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Introduction

Les littératures de migration, c’est-à-dire « les littératures par le migrant, pour le migrant et sur la figure du migrant et son processus migratoire » (Declercq, 2011, p. 310), présentent souvent des formes d’hybridation qui reflètent « l’expérience de l’entre-deux » vécue par les personnages à divers niveaux, générique, discursif et linguistique (ibid., p. 307). Sur ce dernier plan, cela peut se manifester par une « décentralisation linguistique » (Muller, 1996, p. 68) où émerge la représentation du discours du migrant ou de l’étranger, englobée dans le projet esthétique de l’écrivain ou de l’écrivaine.

Notre étude porte justement sur l’évocation romanesque de ces « parlers “illicites” » (Lane-Mercier, 2000) et sur leur traduction en italien dans deux oeuvres centrées sur la thématique de l’immigration, Rue des Italiens de Girolamo Santocono (1986) et Les amandes amères de Laurence Cossé (2011). Ces oeuvres permettent d’illustrer deux aspects des littératures de migration : d’un côté la littérature par le migrant, à visée clairement autobiographique ; de l’autre, la littérature sur le migrant, produite par un auteur non migrant. Elles permettent par ailleurs d’illustrer deux manières de mettre en scène la langue des immigrés, qui a été traduite par des modalités différentes.

L’analyse que nous présentons s’inscrit dans la foulée de travaux antérieurs menés sur ces deux romans dans des perspectives disciplinaires distinctes : la traductologie d’une part, et, d’autre part, la linguistique de l’acquisition et la didactique des langues secondes. Le premier roman, Rue des Italiens, a d’abord fait l’objet d’une recherche visant à cerner sa réception en Italie à travers l’étude de sa traduction (Nannoni, 2016)[1]. Il a ensuite été envisagé sous l’angle d’une utilisation didactique en contexte d’enseignement universitaire de la traduction (Nannoni, 2018), son contenu thématique (l’immigration italienne en Belgique dans le second après-guerre) et ses caractéristiques formelles (le plurilinguisme incluant, entre autres, l’italien et le sicilien) le rendant extrêmement pertinent pour un public d’étudiants italophones. Pour ce qui est du deuxième roman, Les amandes amères, il rend compte d’une méthode d’alphabétisation utilisée en français langue seconde en contexte migratoire. Son contenu se rapproche en effet d’une étude de cas sur l’acquisition adulte de la lecture-écriture, au point de représenter un objet hybride, à mi-chemin entre la littérature et la linguistique de l’acquisition, ce qui justifiait une analyse dans cette dernière perspective (Pugliese, 2016).

Ces travaux sont ici mis en relation afin d’examiner plus à fond les modalités de représentation de la langue des immigrés dans les oeuvres originales et dans les traductions italiennes. Les deux romans à l’étude, parus à vingt-cinq ans d’intervalle, racontent des histoires qui sont représentatives d’immigrations anciennes et récentes : celle des Italiens arrivés en Belgique après la Seconde Guerre mondiale pour travailler dans les charbonnages (Rue des Italiens) et celle, actuelle, des immigrés marocains vivant en France (Les amandes amères). Ce rapprochement thématique permet aussi une mise en perspective d’un phénomène social majeur de notre époque, dans lequel s’inscrivent les comportements langagiers observés. Dans les deux cas, la maîtrise de la langue du pays d’accueil, le français, figure comme un enjeu de taille pour mesurer l’intégration du locuteur étranger, et la représentation de la langue des immigrés emprunte des voies distinctes qu’il nous a paru intéressant d’explorer et de comparer. Les deux textes illustrent des variétés non natives du français, c’est-à-dire des systèmes linguistiques intermédiaires et autonomes, instables mais dotés d’une cohérence interne, par lesquels passe l’apprenant de langue étrangère dans l’utilisation d’une langue cible et qu’il est convenu d’appeler « interlangue » (Selinker, 1972). Ces variétés s’observent sporadiquement dans Rue des Italiens, où plusieurs variétés cohabitent, et plus largement dans Les amandes amères, en tant qu’idiolecte d’un des personnages principaux.

