Corps de l’article

Bertrand Badie représente une tradition intellectuelle (à laquelle il a apporté une importante contribution) que l’on associe en France à Émile Durkheim et à ses successeurs. Durkheim lui-même s’inscrit dans la tradition de Tocqueville et de Montesquieu. Cette lignée intellectuelle française se définit par son intérêt pour la tension entre l’individu et la société et, à partir de Durkheim, pour l’impact que peut avoir la modernité sur cette relation. Badie a approfondi les aperçus de Durkheim sur la société internationale, là où s’inverse la relation entre la société et les unités qui la composent. Contrairement aux sociétés nationales modernes où la balance du pouvoir s’est mise à pencher fortement du côté de la société, les unités politiques individuelles étaient dans leur plus grande partie non socialisées et non contraintes par des normes sociales. Badie s’intéresse particulièrement à ces unités, dont le nombre est fort mais l’influence faible, que ce soit au niveau individuel ou collectif. Il étudie les interactions entre le faible et le puissant, mais en se penchant plus précisément sur les implications plus larges de ces interactions sur le caractère, l’évolution et la survie de la société globale.

À l’instar de Durkheim, Badie s’intéresse à ce domaine de façon normative et empirique. Il documente la façon dont les puissants cherchent à atteindre leurs propres objectifs à courte vue, généralement aux dépens des faibles, mais qui leur sont également préjudiciables à long terme. Durkheim, Tocqueville et Montesquieu gardaient à l’esprit la compréhension qu’avaient de la psyché les Grecs de l’Antiquité, et la valeur égale qu’ils attribuaient au thumos et au désir. Ils comprenaient, comme Badie, que les gens recherchent l’estime d’eux-mêmes autant qu’ils recherchent la prospérité, voire peut-être davantage. À l’ère moderne, beaucoup de gens projettent ce besoin sur leurs unités politiques et leur culture, et se sentent valorisés lorsque leur État ou leur culture sont respectés par les autres. L’échec, pire encore, le stigmate, affecte l’estime de soi, irrite les gens, les rend désireux de se venger et prompts à se comporter d’une façon qui peut paraître irrationnelle aux yeux des Occidentaux. Là aussi Badie emboîte le pas à Durkheim dans sa conviction qu’une division forcée du travail est désastreuse pour toutes les parties concernées. Dans les sociétés stables, les gens acceptent de leur plein gré leurs tâches et leur situation dans la hiérarchie (Durkheim 2013 : livre III, chap. 2).

Badie a cherché à servir de pont entre les cultures. Dans ses travaux portant sur la relation entre faibles et puissants, il compatit aux perspectives des non-Occidentaux, bien qu’en aucune façon il ne les accepte sans réserve. Son ouvrage Le temps des humiliés se penche sur la stigmatisation des États faibles. La forte incidence de déviance et de stigmate qu’elle provoque constitue un signe sérieux de la fragmentation de la société internationale. La déviance signale le besoin de changer de normes et de règles, et le stigmate, la résistance à ce besoin. Les démonstrations répétées de la supériorité occidentale sapent la sécurité, l’assurance et l’estime de soi des populations et des élites politiques des États qui se situent en marge de la société globale. À la suite de Durkheim, Badie considère que ce type d’ordre social est pathologique et non viable (Badie 1992, 2014, 2017, 2018 : voir aussi Zarakol 2011 : Lebow 2016 : Allès et Lebow 2018 : 97-118). Il incite à encore plus de déviance, celle-ci poussant les dépossédés à chercher à établir la solidarité entre eux (Durkheim 2001 : 47). L’action collective est susceptible de provoquer encore plus de stigmate et de représailles, mettant en mouvement une spirale ascendante de conflits.

Dans cet article, je ne commenterai pas directement les contributions multiples de Badie aux Relations internationales. Mais je reviens à ses racines intellectuelles, à Durkheim, pour partager son regard normatif et profond. Je revisite la compréhension qu’avait Durkheim de la société moderne et me sers de ce cadre pour examiner la société internationale contemporaine. Comme Badie, je m’intéresse particulièrement à l’idée que Durkheim se faisait de la solidarité, que lui-même et certains de ses contemporains tenaient pour essentielle à l’accomplissement de l’ordre social, mais aussi à celles de ses composantes les plus menacées par la modernité. Je mets en contraste la réponse de Durkheim à la modernité avec celles d’autres sociologues théoriciens d’aujourd’hui. Ils ont trouvé des façons différentes et intéressantes de la conceptualiser quoique, avec le recul, aucune ne soit convaincante. Sur bien des plans, Durkheim est des plus prometteurs et pertinents pour le temps présent. Je cherche à savoir pourquoi le type de solidarité qu’il avait envisagée ne s’est pas développé dans le monde moderne, alors qu’il ne fait aucun doute que la forme inclusive de la solidarité est presque partout en train de décliner. À partir de cette analyse, je me tourne vers la société internationale et pose une série de questions sur la solidarité, son absence relative ou sa lourdeur, et la conséquence de cela sur les relations internationales.

I – Argument

Les conceptions théoriques formulées au sujet des relations internationales par les premiers sociologues contrastent fortement avec celles des positivistes et des rationalistes contemporains, qui n’accordent aucune attention à la solidarité car leurs postulats leur font préférer des acteurs autonomes et égoïstes. Leur intérêt pour la solidarité, bien que pas nécessairement la façon dont ils le formulent, vaut la peine d’être revisité et mis au premier plan, comme contrepoint et point de départ alternatif de l’étude du comportement humain.

Il serait doublement erroné d’aborder le problème de l’ordre d’un point de vue individuel et de traiter les peuples comme des acteurs autonomes et égoïstes. Ce concept profondément enraciné du libéralisme dans les sciences sociales est une dangereuse fiction. Les peuples sont en grande partie les produits de leurs sociétés. Ils sont socialisés de telle manière qu’ils désirent certaines choses, réagissent à d’autres de la façon qui convient, adoptent des points de vue particuliers pour eux-mêmes, leurs intérêts, leur société et leur monde. Ne considérer que l’individu autonome amène à négliger l’importance de la solidarité pour l’ordre politique et rend également plus difficile de parvenir à celle-ci. L’ordre robuste exige davantage que la reconnaissance par le peuple du fait que la société lui permet d’assouvir ses besoins et ses désirs. Le peuple doit s’identifier à sa société et éprouver un certain degré d’apparentement et d’affection envers les autres membres de la société. Néanmoins, il est vrai également qu’un excès de solidarité est tout aussi dommageable à une société que son absence.

