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Introduction

L’une des contributions phares de l’oeuvre de Bertrand Badie est de proposer « une autre sociologie » des relations internationales, ou plutôt une réelle sociologie des relations internationales, par opposition à une science politique des relations internationales made in USA trop restrictive et qui, surtout, se pose les mauvaises questions. Cette sociologie des relations internationales « à la française » (Paquin et Hatto 2018) n’est pas axée sur des politiques et discours de puissance qui fascinent tant les internationalistes mainstream, mais sur une grammaire de l’intégration et de la solidarité internationale. Cette sociologie est résolument ancrée dans une approche durkheimienne de l’intégration (Badie 2008 : 34-35)[1] et, en cela, Bertrand Badie est la figure de proue de la sociologie durkheimienne des relations internationales telle qu’elle est développée en France (voir également l’article de Richard Ned Lebow dans ce numéro). Comme le note Bertrand Badie, cette sociologie est durkheimienne sans Durkheim puisque Émile Durkheim n’a que très peu écrit sur les sujets internationaux (2008 : 35) . Toutefois, les questions qui préoccupent le père fondateur de la sociologie française rencontrent un large écho dans les interrogations actuelles, telles que la construction et la consolidation des nations au 19e siècle pour lesquelles « le besoin d’intégration faisait écho aux risques de conflits sociaux » (Badie 2004 : 14) : et cela d’autant plus que l’approche durkheimienne apporte une contribution originale aux débats propres à la construction contemporaine de l’État et aux questions concernant la « faillite de l’État » (Grimm, Lemay-Hébert et Nay 2014 : Lemay-Hébert 2012), comme je me propose de le souligner dans cet article.

L’approche badienne tend souvent à faire contraster analytiquement une approche d’inspiration durkheimienne avec celle qui serait d’inspiration webérienne, « partageant les internationalistes entre ceux qui restent fidèles au parti de la puissance et ceux qui se rangent dans le camp de l’intégration sociale » (Badie 2004 : 15 : voir également Badie 2008 : 44)[2] . À mon avis, cette distinction est particulièrement féconde pour comprendre les débats concernant l’édification de l’État à l’heure actuelle. Les débats propres au statebuilding ne sont certainement pas l’unique contribution des travaux de Bertrand Badie : on pourrait même soutenir qu’il s’agit d’un thème annexe par rapport aux questions plus centrales dans ses travaux telles que la nature de l’ordre mondial, la mondialisation ou les questions diplomatiques. Tout d’abord, et comme le souligne mon collègue Richard Ned Lebow dans ce numéro, il est vrai que Bertrand Badie a plutôt étendu la perspective durkheimienne aux questions proprement internationales, notamment en ce qui a trait à la nature de la société internationale et au rapport entre « faibles » et « puissants ». Ensuite, comme l’indiquent Stéphane Paquin et Ronald Hatto, l’État n’est plus l’acteur exclusif des relations internationales dans la sociologie badienne des relations internationales. La crise de l’État nation devient donc le fil conducteur de la sociologie internationale badienne (Paquin et Hatto 2018 : 25), ce qui contraste fortement avec l’approche réaliste dominante qui continue de se focaliser sur l’État. L’approche badienne de l’État est fondamentalement transnationaliste, voyant dans la prolifération et la volatilité des allégeances sur la scène mondiale une remise en question de la conception territoriale du politique (Badie 1995). Pour Badie, la rupture n’est pas exceptionnelle puisque la conception territoriale du politique n’est pas un fait de nature et que l’histoire est riche de nombreuses constructions politiques qui s’en distinguent nettement. Également, pour Bertrand Badie, l’édification de l’État dans le monde en développement prend souvent la forme d’une construction néo-patrimoniale du pouvoir qu’une approche par trop « occidentalisante » des structures de l’État empêche de réellement appréhender (Badie 1992). Ce constat, qui prend la forme d’une greffe (Bayart 1996) ou universalisation manquée, et qui est plus clairement exprimé dans Les Deux États (1986), fera débat, certains y voyant une réification et une essentialisation de la « culture musulmane », ce qui est, selon moi, une critique un peu facile. Mais, de façon plus importante, toutes ces remarques ne signifient pas que l’approche badienne n’a rien à offrir quant aux débats propres à l’État et à son édification, bien au contraire. Les catégories conceptuelles proposées par Bertrand Badie ainsi que sa lecture innovante des travaux fondateurs de la sociologie moderne permettent d’appréhender le statebuilding contemporain sous un angle nouveau. Suivant un cadre d’analyse d’inspiration badienne sur les questions de statebuilding, l’étude qui suit propose de montrer comment l’édification de l’État peut être axée, soit autour des questions de cohésion sociale d’inspiration durkheimienne (« approche de la légitimité sociale »), soit sur des questions (néo-)webériennes de capacités de l’État (« approche institutionnelle »).