De cette notion d’interlangue qui a eu un grand impact sur la recherche en linguistique de l’acquisition et sur la didactique des langues, nous ne retiendrons que les aspects essentiels pertinents à la présente étude. L’interlangue décrit un système de formes qui, tout en étant provisoires, accomplissent des fonctions cognitives et communicatives similaires, du moins en partie, à ce qui se vérifie pour toute langue (Pallotti, 2017). En effet, les productions langagières d’un apprenant ne constituent pas « un fouillis de phrases plus ou moins déviantes, plus ou moins parsemées d’erreurs, mais un système gouverné par des règles précises, même si ces règles correspondent en partie seulement à celles de la langue d’arrivée » (Pallotti, 1998, p. 21 ; notre trad.). Si l’on admet que les connaissances de l’apprenant ne constituent pas « un magma informe », les énoncés qu’il produit « jouissent […] d’une sorte de présomption d’intelligibilité ou d’interprétabilité, celle-ci reposant sur l’existence de régularités linguistiques » (Porquier et Py, 2004, p. 22-23).

Cette vision de l’interlangue, partagée par d’autres chercheurs (dont Galligani, 2003, p. 142), coexiste à côté d’une autre qui considère l’interlangue comme une variété réduite de la langue d’arrivée (évoquée par Mori, 2007, p. 25). Selon Rémy Porquier et Bernard Py, cela s’explique par le fait que « les pratiques verbales de l’apprenant diffèrent à bien des égards de celles des locuteurs natifs », puisqu’elles ne se basent pas « sur un consensus social étendu dans le temps, l’espace et une communauté sociale (consensus matérialisé par la norme des langues naturelles), mais sur [d]es solutions ad hoc […] improvisées pour résoudre localement les problèmes posés par les circonstances de la communication et/ou de la cognition » (2004, p. 22).

Les travaux réalisés en linguistique de l’acquisition et en sociolinguistique sur le phénomène de l’immigration (dont ceux de Giacalone Ramat, 1993 et 2003) ont permis non seulement de reconstruire le système de l’interlangue dans ses étapes de développement, mais aussi de décrire de façon approfondie les situations de contact des langues (Vedovelli et al., 2001) et les contextes sociaux d’apprentissage linguistique spontané (Vietti, 2002). L’apport de ces travaux est significatif dans le cadre de notre étude, tant pour l’analyse et la compréhension des romans examinés que pour la prise en compte de leurs traductions, puisque ce sont les passages contenant ces usages linguistiques non normatifs constituant les « zones signifiantes » (Berman, 1995, p. 70) qui ont retenu notre attention.

La traduction de parlers « “déviant[s]”, “défectueux” ou “illicite[s]” » (Lane-Mercier, 2000, p. 159), « non standard » (ibid., p. 160) ou « non normatifs » (ibid., p. 161), expressions d’« un Autre socioculturel » (ibid., p. 159), a notamment été examinée dans le cadre de la problématique des sociolectes, terme générique qui peut fonctionner comme hyperonyme pour désigner des variétés fondées sur un ensemble plus restreint de paramètres, dont les variétés diastratiques et diatopiques, sachant combien ces cloisons sont perméables et à quel point elles permettent des superpositions, un sous-groupe pouvant se caractériser à la fois par son appartenance sociale et sa provenance géographique (Chapdelaine et Lane-Mercier, 1994, p. 8). Dans ses emplois fictifs, l’interlangue nous semble entrer de plein droit parmi ces parlers « qui se donnent pour “autres” [...] sur le plan des particularités linguistiques qu’ils manifestent ou sur celui des connotations et des présupposés socio-idéologiques sous-jacents qu’ils affichent » (ibid.). Comme toute recréation littéraire d’une variété linguistique, l’interlangue se plie à des contraintes de lisibilité (Chapdelaine, 1994, p. 14) qui l’éloignent nécessairement de tout « réalisme servile » (Carpentier, 1990, p. 75) pour évoquer plutôt « une illusion du réel » (ibid., p. 89). Ces contraintes orientent le choix des marqueurs censés réaliser cet effet de distance par rapport à la norme, cet « écart » (ibid., p. 73) qui constitue le propre de toute variété linguistique. Étant donné que l’évocation d’un parler non standard se situe à l’intérieur d’un projet littéraire, il importe également de définir sa fonction dans celui-ci et de chercher à la maintenir dans le passage traductif pour le public d’arrivée (Grutschus, 2016, p. 577).

