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Je remercie vivement celle et ceux qui ont contribué au débat ouvert par ce numéro d’Études internationales[1]. La meilleure part, dans l’écriture d’un livre, se trouve dans les discussions qu’il permet d’alimenter et qui aident notamment l’auteur à découvrir la pleine réalité de ce qu’il a écrit et dont il n’était pas nécessairement conscient. En lisant chacun des articles, je me suis senti plus lucide, plus au fait d’interrogations que je n’ai pas toujours su convenablement formuler, mais je n’ai jamais perçu les bases d’un désaccord profond : parfois la posture était quelque peu différente, l’angle d’approche distinct ou les incertitudes légèrement décalées, mais je n’ai, à nul moment, ressenti de vrais désaccords. Ma « réponse » s’inscrit donc davantage dans le sillage de la conversation amicale que dans celui de la controverse. Elle s’efforce aussi de prolonger un débat initié par mon dernier livre, volontairement écrit en anglais, exprimant mon étonnement et parfois ma révolte face aux courants dominants qui ont structuré les Relations internationales, à partir notamment des États-Unis, pour essaimer ensuite de par le monde. Après avoir enseigné cette discipline pendant près de quarante ans, je redoute la cécité qui se dégage de son système conceptuel comme de ses affirmations, de plus en plus coupés de la réalité des souffrances internationales : je suis mal à l’aise face au mépris témoigné à l’égard des histoires qui viennent d’ailleurs, je suis gêné par la condescendance affichée à l’égard des sociétés, quelles qu’elles soient, qui ne cessent pourtant de perturber et de recréer librement les ordonnancements internationaux postulés (Badie 2020).

Dans cet esprit, je rejoins tout à fait Stéphane Paquin lorsqu’il situe ma recherche à la confluence de l’histoire et de la sociologie : il a raison d’y voir là l’effet (ou la cause ?) de mon goût pour une articulation militante de la politique comparée et des Relations internationales. Pris par le vertige de l’exceptionnalisme, les pères fondateurs de la science des Relations internationales, tout comme leurs épigones, ont voulu oublier que le jeu international a été inventé par des humains semblables aux autres : ils ont aussi négligé l’évidence que ce jeu attire de plus en plus d’acteurs sociaux et d’individus sans qualifications institutionnelles particulières. Les relations internationales sont donc d’extraction sociale, comme toute activité politique quelle qu’elle soit : et la marque de l’aventure humaine sur les systèmes internationaux qui se sont succédé est donc très forte : en fait, plus l’international se globalise et intègre des cultures différentes, plus il devient complexe, plural, dissonant et donc passionnément humain ! Dans ces conditions, la matrice de la connaissance de ce jeu est d’abord historique et sociologique. La fièvre positiviste et quantitativiste, rationaliste et naïvement universaliste, qui s’est emparée de la discipline nous fait plus que jamais voyager dans un monde imaginaire et trompeur, parce que caricatural et en tout cas dépassé : Elena Aoun a raison de montrer, de façon exemplaire, que les paradigmes qui en dérivent n’ont jamais vraiment compris les chroniques du Moyen-Orient, tandis que Nicolas Lemay-Hébert démontre de façon convaincante qu’ils donnent une fausse idée de la construction et de l’effondrement des États contemporains.

Ce scientisme primaire qui a compromis la jeunesse de notre discipline ne peut être surmonté qu’en récusant tout théoricisme dogmatique, comme le suggère à juste titre Ned Lebow. La sociologie historique s’est-elle, d’ailleurs, jamais moulée dans des corsets théoriques ? La théorie classique[2] voit dans la Paix de Westphalie (1648) et la victoire de 1945 les deux grands moments fondateurs du jeu international, ceux qui ont consacré la vertu organisatrice de la puissance : comme si le reste, temps anciens ou éloignés, moments impériaux, monarchies traditionnelles, systèmes segmentaires, ordre précolonial, ou même dynamique de la décolonisation, n’existait pas… Elle fait parler la Chine ou l’Afrique à leur place, mais a la faiblesse de ne jamais les écouter, de ne prendre en compte ni leur histoire ni leur anthropologie : l’une et l’autre, parmi tant d’autres, ont pourtant beaucoup à nous apprendre, y compris sur l’inanité ou l’insuffisance de nos propres théories ! En fait, la Chine multimillénaire serait comme programmée pour obéir aux hypothèses de Thucydide que probablement aucun de ses dirigeants n’a jamais lu ! (Allison 2017) C’est pourquoi, face à de telles présomptions, les concepts propres à notre discipline doivent d’abord être lavés à l’eau froide de l’histoire, avant même d’être utilisés : sans de telles précautions, réalisme, libéralisme ou marxisme ne serviront que le clergé qu’ils ont suscité ! Je ne me souviens pas que de telles théories aient jamais fait vibrer les amphis d’étudiants. Une pertinente division du travail s’instaure, en revanche, entre l’histoire – qui nous renseigne sur la construction sinueuse de l’international – et la sociologie, réconciliée avec la politique comparée, qui aide à poser les bonnes questions sur le jeu social qui évidemment en dérive.