Les périls de l’approche néo-webérienne de la construction étatique

Pour comprendre toute référence à une approche webérienne du statebuilding, il faut d’abord saisir la réception de l’oeuvre webérienne, notamment aux États-Unis, par un groupe de chercheurs que l’on peut appeler néo-webériens. L’effort de réinterprétation de l’oeuvre de Max Weber s’est produit dans l’après-Deuxième Guerre mondiale, notamment dans les travaux de Talcott Parsons. C’est Parsons qui a introduit la pensée webérienne aux États-Unis, en faisant de Max Weber le père fondateur d’une approche positiviste des sciences sociales (McFalls 2007 : 360), ce qui néglige forcément la complexité et la pluralité de l’oeuvre de Max Weber (Badie et Birnbaum 1983 : 45). L’interprétation de Parsons met l’accent sur la position « passionnée » et engagée de Weber en politique, tout en déformant sa contribution méthodologique et épistémologique (Lottholz et Lemay-Hébert 2016 : 1468). Le projet néo-webérien de réinvention de l’oeuvre webérienne a déjà été amplement critiqué (voir Hobson et Seabrooke 2001 : Lottholz et Lemay-Hébert 2016) : l’intérêt ici est plutôt de lier cette discussion aux questions contemporaines d’édification de l’État ainsi qu’à la contribution badienne à la sociologie de l’État.

Le point de départ de cette réflexion est bien entendu la définition webérienne de l’État. Tous les étudiants en sciences politiques (ou en sociologie) connaissent la définition de l’État par Max Weber : « une “entreprise politique de caractère institutionnel” [politischer Anstaltsbetrieb] lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime » (Weber 1995 : 97). La traduction française de l’ouvrage de Weber, Économie et société, est particulièrement laborieuse, mais cela n’empêche pas d’y déceler les éléments fondateurs de cette définition. Il a déjà été noté que, pour Weber, la formation des États occidentaux modernes repose sur le développement et la progression constante de l’administration bureaucratique (Badie et Birnbaum 1983 : 41). Toutefois, le projet néo-webérien mettra plus particulièrement l’accent sur la dimension matérielle et territoriale de la définition, avec une emphase marquée sur le monopole légitime de la violence (sécurité) et la fourniture de biens et services publics. Ainsi, pour Robert Rotberg, c’est en fonction du niveau de la dispensation de biens publics par l’État que l’on peut distinguer les « États forts » des « États faibles ». L’auteur suggère une longue liste de biens publics, y compris la sécurité, un processus politique transparent et équitable, un système de santé performant, un réseau d’écoles, de chemins de fer, et même un contexte fiscal et institutionnel dans lequel les citoyens peuvent se lancer dans des entreprises personnelles (2004 : 2). Ces « variables » deviennent un point de comparaison et d’évaluation pour tout État, avec l’État occidental comme étalon de mesure. Il s’agit de la « route vers le Danemark » que tout État doit emprunter, selon Francis Fukuyama, pour aboutir au triptyque composé d’un État fonctionnel, d’un État de droit robuste et d’une responsabilisation démocratique (2015 : 25). Il est intéressant de noter que ce triptyque renvoie en tous points à la forme de l’État moderne de Parsons (Badie et Birnbaum 1982 : 54).