Alexis de Tocqueville écrivait au sujet de « l’intérêt personnel bien compris », ce par quoi il entendait un engagement envers les autres et la communauté, voire la nation, en reconnaissance du fait que l’on peut mieux parvenir à ce à quoi on aspire dans le cadre de bonnes relations dans des communautés solides. Tocqueville avait été impressionné de voir à quel point les Américains faisaient cadrer leurs intérêts avec ce contexte et étaient en conséquence désireux de travailler ensemble à aider les autres et à réaliser des projets communs (Tocqueville 1981, tome 2 : 137-138). À l’autre extrémité du continuum social, il y avait le « privatisme », qu’il décrivait comme l’intérêt personnel à courte vue que poursuivent les gens qui se considèrent eux-mêmes, ou leurs familles, comme étant à part. Les gens qui pensent et agissent de cette manière n’ont aucun sens de la solidarité, encore moins de la solidarité envers leur société, et on les a toujours traités d’égoïstes. Ailleurs j’ai soutenu que le fait que les États-Unis soient passés de l’intérêt personnel bien compris au privatisme, concomitamment à un fort déclin de la solidarité, a fortement contribué au déclin de la civilité et à la furie des guerres culturelles (Lebow 2017, 2018).

L’équilibre entre le privatisme et la solidarité est différent dans les sociétés régionales et internationales. Sans parler de ces États que l’on dit « faillis » ou de ceux submergés par les guerres civiles, il est probable que la solidarité sera bien moins forte dans ces sociétés régionales et internationales que dans les unités politiques nationales, cela parce que les sociétés régionales et internationales sont plus clairsemées et que les liens entre leurs membres se nouent souvent davantage au niveau des élites qu’au niveau populaire. La plus dense des sociétés régionales est l’Europe, où il existe de solides liens au niveau des citoyens ordinaires, dont 65% s’identifient comme « Européens » en même temps que membres de leur propre État et peut-être aussi à certaines régions en leur sein[1]. Néanmoins, la crise de l’immigration qui a commencé en 2015 a révélé une considérable absence de solidarité : la plupart des pays d’Europe du Nord étaient réticents à accueillir une part importante des réfugiés. Autre indicateur de cette absence de solidarité que doivent subir de nombreux Européens du Sud, la façon dont leurs pays sont traités lors des crises financières. Cette conviction qu’il existe deux poids, deux mesures est confortée par la « guerre » que mène la Commission européenne contre l’Italie et la volonté de la contraindre à limiter son déficit, déficit que la France est régulièrement autorisée à dépasser (Malik 2018). Au sein de la plupart des pays membres, un fort pourcentage de la population est favorable à l’idée de quitter l’Union européenne. Le Royaume-Uni, où l’opinion publique reste plus ou moins divisée à parts égales sur cette question, est sorti de l’Union européenne en janvier 2020. Les sondages d’opinion indiquent qu’un tiers des Européens souhaiteraient que leur pays lui emboîte le pas (Henley 2020).

En même temps que Badie reconnaît le caractère clairsemé de la société internationale, il perçoit que son manque de solidarité, en règle générale, a d’importants effets négatifs. Cela encourage les États forts à exploiter les États faibles, directement ou indirectement, en contrôlant leurs diverses institutions économiques. Les États les plus pauvres, dont beaucoup sont d’anciennes colonies, procurent également une main-d’oeuvre bon marché aux économies industrielles puissantes sous la forme d’immigrés. Badie conteste la diplomatie des États occidentaux qui font montre d’arrogance, d’indécision et d’ambiguïté, et s’accrochent à leur gouvernement indirect unilatéral en dépit de l’histoire. L’ordre international ne peut plus être imposé par un petit club d’oligarques sourds aux demandes de reconnaissance et de justice des autres sociétés, dans un monde où ces acteurs sont plus nombreux, rétifs et capables d’explosions de ressentiment (Badie 2014, 2017). Le 19e siècle, qui se préoccupait de solidarité (bien qu’axée sur la société nationale) peut nous servir à étayer conceptuellement une nouvelle forme, plus achevée, d’ordre et de société internationale.

II – « Enter sociology »

Au 19e siècle, l’individualisme était des plus manifestes en Grande-Bretagne et aux États-Unis, où de nombreux intellectuels le saluaient pour être un progrès. Il était moins évident et moins bien accueilli sur le vieux continent où de nombreux intellectuels considéraient qu’il menaçait l’ordre politique et le bonheur humain. Partout en Occident, la révolution industrielle avait déjà commencé et, avec elle, une plus grande intervention de l’État dans la société. L’individualisme faisait de l’autonomie et de l’amélioration du soi des objectifs importants, mais qui devenaient moins atteignables à mesure qu’ils étaient plus prisés. Les individus furent de plus en plus considérés comme des produits de la société. « La société imprègne tout », écrit Tocqueville à un ami ; « l’individu se donne la peine de naître : pour le reste, la société le prend dans ses bras comme une nourrice » (« Lettre à Charles Stöffels », 21 avril 1830, citée dans Gargan 1955 : 4, note 7). Ce changement de perspective a donné naissance à la sociologie en tant que discipline.

Là aussi il y avait un problème, parce que l’on admettait en général que le changement économique et social avait provoqué ce que Durkheim appelle « l’affaissement spontané de la vieille structure sociale » (Durkheim 1893 : préface de la seconde édition) et des anciennes allégeances. « Notre foi s’est troublée », écrit-il ; « la tradition a perdu de son empire : le jugement individuel s’est émancipé du jugement collectif » (Durkheim 1983 : conclusion du livre III, p. 144). Max Weber a dit peu ou prou la même chose, notant que les dieux ayant déserté le ciel, il s’en est suivi une perte de légitimité de tout phénomène relevant de l’ordre cosmique. Pour lui, le désenchantement du monde (die Entzauberung der Welt) était la caractéristique par essence de la modernité (Weber 1988 [1922] : 524-555).

Le fait d’admettre ces changements a conduit à un regain d’intérêt pour la solidarité, sur de nouvelles bases. Les sociologues ont commencé à se demander si l’accroissement de l’emprise de la société et de l’État pouvait être maîtrisé de quelque manière afin de créer une forme de solidarité de substitution. Au début du 19e siècle, Auguste Comte proposa ce que l’on considérerait aujourd’hui comme un point de vue positiviste et autoritaire : il considérait la division du travail comme le trait distinctif de la société moderne et comme une menace à l’encontre des interactions et des sentiments communs qui avaient été le ciment social des sociétés plus petites et moins développées sur le plan économique. Dorénavant les individus se désintéressaient de la société, en raison de la nature de leur activité particulière, et ne se sentaient que très vaguement liés à la chose publique (Comte 2009 : 511). C’est le processus même qui permettait à la société de croître et de prospérer qui menaçait de la détruire. Pour Comte, la solution était un État fort qui interviendrait pour entretenir et réguler la vie économique, sociale et culturelle, État auquel les gens s’identifieraient fortement (ibid.).

Herbert Spencer a formulé à cela une réplique libérale, tenant du laissez-faire. Les sociétés avaient progressé, depuis le temps de la domination des guerriers poussés par la recherche des honneurs, jusqu’au temps de la domination du commerce. En conséquence, le contrôle central et les régulations s’étaient affaiblies. Cela ne constituait pas une menace pour la société, parce que la division du travail facilitait de plus en plus l’harmonie des intérêts au sein des peuples. Dans l’avenir, la forme de relation dominante serait économique et régie par des individus libres, agissant en fonction de leurs intérêts. La société serait distendue, mais suffisamment dense pour « rassembler des individus afin qu’ils échangent les produits de leur travail, sans qu’aucune influence réellement sociale vienne réguler ces échanges » (Spencer 1900, tome 3 : 180, traduction libre).

