politique ou associatif, et n’a donc investi d’organisation féministe.

L’une des participantes à notre enquête[16], lors du récit de sa trajectoire professionnelle qu’elle décrit sous le signe du déficit de crédibilité, mentionne à plusieurs reprises les stéréotypes genrés – « la grande blonde aux cheveux longs, qui se remarque », « la bande d’hystériques », « la jeune nana » – dont elle pense avoir été créditée, mais, interrogée par les enquêtrices sur ces possibles commentaires, elle rectifie en insistant sur l’idée d’un cumul de stigmates, où l’appartenance à une chaîne de télévision en continu et la jeunesse constituent les principaux facteurs de délégitimation quand elle commence sa carrière, le genre n’étant donc considéré que comme une contrainte parmi d’autres : « Moi, c’était une accumulation, je suis jeune, je suis la jeune nana de chaîne info qui court partout, blonde, etc., c’est sûr que je n’avais pas 100 % de crédit[17]. »

Sur la base de sa grille de lecture, cette participante opte alors pour une stratégie de surinvestissement dans le travail en vue de recouvrer un crédit professionnel basé sur la totale disponibilité, couvrant « H24 [jour et nuit] des trucs différents », ne « lâch[ant] rien », montrant sa capacité à s’imposer dans les « meutes[18] », à tenir le rythme des déplacements et du direct à l’antenne, jugeant finalement que « le genre ne joue absolument pas, c’est la capacité à être réactif, à se glisser, à sentir le moment, à raconter l’histoire, qui va jouer. Mais c’est sûr qu’il faut être bien accroché, il faut savoir qu’on va physiquement finir écrabouillé assez régulièrement[19] ».

Retourner les stéréotypes de genre à son profit

Quatre des journalistes que nous avons rencontrées, tout en étant convaincues de l’existence d’un système de domination masculin dans le journalisme et en politique, soulignent les ambiguïtés des rapports de genre, en montrant que les stéréotypes – notamment celui de la femme faible ou incompétente (Lachover 2005) – peuvent servir la collecte des informations auprès des sources, quand, par exemple, ils amènent certains élus à baisser la garde ou encore lorsque l’instauration d’une norme conversationnelle perçue comme plus féminine, moins agressive, plus chaleureuse, placée parfois sous le signe de la séduction par l’interlocuteur, conduit à des confidences.

Si ces participantes à notre enquête n’ont pas eu d’engagements militants, elles possèdent néanmoins une conscience de genre acquise par ou en réaction à leur éducation. L’une a été « élevée comme une personne aussi bien fille que garçon, sans a priori, sans préjugé sans qu’on [lui] interdise quoi que ce soit […] dans une famille matriarcale où c’est les femmes qui font la loi à la maison, donc c’est plutôt les hommes qui se font tout petits[20] ». Une autre déconstruit « une éducation plutôt sexiste », ce qui l’incite à militer en faveur de l’écriture inclusive ou d’une égalité de traitement des sources féminines et masculines[21]. Une autre encore a compris dès l’adolescence qu’elle n’avait pas la même marge de liberté que son frère[22]. Et l’une précise que « le sexisme et les discriminations en entreprise, ce sont des choses sur lesquelles ils [ses parents] [lui] ont beaucoup appris. Le fait de s’autocensurer quand on est une femme, de s’autodiminuer[23] ».

Ces participantes ont souvent une lecture plus critique des rapports de genre au sein des salles de rédaction que dans leurs rapports avec les représentantes et les représentants politiques. Ayant parfois vécu personnellement des histoires qui auraient pu figurer dans la tribune de Libération (Amar et autres 2015), elles les considèrent comme anecdotiques et ponctuelles et, pour certaines, ne relevant pas forcément du sexisme, à l’instar de cette journaliste qui conclut, à propos d’un texto envoyé par un élu contenant une invitation à dîner, donc en dehors des horaires de travail : « Voilà, il a tenté, certains trouveront qu’il a outrepassé la relation[24]. »

