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Les deux dernières décennies ont vu la croissance de la pratique de prise et de partage d’un type de photographie qui représente la personne qui prend la photo, et que l’on a appelé selfie (souvent traduit par « égoportrait » ou « autophoto »). La popularité de la pratique est liée à l’utilisation des environnements numériques de réseautage (tels Facebook, Snapchat, applications et sites de rencontre, Instagram) dans le contexte de la culture participative du Web 2.0 (Jenkins 2008), où le contenu est produit majoritairement par les personnes qui utilisent les plateformes. Bien que les selfies ne constituent que 3 à 5 % des photos publiées sur les réseaux sociaux (Manovich et autres s. d.), c’est la catégorie de photos partagées en ligne qui a attiré la plus grande attention de la part de l’opinion publique. Les selfies, qui ont déclenché une véritable panique morale (Senft et Baym 2015), sont caractérisés dans les médias comme un symptôme de l’individualisme, de la superficialité et du narcissisme contemporains (Tiidenberg 2018; Murray 2018). Ils préoccupent aussi les spécialistes cliniques : des néologismes comme « selfitisme » (selfitis) désignent une prise obsessionnelle de selfies (Balakrishnan et Griffiths 2018). Les selfies des femmes sont particulièrement critiqués : on les dit narcissiques et axés sur l’ostentation d’une beauté sexualisée (Burns 2015). Ces diagnostics négatifs en finissent rapidement avec l’expression visuelle de soi qu’est le selfie (Tiidenberg 2018) et dévalorisent une pratique perçue comme fortement genrée (Murray 2018). Ces jugements dépouillent aussi les femmes de leur agentivité, comme si leurs actions étaient déterminées par les normes du marché de la visibilité, par des désordres mentaux latents et par les logiques du patriarcat.

Pour contribuer à restituer sa complexité et sa profondeur à cette forme de production de culture visuelle que sont les selfies des femmes, nous avons mené une recherche auprès de 11 femmes qui sont actives sur les réseaux sociaux et qui prennent des selfies et les publient. Nous les avons interrogées sur leur rapport à l’apparence et à la beauté, aux réseaux sociaux et à la production de culture visuelle qui les représente. Les selfies des répondantes – ceux qui ont déjà été pris et publiés ou ceux qu’elles ont réalisés pour l’étude – nous ont fourni les bases pour les entretiens.

Dans notre article, nous discuterons de la façon dont le rapport des femmes à leur apparence est capturé, négocié, remis en question, réfléchi par et dans la pratique de prise et de partage de selfies et comment, par conséquent, les selfies sont organisés dans le but de capturer et d’« immortaliser » un certain vécu par rapport à l’apparence et à la beauté. L’activité de prise et de partage de selfies, en ce sens, est située au carrefour des normes concernant la beauté et l’apparence des femmes et des normes qui règlent la visibilité sur les réseaux sociaux. Nous documentons, d’une part, les moyens employés par les femmes pour être reconnues comme compétentes par rapport aux normes qu’elles connaissent et auxquelles elles s’assujettissent plus ou moins; nous examinons, d’autre part, les critiques formulées par nos répondantes à l’égard de ces normes qu’elles essaient, par des ruses et des gestes politiques réfléchis, de faire glisser vers une plus grande inclusivité.

Repères théoriques

Loin d’être une invention des générations d’Internet, l’égoportrait numérique s’inscrit dans la longue histoire du genre artistique de l’autoportrait (Carbon 2017; Peraica 2017). La prise de selfies diffère dans la mesure où elle est devenue « un réel genre vernaculaire » (Rettberg 2014 : 9; traduction libre). Plus qu’une typologie de photo reconnaissable par certaines caractéristiques, c’est « un bouquet de pratiques, que l’appellation ‘ selfie ’ vient réunir dans une construction culturelle a posteriori » (Gunthert 2015). La diffusion des sites de réseaux sociaux et des appareils mobiles connectés, principalement des téléphones intelligents, a contribué à démocratiser cette pratique (Tiidenberg 2018), devenue une forme d’expression de soi et de production de culture visuelle extrêmement répandue. Un marché de biens et de services s’est développé autour d’elle : des téléphones intelligents avec caméra optimisée pour les selfies aux perches à égoportrait (selfie sticks), des guides pour prendre des selfies parfaits aux lieux touristiques conçus pour la prise de selfies. Rapidement intégré dans les stratégies du capitalisme numérique, le selfie est un outil autopromotionnel fondamental des personnalités publiques, autant en politique (Hourmant, Lancelette et Leroux 2019) que dans le domaine des produits et des services liés à la beauté (Abidin 2018).

