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Introduction

Pour l’administration publique, la participation citoyenne est devenue, de nos jours, un moyen privilégié d’aller à la rencontre de la population afin de comprendre ses besoins et d’y répondre adéquatement. Selon la théorie du nouveau service public, un gouvernement ne peut s’acquitter convenablement de son rôle de gardien de l’intérêt public sans le déploiement d’activités encourageant les citoyens à se prononcer sur les enjeux politiques (Bozeman, 2007 ; Denhardt et Denhardt, 2000) et sans favoriser leur intégration et leur collaboration aux développements des services offerts (Bryson, Crosby et Bloomberg, 2014). Les principaux objectifs visés par la participation citoyenne consistent au partage des responsabilités entre la population et l’État et à l’accroissement de la crédibilité et de l’imputabilité du gouvernement et de ses institutions publiques (Bryson, Crosby et Bloomberg, 2014 ; Denhardt et Denhardt, 2000), le tout favorisant l’augmentation de l’engagement des citoyens à la vie démocratique en général.

Il existe plusieurs formes de participation citoyenne qui peuvent être subdivisées selon l’étendue de la coopération requise de la part du citoyen à l’intérieur de l’activité publique proposée. Boudreau et Caron identifient quatre modèles de contribution : (1) la communication publique, qui consiste en la transmission unidirectionnelle d’informations de l’État vers la population ; (2) la consultation publique, invitant les citoyens à se prononcer sur un enjeu politique, par exemple sous forme de sondage ; (3) la participation délibérative, qui ouvre la porte aux débats ; et (4) la participation collaborative, qui invite les citoyens à être des parties prenantes du développement des services offerts (Boudreau et Caron, 2016, p. 158 à 161). Les auteurs expliquent que, dans ce dernier modèle, la population devient un bassin de contributeurs potentiels pouvant assister l’administration publique à relever des défis non seulement politiques, mais également opérationnels (siéger sur le conseil d’administration d’une société d’État, participer à une étude sur la définition de programmes ou effectuer des tests pour la mise en place d’un nouveau service public en ligne). Le « crowdsourcing », aussi nommé l’externalisation ouverte, est cité comme l’une des manifestations de ce type de participation (Boudreau et Caron, 2016).

Une autre forme de participation collaborative bien connue et qui existe depuis plusieurs générations à l’intérieur des murs de nombre d’institutions publiques et d’organismes à but non lucratif est le bénévolat. Dans la majorité des cas, le manque criant de ressources financières, menant à une insuffisance de personnel, semble être la cause première de cette demande d’assistance. Comme le souligne Couture, « le bénévolat est économique, il permet de faire face au surplus de travail, et cela plus rapidement, ou d’accomplir des tâches qui ne se réaliseraient pas autrement » (Couture, 2001, p. 65). Parmi ces organisations, on retrouve les hôpitaux, les écoles, les clubs de sports et de loisirs et les institutions culturelles et patrimoniales (bibliothèques, centres d’archives et musées). Le bénévolat traditionnel, encore bien présent et nécessaire pour ces institutions, comporte cependant plusieurs contraintes. Il restreint la portée du nombre de bénévoles pouvant être joints et requiert de ceux-ci et de l’institution un investissement considérable en temps et en déplacement physique. Avec la venue d’Internet, nous observons une mutation de la participation collaborative grâce à l’optimisation du potentiel des technologies de l’information, qui vient pallier ces obstacles.

Dans le cadre de notre recherche, nous avons voulu observer comment la participation citoyenne évolue à la suite de l’avènement du web. Notre étude se concentre sur la migration du bénévolat vers le crowdsourcing, principalement dans le contexte des pratiques des bibliothèques. Alors que le crowdsourcing semble être une activité bien établie dans de nombreux domaines, les milieux documentaires accusent un certain retard et ne paraissent pas profiter de cette opportunité pour s’épanouir et fortifier leurs relations avec la population. L’objectif visé par l’étude porte sur une meilleure compréhension de l’utilisation du crowdsourcing comme outil de valorisation des collections et d’amélioration des services à partir d’une augmentation de l’implication des citoyens aux processus de travail des bibliothèques. Dans la première partie de notre exposé, nous discourrons sur les fondements de la participation dans ces institutions. Nous explorerons, par la suite, l’évolution de la participation à travers les diverses facettes du crowdsourcing.