I. Weber et Durkheim

Ce retour vers les pères fondateurs de la sociologie est nécessaire et trop négligé par la production internationaliste qui a eu assez souvent l’immodestie de les ignorer. Ce faisant, Ned Lebow comme Nicolas Lemay-Hébert en viennent tout naturellement à opposer Max Weber et Émile Durkheim : ce contraste, fort et classiquement admis, fait d’autant plus sens que la théorie réaliste, sans toujours l’expliciter, a subi une forte attraction webérienne, en se calant sur la définition que le maître allemand a donnée de l’État, en valorisant le territoire et en faisant un usage large du concept webérien de puissance, dont la centralité semblait tomber sous le sens dans l’ambiance de 1945, moment fort de l’invention de la version moderne de la discipline et instant mondial où la puissance semblait aussi efficace qu’éthiquement bonne (Macht). À travers ces différents éléments qui lui étaient empruntés, cette sociologie semblait prolonger clairement les postulats hobbesiens d’États gladiateurs en perpétuelle compétition de puissance. Elle permettait même d’envisager un parcours optimal assurant une relative stabilité du système international, celle-là même qui est devenue le crédo de la synthèse « néo-néo » évoquée par Stéphane Paquin et Nicolas Lemay-Hébert : elle professait les vertus d’un ordre international composé d’États institutionnalisés, dotés d’un capital de puissance suffisamment équilibré pour les inciter sinon à coopérer (versant libéral), du moins à coexister (version réaliste). Face à quoi, la sociologie durkheimienne paraissait soit hors sujet, soit source de désordre dès lors qu’elle introduisait le concept « irréaliste » d’intégration et celui, perturbateur et belligène, d’anomie. Face aux conflits nouveaux, cette apologie d’un webérianisme hyper-simplifié et cet anathème anti-durkheimien font-ils encore sens ou nourrissent-ils de coupables illusions ?

En fait, l’anathème jeté sur le sociologue français revient aujourd’hui, tel un boomerang, sur ceux qui en furent les auteurs. Comme le suggère Nicolas Lemay-Hébert, le questionnement en termes d’intégration (plus ou moins manquée) délivre un diagnostic beaucoup plus fécond sur les causes réelles d’effondrement ou d’affaiblissement des États contemporains, surtout ceux du Sud, ignorés, voire méprisés par la théorie classique : il nous place ainsi au coeur des relations internationales présentes, quand on sait que l’essentiel de la conflictualité d’aujourd’hui est lié soit à l’effondrement des États (state collapse) (Yémen, Afghanistan, RDC, Somalie…), soit au défaut de confiance des populations dans leurs institutions (Syrie, Irak…). En fait, la science politique traditionnelle (pour ne pas dire traditionnaliste) a toujours souffert de ce travers qui la conduisait, depuis les temps d’une « bipolarité » présumée, à négliger les pays issus de la décolonisation, ce « tiers-monde », cette « périphérie » dont les soubresauts allaient pourtant affecter de plus en plus l’agenda international, sur la base d’extrêmes tensions évoquant clairement un double manquement à l’intégration durkheimienne. Elle aurait beaucoup gagné à être attentive à cette crise structurelle, cette « pathologie » durkheimienne profondément révélatrice de la véritable instabilité mondiale : sur le plan intérieur, en expliquant l’essor fulgurant d’États fragiles ou « manqués » : sur le plan extérieur, en montrant comment la majorité de la population mondiale reste dangereusement hors de portée des leviers, plus ou moins bien bricolés, de la gouvernance mondiale. Autant d’éléments qu’Elena Aoun développe parfaitement à propos de l’humiliation chroniquement subie par le Moyen-Orient. Ce que certains ont fait dire à Weber à propos de ces crises était beaucoup trop simple et idéologiquement navrant : l’instabilité mondiale aurait été tout simplement imputable à un refus, au Sud, de respecter le droit constitutionnel occidental, de se modeler sur les lois générales de l’évolution. À quoi on ajoutait la prise en compte d’une inflation de puissance compensatrice, débouchant sur la banalisation de régimes autoritaires naturellement néfastes. C’était quand même un peu court ! En fait, la réalité est même inverse : c’est l’universalisation mécanique d’un modèle institutionnel inadapté qui est devenue la source première d’une telle instabilité (Badie 1992). En parlant de pathologie et d’anomie, Durkheim nous aide précieusement à retrouver le long parcours qui débouche sur la nouvelle conflictualité mondiale.