Ces stratégies de retournement du stigmate peuvent prendre plusieurs formes distinctes : ne pas démentir/consentir; instaurer un climat perçu comme « féminin »; en jouer délibérément/en faire une arme. Ainsi, une participante raconte avoir tiré profit, malgré elle, d’interactions avec des élus qui instauraient un climat de séduction « gênant » : « On n’en joue pas volontairement, mais parfois je me dis quand on a un déj’ toutes les trois avec un vieux de la vieille dont je sais qu’il est peut-être un peu plus libidineux que d’autres, je me dis dans un coin de la tête que peut-être ça va nous avantager un petit peu quand même[25]. » Une autre relève que les attentes de rôle genrées associées à des manières de converser perçues comme « féminines » et donc inoffensives, car elles ne sont pas apparentées au « genre viril » (Schoch 2019 : 37), peuvent jouer en sa faveur :

[Ça] me donne le sentiment, dans les situations que je revois dans ma tête, que le politique est très sûr de son fait parce qu’on est trois filles et donc pas très dangereuses. Il ne se méfie pas de nous. Et puis les filles, je ne sais pas comment dire, dans l’attitude, les femmes journalistes politiques, peuvent se prendre moins au sérieux qu’un certain nombre de garçons. Et on peut donner le sentiment de « pipléter » dans un déjeuner, alors les garçons prennent leur rôle très au sérieux, les questions sont posées sont très très longues et très très importantes. Ce n’est pas toujours le cas des filles, ma collègue, toutes les deux on peut être beaucoup plus accrocheuses, on ne va rien lâcher, on va être très politiques et très cruelles, enfin on peut mettre le doigt sur un truc qui va gêner le politique, on aime rentrer dedans, mais à côté de ça on peut sourire, rire, dire quelque chose de très plaisant, dire un petit mot sympathique au départ, et installer une zone de confort pour l’invité qu’on a ce jour-là […] ils n’ont pas peur de nous, ils se disent : « C’est facile », on est des femmes quoi[26].

Enfin, une dernière journaliste, 26 ans, ayant un CDD et entrée récemment sur le marché de l’emploi journalistique, raconte jouer sciemment de l’image de jeune femme incompétente en politique qu’elle renvoie, ne s’interdisant aucune question. Affichant sans complexe son ignorance des enjeux et de la vie politique, elle pense en tirer parfois un avantage stratégique auprès de ses interlocuteurs, animés par la volonté d’expliquer, peu méfiants à l’égard d’une jeune femme qui leur paraît candide : « Et je pense que cela met aussi l’interlocuteur en confiance de devoir expliquer quelque chose qu’il maîtrise, pour pouvoir commencer la discussion par exemple, et ensuite il se méfie moins de la petite jeune qui débute, qui ne connaît rien [par rapport au] vieux rubricard qui est là depuis 50 ans et devant qui il faut faire attention[27]. »

Conclusion : hétérogénéité des stratégies/hétérogénéité des (dis)positions

Les travaux menés précédemment à propos des stratégies adoptées par les journalistes femmes à l’égard de leurs sources relevaient essentiellement de stratégies de retournement du stigmate (Lachover 2005; Schoch 2019; Voronova 2014), soulignant l’ambivalence de ces postures qui contribuent à « réactiver des codes ordinaires de la virilité et [à] réaffirmer les normes régissant la relation hétérosexuelle » (Schoch 2019 : 39). Nos résultats révèlent le recours à une plus grande palette de stratégies mises en place par les journalistes politiques françaises exerçant leur profession dans les médias d’information générale et politique en France à l’encontre des agissements discriminatoires et sexistes de leurs sources d’information. Nous retrouvons, parmi celles-ci, la stratégie de retournement du stigmate. Cependant, si l’une des participantes à notre enquête, à la manière des journalistes rencontrées par Einat Lachover (2005), qui exploitent une certaine « tension sexuelle » afin d’instaurer un climat de séduction, instrumentalise le stéréotype de la « femme faible » à des fins de confidence, les autres journalistes que nous avons interviewées expliquent plutôt profiter malgré elles d’une ambiguïté qu’elles n’ont pas recherchée, n’usant donc pas délibérément des stéréotypes de genre comme d’une « arme ». Notre enquête a, par ailleurs, permis de mettre en évidence deux autres stratégies. L’une, de critique de la domination masculine en politique, s’incarne à travers à la fois une mobilisation collective, qui dénonce publiquement le sexisme des élus, et l’adoption de stratégies individuelles, en vue de neutraliser les effets du genre dans les interactions avec les sources. Cette contestation de l’ordre genré se traduit parfois jusque dans les contenus journalistiques, puisque l’une des journalistes a publié plusieurs enquêtes à propos des actes de violence sexuelle et sexiste perpétrés par des élus. L’autre stratégie, de minimisation du genre, met l’accent sur les contraintes professionnelles, considérant le genre comme une variable parmi d’autres qui n’est pas toujours pertinente pour analyser le rapport de force aux sources, et ne contribue donc pas, ou peu, à alimenter une réflexivité sur l’ordre genré et, donc, à sa remise en cause.