Les fondements de la participation citoyenne

Afin de mieux comprendre la transformation de la participation citoyenne au coeur des bibliothèques, il nous semble important de revoir, dans un premier temps, son origine. Pour ce faire, nous énoncerons ce qui fait l’essence, la raison d’être de ces organisations. Dans quels desseins ont-elles recours à la population pour certaines tâches ? Qu’est-ce qui les distinguent des autres administrations publiques ? Par la suite, nous relaterons l’histoire du bénévolat dans ces milieux et nous terminerons en expliquant comment la venue d’Internet a permis d’échafauder la mutation vécue dans le modèle de participation.

Au-delà de la mission

Si le volet culturel est nommément inscrit dans le mandat de bibliothèques et favorise la collaboration de la population à travers son intérêt et sa fierté face au patrimoine collectif, il ne faudrait pas passer sous silence l’objectif éducatif qui est aussi consigné dans leurs responsabilités. La constitution et la diffusion des collections ne se limitent pas à offrir un loisir et un moment de détente aux usagers. Ces organisations invitent les citoyens à connaître les écrivains présents et passés et à développer une meilleure appréciation du monde qui les entoure en offrant de l’information sur l’historique des événements, sur les enjeux de la société ou sur les découvertes récentes. Pour les bibliothèques publiques, le volet éducatif a mené à de multiples initiatives telles que l’établissement de programmes visant le rehaussement du niveau de littératie et des habiletés de recherche de la population.

De plus, le rôle social de ces institutions doit aussi être souligné (Ridge, 2017 ; Trant et Wyman, 2006). Si ce dernier est rarement inscrit dans leur mission de façon officielle, les bibliothèques n’hésitent pas à déployer des services et des activités permettant de démocratiser l’information et de favoriser l’équité et l’inclusion sociale, tels que la gratuité d’accès à l’Internet, des partenariats avec des organismes locaux de réinsertion sociale et de programmes dédiés aux groupes marginalisés. Les initiatives de participation collaborative soutiennent leurs rôles éducatif et social en intégrant le citoyen au coeur des décisions et des activités. En tant qu’administrations publiques, les bibliothèques appartiennent à la population. Il est évident que les services et activités doivent être réalisés par et pour celle-ci, et l’élargissement de leur mandat à un rôle communautaire constitue un besoin pour plusieurs groupes sociaux, ainsi qu’un bénéfice pour la collectivité en général.

Ces implications de la population aux activités des bibliothèques permettent également de répondre aux exigences d’une saine gouvernance des organisations publiques, qui favorise « le partage de la responsabilité entre l’ensemble des acteurs impliqués » (Lacroix et St-Arnaud, 2012, p. 26). Lacroix et St-Arnaud soulignent également que « pour l’OCDE[1], l’établissement d’une bonne gouvernance passe par […] l’accroissement de l’implication citoyenne dans la gestion publique » (Lacroix et St-Arnaud, 2012, p. 31). Ce faisant, la participation citoyenne contribue aussi à la transparence et à l’imputabilité des institutions publiques.

Le bénévolat traditionnel

Les bibliothèques possèdent une longue tradition de participation citoyenne. Cela leur a permis non seulement d’accroître leur offre de services, mais également de faire connaître leurs collections et d’encourager l’engagement social (Estermann, 2018 ; Holt et Holt, 2014 ; Ridge, 2017 ; Siemens et Unsworth, 2016). Elles proposent ainsi un espace de vie communautaire et aident à rehausser le sentiment d’appartenance à la société. Une première mention de cette contribution fût évoquée par De Tocqueville, dans les années 1830, qui souligne comment le bénévolat en sol américain vient consolider le développement de la collectivité et permet la résolution de problèmes (Holt et Holt, 2014, p. 3). Parmi les nombreuses activités mentionnées par ce dernier, la distribution de livres est identifiée. Il s’agit d’une pratique qui s’est enracinée à cette époque. L’essor de la société américaine reposait, en partie, sur la générosité et le sens communautaire de nombreux bénévoles qui utilisaient leur temps de repos pour assurer l’accessibilité à une documentation gratuite et pertinente pour leurs concitoyens.