Pour autant, je suis d’accord avec Ned Lebow pour ne pas tomber dans une dichotomie aussi facile que caricaturale opposant de manière absolue les deux maîtres de la sociologie moderne : il importe même d’éviter à tout prix une « bipolarisation » des appareils théoriques que les pères fondateurs ont mis à notre disposition. Ayant toujours été sceptique quant à la pertinence du concept de polarité en Relations internationales, je me garderai bien de l’appliquer à la grande théorie sociologique. L’oeuvre de Weber ne se réduit pas à une sociologie de la puissance et Durkheim est loin d’avoir négligé l’État (Cuin et Hervouet 2018). Il est de ce point de vue regrettable que la théorie réaliste, trop attachée à la mécanique de la puissance, ait ainsi laissé de côté la sociologie webérienne de la légitimité, qu’elle ait par là même dépouillé l’oeuvre du maître allemand de sa véritable dimension sociale pour se caler dans la « mécanique des corps politiques » héritée de Hobbes. En fait, dans l’esprit des premiers internationalistes modernes, il importait de construire l’analyse à partir de la guerre et de tenir celle-ci pour logique et surtout pas pathologique : la paix, comme le proclamait Raymond Aron, n’était considérée que comme un « entre-deux-guerres »… (Aron 1962) Le moment est venu aujourd’hui d’entrer dans l’ère de la postbipolarité théorique et d’emprunter sans honte à l’un et l’autre des deux grands maîtres, comme j’ai cru pouvoir le faire en mobilisant effectivement le concept webérien d’entrepreneur politique ou celui de connivence (Badie 2011)…

En réalité, mon engagement durkheimien tient à une double conviction. En premier lieu, les questions qu’il conduit à poser sont au coeur de l’histoire sociale longue avec laquelle les relations internationales doivent à tout prix se réconcilier : l’intégration, ses modalités et ses réalisations, apparaissent, contrairement à la rationalité étatique, au coeur de toutes les trajectoires historiques, qu’elles soient d’identité chinoise, africaine, occidentale ou autre, permettant ainsi un vrai travail de comparaison. En second lieu, ce questionnement est particulièrement pertinent pour comprendre ce moment fort qui est offert aux internationalistes de ma génération : la convergence tumultueuse et incertaine de toutes ces histoires vers un système mondialisé potentiellement unique, c’est-à-dire un ordre international pluriculturel. Stéphane Paquin a raison : on ne peut plus dissocier les Relations internationales de cette énigmatique question de la convergence nécessairement imparfaite des histoires qui ont vécu plusieurs millénaires de séparation. Dans ces conditions, on est évidemment loin de la grammaire du rational choice ! La personnalité de Clifford Geertz, évoquée par Nicolas Lemay-Hébert et Stéphane Paquin, a en effet toute sa place, sans que, pour autant, comme le souligne ce dernier, on ne soit amené à sombrer dans le relativisme culturel : Elena Aoun prouve parfaitement que tenir compte de l’autre et essayer de le comprendre ne signifie pas l’approuver, contrairement à un adage qui confond la science avec l’excuse coupable, à l’instar des moeurs de la vieille inquisition !