Ferdinand Tönnies s’accordait avec Spencer sur le fait que l’industrialisation poussait à l’individualisme. Les gens se livraient à la concurrence pour atteindre leurs objectifs. Les croyances traditionnelles et l’orthodoxie avaient cédé la place au pluralisme, à l’individualité, à la liberté de penser, à l’expression personnelle. Le comportement qui « manifeste la volonté et l’esprit » de la société est atavique et de moins en moins fréquent. Chacun « se présente soi-même isolément » et « personne ne veut répondre aux désirs de quiconque ni produire quoi que ce soit pour quelqu’un d’autre ». Tönnies était influencé par Marx et Lassalle. S’opposant frontalement à Spencer, Tönnies considérait que le capitalisme pouvait conduire à une nouvelle ère de servage. Seul un État fort pouvait contrecarrer cette possibilité en garantissant les contrats et en réfrénant tous « les désirs particuliers » suscités par « une avidité sans frein ». Et même dans ce cas, Tönnies redoutait que « l’état de guerre que la société dissimule en son sein puisse un jour en arriver à un point critique… brisant tous les liens sociaux » et provoquant « la décomposition du corps social » (Tönnies 1887 : 46-47, 420-421, traduction libre).

III – Durkheim

La critique de ces penseurs par Durkheim est révélatrice et extrêmement juste. Il pensait que Comte se focalisait trop étroitement sur les relations économiques, en ignorant « le consensus spontané des parties » des sociétés traditionnelles, qui était indispensable à leur fonctionnement. Ce consensus moral et religieux produisait un respect envers certaines croyances et pratiques (Durkheim 2013 : livre 1, chap. 3). Comte pensait que l’État pouvait édifier un nouveau consensus, ce que, de fait, les régimes fascistes et communistes allaient s’efforcer de faire au 20e siècle. Durkheim eut la prescience d’observer que l’uniformité des croyances et des valeurs ne pouvait pas être maintenue par la force et contre la nature des choses (2013 : livre 3, chap. 3), car la division du travail génère inévitablement une diversité des croyances et des valeurs. Les sentiments collectifs s’affaiblissent devant les forces centrifuges (2013 : livre 3, chap. 1 et 2).

La critique que fait Durkheim de Spencer déborde du cadre de cette discussion. Des intérêts économiques différents, au lieu de créer de la solidarité, produiraient de l’instabilité. Et cela parce que l’intérêt ne relie les hommes que momentanément et de la façon la plus superficielle qui soit. L’harmonie des intérêts que Spencer s’attend à voir apparaître sous l’effet d’un laissez-faire capitaliste ne ferait, au mieux, que dissimuler des conflits sous-jacents, et encore, pas longtemps. Comme rien ne peut réfréner l’égoïsme des hommes, chaque individu se retrouve sur le pied de guerre avec tous les autres, et la sincérité, dans cet éternel antagonisme, ne saurait durer longtemps (2013 : livre I, chap. 4 : livre II, chap. 5 : livre III, chap. 1-5). Le centre ne pourrait pas tenir. Durkheim critiquait aussi la passion de Spencer pour les contrats, et son incapacité à saisir – contrairement à Comte – qu’ils étaient un produit de la société et que leur modus operandi reposait sur des accords et des pratiques non contractuels (ibid.).

Durkheim était très sceptique en ce qui concerne le désir de Tönnies de mettre l’État au service de la solidarité. Au mieux cela créerait un simple « agrégat mécanique », et non une société dont les membres convergeraient sur la base de relations denses et de croyances partagées par tous les membres. Durkheim insistait sur le fait que pour fonctionner efficacement, toute vie de grands agrégats sociaux, pour avoir un sens, devait être tout aussi naturelle que celle des petits agrégats. Elle ne devrait être ni moins organique, ni moins intérieure (2013 : conclusion).

Durkheim élabora d’abord son analyse avec De la division du travail social, avant de l’approfondir dans son étude des sociétés tribales. Là, il explora le rôle de ce qu’il appelait la « conscience commune » dans les sociétés traditionnelles et modernes (Durkheim 1968 [1912]). Comme Spencer, il identifia la division du travail pour être le moteur du changement dans la vie sociale et les sciences, autant que dans l’économie. Il étudia ses effets sur la cohésion et la solidarité dans les sociétés modernes. En l’absence de solidarité, disait-il, la société s’affaiblirait et se décomposerait. La solidarité était plus difficile à entretenir parce que la division du travail avait produit davantage de différences entre les gens et suscité davantage d’individualisme (Durkheim 2013, 1893). Comment les liens sociaux pourraient-ils se maintenir dans une telle société, sinon par des institutions qui leur imposeraient de nouvelles formes de liens ?

Durkheim abonde dans le sens de Comte lorsque celui-ci discerne un aspect positif à la division du travail. De son point de vue, la spécialisation des métiers a le potentiel de jouer le rôle autrefois tenu par la « conscience commune ». Néanmoins, il insiste sur le fait que cela ne peut reposer uniquement sur une base purement économique, mais que cela exige une base morale. Les désirs, en particulier lorsqu’ils sont avides, doivent être réfrénés, et cela exige qu’une forme de solidarité les subordonne à quelque fin qui les surpasse (2013 : livre I, chap. 2). Dans cette relation, Durkheim effectue une distinction entre la solidarité mécanique et la solidarité organique, termes quelque peu illogiques, puisque le premier renvoie à la tradition et le second aux sociétés industrielles.

La solidarité mécanique est le produit d’une conscience partagée propre à une société particulière. Elle se caractérise par de fortes connexions entre les individus et entre ceux-ci et leur société, en raison de la force de la conscience collective (2013 : livre I, chap. 2). L’individu et la conscience sociale sont si étroitement joints qu’à la fin, ils ne constituent qu’une seule entité. Cela permet l’apparition de la solidarité sociale, « qui lie l’individu à la société » (livre I, chap. 4). En son coeur résident les croyances et les pratiques religieuses qui s’insinuent dans toutes les sphères d’activité et les imprègnent (livre 1, chap. 3). Il y a aussi la conscience personnelle, qui rend les gens différents les uns des autres et leur donne une personnalité. Elle n’est pas très développée, parce que les rôles sont peu différenciés. Les gens sont des segments homogènes qui s’emboîtent dans un plus grand tout. « La solidarité qui dérive des ressemblances est à son maximum quand la conscience collective recouvre exactement notre conscience totale et coïncide de tous points avec elle : mais, à ce moment, notre individualité est nulle » (livre 1, chap. 2). Une telle société est, bien entendu, un idéal-type, dont les clans seraient les plus représentatifs. Mais cela est quelque peu erroné puisqu’il s’avère que les clans ont joué un rôle essentiel dans le développement de l’État moderne (Halden 2020).

La solidarité organique est une réaction à la fragmentation croissante des structures sociales et des fonctions qui ne sont liées entre elles que de façon très lâche (Durkheim 2013 : p. 2). Tous les types de fonctions deviennent plus spécialisés. Les gens ont chacun leur propre sphère, souvent très différente de celle des autres, et qui ne recoupe ces dernières ou n’interagit que très peu avec elles, voire pas du tout (livre 1, chap. 3). La division du travail permet aux sociétés d’exploiter plus efficacement toutes les niches. La diversité fonctionnelle produit la diversité morale.