Aujourd’hui encore, les réseaux de bibliothèques publiques doivent leur croissance à ces bénévoles qui demeurent une ressource importante de soutien, particulièrement dans les zones rurales (Couture, 2001 ; Vingtdeux, 2003). Au fil du temps, diverses tâches leur ont été confiées, telles que l’accueil des usagers, le prêt de livres, la préparation matérielle et le classement de documents. Leur nombre varie grandement selon les époques, les lieux et les besoins (Couture, 2001 ; Fauconnet, 2012 ; Lajeunesse, 2009). Plus récemment, nous assistons à une accélération de la mise à contribution du citoyen, avec la transformation des bibliothèques comme lieu de vie et de socialisation. Les bénévoles sont maintenant invités à participer à des ateliers de conversation pour les immigrants ou à témoigner de leur expérience de vie. Également, avec l’arrivée des technologies de l’information, on requiert dorénavant l’assistance d’adolescents pour le soutien au développement d’habiletés en littératie numérique pour les personnes désirant acquérir plus de compétences dans l’utilisation des nouvelles technologies et des médias sociaux.

Si les tâches dispensées par les bénévoles se sont diversifiées, l’objectif principal subsiste : améliorer les services et l’accessibilité aux collections pour l’ensemble des citoyens. Peu d’organismes publics peuvent prétendre avoir suffisamment de ressources disponibles pour répondre à l’ensemble de leurs obligations et offrir les services à la hauteur de leur ambition. Sans un recours à l’aide extérieure, il est difficilement imaginable de répondre adéquatement aux besoins de la population. Cependant, le bénévolat présente aussi son lot de complexités. Comme il consiste en une action isolée, individuelle et circonscrite dans le temps et l’espace (durant les heures d’ouverture et sur place seulement), il restreint le nombre de participants susceptibles de collaborer à la mission de l’institution. De plus, pour réussir l’intégration du bénévole et garantir son épanouissement comme contributeur, plusieurs auteurs recommandent aux institutions d’effectuer les mêmes étapes de sélection que pour la dotation d’un poste rémunéré, soit l’entrevue, la demande de références, l’accueil et la formation du participant (Bartlett, 2013 ; Couture, 2001), ce qui alourdit leur encadrement.

Avec les changements sociaux vécus au cours des dernières années, comme l’accessibilité au web et la multiplication des informations, nous croyons que le bénévolat traditionnel ne peut plus suffire comme seul modèle de participation collaborative si les bibliothèques veulent se démarquer et combler l’écart qui existe entre les besoins d’un rehaussement accéléré des services à offrir et le nombre insuffisant de ressources disponibles sur le terrain, autant en termes de personnel que de bénévoles. Les limitations du bénévolat étant nombreuses, la majorité des citoyens demeure des consommateurs des services, voire des non-utilisateurs, plutôt que des acteurs impliqués dans le processus de co-production des collections et des services de leurs institutions publiques. L’élargissement des modes de participation vient combler cet écart.

Internet, catalyseur de changement

Le changement qui aura eu le plus grand impact sur l’avancement de la participation citoyenne demeure sans aucun doute l’accessibilité d’Internet aux individus durant les années 1990. C’est Internet qui a permis l’adaptation de la participation collaborative du bénévolat vers le crowdsourcing, un type de coopération beaucoup plus large et dynamique. Quels sont les facteurs liés à l’Internet qui ont causé ces répercussions sur l’expansion de la participation ?

Avec la démocratisation et la progression de ce moyen de communication, les internautes se sont approprié le web et certains d’entre eux l’ont même façonné en fonction de leurs besoins. Les principaux facteurs de succès résident dans la facilité d’utilisation, la flexibilité, et la rapidité avec laquelle il est possible d’accéder aux contenus diffusés et d’y ajouter des informations. De plus, les citoyens ont profité, dès le début, de l’option d’y créer des nouvelles relations par la création de communautés d’intérêts. Les principes-clés qui dominent l’Internet sont l’ouverture et l’universalité de son accès aux contenus (Oomen et Aroyo, 2011, p. 138).