II. Revenir sur l’anarchie, donnée ou construite

Par son mode de questionnement, la sociologie durkheimienne m’a personnellement aidé à revisiter trois aspects déterminants de la vision classique des relations internationales : la fétichisation de l’idée d’anarchie, l’occultation de la diversité des histoires, la consécration de la puissance aux dépens de la faiblesse. Le maître tient son rôle lorsqu’il guide l’élève vers les bonnes questions. Mis sur la voie, celui-ci poursuit alors en fonction de sa propre feuille de route, elle-même inspirée non d’une doxa préétablie, mais de ce que les données empiriques recueillies viennent suggérer. La problématique de l’intégration m’a ainsi amené à reconsidérer le fameux « état d’anarchie », présenté par la théorie classique comme irréversible et naturel, censé fonder le jeu international. Nul doute que l’absence d’autorité commune est une marque forte de celui-ci, explicative de bien des processus. Mais en faire le fétiche des études internationales égare plus qu’il n’explique. La sociologie durkheimienne de l’intégration conduit à la conviction que ce postulat a été comme « monté à l’envers » : l’anarchie n’est pas une forme simple, immuable et éternelle du jeu international, mais une réalité construite, changeante et corrigible. Le système westphalien n’est pas le résultat ni l’expression d’une anarchie naturelle, mais la principale source de cette fragmentation belligène. C’est en séparant, en faisant des populations et des princes les otages permanents de l’absolutisme souverainiste, du découpage territorial et du caprice des frontières, puis d’un jeu de normes ethnocentrées imposées aux autres cultures, que l’anarchie est devenue la règle de la modernité, que la guerre s’est imposée comme solution commode et même logique à tous les différends, et que les intérêts nationaux ont pris leur saillance concurrentielle : tel était bien le sens du couple state-making/ war-making brillamment décrit par Charles Tilly. C’est parce que l’intégration était remisée dans l’irréel absolu que la guerre hobbesienne devenait un fait de nature (Tilly 1985). Pourtant, l’histoire pré-westphalienne nous livre des jeux plus complexes : certains relevant de la simple juxtaposition, d’autres de la vassalisation ou d’autres encore d’un rayonnement impérial qui n’était en rien assimilable à une concurrence sans fin de souverainetés absolues.

Mais surtout, en lisant Durkheim ou Mitrany, on sait que l’intégration a aussi ses remèdes, que la solidarité peut permettre de surmonter bien des tensions, que les normes conventionnellement arrêtées peuvent réguler bien des violences, que la subsidiarité peut pallier bien des dysfonctions (Mitrany 1966 [1943]). Cette face des relations internationales reste comme inexplorée, parfois moquée et décriée comme utopique. Si les conflits sont des pathologies, peut-être dérivent-ils alors de malformations sociales : si tel est le cas, ils sont accessibles à des thérapeutiques sociales que le dogme de l’anarchie internationale nécessaire rendait illisibles. Cette dureté dogmatique a durablement installé le courant dominant des relations internationales dans une posture conservatrice, mais l’a surtout conduit à se tromper sur l’évolution même qui frappe la conflictualité moderne : celle-ci n’a plus grand rapport avec la « concurrence multiséculaire des États », mais correspond de plus en plus à un état de décomposition sociale et institutionnelle que Nicolas Lemay-Hébert décrit très bien.

C’est pour cette raison que je me suis intéressé à l’humiliation et que j’ai volontairement associé celle-ci au système westphalien, comme le pointe Elena Aoun de manière quelque peu critique (même si je me suis pourtant intéressé, dans L’Hégémonie contestée, aux systèmes pré-westphaliens : voir Badie 2014, 2019). Je voulais montrer que ce système, hérité de la Paix de 1648, dans son agencement propre, créait mécaniquement de l’humiliation, parce qu’il excluait, parce qu’il se construisait et se reconstruisait sur un mode hiérarchique dans des circonstances que la mondialisation est venue aggraver, et qu’il faisait même de l’humiliation une arme diplomatique de plus en plus utilisée. Cela ne saurait signifier que l’ordre westphalien ait eu le monopole d’une telle pratique, mais, plus simplement, qu’il a été amené à banaliser celle-ci dans l’exercice de son jeu. De ce point de vue, le dérèglement du marché de la puissance est devenu un trait déterminant et dangereux du nouvel ordre international : l’usage qui est fait de l’asymétrie de la puissance a conduit à distinguer des « États actifs », « dotés d’une responsabilité particulière », appelés à « intervenir », à régenter la planète, et des « États passifs », « tiers-état » du nouveau monde, qui ont l’interdiction de jouer ou sont cantonnés au rôle de « ramasseurs de balles » (hélas dans tous les sens du terme) et cela est des plus dangereux. C’est cette pratique inventée, et vite consacrée dans le statut de nécessité intangible, qui m’a intéressé dans mes derniers livres (Badie 2016, 2018). Elle me sépare quelque peu de la sociologie postcoloniale, pour laquelle j’ai le plus grand respect mais qui me semble s’arrêter à l’analyse, au demeurant fort pertinente, du discours, pour négliger excessivement la construction de cette pratique internationale nouvelle, les politiques étrangères élaborées et les conflits qui en découlent, peut-être enfin les espoirs de rétablissement qui en dérivent : je m’en suis expliqué dans un livre récent (Badie 2018).