Isabelle Génin (2001) aborde la traduction des « voix exotiques » dans une étude de cas consacrée aux personnages non anglophones de Moby-Dick, sans toutefois faire référence ni à l’interlangue ni à la perspective acquisitionnelle. Dans sa contribution, le problème est implicitement inscrit à l’intérieur de la variation sociolinguistique étant donné que les parlers décrits sont considérés comme significatifs de l’origine sociale et nationale des locuteurs. Face au traitement hétérogène de cet aspect de la caractérisation des personnages « exotiques » par Melville, et faute d’une « vision globale » du problème, les traducteurs manifestent un « malaise » dans leurs versions françaises qui les empêche de faire entendre la variation aux lecteurs francophones de manière crédible et efficace par rapport au dessein de l’auteur. Selon Génin, « à défaut d’une connaissance approfondie des particularités des voix exotiques » les traducteurs tombent facilement dans un « codage arbitraire » dont « le résultat est souvent réducteur » et excessivement stylisé en fonction des modèles littéraires disponibles, ce qui multiplie « le risque de déformation et de caricature » (2001, p. 261). C’est justement pour éviter ce piège que nous croyons que la linguistique de l’acquisition pourrait procurer des connaissances favorisant une prise de conscience de la part du traducteur et donc une meilleure adéquation de ses réponses au traitement de la représentation de l’interlangue, en cohérence avec le projet esthétique original et visant à la « poéticité »[2] (Berman, 1995, p. 92) de la traduction qui en résulte.

1. Rue des Italiens

Rue des Italiens de Girolamo Santocono est une oeuvre extrêmement représentative de la situation et des revendications de toute une génération qui s’y est reconnue, celle des « Ritals[3] nouveaux » de Belgique, les « nouveaux immigrés italiens », ceux de la deuxième génération (Morelli, 1988, p. 314). Reçu comme une sorte d’« autobiographie collective » (Morelli, 2003, p. 526), ce roman est aussi considéré comme « LE livre révélant aux Belges l’existence de la communauté italienne » (ibid., p. 528). Il se caractérise par une écriture plurilingue qui est à l’image de la diversité sociale et langagière du milieu dans lequel évolue le héros, l’immigré sicilien Girolamo. D’inspiration largement autobiographique, le roman fait de ce trait de style un élément de réalisme dans le tableau d’une société où l’alternance, la mixité et les rapports entre codes divers reflètent le questionnement identitaire des communautés qui cohabitent. La langue de rédaction, le français, s’y trouve déclinée dans ses variantes populaires et familières, et accueille wallonismes, italianismes, sicilianismes et autres exemples, citations, expressions de dialectes italiens. Cette pluralité de registres et d’idiomes se manifeste dans le roman tant dans les parties diégétiques que mimétiques, où elle atteint sa plus large manifestation, et offre des exemples de la représentation de la langue approximative des compatriotes du héros. Celle-ci obéit à un souci de vraisemblance visant à suggérer les compétences linguistiques inégales et les performances hésitantes et fluctuantes des locuteurs immigrés. Pour reprendre les pôles décrits par Anthony Pym (2000) dans son étude des fonctions de la variation linguistique, nous retiendrons que chez Santocono, à la dimension d’authenticité qui préside à l’évocation de cet hétérolinguisme se superpose parfois un effet de parodie bienveillante qui découle du regard ironique teinté de tendresse et de solidarité que porte l’auteur sur les habitants du quartier italien de la commune wallonne de Morlanwelz. Cet effet contribue d’ailleurs à l’humour et au ton enjoué qui caractérisent le roman (comme on le verra dans les exemples 1 à 5 présentés dans les pages qui suivent).

Conformément à ce qui se passe dans des contextes migratoires réels, les enfants nés en Belgique ou qui y sont arrivés en bas âge et ont été scolarisés en français n’ont aucune difficulté à maîtriser la langue locale. Par contre, leurs copains émigrés tardivement ressentent davantage le déracinement culturel et linguistique, et peinent non seulement à gommer leur accent, mais aussi à enrichir leur vocabulaire et à exprimer de nouveaux concepts[4]. Les premières générations d’immigrés sont pour leur part caractérisées par une interlangue fossilisée, par l’alternance codique (ou code-switching) et par le mélange de codes (ou code-mixing) (Eloy, 2003 ; Pasquandrea, 2008). Dans le roman de Santocono, le père du héros, Mariano, est le personnage qui illustre le mieux cette hybridité langagière, qui se reflète dans un mélange d’italien, de français correct et de français macaronique.