Avec le web, les utilisateurs cessent d’être de simples consommateurs d’informations et deviennent des producteurs de données (Tammaro, 2016). Nous assistons au déploiement d’une approche constructiviste de l’appropriation de l’information, qui sollicite les différents points de vue et encourage l’interprétation des oeuvres par l’utilisateur (Ridge, 2017). Il n’existe plus une seule façon de lire et de comprendre les contenus. Les internautes veulent communiquer leurs idées et adapter les informations à leur réalité. Ce changement de perspective élargit le spectre des options. Pour les organisations, cela signifie qu’il est dorénavant possible de requérir l’assistance des internautes pour l’élaboration de programmes, la diffusion de contenus et la promotion de services. Plusieurs citoyens désirent maintenant être des parties prenantes des décisions de l’État et utiliser leurs compétences pour édifier les services publics de demain (Siemens et Unsworth, 2016). Cela fait écho aux recommandations de l’OCDE pour renforcer la gouvernance des administrations publiques (Lacroix et St-Arnaud, 2012).

Les institutions culturelles et patrimoniales, en adhérant à ce modèle de collaboration, ont pu développer des partenariats plus étendus avec des contributeurs externes et à travers le monde entier, facilitant la mise en oeuvre de projets de grande envergure.

The Internet has long been a place for participatory culture to flourish, but in the early 2000s, we saw for the first time a surge of interest on the part of organizations to leverage the collective intelligence of online communities to serve business goals, improve public participation in governance, design products, and solve problems.

Brabham, 2013, p. XV

Si la participation collaborative fait partie du quotidien des bibliothèques depuis de nombreuses années, sans le développement de l’Internet, sa progression aurait été beaucoup moins remarquable. C’est grâce aux propriétés mêmes du web, soit son accessibilité, sa facilité d’utilisation et sa flexibilité, que le crowdsourcing, tel qu’on le connaît aujourd’hui, a pu s’épanouir.

La progression de la participation

Pour bien comprendre comment la participation collaborative a évolué au cours des dernières années, il importe d’approfondir notre connaissance du crowdsourcing et de son lien avec le bénévolat, en explorant les diverses facettes du phénomène, comme son étymologie, ses caractéristiques, les différents modèles, les plateformes utilisées et les éléments liés aux participants. Au besoin, nous comparerons ses composantes à celles du bénévolat.

Qu’est-ce que le crowdsourcing ?

Le mot « crowdsourcing » existe depuis quelques années et nous provient de Howe, qui, dans un article de 2006, a jumelé le mot « crowd », c’est-à-dire « foule » en anglais, au terme « sourcing » issu du concept « outsourcing », qui signifie le recours à l’externe pour effectuer une tâche requise dans le cadre d’une fonction d’entreprise. Cette combinaison suppose qu’un organisme peut interpeler la population massivement pour exécuter un travail en coproduction (Siemens et Unsworth, 2016, p. 2). Le crowdsourcing fait appel à l’intelligence collective pour accomplir une action qu’un individu seul peinerait à compléter, contrairement au bénévolat. Il stipule que la somme des connaissances et des capacités intellectuelles de plusieurs personnes est plus grande que celle du meilleur expert d’un domaine. À l’instar du bénévolat à son origine (Holt et Holt, 2014, p. 3), le crowdsourcing est présenté en tant que méthode de résolution de problèmes (Boudreau, 2017 ; Brabham, 2013), mais également en tant que mode d’exécution d’un projet (Boudreau, 2017 ; Néroulidis, 2015).

Afin d’identifier de façon plus circonscrite les limites de ce type de participation collaborative, Brabham évoque quatre conditions essentielles permettant de confirmer la présence d’un projet de crowdsourcing et en assurant son succès. Il doit y avoir : (1) un organisme qui a une tâche à exécuter ; (2) une communauté de participants qui accepte d’effectuer cette tâche gratuitement ; (3) un environnement en ligne permettant l’accomplissement du travail ; et (4) la participation doit procurer des bénéfices à l’organisme et aux participants (Brabham, 2013, p. 3). C’est l’ensemble de ces quatre composantes qui caractérise le crowdsourcing. Mise à part la troisième composante, qui demeure spécifique au développement de la participation collaborative dans un environnement électronique, les trois autres conditions s’appliquent aussi au bénévolat traditionnel.