Comme l’illustre fort bien Elena Aoun, le Moyen-Orient est le parfait laboratoire de cette révision de l’idée trop simple d’anarchie internationale. Le jeu y paraît certes conforme au cliché : des États en situation de concurrence complexe, instable, renversant ou transgressant sans cesse leurs alliances, des milices qui prolifèrent (jusqu’à mille et même plus dans le conflit syrien), des interventions de puissances extérieures souvent illisibles et quelque peu instables… On ne trouve pourtant rien d’irréversible ni de surprenant dans cet apparent désordre, mais simplement l’effet remarquable de défauts d’intégration repérables à tous les niveaux : à celui des États, apparemment forts en termes de capital de violence, mais faiblement légitimes, dotés d’institutions alimentant la défiance, incapables de substituer une intégration citoyenne à un éclatement des allégeances : à celui de la région, morcelée selon des lignes arbitraires fabriquées et autoritairement privées par d’autres de leur vertu intégratrice : à celui du jeu international, confisqué par la stratégie des hégémons passés ou présents qui bloquent la formation naturelle de puissances régionales qu’ils répugnent à reconnaître et auxquelles ils refusent de concéder toute faculté de participer à la reconstitution de leur espace propre. Ce que dit Elena Aoun est profondément juste : dans cette anarchie décrétée et non point naturelle, la mesure de toute chose aggrave l’humiliation. Ce qui est conforme aux normes occidentales est tenu pour juste, ce qui s’en distingue est considéré comme criminel : dès lors qu’Israël reproduit le formatage étatique occidental, il peut tuer des centaines de jeunes Palestiniens à travers les grillages qui isolent la bande de Gaza, puisque l’État ne fait du coup « que se défendre » : si les tirs partent en sens contraire, il s’agit alors de « terrorisme », banni par la loi internationale. Éternelle reproduction d’un discours qui donne l’impression que la violence est fatale, là où elle est produite par l’agencement politique du système.

De même néglige-t-on de voir qu’une part essentielle de cette apparente anarchie est due non pas à l’effet d’une irrépressible concurrence interétatique, mais à des effets de morphologie sociale et institutionnelle que l’internationaliste a tendance, de façon regrettable, à laisser en-dehors de son champ d’étude. Le conflit sahélien répond à de nombreux facteurs, mais le jeu concurrentiel entre États et entre intérêts nationaux n’est certainement pas la plus importante des matrices belligènes. D’où l’entêtement dans l’erreur qu’on observe notamment parmi les vieilles puissances qui, face à ces conflictualités nouvelles, réagissent sur un mode westphalien, engageant leurs ressources de puissance sans comprendre pourquoi leurs initiatives débouchent mécaniquement sur des échecs, voire des résultats contraires à ceux recherchés. Une sociologie de l’intégration permettrait alors d’établir que cette conflictualité est intimement liée à un défaut d’intégration sociale nationale et internationale, autant qu’aux effets d’une contre-socialisation à des collectivités sociales rivales, de nature principalement identitaire ou religieuse. De même aiderait-elle à admettre que ces contre-socialisations ne sont pas malveillantes par nature, mais conflictuelles par leur promptitude à agir par défaut sur le terrain politique en suscitant de nouvelles inimitiés et des formes inédites de radicalité.