Comme le montreront les exemples présentés à la section 3.1, la représentation du parler des immigrés emprunte dans Rue des Italiens des modifications orthographiques aptes à évoquer pour un lecteur francophone la prononciation du français à l’italienne, par le cumul des traits phonétiques les plus ardus pour les italophones, soit le [ʁ] uvulaire, la voyelle [y], la fricative [ʒ] et le e muet [ə]. Cela reflète l’état de la recherche en acquisition des langues voulant que la phonologie soit l’aspect le plus difficile à assimiler pour un apprenant adulte et celui où le transfert – « l’influence » (Pallotti, 1998, p. 59) – de la langue maternelle joue le rôle principal[5]. D’ailleurs, « l’accent est d’habitude le premier aspect exploité par les auteurs tentant d’évoquer à l’écrit un parler associé à un sous-groupe régional ou social » (Buzelin, 2000, p. 209), puisqu’il permet de « créer un effet de réel à peu de frais » (ibid., p. 210) par le recours à des procédés assez conventionnels.

Toutefois, le regard sociologique chez Santocono (qui a fait des études de sociologie) paraît l’emporter sur le souci d’exactitude et de systématicité dans la notation des variétés linguistiques représentées, que ce soit celle des immigrés ou des autres personnages. Dans une sorte de déclaration de poétique, l’auteur affirme clairement la priorité qu’il attribue à la valeur sociale du langage : « le mot ne m’intéresse que s’il véhicule du social, s’il parle de la vie des gens » (Santocono, 1995, p. 684), ce à quoi il ajoute : « le quotidien de l’immigration italienne en Belgique ne peut s’appréhender si on l’extrait de son “jus” linguistique »[6].

2. Les amandes amères

Les amandes amères de Laurence Cossé est basé sur une expérience de l’auteure qui s’est occupée de l’alphabétisation d’une Marocaine âgée. Dans une entrevue accordée en 2011[7], la romancière s’explique sur l’origine de cette oeuvre dont le statut oscille entre celui de « roman », par l’inévitable quoique « minime » part de fiction, et celui de « récit », par sa proximité avec le processus réel qui s’est déroulé et le modèle ayant inspiré le personnage de l’apprenante. L’expérience est transposée dans la relation entre Édith, traductrice professionnelle, et sa domestique Fadila, totalement analphabète, qu’Édith veut aider à apprendre à lire et à écrire, sachant que des compétences au moins rudimentaires en la matière sont indispensables pour son insertion sociale. C’est le début d’une aventure ponctuée par de lents progrès et des moments de désarroi qui sont l’occasion pour illustrer et commenter, sur un ton objectif et presque scientifique, les tentatives d’écriture et de lecture de l’élève, scrupuleusement notées au fil des mois. Il en résulte des pages méthodologiques qui étalent une profondeur d’analyse redevable à la didactique des langues et manifestent une connaissance remarquable des dimensions psycholinguistiques de l’alphabétisation adulte.

Dans cette même entrevue, Cossé insiste sur la « fidélité » par rapport au modèle qui préside à la restitution de la langue de Fadila. Elle dit avoir tenu un journal dans le but de recenser pas à pas, de manière très technique et méticuleuse, le processus d’apprentissage de son élève afin d’essayer de comprendre les mécanismes observés ; c’est ce journal qui a servi de base à la rédaction du roman. Celui-ci se veut un hommage à une femme représentative « de ces immigrés de l’ombre qui n’ont pas la parole » et qui pourtant ont beaucoup à dire, non seulement sur leur histoire, mais aussi sur leur civilisation d’accueil. Le roman décrit « l’exclusion dans l’exclusion » qui est vécue par les étrangers analphabètes, la double marginalisation dont ils sont victimes, mais également la naissance d’une amitié qui s’est nouée entre les deux femmes et l’échange mutuel d’expériences et de savoirs. Cette intention explique la perspective respectueuse avec laquelle est abordée la langue de Fadila, totalement exempte de connotations parodiques ou caricaturales et « prise sur le motif ». L’auteure dit avoir transcrit les phrases de sa domestique ‒ surprenantes par leur contenu, comportant souvent des prises de position politiques et sociologiques ‒ dans « ce français qui n’est pas exactement du français », « un français un peu refait, recomposé, un mauvais français, un français fautif mais extrêmement poétique et drôle ».