Pour envisager le déploiement de ce type de projets et pour en garantir le succès, l’importance du quatrième élément doit être relevée. Sans une vision claire des gains à retirer de cette association, ni l’organisme, ni les volontaires ne s’aventureront dans cette expérience. Les auteurs soulignent que le projet doit être porteur de sens, permettre d’acquérir de nouvelles compétences et susciter l’intérêt du participant pour le développement du bien commun, la constitution de la mémoire collective et la démocratisation de l’information (Siemens et Unsworth, 2016 ; Tammaro, 2016). Pour l’institution, il doit accroître la compréhension de besoins et des attentes des citoyens en termes d’amélioration des services offerts et accélérer l’accessibilité aux collections (Siemens et Unsworth, 2016 ; Trant et Wyman, 2006).

Les modèles de crowdsourcing

Les recherches récentes dans le domaine ont permis d’identifier plusieurs formes de crowdsourcing. La typologie proposée par Oomen et Aroyo nous semble la plus appropriée pour comprendre les diverses options de projets faisant appel au crowdsourcing. Elle se décline en six catégories, qui sont décrites au tableau 1 (Oomen et Aroyo, 2011, p. 140).

Tableau 1

Catégories de projets de crowdsourcing

Catégories de projets de crowdsourcing
Oomen et Aroyo, 2011, p. 140 ; traduction de Néroulidis, 2015, p. 44

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Le financement participatif est cependant controversé comme catégorie de projets puisque que certains auteurs, tel que Brabham, soulignent qu’il ne fait pas appel à l’intelligence collective et ne peut donc pas être considéré comme du crowdsourcing (Brabham, 2013). Nous considérons que les cinq premiers modèles de classification des projets d’Oomen et Aroyo, jumelés aux quatre critères d’identification proposés par Brabham, viennent compléter le portrait des caractéristiques du crowdsourcing. Bien entendu, il existe de nombreuses autres démarches encourageant la participation citoyenne, en soutenant l’implication et l’intégration la population à la définition des processus et des services d’une institution. Toute forme de participation citoyenne est pertinente et peut convenir selon les besoins. Cependant, si un projet ne répond pas aux critères mentionnés ci-haut, il ne peut s’agir de crowdsourcing.

L’utilisation des plateformes

Nous avons mentionné précédemment que le crowdsourcing requiert un environnement en ligne à partir duquel les participants peuvent accéder aux projets, ce qui favorise l’élargissement du bassin de candidats potentiels. Également, il permet d’être plus inclusif que les autres formes de bénévolat, en rejoignant les personnes à mobilité réduite ou éloignées géographiquement, et requiert moins de supervision et de formation de la part du personnel de l’institution (Van Hyning et al., 2017). Un autre bénéfice notable de l’environnement électronique réside dans le fait que l’organisme peut rendre ses collections accessibles sans atteinte à leur sécurité ou à leur intégrité (Van Hyning et al., 2017), puisque les participants travaillent à partir d’une version numérisée de l’objet original.

Tout projet peut être conçu sur une plateforme interne ou externe à l’institution, et chacune des situations sera pourvue d’avantages et d’inconvénients. Il importe de bien comprendre les enjeux associés aux deux options et de distinguer, en fonction des besoins de l’organisme, laquelle sera préférable. Une des forces d’un projet développé dans un système propre à l’administration réside dans sa facilité à récupérer les contenus créés par les participants pour les transférer dans les environnements habituels, tels le catalogue ou le site web de l’institution (Trant et Wyman, 2006). De plus, comme la majorité des plateformes demande une authentification des participants, il est possible d’harmoniser la gestion des accès avec le dossier de l’abonné (Trant et Wyman, 2006). D’un autre côté, l’utilisation d’une plateforme externe, déjà adoptée par d’autres bibliothèques, augmentera la visibilité du projet en permettant sa découverte par les participants lors de l’une de leurs visites (Van Hyning et al., 2017). Également, étant déjà familiers avec la plateforme externe et formés à son application, les participants verront leur travail simplifié (Trant et Wyman, 2006 ; Van Hyning et al., 2017). Ces plateformes, déjà fonctionnelles et éprouvées par plusieurs organismes, garantissent la stabilité de l’environnement (Van Hyning et al., 2017). Enfin, elles démontrent une flexibilité d’application conçue spécifiquement pour faciliter l’intégration et l’adaptation de nouveaux projets (Van Hyning et al., 2017). Il est à noter que certaines de ces plateformes sont offertes gratuitement. Par contre, comme ce sont des environnements externes à la bibliothèque, la réintégration des données produites par les participants aux outils institutionnels de la bibliothèque constituera un obstacle important (Trant et Wyman, 2006).