Si les selfies sont généralement caractérisés de façon négative dans les médias, les selfies de femmes génèrent plus d’anxiété sociale et font l’objet d’une panique morale (Dobson 2015). Ils sont très souvent présentés dans le discours public comme un lieu où les sujets perdent le contrôle (Senft et Baym 2015), en se laissant dominer par leur besoin de validation et leur exhibitionnisme. Ces jugements se prolongent jusqu’aux sujets qui en sont les productrices, ce qui « naturalise » le lien entre femmes, prise de selfies et « subjectivité problématique » (Burns 2015 : 1722). Ainsi, la controverse qui les entoure a contribué à constituer le selfie comme « forme culturelle à part entière, dotée de significations épochales, politiques et existentielles » (Gunthert 2015). La stigmatisation sociale du selfie persiste dans la perception que les usagers et les usagères des réseaux sociaux ont de la pratique de partage des photos (Lobinger et Brantner 2015). Ces contraintes normatives ont un impact sur les pratiques d’autoreprésentation des usagères des réseaux sociaux, surtout si l’on conçoit le selfie comme une négociation entre perspectives sur le sujet représenté (Zhao et Zappavigna 2018).

Une couche de complexité normative est ajoutée par les caractéristiques des plateformes. Instagram (créée en 2010) et Facebook (créée en 2004) font partie de la catégorie de sites et d’applications consacrés au réseautage social (social networking). Facebook, qui compte plus de deux milliards de profils (Statista 2019a), permet le partage de textes, d’images, de vidéos, de liens URL, etc. Instagram, à son tour contrôlé par Facebook, comptait un milliard d’usagers et usagères en juin 2018 (Statista 2019b) et est axé sur le partage d’images, surtout de photos, qui peuvent être améliorées par des filtres intégrés, accompagnées par des mots-clics (hashtag) et commentées par autrui. La fonction « stories » (publication éphémère), lancée en 2016, permet de partager de courtes séquences d’images qui expirent après 24 heures : elle est utilisée tous les jours par 500 millions de personnes (Hutchinson 2019). Sur les réseaux sociaux, l’usage des photos est central quant à la présentation de soi (Rettberg 2014). La visibilité des photos (et en général des publications) est réglée par un système de logiques qui intègrent l’appréciation des usagers et des usagères dans l’algorithme qui sélectionne les contenus à promouvoir. Les résultats de cette combinaison se révèlent souvent problématiques d’un point de vue féministe : ce système renforce les normes dominantes en matière d’apparence et de corps « dignes » d’être vus (Sebastian 2019), et il ne surveille pas suffisamment les dérives en fait de harcèlement et d’actes haineux envers les corps et les identités genrées non conformes (Groguhé 2018). Surtout sur Instagram se dessine une culture de plateforme : celle-ci définit les conditions de visibilité et les modalités de participation à l’espace médiatique (Burns 2015) et est encouragée par le langage des célébrités qui promeuvent biens et services liés à la beauté (Bayard 2018). La visibilité sur les médias (numériques) et la beauté comme ressource pour l’obtenir font l’objet d’une « économie » (Banet-Weiser 2018) qui renforce les mécanismes d’exclusion en rémunérant la conformité aux standards de la beauté blanche, cisgenre, hétérosexuelle et jeune[1].

Dans le contexte des études féministes, la beauté des femmes a été vue autant comme une forme d’oppression (voir Bartky (1988), Bordo (1993), Löwy (2006) et Wolf (1991)) que comme une forme d’émancipation, de sociabilité féminine (Cahill 2003; Gimlin 2002) ou encore de compétition entre groupes féministes (Scott 2005). Les chercheuses féministes encouragent la production de modèles théoriques capables de regarder la beauté comme une ressource complexe, traversée à la fois par des relations de pouvoir et par des espaces d’agentivité et de plaisir (Colebrook 2006). Les normes de beauté sont plurielles et contestées dans tout espace-temps (Craig 2006) : des différences ethniques, d’âge et de classe sociale comportent différents critères de légitimité pour les corps féminins dans le même contexte (Fouquet et Knibiehler 1982). Si les femmes peuvent exploiter leur beauté et leur « capital érotique » (Hakim 2011), il faut analyser les conditions sociales de possibilité de cette exploitation et les limites associées aux profits réalisables. La valeur de la beauté pour les femmes, tout comme ce qu’elles font pour s’embellir, ne peut pas être vue simplement comme un effet de la domination patriarcale et capitaliste (Caron 2014; Gimlin 2002; Liotard et Jamain-Samson 2011) : puisque la beauté féminine est valorisée comme preuve de la légitimité sociale des femmes (Fouquet et Knibiehler 1982), le travail de la beauté et la sexualisation de l’apparence peuvent être lus comme une recherche de dignité et de reconnaissance, autant hors ligne (Cvajner 2011) que par les selfies publiés (García-Gómez 2018). Cependant, une équivalence superficielle entre embellissement et émancipation (ou agentivité) risque de rendre invisible la réduction postféministe du pouvoir des femmes au pouvoir de consommer des biens et des services par lesquels, selon le discours publicitaire, on prend soin de soi. Cette alliance entre néolibéralisme et féminisme populaire à tendance postféministe revient à individualiser et à marchandiser (commodify) les enjeux féministes (Banet-Weiser 2018), donc à les dépolitiser (depoliticise).