En suivant cette approche « institutionnelle » de la construction étatique, un État faible ou fragile devient donc une entité politique qui ne dispose pas de la capacité institutionnelle suffisante pour mettre en oeuvre et appliquer des politiques publiques. En conséquence, le statebuilding est compris comme la création ou le renforcement des institutions gouvernementales. Cela revient à engager une discussion sur la nature de l’État, ce qui nous permet de différencier l’approche institutionnelle d’origine néo-webérienne de la légitimité sociale d’origine durkheimienne. Comme l’indique Anthony Giddens, deux approches implicites et contradictoires coexistent quant à la nature de l’État : il est compris soit comme un appareil gouvernemental ou institutionnel, soit comme un système social d’ensemble (1985 : 17). Ces deux approches de l’État se reflètent également dans la discussion sur le concept de légitimité. Ainsi, « tantôt l’idée de légitimité a été rattachée au mode d’établissement de tel ou tel gouvernement, tantôt on l’a appliquée d’une manière plus large au pouvoir originaire de l’État, aux fondements mêmes de la vie sociale » (Bastid 1967 : 4). On peut généralement détecter l’approche institutionnelle de la construction étatique si toute mention du concept d’État peut être remplacée par le concept de gouvernement. Ainsi, pour Gerald Helman et Steven Ratner, qui ont contribué à façonner l’agenda du statebuilding, un État fragile est défini comme « une situation où les structures gouvernementales sont submergées par les circonstances » (1992-1993 : 5, traduction libre, je souligne). L’approche institutionnelle ne peut être ici plus clairement exprimée, d’autant plus que les auteurs ont indiqué un peu plus tôt que la raison d’être de l’État nation est de fournir des biens publics aux citoyens vivant dans un territoire donné (Helman et Ratner 1992-1993 : 5).

L’approche institutionnelle du statebuilding fait également écho à la théorie proprement néo-webérienne de l’autonomie de l’État, se concentrant sur la capacité administrative de l’État d’imposer son autorité sur la société. Il est à noter que cette théorie trouve également ses origines dans l’oeuvre de Parsons (Badie et Birnbaum 1982 : 52-75). Comme l’indique Bernard Lacroix, « en présupposant une frontière intangible entre État et société civile, en faisant de ces deux entités deux objets durs aux arêtes vives et en suggérant que leurs relations sont à penser sur le modèle du heurt ou du choc que propose la physique spontanée des solides, la distinction sémantique entre État et société constitue la différence de nature à laquelle elle entend faire croire » (1985 : 471). Par exemple, Joel Migdal, l’un des principaux contributeurs à la distinction entre les deux entités, affirme que le statebuilding peut être mesuré par la capacité de l’État à pénétrer la société, à réguler les relations sociales, à extraire des ressources et à s’approprier ou utiliser les ressources (1988 : 35). Les États non occidentaux seraient ainsi faibles par rapport aux sociétés fortes qu’ils cherchent à contrôler. Cependant, il faut noter que Joel Migdal a proposé subséquemment un concept radicalement différent, « l’État dans la société », dans lequel il a proposé d’abandonner l’analyse de l’État inspirée par Weber en raison du fait qu’il déconnecte la théorie et la pratique (2001).

Certains soutiennent que la théorie de l’État autonome était une interprétation inexacte de l’oeuvre de Weber (Hobson et Seabrooke 2001 : 258 : Lottholz et Lemay-Hébert 2016). Mais il faut surtout comprendre la conception webérienne de l’État en conjonction avec le contexte historique dans lequel Weber a publié ses principaux ouvrages, en particulier la relation avec la littérature marxiste sur l’État. Le travail de Weber est ainsi explicitement antimarxiste sur la question de l’autonomie de l’État, et il rejette le déterminisme de Marx à cet égard (Nash 2000 : 10 : Palumbo et Scott 2008). Quoi qu’il en soit, à travers cette division entre les structures de l’État et les forces de la société, on aboutit très commodément à une distinction entre édification étatique et édification de la Nation (statebuilding et nation-building), partant du principe qu’il est possible de poursuivre un agenda d’édification de l’État de l’extérieur sans entrer dans la sphère contestée de la construction de la Nation (Lemay-Hébert 2009). En d’autres termes, il est possible de cibler les institutions d’un État donné et de renforcer leurs capacités sans s’engager dans le redoutable domaine de la construction identitaire. L’adoption d’une définition restrictive de l’État poussera donc les chercheurs à percevoir l’édification étatique comme un processus scientifique, technique et administratif. Il n’est donc pas surprenant que la littérature sur la construction de l’État néglige de manière frappante les questions sociologiques, et notamment les questions d’intégration et de solidarité. On dépolitise ainsi l’objet politique qu’est l’État en mettant l’accent sur les questions de capacité institutionnelle, ce qui permet d’une part l’établissement d’une (lucrative) industrie d’évaluation et de prédiction du processus d’effondrement de l’État (peu importe les résultats et notamment leur incapacité à prédire des évènements tels que le Printemps arabe), et d’autre part cela permet de se dédouaner de tout échec d’un statebuilding promu par des acteurs internationaux en blâmant « la société locale ». Ainsi, si le statebuilding international est désespérément en quête de success stories, la faute en est d’abord à imputer aux acteurs locaux récalcitrants qui ne jouent pas le jeu « occidental » et « rationnel » des bailleurs de fonds et autres intervenants internationaux.