Peu importe le choix d’une plateforme interne ou externe, celle-ci devra comporter des caractéristiques de base permettant de faciliter le travail du participant. Pour être considéré comme adéquat, l’environnement en ligne doit être fiable et intuitif (Prestopnik, Crowston et Wang, 2017 ; Smith-Yoshimura, 2012). De plus, afin de laisser libre cours à la diversité des contenus et des informations ajoutés par les participants, il doit souscrire à la variété et à l’indépendance des opinions (Néroulidis, 2015). Évidemment, il doit également assurer la réutilisation des données pour les fins identifiées au début du projet, par l’entremise d’un système de contrôle de la qualité des contenus (Oomen et Aroyo, 2011 ; Prestopnik, Crowston et Wang, 2017 ; Siemens et Unsworth, 2016 ; Van Hyning et al., 2017).

Pour garantir la qualité des données, les auteurs recommandent de fournir, dans un premier temps, les informations nécessaires aux volontaires pour clarifier les attentes face à leur contribution, grâce à des lignes directrices explicitant de quelle manière et dans quel contexte celles-ci pourraient être exploitées (Le Deuff, 2006 ; Smith-Yoshimura, 2012 ; Tammaro, 2016). Également, à partir de la plateforme, il est possible d’inclure des outils permettant de former les participants à la tâche, par la présentation d’un tutoriel (Oomen et Aroyo, 2011 ; Tammaro, 2016 ) ou d’un guide sur les bonnes pratiques (Le Deuff, 2006). Dans un deuxième temps, une validation postérieure et automatisée des réponses est préconisée (Smith-Yoshimura, 2012 ; Tammaro, 2016). Les options, à ce niveau, sont multiples. Il est possible de statuer que, pour la correction de textes ou l’indexation de contenu, les données seront réintégrées dans l’institution lorsqu’un nombre suffisant de réponses identiques aura été offert. Un autre exemple de contrôle, pour l’indexation par mot-clé, serait d’inclure seulement les termes les plus populaires. Il est aussi envisageable d’instaurer une norme signalant qu’en deçà d’une certaine quantité de réponses, aucune réinsertion ne sera effectuée. Dans l’optique où l’entièreté des ajouts ne serait pas nécessairement acceptée, et ce, peu importe la raison, la transparence face à cette perspective est de mise pour éviter les déceptions des participants et pour gérer leurs attentes face à leurs contributions (Smith-Yoshimura, 2012).

Charmer et motiver les participants

Jusqu’à présent, nous avons exploré les diverses facettes du bénévolat et du crowdsourcing. Tous ces éléments n’ont de sens que si un nombre suffisant de participants s’intéresse au projet proposé. Dans les deux cas, la nécessité de comprendre les motivations du participant, qu’elles soient intrinsèques ou extrinsèques, et d’y répondre convenablement demeure un sujet d’études prédominant. Nous entendons, par motivations intrinsèques, les raisons qui conduisent les individus à vouloir collaborer au projet et qui sont associées au plaisir de réaliser une activité, à la passion pour un sujet, au besoin de relever un défi, à la soif d’apprendre ou à l’intérêt de faire partie d’un groupe (Boudreau, 2017 ; Néroulidis, 2015 ; Oomen et Aroyo, 2011). Si les objectifs du participant se définissent surtout en termes de reconnaissance sociale ou de gains réputationnels, nous touchons alors à ses motivations dites extrinsèques (Néroulidis, 2015).