Démarche méthodologique

Les données dont nous discutons ici ont été collectées entre septembre 2017 et mai 2019. Nous avons constitué un échantillon de 11 femmes âgées de 22 à 52 ans habitant l’agglomération de Montréal, qui sont actives professionnellement ou aux études et qui partagent régulièrement des selfies sur Facebook et Instagram. Les répondantes ont été recrutées par la technique de bouche à oreille dans les réseaux personnels des chercheuses (3), par une annonce affichée dans certains lieux publics de Montréal et diffusée dans divers groupes de quartier sur Facebook (8). Nous avons demandé aux femmes de s’identifier comme des personnes qui aiment prendre et partager des selfies et de s’autodésigner comme des candidates pour l’étude. Le consentement continu de la part des répondantes se renouvelait verbalement à chacune des quatre étapes de la recherche.

De prime abord (étape 1), nous avons étudié les profils Facebook et Instagram des répondantes (selfies; mots-clics associés; comptes « publics » de célébrités, produits, magazines, services en rapport avec la beauté suivis). Sensibles à l’inscription des contenus publiés dans leur contexte culturel et de plateforme (Laestadius 2017) et à l’« épaisseur » des données numériques (Latzko-Toth, Bonneau et Millette 2017), nous avons reconstruit ce contexte par les mots employés par les répondantes lors des entretiens afin de documenter leur compréhension des normes, des contraintes et des potentialités (affordance) des plateformes. Le premier entretien semi-dirigé avec chaque répondante (étape 2) portait sur ses publications, sa pratique de prise et de partage de selfies, son rapport à l’apparence et à la beauté. Les entretiens ont été transcrits, codifiés et analysés en vue des étapes suivantes. Suivant la technique de la « photo-elicitation » (Kerner Furman 1997; Rose 2016 : paragr. 12.3), nous avons demandé à chaque répondante de produire des selfies se rattachant à cinq mises en situation prédéterminées (premier rendez-vous avec quelqu’un, entrevue pour un travail ou un contrat, présentation devant public concernant le travail ou les études, sortie entre amies et selfie dans une salle de bain) et deux au choix, et de leur associer des commentaires ou des mots-clés (étape 3). Les situations prédéterminées ont été choisies pour documenter les langages visuels mobilisés par les répondantes par rapport à des situations formelles (travail, études), informelles (sorties) et privées (salle de bain). En demandant à toutes les répondantes de produire des selfies dans les mêmes situations, nous avons obtenu une variété « contrôlée » pour pouvoir observer des similitudes et des différences dans les langages visuels retenus. Les situations au choix devaient permettre de diminuer la pression des consignes et de rapprocher l’exercice des pratiques ordinaires des répondantes. La grille du second entretien semi-dirigé a été conçue sur la base des préanalyses des données récoltées (selfies produits par les répondantes et premier entretien), en vue de tester et de consolider les observations et la théorisation réalisées (Charmaz 2006). Les selfies produits par les répondantes ont été utilisés comme support visuel pour les discussions dans le second entretien, qui a eu lieu environ 6 mois après le premier (étape 4). Les entretiens ont été également transcrits et codifiés jusqu’à saturation des codes. Toutes les données ont été analysées de manière combinée à l’aide du logiciel NVIVO en établissant une fidélisation par accord interjuge entre les deux chercheuses (Drapeau 2004). Nous avons regroupé les thèmes émergents par codification ouverte et itérative (Gioia et autres 2013), puis consolidé cycliquement la grille de codification par un codage sélectif. Des notes analytiques de synthèse ont permis de monter en généralité dans la compréhension théorique du phénomène observé (Charmaz 2006).