On peut donc estimer que la représentation de l’idiolecte de Fadila obéit de près à son modèle, tout en sachant qu’une certaine dose de stylisation littéraire, ne serait-ce que dans la sélection des traits considérés pertinents, est inévitable. Dans Les amandes amères, la langue de Fadila comporte des caractéristiques du français parlé par les migrants de longue date, telles que décrites par Stéphanie Galligani (2003) : simplifications grammaticales, déviation par rapport à la norme, utilisation de verbes non conjugués, énoncés au participe passé, usages idiosyncratiques et fossilisés. L’expérience d’apprentissage de Fadila recouvre en outre les difficultés spécifiques des arabophones, qui sont notamment confrontés à un système graphématique différent et particulièrement difficile à maîtriser pour quelqu’un qui n’a pas l’habitude d’écrire, même dans sa langue maternelle (Lycée Français de Jérusalem, 2010 ; El Houdna, 2015).

3. Les traductions italiennes

Rue des Italiens et Les amandes amères confirment les observations de Reine Meylaerts à propos des textes multilingues : inscrits dans des phénomènes interculturels et de façon à « rendre justice à la complexité » de ces phénomènes (2004, p. 309), ces textes gagnent à être appréhendés par une « combinaison de la perspective textuelle, discursive, socio-institutionnelle, sociologique » (ibid. ; en italique dans l’original), à laquelle on peut ajouter, pour ce qui est de l’interlangue, la linguistique de l’acquisition. Une approche interdisciplinaire s’avère aussi féconde que nécessaire lorsqu’il s’agit d’envisager la perspective traductive, puisqu’il faut réfléchir tant aux enjeux de la représentation littéraire de l’interlangue (évidemment distincte de la transcription scientifique ; Traverso, 2002) qu’aux modalités de restitution de sa fonction au sein du texte et de son effet sur le lecteur. Car l’interlangue peut être ramenée à un autre aspect de l’hétérolinguisme qui demande d’abord à être considéré dans son rôle d’écart par rapport à la norme dans l’économie globale de l’oeuvre et du point de vue du destinataire. La collaboration de celui-ci, toujours indispensable à la construction du sens dans la dynamique de la lecture (Eco, 1979), s’avère particulièrement précieuse pour reconnaître la valeur de la variation sur la base de sa propre expérience ou de son encyclopédie personnelle (Buzelin, 2000, p. 226 ; Génin, 2001, p. 259 ; Pugliese, 2016, p. 130).

Les traductions italiennes de Rue des Italiens et Les amandes amères ont été promues par des maisons d’édition à forte vocation sociale et interculturelle, sans doute en raison des thématiques abordées dans ces deux romans. La maison Gorée, qui a fermé ses portes définitivement en 2013, était une petite maison d’édition de la province de Sienne marquée par une attention toute particulière pour les sujets liés à l’immigration. E/O est pour sa part un éditeur romain aujourd’hui très important à l’échelle internationale, réputé pour son goût des découvertes, pour ses tentatives d’importation de littératures et d’auteurs étrangers moins connus et pour la rigueur de ses traductions.

Les versions italiennes des deux romans mettent en oeuvre des stratégies textuelles divergentes pour rendre les interlangues transitoires ou stabilisées représentées dans les versions originales, ce qui peut s’expliquer par la distance entre les projets traductifs respectifs (infra, sections 3.1 et 3.2). Comme le montrera notre analyse, la traduction du roman de Cossé reflète une prise de conscience plus aiguisée des problématiques liées à la restitution de ces « variétés d’apprenants » (« learner varieties », Klein et Dittmar, 1979).