Dans la littérature, tant pour le bénévolat traditionnel que pour le crowdsourcing, il est reconnu que les bibliothèques attirent des volontaires en lien principalement avec leurs motivations intrinsèques. Nous remarquons néanmoins certaines différences entre le discours lié au bénévolat et celui retenu pour le crowdsourcing, qui est sans doute déterminé par l’effort supplémentaire de déplacement requis de la part du bénévole pour se rendre à son lieu de « travail ». Le bénévole sera dépeint comme un être recherchant d’abord des relations, et son action est souvent apparentée aux valeurs familiales et religieuses (Couture, 2001 ; Gagnon et Fortin, 2002). Il agit dans l’intérêt de la société et pour le bien de l’institution qu’il chérit. Plus celle-ci présente des valeurs similaires aux siennes, telles que l’altruisme et l’entraide (Couture, 2001 ; Gagnon et Fortin, 2002 ; Vingtdeux, 2003), comme c’est le cas dans le contexte des bibliothèques, plus le bénévole sera disposé à offrir en don son temps et sa compétence. C’est sans doute ce qui explique la longue et prolifique tradition du bénévolat dans ces milieux. Mais cette étape fondamentale d’attraction n’en constitue que le premier jalon de l’intéressement. Pour assurer une certaine rétention et récurrence de sa contribution, le bénévole exige également l’établissement d’une relation avec le personnel ou les autres bénévoles. Non seulement le développement du sentiment d’appartenance envers l’organisme assurera sa participation à long terme, mais il facilitera également le recrutement de nouveaux volontaires car « il n’y a en effet pas de meilleur recruteur qu’un bénévole satisfait, qui fait part à son entourage du caractère positif de son engagement » (Vingtdeux, 2003, p. 60).

Du côté du crowdsourcing, les études proposent de miser sur l’intérêt envers la thématique du projet ou sa finalité, comme l’accessibilité à une collection de documents à valeur historique ou littéraire et l’identification de lieux ou de personnes. Pour rendre attrayants les projets et préserver la motivation des participants, les auteurs évoquent plusieurs stratégies. Néroulidis propose la présentation d’activités et de thématiques diversifiées, comme un hommage au passé, une mission détective, des concours ou des édit-a-thons, et des projets de longueurs variables (Néroulidis, 2015, p. 63 à 69). Elle souligne également l’importance de bonifier les initiatives avec l’ajout régulier de contenus afin d’offrir du renouveau aux collaborateurs (Néroulidis, 2015, p. 81). Tout comme le bénévole, le participant aux projets de crowdsourcing valorise les relations. L’établissement d’un outil de communication contribuant à lui fournir un réseau de contacts et un sentiment d’appartenance à la collectivité, le plus souvent sous forme d’un forum de discussion, est fortement suggéré (Néroulidis, 2015 ; Oomen et Aroyo, 2011 ; Smith-Yoshimura, 2012 ; Van Hyning et al., 2017). Enfin, si les recherches actuelles n’identifient pas spécifiquement l’attachement envers la mission et les valeurs de l’institution comme facteur appuyant le recrutement des participants de crowdsourcing, nous soupçonnons que ce principe devrait se concrétiser dans le milieu des bibliothèques.

Comme nous l’avons précisé précédemment, le principe même du crowdsourcing, en raison de sa définition et de son étymologie, affirme l’importance d’encourager la contribution d’une grande quantité d’individus, favorisant ainsi l’émergence de l’intelligence collective. Cependant, il existe des contextes où un projet pourrait exiger des compétences spécifiques que peu de personnes possèdent et dont un appel à tous diminuerait les probabilités de succès. Plutôt que d’inviter largement les internautes à coopérer, il est envisageable de cibler des participants ayant : (1) un intérêt spécifique pour la thématique du projet et (2) l’expertise nécessaire pour offrir un travail de qualité répondant aux attentes de l’organisme (Boudreau, 2017 ; Néroulidis, 2015 ; Ridge, 2013). En conséquence, « la qualité des participants prime donc sur la quantité » (Boudreau et Caron, 2016, p. 161), ce qui permet de restreindre la recherche de volontaires à une collectivité de spécialistes amateurs (Boudreau, 2017 ; Néroulidis, 2015 ; Ridge 2013). La contribution de ces spécialistes (historiens et généalogistes, littéraires et écrivains, bibliothécaires et archivistes retraités, etc.), qui sont souvent déjà gagnés à la cause des organismes patrimoniaux, permettra de réduire les efforts nécessaires pour convaincre de la pertinence du travail et pour former les participants, rehaussera la qualité des données et augmentera les possibilités de succès du projet.