Pour des raisons d’espace, nous discuterons surtout dans notre article de la parole des répondantes par rapport à la place que les selfies occupent dans leur rapport à l’apparence. Ainsi, nous nous attacherons moins à l’analyse des traces visuelles produites par les répondantes. Notre recherche est limitée en raison de son échantillon de petite taille, non représentatif et largement homogène. Ainsi, elle laisse certaines questions en suspens, notamment les enjeux liés à la diversité ethnique ou aux pratiques de prise de selfies des personnes qui ne s’identifient pas comme femme. La diversité de l’échantillon quant à l’âge des répondantes a néanmoins produit d’intéressants résultats dont nous discuterons maintenant.

Portrait sociodémographique des répondantes

Portrait sociodémographique des répondantes

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Présentation des données

Pour la majorité des répondantes, prendre un selfie, c’est constituer une mémoire de soi et faire le récit de son histoire. Celle-ci est racontée pour établir un échange avec les autres (ses contacts sur les réseaux sociaux), les tenir au courant de ses projets, succès ou activités quotidiennes; la mémoire de soi est décrite le plus souvent comme un journal, que l’on parcourt par après pour se rappeler de bons et de mauvais moments. Généralement, cette mémoire est liée à l’apparence : on se remémore les activités ou les moments mis en scène dans le selfie (par exemple, un projet important, une belle journée), mais on se rappelle surtout comment on se sentait et la façon dont cet état d’âme transparaissait ou se camouflait dans une apparence belle, radieuse. Cette mémoire, de plus, est très détaillée : en se regardant en photo, les répondantes se souviennent parfaitement de la situation et de la journée où elles ont pris un selfie, ainsi que le sentiment qui les a motivées à le prendre. Tout comme d’autre répondantes, Zoë nous avoue retourner souvent dans sa galerie de selfies sur ses profils en ligne et nous dit que les regarder « c’est, j’allais dire, comme la madeleine de Proust, là, c’est ça un peu ». L’absence de ce lien entre la trace visuelle et le vécu du moment a rendu la tâche de prendre des photos pour l’étude plus difficile pour certaines, parce qu’elles étaient alors loin de la modalité habituelle. Cette distance perçue est en soi une donnée très intéressante. Les selfies produits pour l’enquête semblaient, aux yeux de certaines, plus « forcés », car ils étaient moins liés aux affects spontanés. Le selfie saisit le moment, et le « moment » veut dire « ce dont j’ai l’air en ce moment », mais aussi « voici comment je me vois en ce moment ». Ainsi, les répondantes ont l’impression de reprendre le pouvoir sur leur image soit parce qu’elles n’aiment pas les photos que d’autres prennent d’elles (Fanny), soit parce que personne n’en prend (Melissa) ou encore parce qu’elles considèrent que les femmes ont enfin la chance d’être les sujets de leur propre représentation (Audrey). Se trouver belle et en garder une trace, donc, s’avère très important : la beauté capturée dans un selfie peut devenir une carte de visite (Zoë se photographie en pensant à sa promotion professionnelle), rehausser la confiance en soi et procurer une validation quand on reçoit des commentaires positifs sur les réseaux sociaux.

Les femmes ressentent une forte pression à bien paraître. Cela signifie, en premier lieu, modifier ou cacher des parties de leur corps (poils, cheveux gris, taches de peau, petit ventre) ou compenser des caractéristiques qu’on n’aime pas par un surinvestissement sur d’autres (Juliette soigne davantage ses cheveux après qu’une prise de poids lui a fait détester son apparence). Les femmes s’efforcent de correspondre aux normes dominantes : elles s’en veulent, mais disent ne pas pouvoir s’en empêcher. Par rapport à la prise de selfies, le même souci se traduit par un plus ou moins long processus de modification des photos (par des filtres et d’autres outils d’édition) ou de sélection entre plusieurs. En plus d’une routine de base pour maintenir une apparence acceptable, il y a la préoccupation constante de faire correspondre son paraître aux différents contextes du quotidien. La « journée » est généralement le cadre par rapport auquel on planifie les efforts de beauté : ce qu’on doit faire, qui l’on rencontrera, quelles épreuves nous attendent. Si la journée est simple, les efforts peuvent rester minimaux. On esquisse un plan de préparation (maquillage, vêtements, accessoires, coiffure) qui dépend du message à véhiculer, de la position occupée à tel moment (mère, professionnelle, célibataire, mariée, etc.) et des caractéristiques corporelles avec lesquelles on doit composer – qui varient en fonction de l’âge, mais aussi selon la journée. On développe une routine quotidienne pour une apparence « passable » qui ne coûte pas trop de temps ou d’énergie, mais parfois on doit en faire plus pour se conformer aux attentes (celles qui sont liées aux célébrations dans la famille d’Eva) ou pour se faire plaisir (Fanny invite ses amies avant une soirée pour se faire des maquillages complexes en buvant du vin). Si l’embellissement dépasse une certaine limite, on finit par se sentir dénaturée, déguisée, et l’on ne se reconnaît pas dans les selfies pris durant ces moments. Cela vaut également, comme le raconte Cassandra, pour ceux qu’on retravaille par des applications ou des filtres qui ajoutent du maquillage très lourd ou font un effet d’aérographe (airbrush) (« it’s not really me », dit-elle).