Cette conscience collective est toujours là, insiste Durkheim, mais elle a changé de caractère : elle est de plus en plus profane, rationnelle, polyvalente et abstraite plutôt qu’en lien avec un lieu particulier. Elle est aussi plus faible parce qu’elle « doit laisser libre une partie de la conscience individuelle, afin que puissent s’y établir des fonctions particulières sans qu’elle puisse les contrôler ». « L’activité de chaque individu devient plus personnelle à mesure qu’elle est plus spécialisée ». Elle n’est « jamais absolument originale » puisque « même dans nos métiers, nous nous conformons à des pratiques et des façons de faire que nous partageons avec toute notre corporation ». La conscience collective « laisse bien plus de place au libre jeu de notre initiative » (livre I, chap. 3). Les relations des uns avec les autres se font davantage par l’intermédiaire de la loi que de la coutume, et le passage à une solidarité organique se manifeste par la propagation des lois civiles, commerciales, juridiques, administratives et constitutionnelles (p. 69).

La solidarité organique se développe plus ou moins spontanément par le biais des interactions des acteurs qui jouent différents rôles, mais en interdépendance. Dans le cadre de la solidarité mécanique, les gens sont des versions miniatures de leur société et les uns des autres, aussi leur solidarité est-elle plus naturelle. Dans les sociétés modernes où la division du travail est plus avancée, les gens diffèrent les uns des autres. La solidarité mécanique repose sur un code pénal et la solidarité organique davantage sur des compensations, ou indemnisations. La transition entre les deux systèmes est tumultueuse. On peut néanmoins la considérer comme productive si les forces nouvellement libérées dans la société provoquent des réajustements sociaux positifs (livre II, chap. 5).

La plupart des travaux suivants de Durkheim portent sur la religion « laïque » – sur le réalignement social positif qu’il imagine – et la façon dont elle pourrait nourrir la solidarité sociale. Son analyse repose sur la prémisse de l’apparition de nouvelles institutions secondaires dans la société civile, dont les plus importantes seraient les corporations modernes et autres institutions de ce type. Durkheim fondait de grands espoirs sur la solidarité organique car il pensait que la conscience collective finirait par se baser sur une éthique de travail très élaborée qui embrasserait les valeurs libérales centrales qu’étaient la dignité et l’indépendance de l’individu, les mêmes opportunités pour tous et un parti pris de justice sociale (2013 : conclusion). Des fonctions professionnelles similaires, ou des connexions économiques étroites entre ces professions, feraient en sorte que les gens se sentiraient liés entre eux – comme le feraient aussi l’enseignement, la formation religieuse et les modes de vie semblables. Les injonctions venues d’en bas seraient plus affirmées et plus fortes, tout en conservant leur soutien à l’ordre politique déterminé au sommet (Lebow 2018). Durkheim pensait naïvement que les valeurs liées au travail et aux loisirs finiraient par devenir une religion laïque. Au lieu de cela, nombreux furent les gens des sociétés occidentales à trouver que leur vie était dépourvue de sens parce qu’il leur restait peu de choses en dehors du travail et des loisirs. De façon plus réaliste, Durkheim pensait que l’habitude finirait par remplacer la coercition en tant que principal mécanisme d’adhésion au système (Lebow 2018 : 172).

Durkheim était profondément attaché à l’autonomie. Pour lui, être une personne signifiait posséder une certaine autonomie. Il imaginait que la division du travail permettrait davantage d’autonomie, parce qu’en même temps que cette division du travail exige une plus grande spécialisation, elle libère en partie l’individu conscient de l’environnement organique qui la soutient (Durkheim 2013 : conclusion du livre II). Il était convaincu qu’une division du travail plus prononcée aurait le potentiel de produire à la fois la solidarité sociale et l’autonomie de l’individu (Durkheim 2013, 1893). Finalement, le processus de différenciation allait rapprocher les sociétés nationales, de même que, peut-être, les sociétés nationales, pour aboutir finalement à une société mondiale (2013 : conclusion livre III).

La démonstration de Durkheim peut laisser prise à de nombreuses critiques. Il écrivait à une époque où l’anthropologie venait à peine de faire son apparition et était encore démunie sur le plan empirique. Le portrait qu’il dresse des sociétés préindustrielles, qu’il considère comme homogènes et non articulées, est tout simplement erroné, de même que la description qu’il fait de la loi (qu’il voit comme essentiellement répressive) dans ces sociétés. On peut trouver encore plus déraisonnable la façon hiérarchique dont il se représente les sociétés, les sociétés occidentales étant « plus civilisées » que leurs homologues d’Afrique ou d’Asie. Il croyait – à tort – que la division du travail avait eu, sur le plan de l’évolution, des effets de différenciation des hommes et des femmes, dotant ces dernières de plus petits crânes et de moins de capacités cérébrales (2013 : livre I, chap. 2). Durkheim entretenait également de faux espoirs pour ce qui est des effets positifs de la division du travail (que ce soit sur le plan social, intellectuel ou politique). Il pensait qu’elle créerait un « consensus spontané » des différentes parties de la société. Cela exigeait une transformation morale qu’il s’attendait voir se produire du fait d’une meilleure instruction civique et d’une sage régulation de la concurrence économique. Les gens apprendraient à connaître leurs droits, mais aussi à accomplir leurs devoirs. On peut ici faire un intéressant parallèle avec Kant, qui pensait que les sociétés marchandes avaient le potentiel de faire advenir la paix internationale – mais uniquement à condition d’une transformation morale (Kant 1796 : 64 passim : Molloy 2017).

Durkheim avait raison de penser que les rôles professionnels seraient de plus en plus importants dans le monde moderne. Il était tout aussi avisé lorsqu’il admettait que la division du travail pouvait diverger de son « cours naturel » et ne pas donner naissance à la solidarité organique. Le capitalisme pouvait au contraire provoquer une « anomie », état pathologique dans lequel les gens se sentent socialement et émotionnellement isolés des autres. Durkheim avait au départ élaboré ce concept dans le contexte des relations industrielles, considérant qu’elle pouvait se produire temporairement du fait d’un développement inégal (2013 : livre III, chap. 3). Dans ses travaux suivants sur le suicide, il s’en est servi pour décrire la rupture des liens sociaux entre les individus et leur communauté, rupture menant à une fragmentation des identités sociales et au rejet des valeurs guidant la conduite de soi (Durkheim 1951).