Cependant, si l’intégration sociale, nationale ou internationale peut être un guide pour amoindrir le risque de conflit, elle ne peut pas être simplement tenue pour une idée « généreuse » comme le suggère Elena Aoun. Il n’est pas question ici d’éthique, mais bien d’explication sociologique, débouchant ensuite sur la découverte d’utilités : je me sens donc en symbiose avec Ned Lebow lorsqu’il parle plutôt « d’altruisme bénéficiaire ». La problématique de l’intégration permet, en effet, de définir les modes d’ingénierie capables de créer des utilités, c’est-à-dire de diminuer la pression conflictuelle, là où l’approche classique s’en désintéresse, prisonnière d’une conception fataliste du conflit, à peine amendée par la référence à un fragile équilibre de puissance qui ne peut que différer l’inévitable confrontation. Il convient, par une sociologie de l’intégration, de se distinguer de cette tendance schmittienne, dominante en relations internationales, qui tend à confondre l’analyse du conflit avec l’oeuvre malveillante et intéressée de l’ennemi-stratège orchestrant toutes les confrontations : la réalité contemporaine est beaucoup plus complexe, faite de pathologies sociales ou économiques, de déficiences institutionnelles, d’allégeances contradictoires, d’insécurités globales, alimentaires, sanitaires ou environnementales qui alimentent un jeu conflictuel souvent brutal. Dans ce contexte d’intégration défectueuse, les entrepreneurs de violence ne font qu’exploiter l’aubaine et mobiliser les allégeances à leur profit. Ils n’ont pas, de ce point de vue, tous les attributs de l’ennemi dépeint par Carl Schmitt : les considérer comme tels en leur opposant simplement une logique de puissance conduit tout simplement à entrer dans leur jeu et à aggraver le conflit.

III. Revenir sur la diversité : dépasser l’énigme

En fait, les quatre articles convergent en mettant tous en exergue l’énigme de la diversité de l’espace mondial. Je parle délibérément d’énigme, car la pluralité historique, culturelle, économique et sociale que nous observons couramment semble au premier chef incompatible avec l’unicité du système international et susciter une tension permanente dans la production même de la mondialisation. Pourtant, il y a bien un système international et un seul, même si tout le monde ou presque admet qu’il est difficile de parler d’une « communauté internationale » unique. La théorie classique a tenté de résoudre l’énigme précisément en érigeant le jeu anarchique en principe de fonctionnement du système international : dans son esprit, la diversité ne faisait sens que dans la complète ignorance des histoires, censées se rejoindre toutes en convergeant vers le modèle westphalien produit par l’Occident, inscrivant tout un chacun dans le jeu concurrentiel classique et infini. Les libéraux ont quelque peu corrigé le tir en faisant de la coopération un moyen de produire de nouvelles utilités et de réduire l’état d’anarchie, sans pour autant le supprimer. Mais cette coopération restait essentiellement à un niveau intergouvernemental : à défaut d’analyser en profondeur les facteurs de fragmentation (et non de confrontation) qui affectent le jeu mondial, ils ne parvinrent pas à renouveler l’analyse et à interpréter les tensions, les conflits, les malentendus et les dissonances collectives qui perturbent le jeu international.

Je me retrouve donc pleinement dans ce qu’énonce Stéphane Paquin lorsqu’il parle d’une nécessaire fusion entre la politique comparée et les Relations internationales. Ce « mariage épistémologique » est évidemment profitable aux deux. Quand je travaillais en comparatiste sur la sociologie de l’État, je compris vite que j’étais dans une impasse en ignorant les relations internationales, tant était forte l’interaction de tous les États entre eux, comme de chacun d’entre eux avec le système international. Dans un contexte de mondialisation, les area studies perdent évidemment leur indépendance et peut-être même leur raison d’être. Mais inversement, les Relations internationales ne peuvent s’enfermer dans un champ dont l’isolement n’est que pur artifice : comment comprendre le monde sans prendre en compte les saillances qui opposent les configurations politiques qui le composent ? Mondialisation, dépolarisation et décolonisation ont contribué à la formation d’un nouveau logiciel qui se substitue au vieux power politics pour adopter les contours de ce que Ned Lebow conçoit comme l’international political theory et que j’oserais sociologiser davantage en la nommant tout simplement « inter-socialité » (Badie, à paraître).