Le travail d’adaptation au contexte ne vise pas tout le temps la sexualisation et la féminisation de l’apparence. Souvent, on doit faire un travail pour la « neutraliser » : Eva dissimule ses traits féminins (poitrine, taille trop affinée) lorsqu’elle a des entrevues pour des postes qui ne rémunèrent pas l’excès de féminité. Dans un environnement de travail dominé par les hommes, Melissa veillait à paraître très féminine en contexte de recrutement et d’approche de clients potentiels, mais dissimulait sa féminité lorsqu’elle travaillait sur le terrain afin d’être prise au sérieux. On peut aussi vouloir détourner l’attention de soi-même : à l’occasion de la présentation d’une de ses oeuvres, Cassandra, habituellement très à l’aise à l’idée de jouer avec une apparence sexualisée, a neutralisé sciemment ses atouts pour que l’attention porte plus sur le projet accompli. Ce souci se traduit dans les selfies qu’elle a pris ce jour-là, dans lesquels son apparence est simple et où sa posture exprime surtout (c’est elle qui le souligne) sa fierté d’artiste par rapport à ses oeuvres. Parfois, elle aime sortir sans maquillage, rester assise et regarder les hommes qui regardent d’autres femmes, mais pas elle.

S’enlever la pression de la beauté, ça peut être soulageant. Les répondantes qui ont plus de 40 ans nous avouent sans exception sentir qu’elles reçoivent moins d’attention à cause de leur âge. Cette invisibilité, qu’elles peuvent difficilement éviter, est un deuil, mais en même temps un soulagement : les pressions à faire les efforts d’avant s’assouplissent, et les faire revient quasiment à déjouer les attentes, autant dans la vie quotidienne que dans les selfies. Cette libération qui vient avec l’âge est vécue par rapport au souvenir des difficultés de la jeunesse, que certaines répondantes caractérisent comme le moment le plus difficile pour une femme. Si le couple jeunesse-beauté s’avère un atout, il peut aussi être nuisible : les femmes – de tout âge – de notre échantillon remarquent ou se remémorent à quel point être jeune et jolie signifie en outre être davantage objectifiée, harcelée, considérée d’emblée comme moins compétente, sanctionnée si l’on ne répond pas aux normes. Cependant, le vieillissement a également ses défis.

Avoir une apparence qui correspond à certaines normes est reconnu comme un signe de compétence et de confiance, mais demande un travail constant, compliqué par les défis spécifiques auxquels les femmes font face. Plusieurs répondantes changeraient quelques habitudes de vie si elles pouvaient revenir en arrière : mieux manger, hydrater sa peau, faire de l’exercice – pour profiter de ces investissements sur l’apparence à l’âge mûr. Les changements de l’âge (rides, cheveux gris, prise de poids), mais aussi ceux qui sont liés à la maternité (cicatrices, vergetures, prise de poids, diminution de la poitrine) sont – selon l’âge de la répondante – anticipés, craints, réfléchis, traités. Il faut aussi concilier le travail de la beauté avec les différents engagements de la vie. Les femmes qui s’efforcent d’articuler travail et famille manquent de temps, d’énergie, parfois d’argent pour s’embellir comme il le faudrait. Elles admirent et même envient les femmes très soignées qu’elles voient dans leur entourage et qui expriment la confiance et la maîtrise de la totalité des aspects de leur vie :

Je sais pas, je trouve ça, encore plus si c’est une maman, je trouve ça admirable que… c’est, pas un look, mais un ensemble qui dégage, sûre d’elle-même, sûrement que la personne a un emploi super haut placé, qui est toujours, je sais pas moi, en appel conférence, en meeting et en même temps concilie la famille.