Comte et Tönnies pensaient que l’anarchie sociale ne pouvait être contenue que par l’intervention étatique. Les 19e et 20e siècles ont démontré la réussite partielle de cette stratégie. Après la famille, c’est le nationalisme qui est sans doute la forme dominante d’identification sociale dans le monde moderne. Sous le parrainage de nombreux États – et de nationalités dissidentes en leur sein – il a connu un indéniable succès dans l’édification des solidarités nationales et de groupe. Lorsqu’elle est intériorisée, l’identification à la nation unit les gens et justifie, voire encourage, le sacrifice. Elle divise également les gens au sein des États selon la façon dont la nationalité se définit. Le nationalisme sous l’égide de l’État a été une source puissante de cohésion, de solidarité et de paix sociale, mais également une source première de divisions intérieures et internationales, de conflits et de violence. Au moment où j’écris, il est en train d’être galvanisé à des fins électorales, pour tourner les gens contre leurs voisins, par Donald Trump aux États-Unis, Narenda Modi en Inde, Viktor Orban en Hongrie, et les militaires birmans, entre autres.

Spencer et Durkheim étaient des optimistes. Spencer pensait que le développement économique viendrait à bout des divisions sociales traditionnelles en créant une harmonie d’intérêts. On aurait moins besoin de gouvernement parce que les gens, étant des agents libres, prendraient leur propre vie en main. Ils ne concluraient d’accords que lorsqu’ils pourraient en tirer avantage. Le rôle du gouvernement constituerait non plus à châtier, mais veiller à l’application des contrats. Durkheim, lui aussi, considérait le développement économique comme une force de libération, mais en grande partie pour des raisons sans lien avec l’économie : il encouragerait l’instruction, l’individualisme, la laïcité, le libéralisme et la diversité professionnelle. Le lieu de travail deviendrait la principale source d’identification et l’unité la plus signifiante de la société. Le rôle de l’État passerait du châtiment à la coordination sous quelque forme de socialisme dans lequel les dirigeants syndicaux procureraient les avis d’experts nécessaires.

L’idéalisme libéral de Spencer a été décrié pour être une illusion. Comme l’avait prévu Durkheim, la liberté sans contrainte pousse au conflit et à la satisfaction d’intérêts mesquins. Cela se vérifie même dans les démocraties constitutionnelles, voire, on pourrait affirmer que cela est plus fréquent dans celles-ci (Lebow 2009). La solidarité, dans la mesure où elle se développe, est, comme le pensait Durkheim, associée à l’intérêt ou à des groupes d’affinités. Contrairement à ses attentes, ces formes de solidarité pourraient être plus exclusives qu’inclusives, au sens où elles construisent un sentiment du « nous » entre leurs membres, mais des attitudes négatives envers les autres groupes. C’est ce qu’affirme la théorie de l’identité sociale (Tajfel et Turner 1986 ; Tajfel 1978 : 61-79 : Tajfel 1981). S’il en est ainsi, toute solidarité présente dans ces sociétés doit être fortement fragmentée. La démocratie scandinave à son apogée doit être ce qui se rapproche le plus de ce que Durkheim avait envisagé. La conscience collective paraît également forte dans un pays comme le Japon, mais elle se base sur une exclusivité culturelle et une exclusivité que l’on pourrait qualifier de raciale – qui est loin d’être ce que souhaitait Durkheim ou ce à quoi il s’attendait.

De l’avis général, la conscience collective s’est affaiblie en Scandinavie et dans d’autres pays développés qui, traditionnellement, mettaient l’emphase sur le collectivisme et la solidarité (Einhorn 2003). La voie du développement capitaliste, que Durkheim qualifiait de pathologique, semble être devenue bien davantage la norme que l’exception. L’anomie n’a sans doute jamais atteint un tel niveau dans le monde développé, et elle est encore plus fréquente dans ces parties du monde où le développement a été retardé, la richesse distribuée plus inégalement, et où les gouvernements sont plus autoritaires et répressifs. Cela contribue à expliquer pourquoi le fondamentalisme religieux et le nationalisme sont presque partout en train de monter : ils procurent ordre, sens, intégration sociale et respect de soi.

Les États modernes ne correspondent pas aux attentes de Spencer ou de Durkheim, mais la plupart ont évité l’anarchie que redoutaient Comte et Tönnies. Les démocraties de type occidental ont moins de conscience collective que ne l’espérait Durkheim, et l’avidité et d’autres formes de désirs s’y expriment en conséquence de façon dommageable à l’ensemble de la société. Elles sont responsables de la disparité croissante entre les riches et tous les autres, et, peut-on avancer, de la consommation ostentatoire plus marquée des premiers et des dépenses et de l’endettement croissant des derniers. Les principes de justice sont partout explicites, avec une égalité des pouvoirs ; mais là aussi, partout l’écart entre la théorie et la pratique est plus visible et suscite le ressentiment.

IV – À quel point la solidarité est-elle essentielle?

Pour Durkheim, dans les sociétés traditionnelles, la religion et les rituels civils représentaient les moyens primordiaux de l’édification de la solidarité mécanique. Les Dionysies d’Athènes, qui intégraient les deux types de rituels, en constituent un exemple bien documenté (Goldhill 1990). Les rituels demeurent importants dans beaucoup de sociétés modernes. La Patum, en Catalogne, et la Procession des lys à Nola, en Italie, sont régulièrement utilisées pour mettre à jour nos conceptions de la justice et de la communauté (Noyes 2003)[2]. Les rituels sont davantage susceptibles d’édifier la solidarité lorsqu’ils sont réguliers, respectés et inclusifs. Dans la plupart des sociétés modernes, et certainement dans les démocraties, il existe d’autres mécanismes institutionnels (par exemple, les écoles, l’armée, les jours fériés) servant à ces fins. Mais néanmoins, les cérémonies et les rituels de ces sociétés ont la capacité potentielle de bâtir la solidarité.

Tous les rituels n’ont pas cette capacité, surtout dans les sociétés modernes. Le 12 mars, les protestants d’Irlande du Nord commémorent la victoire de 1690 sur les catholiques à la bataille de la Boyne, qui a contribué à assurer l’ascendant des protestants. Traditionnellement, ils traversaient en procession les quartiers catholiques de Londonderry, provoquant de violentes représailles (Bryan 2000). Les rituels unissent ou divisent les populations : ceux qui les unissent cherchent à construire la solidarité au sein d’une sous-communauté au détriment des autres sous-communautés de la grande communauté. Les gouvernements qui adoptent la méthode du « diviser pour mieux régner » sont les plus susceptibles d’encourager, voire de faire naître ces rituels qui exacerbent la solidarité interne des participants et l’hostilité envers ceux qui sont exclus, ou qui sont les cibles, de ces rituels. Les sociétés divisées seront les moins stables à long terme.

La solidarité peut se développer spontanément lorsque les gens réagissent de la même manière à des évènements dramatiques tels que des incendies ou des inondations. Les attaques terroristes de 2001 en constituent un exemple intéressant, parce qu’elles ont contribué à rebâtir en partie la solidarité aux États-Unis entre les Noirs et les Blancs. Celle-ci avait notablement décliné du fait des réactions radicalement différentes des Blancs et des Noirs à l’annonce du verdict dans le jugement d’O.J. Simpson : celui-ci, jugé pour un double meurtre, avait été déclaré innocent par le jury. Mais, à la télévision, les Américains purent voir des pompiers noirs ou caucasiens se précipiter dans le World Trade Center en flammes pour secourir les gens, et faire tous leurs efforts à l’extérieur pour aider les gens de quelque couleur que ce soit à s’en éloigner. Cependant, les relations avec les musulmans américains se détériorèrent, car beaucoup d’Américains les considéraient comme extérieurs à leur communauté, et ils devenaient l’objet de leur hostilité. Néanmoins, l’opinion resta majoritairement « favorable » aux musulmans et rejeta l’idée qu’une majorité des fidèles de cette confession religieuse puisse adhérer au terrorisme (Kull et Telhami 2011).