Les tentatives déjà faites dans cette direction ont toujours été récupérées par le paradigme de l’inimitié schmittienne, à l’instar du marxisme qui, en opposant deux modes de production, en fit deux ennemis globaux dont on se demandait seulement, au gré des circonstances, s’ils pouvaient coexister pacifiquement. Il en alla de même avec le pluralisme culturel, immédiatement érigé en un inéluctable « clash des civilisations » (Huntington 1993). Il est évident que la fragmentation peut conduire au conflit, dont l’acuité n’a alors rien à envier à celle des guerres classiques. Mais ce passage de la latence à l’explicite est affaire de médiations exercées par les entrepreneurs de violence déjà pointés. Or ceux-ci se nourrissent d’abord et avant tout de la non-reconnaissance de la diversité, et non de la réalité de celle-ci : ce refus de reconnaître l’autre, l’indifférence opposée à sa souffrance (celle-là même qui conduit chaque année neuf millions de mal nourris à la mort), le peu de cas que l’on fait de sa dignité sont autant de sources qui alimentent la nouvelle violence internationale, incitant à travailler sur la dimension subjective de celle-ci au lieu d’en faire le simple objet d’un décompte macabre qui régale les quantitativistes et les positivistes. D’où le commun intérêt que nous nourrissons, Elena Aoun et moi, pour l’humiliation qui s’inscrit au centre même de l’agenda international : d’où aussi cette lente mutation qui conduit les États à s’aligner davantage dans une course pour le statut que pour la puissance, selon des modalités qui devraient renouveler l’analyse… (Volgy et al. 2011).

La question est dès lors de concevoir ce qui permet de transcender efficacement cette diversité et cette fragmentation. L’École anglaise avait jadis posé cette question en évoquant ces codes et valeurs partagés qui pourraient aider à poser les bases d’une hypothétique « société internationale » (Linklater et Suganami 2006 : 121-122). L’idée laisse les uns et les autres de plus en plus sceptiques. Dans une perspective durkheimienne, on pourrait avancer l’hypothèse, plus audacieuse, d’une « division internationale du travail » qui rendrait les acteurs interdépendants les uns des autres. Mais la charge nationaliste est telle aujourd’hui que cette division du travail a toute chance de s’apparenter à la « division du travail contrainte » que le maître français tenait pour pathologique : toute petite revanche des tenants de l’exceptionnalisme international !

Mais leur revanche est de courte durée car derrière la mondialisation se cache un enjeu nouveau, celui de la « sécurité globale » qui bouleverse la grammaire traditionnelle et nous suggère déjà que la vraie menace sur le plan international n’est plus nationale et partitive, mais globale et commune. Toute la théorie des Relations internationales, réaliste ou même libérale, repose sur une construction nationale de la sécurité, intimement liée à la concurrence qui est censée régler les relations entre États : la menace se cristallise ainsi sur les attributs de souveraineté propres à chaque État et ne trouve donc de parade que dans une défense nationale reposant essentiellement sur l’usage de l’instrument militaire destiné, selon les mots même de Clausewitz, à « terrasser l’ennemi » (Clausewitz 1989 [1832]). Une approche plus sociologique conduit à penser que la menace n’est pas fixe, qu’elle n’est pas « stratégique », qu’elle n’est pas à tout jamais cristallisée sur la figure de l’ennemi, qu’elle varie selon les contextes et les revers subis par le défaut d’intégration. Elle indique notamment qu’elle peut avoir pour cible l’humanité tout entière dès lors qu’elle relève d’une pathologie affectant la mondialisation en soi. Tel est le sens de « l’insécurité humaine » décrite par le Rapport mondial sur le développement humain, publié en 1994 par le PNUD, et qui pointait sept menaces visant l’humanité dans son ensemble au lieu d’opposer les nations entre elles : insécurité alimentaire, sanitaire, environnementale, économique, culturelle, individuelle et politique. La récente crise du coronavirus a montré que ce n’était pas là un vain mot, mais un défi qui structure désormais le système international. On a pu cependant constater que les acteurs politiques avaient tendance, comme par automatisme, à « nationaliser » les menaces globales : la diplomatie trumpienne était ainsi prompte à « nationaliser » la question du changement climatique en la reconstruisant au gré des intérêts étatsuniens. De même, la requalification du coronavirus en « ennemi », les guerres sur les masques, sur les tests puis sur les vaccins ont montré autant la fréquence de ces traitements « schmittiens » que leurs dysfonctions. La théorie classique a évidemment le plus grand mal à assumer une rupture historique et blasphématoire qui met fin à la sacro-sainte articulation de la sécurité et de la nation. L’association étroite entre nouvelles insécurités et solidarité devient en revanche décisive et productrice d’un nouveau paradigme. Je suis, sur ce point, en léger désaccord avec Ned Lebow : les alliances interétatiques forgées par l’ancienne théorie ne relèvent pas de cette solidarité, mais, au contraire, d’un jeu coopératif fondé sur l’association, donc guidé par un logiciel fondé sur l’intérêt national. D’où la péremption des alliances militaires qui, de fait, ont de plus en plus de mal à s’accorder avec le jeu holistique de la mondialisation.