Clarisse

Au manque de temps s’ajoute la culpabilité : ce n’est qu’après un épuisement professionnel que Clarisse a été capable de prendre du temps pour des soins esthétiques, sans se sentir coupable à la fois envers ses enfants et son conjoint. Avoir vécu des difficultés et en garder une mémoire visuelle dans leur fil Instagram ou Facebook porte les répondantes à se méfier de la mise en scène de la perfection à laquelle les femmes s’adonnent sur les réseaux sociaux. Bien qu’elles l’admirent et la convoitent, elles savent que la beauté féminine dans les selfies sur les réseaux sociaux peut cacher une réalité de détresse, de tristesse, de solitude – c’est le cas pour certaines de leurs amies. Les répondantes s’efforcent alors de rester les plus authentiques possible, mais aussi de contrer cette culture de perfection par les selfies qu’elles partagent. Lena, qui promeut un style de vie santé plutôt réglementé sur son fil Instagram, publie parfois un selfie d’elle en train de manger un beigne ou du gâteau : elle explique dans le texte qui accompagne ses publications sur Instagram qu’elle fait cela pour s’enlever personnellement de la pression (elle aime beaucoup le sucré), mais en enlever aussi aux autres femmes. Ainsi, pour démystifier la culture de la perfection, on peut afficher les côtés moins réussis, moins avantageux, moins contrôlés de son quotidien, donc une apparence qui dévie des injonctions ressenties. Les selfies moins flatteurs, cependant, s’accompagnent de justifications très détaillées, pour expliquer ce qui mène à prendre ses distances à l’égard des attentes générales. Les selfies, alors, peuvent fonctionner « comme une inoculation » (Audrey) pour réapprendre à accepter son apparence rendue moins parfaite par des changements physiologiques importants (prise de poids, vieillissement, accouchement, etc.).

Les femmes ressentent qu’on leur demande d’accorder une attention constante à la beauté, mais que celle-ci est un couteau « à double tranchant » : l’apparence des femmes doit plaire sans déranger (Emma se faisait harceler à l’école pour son style vestimentaire « trop excentrique »; Lena, pour ses cheveux « trop blonds »), les femmes doivent s’en occuper sans paraître trop imbues d’elles-mêmes, et les soins de beauté demandent des ressources matérielles considérables. Les répondantes se montrent très conscientes, en ce sens, de la stigmatisation sociale de la pratique de prise et de partage de selfies. Elles rapportent différents raisonnements et stratégies dans le but d’éviter d’être associées à la catégorie des narcissiques, des superficielles, de celles « qui s’aiment trop » (Audrey) : éviter de prendre des selfies en public (Jeanne); avoir l’air spontanée dans les selfies (Juliette); avoir la bonne fréquence de publication (pas trop fréquemment, comme Melissa, mais assez souvent pour garder leurs profils actifs et actuels, selon Fanny); être « intéressante » (Audrey) pour son public au-delà de l’apparence (par exemple, par du texte ou des mots-clics), surtout quand elles utilisent les réseaux sociaux pour promouvoir leur activité professionnelle ou artistique.

Discussion

Nos données montrent que, quand les femmes parlent de beauté et d’apparence, elles ne parlent pas de quelque chose de superficiel. La belle apparence vaut comme signe de légitimité sociale, de la maîtrise des épreuves de la vie personnelle et professionnelle, de la capacité à se contrôler et à « se tenir » (Martuccelli 2002) : elle se trouve donc au coeur du sentiment de soi d’une femme. Ainsi, l’apparence devient une préoccupation quotidienne, qu’on traite par un travail continu, qui a pour objet de montrer une allure appropriée aux contextes auxquels on fera face, de se valoriser, de corriger les défauts qu’on se reconnaît et parfois juste de ne plus devoir y penser au cours d’une journée.