La solidarité est essentielle à l’ordre national, et on le lui reconnaît largement. Cependant, la légitimité attire davantage l’attention, surtout dans les travaux en sciences politiques. Les études sur la solidarité se concentrent davantage sur la solidarité au sein de communautés particulières, sur ses dimensions éthiques, et sur ses implications sociales pour l’État-providence (voir, par exemple, van der Veen, Yerkes et Achterberg 2014). Une question intéressante, qui a reçu quelque attention, est celle de savoir si la solidarité procure en elle-même suffisamment de ciment social pour entretenir la coopération, ou bien si la coopération peut se développer et durer en son absence ?

Pour la première question, les réponses sont mitigées. Il ne fait aucun doute que les sociétés bénéficient de la solidarité, mais de convaincantes données sociologiques et économiques indiquent qu’elle pourrait ne pas être nécessaire pour créer et entretenir la coopération. Morris Janowitz tient la violence pour un signe de désordre social dans les quartiers. Ses recherches indiquent que de faibles niveaux de violence résultent des efforts des individus de mobiliser les autres pour travailler ensemble à des intérêts communs. Ruth Kornhauser constate que les niveaux de violence sont élevés en l’absence d’une telle coopération (Janowitz 1975 : Kasarda et Janowitz 1974 : Kornhauser 1978). Sonnant un peu comme Platon, Janowitz affirme que la coopération et la solidarité sont issues de l’amitié, la parenté et d’autres liens de réseaux et d’associations noués dans la famille et la vie civile (Janowitz 1975). Sampson et Wikström confirment ce constat dans leurs travaux sur la violence dans des quartiers de Chicago et de Stockholm. Ils attribuent la variation dans les niveaux de violence à ce qu’ils appellent « l’efficacité collective ». Il s’agit de la mesure par laquelle les voisins collaborent pour mettre un terme à la violence et aux autres formes de comportement social déviant. Ils soutiennent en outre que les voisins n’ont pas besoin d’être amis pour avoir cette capacité (Sampson et Wikström 2010 : Bursik 1988 : Bellair 1997). Pour Mark Granovetter, les réseaux nationaux et internationaux reposent sur des liens tout aussi lâches. Ils se nouent lors d’interactions occasionnelles, mais peuvent s’avérer être des ressources sociales essentielles pour les emplois, le commerce, etc., parce qu’ils rassemblent des gens de différents groupes sociaux (Granovetter 1973).

Les psychologues évolutionnistes affirment pouvoir répondre à la seconde question. Ils soutiennent qu’il y a des explications tant biologiques que sociales aux loyautés intra-groupes, à la coopération et au comportement sacrificiel souvent nécessaire pour maintenir le groupe. Il existe entre eux un consensus voulant que l’énigme de l’altruisme ait été résolue dans les années 1960 par W.D. Hamilton dans le cadre de ses recherches sur les fourmis et les abeilles. Il soutient que, ceteris paribus, le gène de l’altruisme évoluera vers la stabilité une fois que, pour le récipiendaire, les bénéfices – mesurés en nombre de naissances de rejetons futurs – excéderont les coûts (définis en termes de rejetons perdus). R.L. Trivers a élargi cette formulation pour y inclure l’altruisme réciproque des non-apparentés (Hamilton 1964 : Alexander 1987 : Dunbar, Roberts et Hardy 2007). Des études plus récentes se fondent sur la théorie de la sélection de la parenté. L’anthropologue Christopher Boehm avance que l’altruisme de quelqu’un peut s’expliquer par les bénéfices qu’il apporte à sa descendance (Boehm 1999). Des critiques ont soulevé de nombreuses objections – révélatrices à mon avis – à ces affirmations (pour un survol de cette controverse, voir Wilson 2007 : Lebow 2017).

Les arguments évolutionnistes tiennent pour acquis que le comportement altruiste va de soi. Mais comme toutes les catégorisations du comportement humain, l’altruisme est subjectif, déterminé culturellement et variable en fonction du contexte. Même au sein des cultures il n’existe pas de consensus au sujet de ce qui constitue l’altruisme. Dans les légions romaines, les fantassins légers (les vélites), qui regroupaient les soldats les plus jeunes, étaient placés en première ligne pour provoquer des combats individuels avant l’engagement des troupes (Polybe 1979 : 1-16). Relatant ses campagnes en Gaule en 52 av. J.-C., César décrit la témérité de ses soldats – successeurs des vélites – dont le taux de mortalité était de nombreuses fois supérieur à celui de ses autres hommes. Durant le siège de Gergovie, les soldats ignorèrent les efforts que faisaient les tribuns et les légats pour les contenir et contraignirent César à un engagement coûteux qu’il avait voulu éviter (César 1981 : 289-292). Ces soldats étaient-ils altruistes ou n’étaient-ils que des têtes brûlées ? Ils se croyaient altruistes, et César les tenait pour des têtes brûlées. En 1918, les hommes à la tête de la Marine et de l’Armée allemandes, Alfred von Tirpitz et Erich von Ludendorff, exigèrent « une dernière bataille », qu’ils savaient n’avoir aucune chance de gagner, devant être livrée sur le sol allemand au nom de l’honneur militaire. Sans un engagement si coûteux, disaient-ils, la nation serait « ruinée » (Ludendorff dans Hull 2005 : 318 : lettre de Tirpitz au prince de Bade dans Tirpitz 2012 : 617-618). Les soldats à qui ils demandaient de sacrifier leur vie trouvaient leurs généraux fort complaisants envers eux-mêmes, alors qu’ils s’apprêtaient à les faire disparaître, ainsi que leur nation. Les variations de ce que l’on appelle le comportement altruiste sont si grandes au sein des sociétés qu’il est impossible d’en rendre responsable l’évolution. L’altruisme n’est pas un terme scientifique, mais une construction sociale. Il est probable que des gens d’une même société le définiraient de façons différentes, selon leurs opinions politiques et leur situation sociale. Et la mesure par laquelle il sert la famille, les groupes de parenté ou la nation peut ne pas du tout être évidente sur le moment, voire après-coup. Il existe aussi des raisons scientifiques fondamentales pour remettre en question l’explication évolutionniste de l’altruisme.