L’interprétation néo-webérienne de l’édification étatique va nécessairement à l’encontre de l’approche générale de Bertrand Badie, notamment parce qu’il est fondamentalement réflectiviste et postpositiviste (Paquin et Hatto 2018 : 23), reconnaissant que la perception de la réalité sociale peut être influencée par l’expérience personnelle, comme lorsque, par exemple, s’il est appréhendé à travers le prisme néo-webérien, « le state building apparaît comme une loi universelle devant laquelle l’anthropologie ne peut que s’effacer » (Badie 2008 : 42). On peut ainsi juger que la première partie de l’oeuvre badienne est fondamentalement webérienne, et qu’elle deviendra par la suite progressivement durkheimienne (Charillon et Colonomos 2018 : 238), mais je crois plutôt, et c’est une nuance, que la première partie de l’oeuvre badienne réussit à préserver la complexité de la pensée webérienne face aux assauts néo-webériens. Dans leur critique des théories néo-fonctionnalistes parsoniennes, peut-être trop timorée il est vrai puisque adhérant jusqu’à un certain point au déterminisme ambiant (Birnbaum 2018 : 219), Bertrand Badie et Pierre Birnbaum suggèrent que l’État ne doit pas être vu « comme un arbitre neutre et totalement autonome » mais « comme une instance articulée sur une structure sociale conflictuelle, plus ou moins dépendante de forces particularistes » (Badie et Birnbaum 1982 : 95). Il reste que la dialectique entre Max Weber (et son interprétation) et Émile Durkheim prendra progressivement plus de place dans les travaux de Bertrand Badie. Nous allons donc nous tourner maintenant vers la sociologie durkheimienne et les questions d’intégration et de solidarité dans l’analyse de l’édification étatique contemporaine.

Sociologie durkheimienne et approche de la légitimité sociale

En dépassant la grammaire de la capacité de l’État telle que décrite dans la partie précédente, nous effectuons donc un tournant vers une approche axée sur des questions de cohésion sociale, et a contrario, des questions d’anomie proprement durkheimienne. Il s’agit d’une approche de la légitimité sociale d’inspiration durkheimienne (Lemay-Hébert 2014) qui contraste avec l’approche institutionnelle élaborée autour de la lecture néo-wébérienne de l’État. Il faut tout d’abord noter ce que ces deux approches ont en commun avant de les différencier. Les deux approches soulignent, avec un degré différent d’importance il faut le dire, le rôle crucial de l’État dans la dispensation de la sécurité ainsi que l’importance de la présence institutionnelle de l’État (notamment en termes de fourniture de services aux citoyens). Il serait faux de dire que l’approche de la légitimité sociale est purement idéationnelle et qu’elle ne laisse aucune place à l’importance d’un sentiment de sécurité partagé. Toutefois, l’approche par la légitimité sociale ajoute une couche de complexité à l’analyse institutionnelle, attirant l’attention sur la légitimité sous-jacente de l’État. Sur le plan sociologique, on pourrait dire que cette approche est davantage influencée par une conception durkheimienne de l’État que par une conception strictement néo-webérienne, même si, tout comme pour les relations internationales, Durkheim n’a pas présenté explicitement de sociologie du politique qui mettrait en lumière les liens qui unissent l’État aux structures sociales (Birnbaum 1976 : 247). Pour Durkheim, l’État est l’organe de la pensée sociale, il est l’instance réflexive des sociétés modernes : l’État pense le social et est le « cerveau social » (Durkheim 2003 [1950] : 89 : Colliot-Thélène 2010 : 84). L’État présente des caractéristiques spécifiques qui en font une réalité distincte. Pour Durkheim, il est en réalité indépendant des conditions particulières dans lesquelles les individus sont placés : ces derniers passent mais l’État reste. Ainsi, la division du travail et le développement de la solidarité organique ont coïncidé avec le développement du contrat social et de l’État. Cependant, et contrairement à la conception de l’État par Weber, Durkheim affirme que les pouvoirs coercitifs de l’État pourraient varier indépendamment du niveau de développement social (voir l’analyse d’Horowitz 1982). La société politique n’est déterminée ni par le contrôle du territoire ni par la densité de sa population, mais par le fait qu’elle « se réunit », pour reprendre les termes de Durkheim.