Au-delà de ce premier apport, qui consiste à avoir mis en évidence un éventail de stratégies plus varié et nuancé que celui qui avait jusqu’alors émergé dans la littérature scientifique sur le sujet, le second apport de notre étude tient au modèle explicatif, reposant sur une approche bourdieusienne, qui permet de saisir la variabilité des stratégies mobilisées par les journalistes politiques françaises, selon la position professionnelle occupée, les capitaux détenus et les dispositions à forger une grille de lecture genrée. Certaines auteures (Schoch 2019) analysent le « cadre de l’interaction » qui explique l’activation ou non d’une stratégie jouant sur le stéréotype de l’incompétence par les journalistes sportives suisses, en fonction du contexte de l’échange (lieu, durée, etc.), des caractéristiques de la source (catégorie de sexe, niveau sportif, domaine sportif) et de la journaliste (âge, apparence physique, réputation professionnelle). Pour notre part, nous pouvons conclure que les positions professionnelles occupées par les journalistes politiques françaises et leur niveau de capital symbolique influent sur leur capacité à adopter des stratégies plus ou moins offensives à l’égard de leurs sources. La stabilité dans l’emploi (selon le contrat de travail et l’ancienneté), la position haute occupée par le média dans le champ journalistique (en faisant un interlocuteur incontournable pour les élus ou les élues, difficile à ignorer ou à mettre sur une liste noire), le poids moindre des contraintes temporelles et techniques sur le processus de production de l’information (entraînant un moindre degré de dépendance à l’égard des sources) ainsi que l’existence d’un discours officiel ou officieux et de dispositifs à l’égard des questions d’égalité salariale et de harcèlement sexuel dans le média sont autant d’éléments qui, combinés, facilitent l’action critique à l’endroit des sources et des assignations genrées que celles-ci produisent.

Dans le modèle explicatif que nous proposons, les dispositions à élaborer une lecture genrée des situations sociales occupent aussi une place centrale qui n’a, jusqu’à présent, pas été mobilisée par les travaux portant sur les stratégies des journalistes femmes à l’égard de leurs sources. Notre enquête montre que cette conscience de genre influence la capacité, non seulement à reconnaître certains agissements comme problématiques, mais aussi à les nommer (par exemple en dénonçant le sexisme des élus) et à entreprendre des stratégies qu’elles soient collectives (dénonciation dans l’espace public) ou individuelles (retournement du stigmate ou neutralisation des effets de genre). Les différences dans l’appréhension des rapports de genre au travail tiennent aux modes de socialisation primaire et secondaire des journalistes, aux modèles familiaux, à l’éducation et à « la transmission familiale de la conscience de genre » qui jouent un rôle certain dans le fait de « chausser les lunettes du genre », tout comme le militantisme, qu’il s’incarne dans un engagement partisan ou féministe (Biland 2020). De même, le capital culturel, notamment la connaissance du milieu universitaire en sciences humaines et sociales et plus particulièrement des études de genre (gender studies), constitue un autre élément clé dans la capacité à forger des dispositions critiques sur le genre (Damian-Gaillard et Saitta 2020). La « conscientisation de genre » (Gurin 1985 : 146) peut aussi relever de la collectivisation des expériences de la domination masculine vécues individuellement, à l’instar du processus qui a mené des journalistes politiques françaises à rédiger une tribune dénonçant le sexisme des élus à leur encontre (Damian-Gaillard et Saitta 2020). La combinaison de positions professionnelles « protégées » et d’une conscience de genre semble donc constituer une condition nécessaire au développement de discours et d’actions critiques à l’égard de l’organisation genrée des champs journalistique et politique.