IV. Revenir sur la puissance et admettre la faiblesse

On peut comprendre qu’une construction classiquement politique des relations internationales débouche sur cette apologie de la puissance qui a conduit très tôt à célébrer le power politics comme marque simplifiée du jeu international. Une approche sociologique amène, au contraire, à douter de plus en plus de la puissance, de sa capacité universelle et de son infaillibilité. Mais, ici aussi, une perspective en termes d’intégration révèle la nouvelle pertinence de la faiblesse dans l’étude des relations internationales, ainsi que le souligne justement Ned Lebow. Le faible cesse alors d’exister comme simple « sous-développé », comme expression d’un état transitoire que l’évolution devrait abolir à terme, ou comme état anormal qui justifie son classement dans l’ordre des périphéries et dans la « seconde division du monde ». La faiblesse devient le symptôme d’une intégration manquée, donc la marque première des pathologies, celle qui est censée mobiliser l’agenda international, tant dans la définition de ses enjeux prioritaires que dans la conception des modes de réactivité dont doit se doter le système international.

L’étude classique des relations internationales a longtemps évité une question dont la pertinence sautait aux yeux et sur laquelle j’ai essayé de travailler (Badie 2004) : pourquoi la puissance en venait-elle progressivement à collectionner les échecs ? Pourquoi perdait-elle de sa capacité ? Pourquoi n’intervenait-elle qu’en supplétive dans la conduite de conflits menés en réalité par les faibles ? En un mot, pourquoi s’est-elle laissé déposséder de la construction de l’agenda international ? Le troisième millénaire avait débuté par une formidable inversion qui conférait à un entrepreneur de violence privé la posture de la proactivité, laissant au président de « l’hyperpuissance » le rôle de la simple réactivité, au demeurant peu efficace. Derrière ces questions se dissimulent deux hypothèses fortes qui conduisent à un changement majeur de paradigme et qui se rejoignent à un niveau théorique plus élaboré. La première suggère que la mondialisation s’accorde mal avec le jeu de puissance qui est à son optimum dans un contexte concurrentiel et qui est évidemment mal à l’aise avec l’interdépendance qui se révèle être pourtant une caractéristique déterminante de la mondialisation. Dans ce nouveau contexte, c’est « l’efficacité collective » (collective efficacy) soulignée par Ned Lebow, citant Sampson et Wikström, qui tend à l’emporter, suggérant en même temps que, dans un tel jeu, la théorie du « maillon faible » devient des plus pertinentes. La seconde hypothèse est pour orienter notre attention vers toutes les formes de division anormale du travail qui perturbent le jeu international, créant frustration, exclusion ou exploitation : dans cette situation, non seulement le jeu coopératif ne semble plus avantageux, mais il incite les plus faibles à s’en détourner pour le contester, le déstabiliser, voire le briser : une forme inédite de violence internationale apparaît alors, qui contrôle la production conflictuelle, fabrique l’agenda international et décide de l’avenir de la stabilité internationale.

Le changement paradigmatique se déduit aisément. « Enter sociology », dit justement Ned Lebow, faisant écho à la célèbre formule de Teivo Teivainen (2002) : la science du pouvoir est en effet rattrapée par la sociologie et c’en est ainsi fini de l’exceptionnalisme international. Mais surtout, la théorie de l’intégration nous livre désormais l’essentiel de ses questionnements, dans la recherche empirique d’hypothèses explicatives comme dans la production de propositions prescriptives : renforcement de la gouvernance globale, traitement social de la conflictualité, redéfinition des fonctions de l’instrument militaire, importance des enjeux sociaux liés à la sécurité humaine, urgence de considérer les impératifs liés à la sécurité globale. Est-il besoin de dire qu’une théorie de l’intégration ne débouche pas nécessairement sur une vision d’un monde intégré et angélique ? Elle ne fait que mettre le doigt sur les risques qui dérivent de l’inaccomplissement (peut-être durable) d’une intégration manquée. Elle suggère aussi de décaler la méthode suivie par les internationalistes, d’une approche trop strictement inter-gouvernementale vers la prise en compte des multiples relations inter-sociales, implicites et explicites, qui pèsent sur l’ordre mondial et que j’ai nommées, dans mon dernier livre, « inter-socialité » (Badie, à paraître).