La belle apparence a été historiquement cruciale pour assurer aux femmes une légitimité sociale (Löwy 2006; Fouquet et Knibiehler 1982), liée à leur capacité à performer la féminité. Dans le contexte postféministe occidental, le corps embelli et soigné devient un projet quotidien d’autodiscipline, situé au carrefour des rapports sociaux de genre, de race, d’âge, de classe et de la consommation (McRobbie 2015). Être belle et performer la féminité idéale s’avère central dans une culture qui considère l’apparence soignée (forme physique, coiffure, maquillage, beaux vêtements) comme un signe de contrôle sur tous les aspects de sa vie : arriver à tout concilier (travail, famille), tout en étant apte à consacrer le travail nécessaire pour être belle, est la preuve du succès, de la maîtrise de sa vie (Spar 2013). Il y a un court-circuit postféministe entre empowerment et incarnation de ce dernier dans un corps normé (Banet-Weiser 2018), travaillé dans une quête de perfection (McRobbie 2015) qui implique de consommer des biens et des services ainsi que de pratiquer continuellement l’autosurveillance (Elias et Gill 2018). Les défis de la vie (comme être mère d’enfants en bas âge) peuvent rendre plus lourd le fardeau de cette injonction. D’autant plus que le sujet postféministe qui peut « tout avoir » ne concerne qu’une minorité privilégiée de femmes (Wilkes 2015).

Les selfies peuvent valoir comme témoignage de cette quête de perfection : les répondantes en prennent souvent pour capturer les moments favorables, où leur apparence déclenche chez elles un sentiment positif. La beauté est toujours incertaine, soumise aux fluctuations des ensembles de normes qui s’appliquent aux différents groupes de femmes (Craig 2006), aux contingences du quotidien et aux changements entraînés par le passage du temps : puisque les femmes apprennent à se considérer comme responsables d’être belles et féminines, ces contingences sont souvent vécues avec un sentiment d’échec personnel. La typologie du selfie de beauté se révèle alors encore plus importante : mémoire des épreuves réussies, qui immortalise le « présent » de la beauté vécue, donc du contrôle sur les contingences et les défis de la vie. Rien de plus efficace pour montrer l’effort (réussi) d’autocontrôle : le selfie devient l’outil fondamental de surveillance (et de discipline) de l’apparence. Comme le montrent les recherches de Claire Balleys (2017) sur les adolescentes qui publient des vidéos sur YouTube, la performance de la féminité compétente en ligne passe par l’affichage d’une discipline de soi, d’une hygiène quotidienne qui signifie le contrôle et la maîtrise de ses désirs. Cette maîtrise de soi est typiquement associée à la sexualité féminine comme retenue et mesure, par opposition à la démesure de la sexualité masculine.

Les femmes n’acceptent pas ces injonctions de manière aveugle et passive, et leur production de culture visuelle en témoigne. Prendre et partager des selfies est une façon de préserver une mémoire de son apparence, et cela, à partir de sa propre perspective. Si le selfie est le lieu de négociation de cette perspective avec celle des autres, et donc intrinsèquement intersubjectif (Zhao et Zappavigna 2018), la présence des autres se manifeste par l’entremise du réseau des contacts et du public auquel on s’affiche, mais aussi des normes dont on ressent la pression dans la production de contenu visuel dont on est le sujet, tout comme par l’intermédiaire des enjeux politiques qui concernent les groupes auxquels on appartient. Ainsi, chaque selfie qui capture une certaine apparence est produit par la négociation entre désirs individuels, attentes perçues, contraintes normatives et matérielles, réflexions (critiques) sur les enjeux moraux, éthiques et politiques de l’apparence et du genre. Puisque la majorité des femmes se sentent loin de la perfection normative (dont la fonction disciplinatrice est d’être irréalisable), chacune doit apprendre à maîtriser les codes pour les affaiblir, les renégocier – par des gestes politiques ou par des ruses (de Certeau 1990) – dans des lieux qui permettent une meilleure inclusivité et, dans certains cas, une plus grande proximité à la réalité. Ainsi, les ruses et les gestes politiques – que les répondantes qualifient parfois de « féministes » – tendent souvent à restituer l’expérience réelle des défaillances, de la discontinuité de la beauté et de la maîtrise de soi, des contingences – bref, de l’imperfection. D’où l’insistance sur l’authenticité, qui n’est pas en contradiction avec le travail d’autoédition (self-editing) qu’on réalise sur les réseaux sociaux même pour se montrer authentiques : il s’agit de faire preuve d’une vertu qui qualifie son identité en ligne (Humphreys 2018) comme étant en décalage par rapport à la culture dominante de « féminité compétitive » (McRobbie 2015; Winch 2013) qui pousse vers l’inauthenticité (perçue surtout sur Instagram) et fausse la perception de la réalité de la vie des femmes avec ses défis. On le fait pour soi certes, mais avec un souci politique : encourager d’autres femmes à la bienveillance, au réalisme, à l’authenticité, à la résistance, à la solidarité.