L’approche de la légitimité sociale présente un certain nombre d’implications pour l’analyse de l’édification étatique contemporaine. Suivant cette approche, l’État « en déliquescence » (collapsed state) n’est pas nécessairement provoqué par un effondrement institutionnel, mais il est également et surtout provoqué par l’effondrement de la légitimité de la gouvernance. Kalevi Holsti note que la plupart des exemples d’effondrement d’un État peuvent être généralement résumés à la perte de légitimité (Holsti 1996). Bertrand Badie appelle également à « repenser la capacité des États au-delà d’une perspective institutionnelle » (Badie 1998 : 49). Ainsi pour lui, « […] ces collapsed states révèle[nt] moins une détérioration des capacités et des ressources des États qu’une remise en cause globale de leur légitimité et de leur unité par l’effet destructeur de l’implosion identitaire » (Badie 1999 : 141 : Ramel 2014). L’affaiblissement de la légitimité de l’État ouvre ainsi la porte aux « entrepreneurs politiques », leur permettant de mobiliser la population sur la base d’allégeances diverses. Pour Badie encore, « toute construction identitaire appartient au domaine des entreprises politiques […] les mobilisations de ce type font entrer dans l’arène des entrepreneurs d’identité dont l’arme la plus redoutable ne dépend pas de leur budget militaire, mais bien de leur aptitude à disposer sinon d’un soutien populaire, du moins d’un tissu social qui leur est favorable » (Badie 2004 : 74). Le thème des entrepreneurs politiques ou identitaires est présent dans l’ensemble de l’oeuvre badienne, mais sera clairement discuté dans un contexte d’État en déliquescence, notamment dans le cas des seigneurs de guerre comme acteurs déterminants du jeu conflictuel au Liberia, au Sierra Leone, en République démocratique du Congo ou encore en Afghanistan (voir, par exemple, Malejacq 2019). Ainsi, la puissance de l’État, si l’on peut dire, ne provient pas ici de ses capacités matérielles (dans une analyse proprement réaliste ou néo-webérienne) mais est plutôt définie comme la « capacité à commander la loyauté » (Holsti 1996 : 82-83, traduction libre). Un État en déliquescence est un État où « l’autorité se fragmente ou s’évapore en proportion directe de la perte de légitimité gouvernementale dans la société et ses groupes constitutifs » (Holsti 2004 : 56-57, traduction libre). Cette définition contraste grandement avec l’accent mis habituellement par les néo-webériens sur la capacité de l’État, et nous enjoint à nous intéresser à « l’idée d’État ». Pour Holsti ainsi que pour Barry Buzan, l’État est compris comme englobant trois éléments distincts : la base physique de l’État, l’expression institutionnelle de l’État et « l’idée d’État » (Buzan 1991 : 64 : Holsti 1996 : 98). Ainsi, pour Buzan, l’État se manifeste principalement sur le plan sociopolitique plutôt que sur le plan physique : « l’État est plus une idée partagée par un groupe qu’un organisme physique » (1991 : 63).

Par conséquent, selon l’approche par la légitimité sociale, l’édification étatique pose la question de savoir comment les acteurs de l’État définissent, créent et renforcent une identité collective afin de créer le lien social nécessaire à la légitimité des structures étatiques. Ainsi, les fondements de l’effondrement de l’État sont à chercher dans un « défaut de contrat social » (Badie 2008 : 87), ce qui pousse (ou devrait pousser) les théoriciens des relations internationales à redécouvrir la théorie du contrat social (Badie 1998 : 54 : Ramel et Joubert 2000). Les nombreux écueils rencontrés par les États décolonisés dans les années 1960 sont, dans une certaine mesure, similaires aux problèmes auxquels sont confrontés les États fragiles actuels : « il s’agit de définir, ou d’essayer de définir, un sujet collectif auquel les actions de l’État peuvent être reliées en créant ou en essayant de créer un “sujet collectif” [experiential “we”] dont les activités du gouvernement semblent découler spontanément » (Geertz 1973 : 238-240, traduction libre). Cet objectif est bien entendu entravé par le prolongement des pratiques néo-patrimoniales dans les États nouvellement créés ou cherchant à définir leur identité (Badie 1992). L’affaissement du « sujet collectif » provoque nécessairement une opposition entre solidarités et loyautés diverses, menaçant l’intégrité de l’État nation lui-même si ces solidarités ne sont pas suffisamment ancrées dans la politique et la culture de l’État.