Parmi les autres conditions déterminantes pour augmenter la motivation des participants, tant pour obtenir un bassin de bénévoles d’une certaine ampleur que pour assurer leur rétention, la gamification d’un projet est parfois perçue comme une valeur ajoutée (Néroulidis, 2015). Le concept suggère de favoriser des éléments ludiques pour stimuler l’intérêt du participant. Cela suppose l’introduction d’aspects généralement assimilés aux jeux afin de rendre une activité plus attrayante et amusante (Néroulidis, 2015 ; Prestopnik, Crowston et Wang, 2017). Il peut s’agir d’un système de pointage, d’une forme de compétition amicale ou d’une quête à accomplir. Proposer ce type d’initiatives requiert cependant un développement informatique beaucoup plus long et structuré, puisqu’il exige d’établir un design narratif permettant de faire cheminer le participant à travers un parcours spécifique. Les recherches sur la gamification se penchent peu, jusqu’à présent, sur les liens directs entre son impact sur la motivation des participants et la qualité des données produites (Prestopnik, Crowston et Wang, 2017). Prestopnik et son équipe ont voulu rétablir la situation en proposant une expérience concrète afin de valider principalement ce volet. Pour un même projet, deux plateformes ont été produites, l’une ayant un design de jeu et l’autre ayant une approche plus traditionnelle. La conclusion de leur étude démontre que, si un projet vise un large public, la gamification permet effectivement d’augmenter la motivation tout en conservant le même niveau de qualité des données. En revanche, si la thématique du projet s’adresse à des experts, ni la motivation ni la qualité des données ne seront optimisées par l’apport de la gamification.

Exploration de quelques projets

Pour en savoir plus sur le sujet, un site pertinent à visiter est celui de Non-Profit Crowd (nonprofitcrowd.org) qui se spécialise dans les projets de crowdsourcing pour les institutions culturelles et patrimoniales. On y retrouve des recommandations pour le développement d’un projet, une importante bibliographie ainsi que le recensement de plusieurs projets au niveau international. Dans le répertoire des projets, ces derniers sont divisés selon les modèles de projets, comme la transcription de textes, la correction de contenus, la contextualisation des informations, etc. Parmi les nombreux projets cités, nous recommandons la visite de quelques projets en particulier : (1) le projet Emigrant City de la New York Public Library, qui requiert l’aide de participants pour la transcription de documents d’archives de la Emigrant Savings Bank ; (2) le projet de la Cambridge Public Library nommé Historical Newspaper Collection, qui a pour objectif la correction des erreurs laissées par la reconnaissance optique de caractères lors de la numérisation de journaux ; et (3) le projet Civil War Faces de la Library of Congress, qui invite les contribuables à l’identification de personnes sur des photos anciennes de leur collection. Plusieurs autres projets répertoriés sur le site Non-Profit Crowd se veulent tout aussi intéressants que ceux identifiés précédemment et valent le détour d’une exploration. Il est à noter qu’aucun projet canadien n’est inscrit sur ce site. Pourtant, nous savons qu’il en existe quelques-uns, tels que le Co-Lab de Bibliothèque et Archives du Canada, qui demande la contribution des citoyens pour plusieurs collections.

Conclusion

La participation citoyenne évolue au fil du temps dans les bibliothèques. Après que le bénévolat se soit intégré dans le quotidien de la population, le crowdsourcing devient une autre pratique appréciable de collaboration avec celle-ci. Au cours de nos recherches, nous avons démontré qu’il existe des similitudes notables entre ces deux modèles de participation. La raison d’être demeure la même, à savoir une institution qui a besoin de produire une activité, un bassin de volontaires, un lieu d’exécution et des bénéfices mutuels. Les principales distinctions résident dans les ressources et moyens requis pour la réalisation du travail : (1) le nombre d’individus requis pour l’activité, soit l’individu versus la foule ; (2) l’environnement de travail qui est physique pour le bénévolat et sur le web pour le crowdsourcing ; et (3) la nature de la tâche, l’un présentant des tâches opérationnelles isolées et l’autre les proposant sous forme de projets. Nous pensons que les deux univers sont pertinents et se complètent. Ils présentent les mêmes objectifs, soit d’accélérer la progression des services offerts, de favoriser l’appropriation des collections par les citoyens et de hausser le niveau d’engagement social. Par le fait même, ils soutiennent également la transparence et l’imputabilité des administrations publiques (Bryson, Crosby et Bloomberg, 2014 ; Denhardt et Denhardt, 2000).

Notre recherche visait à démontrer que le crowdsourcing constitue simplement une évolution du bénévolat et que sa pratique permettrait une amélioration notable des services offerts par les bibliothèques. D’autres études seraient pertinentes pour approfondir les liens entre le bénévolat et le crowdsourcing dans les bibliothèques et pour évaluer le niveau de développement de cette pratique.