Surveillé et normé, rémunéré positivement, l’embellissement peut cependant être à l’origine d’une dévalorisation sociale des pratiques des femmes (comme les selfies) et, par conséquent, des femmes mêmes (Burns 2015)[2]. L’injonction de la beauté crée un double lien : les femmes sont stigmatisées si elles ne s’y conforment pas, mais aussi (y compris de la part des autres femmes) si elles travaillent trop fort pour s’y conformer. Naviguer en ces eaux périlleuses, tiraillées entre injonctions contradictoires, se révèle souvent trop demandant pour les femmes. Les ruses adoptées pour contourner les épreuves peuvent alors passer non par la recherche de visibilité, mais par son opposé. L’« économie de la visibilité » (Banet-Weiser 2018) sociale et numérique s’accompagne en ce cas d’une pragmatique de la visibilité, par laquelle on peut tenter de se rendre moins visible soit en profitant de l’invisibilisation culturelle dont on est déjà investies (à cause de l’âge, de la taille, etc.), soit en mobilisant des compétences et des savoir-faire complémentaires de ceux du travail de l’embellissement et de la sexualisation. Cette agentivité qui circule par l’invisibilité (Casemajor et Toupin 2018) est ancrée dans la situation personnelle, économique, familiale, professionnelle et politique des femmes, et peut être motivée par le désir de se voir dégagée du poids de l’autodiscipline, tout comme des risques liés à une beauté « visible » (Brighenti 2007 et 2010), comme le harcèlement et le discours haineux.

Conclusion

Si les individus essaient généralement de donner l’impression de respecter les normes par lesquelles ils seront évalués (Goffman 1996), que se passe-t-il quand ces normes sont contestées, complexes, contradictoires et donnent lieu à une sorte de double lien? Les résultats dont nous avons discutés ouvrent des pistes de réponse à cette question dans le contexte de la production contemporaine de culture visuelle par les femmes sur les réseaux sociaux. Notre recherche invite à penser la beauté comme une ressource constamment remise à l’épreuve (Lemieux 2008), puisque :

  1. les normes à partir desquelles elle est appréciée ne sont pas fixes, mais dépendent du genre, de l’appartenance ethnique, de la classe sociale et de l’âge des femmes, tout comme des contextes (par exemple, les plateformes numériques);

  2. maintenir une certaine apparence nécessite un travail, des coûts et une surveillance continue, mais ce travail se révèle conditionnel à la disponibilité des ressources (temps, argent, envie) et à la résistance que le corps peut opposer à ce travail visant à le domestiquer;

  3. arriver à se sentir belle dépend des journées, c’est-à-dire de la physiologie, de l’humeur, des habitudes et de la totalité des engagements (être mère, artiste, sportive, féministe, etc.) qui orientent la vie d’une femme.

Cette triple indétermination donne lieu aussi à un double lien du travail de la beauté, qui peut comporter autant une validation qu’une sanction négative et des risques (d’où le fait que la beauté sexualisée n’est qu’une des modalités de la beauté représentées dans les selfies des femmes).

La pratique de prise et de partage de selfies porte les traces de la négociation complexe de ces normes concernant l’apparence des femmes, qui se traduisent aussi en des contraintes culturelles sur les plateformes numériques de réseautage social. Ainsi, nos résultats suggèrent une lecture nuancée des propos des répondantes lorsqu’elles affirment que les selfies leur permettent de reprendre le pouvoir sur leur image. Ces propos peuvent être lus autant comme un signe de l’adhésion à une idée postféministe du pouvoir, c’est-à-dire la réalisation d’une féminité normée, individualiste et néolibérale, que tel un signe de la négociation de cette injonction à partir d’un point de vue situé qui exerce toujours une quelconque résistance au diktat de la perfection. Par l’incorporation de la réflexion individuelle et intersubjective, cette résistance se traduit par la production d’une culture visuelle diversifiée, qui nuance et affaiblit la culture de la conformité promue par le fonctionnement des plateformes numériques comme Instagram. Conscientes des normes qui entourent l’expression de la beauté féminine sur les plateformes numériques, les femmes travaillent à collectiviser les épreuves et les difficultés que ces injonctions comportent, ainsi qu’à les faire glisser vers des modalités plus inclusives. Ce travail sur les normes et sur les environnements intersubjectifs qu’on habite, toutefois, est aussi une négociation de son rapport à soi et aux normes par rapport auxquelles on est engagée : si le « moi en réseau » (networked self) (Papacharissi 2011) s’avère en quelque sorte une version simplifiée du moi, il est aussi un moi « qualifié » (qualified self) (Humphreys 2018), dont les traces numériques permettent au sujet de se constituer, de se comprendre, de se surveiller.