La solidarité est essentielle, mais on ne peut attendre du capitalisme ou de l’évolution qu’ils nous l’apportent d’ici peu. Les gens se sont de plus en plus tournés vers le nationalisme, le fondamentalisme religieux ou d’autres formes d’associations pour échapper à l’anomie et construire la solidarité. À mesure que les solidarités de ce type gagnent du terrain, elles ont des effets négatifs sur les ordres politiques. Le nationalisme renforce l’ordre politique, mais au prix de l’exclusion de certains citoyens, qui sont rejetés pour des motifs ethniques, religieux ou politiques. Le fondamentalisme représente un défi sérieux pour les ordres politiques, parce qu’il n’accepte pas leur légitimité et veut imposer ses valeurs à la société. La même chose se produit avec d’autres formes d’associations qui poussent les citoyens à se distancier de la politique et des autres personnes ayant des intérêts différents. Tocqueville se souciait de cette forme de retrait de l’individu, et considérait qu’il représentait une menace équivalente à celle de la tyrannie de la majorité (Tocqueville 1981, tome II : 385). Les démocraties exigent un équilibre entre la participation et l’absence d’intérêt. Trop d’implication de la part de citoyens excités peut être aussi menaçant pour l’ordre en place que leur apathie et leur indifférence.

Tocqueville et Durkheim espéraient tous deux que la société civile parviendrait à nouer de forts liens entre les citoyens et à les intégrer plus étroitement à son ordre politique. Cette attente a été largement déçue, et à mon avis, pour plusieurs raisons. Les gouvernements ont gagné en puissance, mais de nombreux citoyens pensent qu’ils en font de moins en moins pour eux. De plus en plus de segments de l’opinion publique en Occident considèrent que les gouvernements sont inefficaces, qu’ils ne sont que des sinécures pour gens incompétents, et le jeu politique a peu de sens pour eux. Ils voient leurs gouvernements soit comme trop intrusifs et se mêlant de leur vie, soit comme incapables d’intervenir suffisamment efficacement pour résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés. Sur tout le spectre, le respect pour la classe politique a décliné, quand il n’a pas disparu. Ces attitudes ont poussé les gens à se distancier de la politique et de l’ordre politique, et ce qu’ils pensent risque de se réaliser si des gens convaincus et intelligents se mettent à servir la société par d’autres moyens. Rien n’indique que ce cycle s’inversera de sitôt.

V - La solidarité et les relations internationales

Les réalistes établissent une distinction marquée entre les sociétés nationales et internationales. Ils dépeignent les premières comme étant fortement soumises à la règle de la loi, et les secondes comme anarchiques. C’est forcer quelque peu le trait, sinon se tromper complètement (au sujet de la distinction erronée entre la politique intérieure et le « système international », voir Lebow 2016 : 13-21). Les sociétés régionales et internationales reposent, dans leur grande majorité, sur une législation, bien que l’on puisse arguer qu’elle soit bien plus souple que chez leurs homologues nationales. La plupart des comportements se fondent sur la loi, et la plupart des États veulent être perçus par les autres comme de « bons citoyens ». Leurs dirigeants recherchent un statut élevé pour eux-mêmes et pour leur État, et les citoyens sont fiers de leur pays – comme ils sont fiers de leurs équipes sportives – lorsqu’ils y parviennent. Le statut peut être revendiqué – les États-Unis affirment leur hégémonie – mais il doit être conféré par les autres. Cela constitue un fort incitatif à se comporter de manière à se gagner l’approbation des autres acteurs.

Le statut peut également être recherché auprès d’une audience nationale, en contestant les normes régionales et internationales. Viktor Orban en Hongrie et Donald Trump aux États-Unis ont opté pour cette stratégie. Les sociétés régionales et internationales, leurs normes et leur solidarité, sont menacées lorsqu’un certain nombre de leurs acteurs empruntent cette voie, d’autant plus si, à l’instar des États-Unis, il s’agit d’acteurs puissants qui s’étaient préalablement engagés, du moins sur un plan rhétorique, à défendre la société internationale et ses normes. La même dynamique est à l’oeuvre lorsqu’il s’agit d’intérêts concrets. Ils peuvent être poursuivis dans le cadre des lois et des pratiques en vigueur dans les sociétés régionales et internationales, ou en violation de celles-ci.

Plus les acteurs étatiques se conforment à ces règles et pratiques en revendiquant un statut et en cherchant à atteindre leurs objectifs concrets, plus ces sociétés se renforcent. Les libéraux prétendent que lorsque les régimes et les institutions fonctionnent bien, les acteurs voient même de plus grands avantages à se conformer à leurs normes et lois, alors que faire défection leur coûterait plus cher en proportion. Le point de vue durkheimien peut présenter un argument apparemment semblable, mais en réalité tout à fait différent : plus la société sera solide, plus grande sera sa solidarité, et plus grande aussi la perte de l’estime de soi associée à la violation de ses règles et pratiques. Pour Durkheim, la société et la solidarité reposent sur une base morale. En son absence, la division du travail conduit à des pathologies sociales plutôt qu’à l’intégration. L’intérêt personnel ne provient pas du néant. Il naît plutôt des valeurs et du degré de l’intégration sociale. En l’absence d’un consensus moral, les pratiques basées sur l’intérêt personnel demeureront à courte vue, et s’il existe un déséquilibre des pouvoirs – ce qui est toujours le cas –, l’exploitation sera inévitable (Badie 2016). L’intérêt personnel éclairé, du type que les libéraux tiennent pour acquis, est le produit de la solidarité.

La discussion qui précède indique un certain nombre d’orientations pour une investigation empirique productive. Les sociétés régionales ou internationales sont-elles suffisamment denses pour supporter une analyse durkheimienne ? Les membres de ces sociétés parviennent-ils à une solidarité entre eux et avec leurs communautés respectives ? Souffrent-ils d’anomie en son absence ? La solidarité se développe-t-elle le long des lignes professionnelles comme le suggérait Durkheim ? Naît-elle entre partenaires ou alliés commerciaux, ou dans ces États qui coopèrent entre eux plus étroitement qu’avec d’autres ? Au sein des sociétés régionales et internationales – ou peut-être plus pertinemment, entre groupes solidaires – la perte de solidarité ou la stigmatisation constituent-elles de réelles menaces ? Lorsque la société se renforce, comme dans le cas de l’Europe, l’humiliation remplace-t-elle le châtiment physique en tant que moyen de contrôle social le plus efficace ? Et si oui, l’estime de soi et sa conservation procurent-elles à la population de forts incitatifs à pousser leurs dirigeants à se comporter en accord avec les règles et les normes de la société ? Ou à l’inverse, poussent-elles les dirigeants à résister aux pressions populaires, souvent nationalistes, qui veulent les enfreindre ? Et si oui, quels sont les mécanismes associés à ces processus ?

D’autres questions concernent les « agrégats » de solidarité et leurs effets sur les sociétés régionales et internationales. L’analyse que fait Badie de la société se fonde sur cette prémisse. Les États puissants, même de cultures différentes, semblent avoir établi entre eux un certain degré de solidarité. Ce sentiment du « nous » ne s’étend pas jusqu’aux acteurs plus pauvres et plus faibles – avec toutes les conséquences négatives qu’il démontre. Qu’est-ce qui provoque ces agrégats ? Comment peut-on les surmonter ? Durkheim et sa compréhension des relations sociales peuvent-ils nous apporter quelque indice à ce sujet ?