En général, l’approche de la légitimité sociale est davantage compatible avec une approche sociologique ou une anthropologie interprétativiste, mettant l’accent sur les particularités de chaque État et de leur contexte sociétal, donc davantage compatible avec une sociologie des relations internationales « à la française » qu’une science politique néo-webérienne « à l’américaine ». Un exemple probant est l’excellent rapport produit par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), notamment La légitimité de l’État dans les situations de fragilité (2010), qui en appelle à une approche webérienne plus nuancée et complexe, notamment en ce qui concerne les sources de légitimité. Il faut dire que le rapport résulte lui-même d’une note de recherche produite par un groupe de chercheurs, incluant l’africaniste Dominique Darbon. Ce rapport mentionne que « les notions de capacité et de légitimité sont distinctes, mais interdépendantes » et qu’un « défaut de légitimité entrave le développement des capacités de l’État de même qu’un manque de capacités nuit à la légitimité » (OCDE 2010 : 8). Le rapport en appelle à une analyse nuancée des capacités et de la légitimité de chaque État en prenant pour point de départ le contexte du pays, et propose néanmoins une série de recommandations généralisantes. Comme nous l’avions souligné dans un article précédent, la capacité d’un chercheur à traduire des concepts abstraits en recommandations spécifiques pour les praticiens est crucial pour l’OCDE et guide la sélection de chercheurs pour la production de ces rapports, ce qui tend à favoriser une approche plus institutionnelle de la capacité de l’État dans la production de rapports à ce sujet (Lemay-Hébert et Mathieu 2014).

Conclusion

L’objectif de cet article n’est certainement pas de présenter la sociologie durkheimienne dans une perspective foncièrement non critique. Il est bien connu que Durkheim s’est adonné à une pensée organiciste qui prévalait au 19e siècle et le déterminisme de son approche (qui décrit une conception évolutive de la transformation sociale) a déjà été relevé, notamment par Badie et Birnbaum (1982 : 28 : voir également Richard Ned Lebow dans ce numéro). Néanmoins, je crois que la décision de certains chercheurs de tout simplement rejeter toute approche durkheimienne au motif que Durkheim « a construit sa théorie de la société sur des distinctions anthropologiques racistes entre civilisés et sauvages » (Howell et Richter-Montpetit 2019 : 5, traduction libre) est foncièrement limitative, et au final anachronique, jugeant les chercheurs ayant publié leurs travaux il y a deux siècles à l’aune du contexte actuel. L’objectif de cet article est plutôt de relever l’importance des logiques d’intégration sociale et de solidarité et, a contrario, des logiques de l’anomie, dans l’étude de l’édification étatique contemporaine.

Et ici, comme dans de nombreux débats, l’apport de Bertrand Badie se fait sentir, notamment à travers une dialectique entre les travaux de Max Weber et Émile Durkheim. L’accent mis par Badie sur le rôle des entrepreneurs politiques, ainsi que l’importance du lien social et des logiques de solidarité, prennent tout leur sens lorsqu’on les oppose aux approches réductrices d’influence néo-webérienne sur les questions de construction étatique. L’approche par la légitimité sociale met en lumière le fait que l’État et la société sont engagés dans une relation mutuellement constitutive, où la légitimité conditionne la capacité de l’État, celui-ci étant compris dans un sens plus large que la conception néo-webérienne. Ce processus de légitimation « à double sens » est un élément central de la conception de la légitimité selon Mary Kaldor, qui la définit comme « la mesure par laquelle les gens acceptent et même soutiennent le cadre de règles dans lequel les institutions politiques fonctionnent, soit parce que les institutions politiques sont perçues comme ayant acquis une autorité grâce à un processus légitime, soit parce qu’elles sont perçues comme représentant des idées ou des valeurs largement partagées » (2000 : 285, traduction libre). Certes, l’approche de la légitimité sociale pose plus de questions qu’elle ne semble apporter de solutions, mais l’on pourrait également dire qu’elle pose les bonnes questions.