Pour Durkheim, la première forme de solidarité anormale est ce qu’il appelle la « division forcée du travail ». On pourrait dire que cela s’applique à la plus grande partie du monde développé dont les structures économiques et les activités ont été façonnées, sinon créées, par des États plus puissants cherchant à les plier à leurs intérêts. Les gens qui ne peuvent choisir librement leur économie et leurs autres activités tendent à être désabusés et à s’écarter de la société. Ce qui s’ensuit souvent, c’est l’escalade d’un processus réciproque d’humiliation, de déviance, de stigmate et de représailles. On peut arguer que ce phénomène est visible dans la société internationale, mais aussi dans de nombreuses sociétés développées en Occident, en raison des conséquences de la mondialisation. Ici aussi, les perspectives de Durkheim ouvrent sur un autre champ d’investigation fructueux.

Enfin, reste la question du changement régional et international. La déviance peut-elle constituer un moyen de contester et de changer les normes et les pratiques existantes ? Un tel processus est-il en cours ? Pourra-t-il faire changer les États puissants et leurs attentes quant à la façon dont les États plus faibles devraient se comporter ? Un élément important fut l’élaboration et l’imposition de ce que l’on a appelé le « consensus de Washington ». Un autre est la capacité des grandes puissances de développer et déployer un arsenal nucléaire tout en empêchant, par des moyens juridiques et coercitifs, les États plus faibles d’en faire autant. Puis il y a tous les accords commerciaux et les pratiques afférentes qui maintiennent de nombreux États en développement dans un statut subordonné, en tant que fournisseurs de matières premières à bas prix en échange de biens finis à prix élevé. Pour Durkheim, pour qu’il y ait un changement positif, il faudrait un changement d’attitudes et de comportement de la part des grandes puissances, ce qui rendrait possible une division du travail plus saine, qui permettrait en outre le développement d’une conscience commune. Dans son analyse des sociétés nationales, Durkheim avait suivi le passage de la solidarité mécanique à la solidarité organique par le biais des changements dans leurs systèmes juridiques. Pouvons-nous faire la même chose avec les sociétés régionales et internationales ?

Il est indéniable qu’il existe un certain degré de solidarité entre les sociétés régionales et internationales. Des alliés ayant combattu dans les mêmes guerres ont pu développer jusqu’à un certain point une identité commune, comme l’ont fait la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis lors de la Première Guerre mondiale, et la Grande-Bretagne et les États-Unis lors de la Seconde Guerre mondiale. La « relation spéciale » qu’entretiennent les Anglais et les Américains peut s’expliquer non seulement par les liens étroits entre Roosevelt et Churchill, mais aussi par le fait que leurs nations partageaient la même langue et que trois millions de soldats américains sont passés par le Royaume-Uni durant la Seconde Guerre mondiale. Même d’anciens ennemis peuvent devenir amis. Felix Berenskoetter (2007) a documenté ce phénomène de belle façon pour ce qui est des relations germano-américaines de l’après-guerre, et les relations franco-allemandes sont encore plus fortes. La clé, pour de tels résultats, est l’interaction et la coopération entre les peuples, et non seulement entre les élites.

Ce dernier point est essentiel à la façon dont Durkheim conçoit la solidarité. C’est quelque chose qui se développe de façon ascendante, non descendante. C’est une création collective du peuple, une forme d’intervention sociale et de collaboration qui vient d’en bas. La société internationale n’est pas la création des États, comme l’envisageait l’École anglaise, mais des peuples (Badie 2016). Il aurait considéré que les efforts des États de réguler les pratiques par le biais d’institutions sont en grande partie un moyen d’établir et d’imposer une hiérarchie politique et économique injuste. La société, qu’elle soit nationale ou internationale, doit être issue d’un contrat social et exprimer la volonté du peuple ou des peuples. Ce n’est que là qu’elle peut entretenir une véritable coopération, au lieu de s’efforcer d’obtenir un assentiment par la force.

Durkheim aurait pu établir un parallèle entre la société nationale et la société internationale, bien que ce dernier terme n’ait pas fait partie de son vocabulaire. Il aurait vu s’accroître la densité sociale dans le monde entier, exactement comme un siècle plus tôt dans les sociétés nationales. Cependant, la division du travail associée à cette densité a des implications divergentes pour ce qui est de l’ordre, en fonction du milieu d’où elle est issue. Elle peut faciliter l’intégration sociale ou des pathologies comme l’anomie. La première pousse à constituer des institutions sur la base d’intérêts professionnels, économiques, religieux ou sociaux. Durkheim aurait considéré les organisations internationales non gouvernementales (OING) pour être leur expression naturelle (Badie 2016). Elles représentent un défi à la souveraineté, comme la société civile de la fin du 18e siècle, lorsque les gouvernements aristocratiques regardaient tout regroupement indépendant comme une menace. Pour cette raison, la société civile et ses institutions sont souvent réprimées ou fortement contrôlées par les régimes autoritaires contemporains.

La solidarité peut prendre plusieurs formes « durkheimiennes » multinationales. En 1957, Karl Deutsch avait créé le concept de « communauté sécuritaire pluraliste » pour désigner des groupes d’États entre qui la guerre était devenue impensable (Deutsch et al. 1957). Il attribuait ce phénomène à la solidarité entre les citoyens de ces unités politiques et au fait que ces derniers partageaient des valeurs démocratiques communes, des intérêts communs et une confiance et une sympathie mutuelles. Deutsch identifiait deux communautés sécuritaires pluralistes : la Scandinavie et la dyade Canada-États-Unis, ayant l’espoir que ces communautés pourraient un jour se lier dans une communauté sécuritaire élargie à l’Atlantique Nord. Aujourd’hui on entend de forts arguments plaidant en faveur de communautés sécuritaires pluralistes qui embrasseraient l’Union européenne, le Canada et les États-Unis, le Mexique et les États-Unis, et la plus grande partie du Pourtour du Pacifique (Adler et Barnett 1998 : Tusicisny 2007).

Le programme de recherches de Deutsch se focalisait, et on peut le comprendre, sur l’évitement de la guerre. C’est pour cette raison qu’il fait de la perception de l’impossibilité de la guerre avec un autre État le fondement de la définition d’une communauté sécuritaire. Une perspective durkheimienne élargirait cet horizon sur deux plans. Elle chercherait à connaître quelques-unes des raisons pour lesquelles ces communautés se forment, ainsi qu’à nous faire mieux comprendre dans leur ensemble le fonctionnement et les limitations de ces communautés.

Les questions que pose Durkheim – ou qu’il aurait posées au sujet de la société internationale – sont importantes. J’approuve Badie lorsqu’il affirme qu’il s’agit de questions essentielles pour l’avenir de l’ordre international. Ces questions et son cadre d’analyse sont extérieurs aux paradigmes réalistes, libéraux et marxistes, et de peu d’intérêt pour ceux qui se vouent à ce que l’on appelle les approches rationalistes des Relations internationales. Elles portent sur la coopération autant que sur le conflit, et considèrent la première comme la norme, et le second comme la pathologie. Répondre à ces questions déborde, bien sûr, du cadre de cet article, dont le but n’était que de les soulever, et de démontrer à quel point Durkheim reste pertinent pour l’étude des sociétés régionales et internationales. Cet article a cherché également à rendre hommage à Bertrand Badie qui, plus que quiconque, fut le pionnier de ce domaine d’investigation.