3.1 Rue des Italiens (2006)

La traduction italienne du roman de Santocono a été publiée vingt ans après la version française originale et en a conservé le titre. Le péritexte insiste sur l’intérêt sociologique de l’oeuvre et affiche l’objectif de susciter une réflexion sur l’altérité et l’étranger, réflexion d’autant plus opportune dans le nouveau contexte migratoire du pays d’arrivée, l’Italie. Le traducteur, le sicilien Angelo Maddalena, est une figure éclectique qui réunit intérêts sociologiques, théâtraux et littéraires, n’a pas de formation professionnelle ni linguistique et n’a pas réitéré l’expérience traductive après cet essai isolé, sur lequel il ne s’est d’ailleurs exprimé nulle part. Son travail apparaît globalement très inégal et parfois négligé, mais il est tout de même possible d’isoler les macrostratégies utilisées pour rendre l’aspect formel le plus caractéristique de l’original, à savoir la coprésence de langues et de variétés linguistiques.

Comme le montre en détail une précédente étude (Nannoni, 2016), le projet traductif de Maddalena semble vouloir entériner la distance entre les deux cultures en contact, la belge et l’italienne, par une attitude très conservatrice à l’égard des éléments porteurs de l’altérité linguistico-culturelle du contexte de départ (dont les citations en dialecte wallon et certaines realia). Cette attitude va de pair avec l’accentuation de facteurs suggérant l’appartenance italo-sicilienne, visible dans une plus ample introduction du dialecte sicilien, notamment en fonction affective ou expressive. On remarque la même approche traductive dans les scènes qui restituent des dynamiques de négociation entre des personnages de langue maternelle différente, où il y a alternance et hybridation de codes. Ces rencontres de langues sont à peine adaptées au nouveau contexte de lecture pour garder leur valeur presque documentaire d’une réalité sociologique, en dépit des obscurités supplémentaires qui peuvent en découler (un italophone ne comprend pas nécessairement le sicilien ni, à plus forte raison, le français là où il demeure en filigrane).

Le caractère disparate de cette traduction ressort également dans les dialogues relevant de l’interlangue, où le traducteur alterne des passages presque entièrement retranscrits tels quels, des passages traduits ou adaptés en partie et des passages totalement écrits en italien standard, avec tout au plus le recours à l’italique pour souligner l’exotisme de certaines phrases. Ce mélange s’observe en premier lieu dans la traduction du parler de Calo, personnage qui est déjà adolescent quand il quitte son village natal en Sicile pour rejoindre son père en Wallonie. Il est d’emblée connoté très positivement, puisque c’est un garçon qui suscite l’admiration des petits Ritals par sa désinvolture de moeurs et son expérience ; sa caractérisation est prolongée dans l’évocation de ses défauts de prononciation qui, tout en suscitant l’hilarité de ses camarades, ne ternissent aucunement son prestige. Le traducteur rend l’idée d’un parler plus bizarre que maladroit en reprenant les phrases de Calo sans trop se soucier du lecteur italophone. Il garde l’orthographe française utilisée dans l’original pour souligner les distorsions phonétiques ressenties par un destinataire francophone (« Bonjur », « mo’ur ») et introduit quelques mots en italien (« un giro vicino », où l’option « ggiro » suggère un improbable redoublement consonantique initial). Le traducteur banalise en outre l’image synesthésique (« il gardera dans la bouche ce petit goût d’ail et de basilique ») liant les habitudes gastronomiques italiennes à une phonologie reconnaissable et stabilisée (le [r] roulé et l’indistinction entre [u] et [y]) par une interprétation au pied de la lettre qui aboutit à une indication concrète concernant son haleine habituelle (« emanava dalla bocca un odore d’aglio e basilico » [il émanait de la bouche une odeur d’ail et de basilique]) :

Les réalisations linguistiques de Peppe, un autre adolescent émigré tardivement, imitent dans la version originale le français parlé par un italien et présentent des interférences réalistes, comme les finales toujours toniques et le roulement du [r]. Dans la version italienne, elles sont simplement retranscrites, ce qui peut créer une opacité sémantique pour un italophone. Le faux sens de la présentation initiale corrobore l’idée d’une traduction assez hâtive et superficielle (l’incipit équivaudrait à la phrase suivante : « dans mon souvenir il conservera toute sa vie cette vague senteur de sauce tomate dans l’accent, qui a fini par devenir un motif de sympathie »).

La représentation de l’interlangue des immigrés italiens n’est pas restreinte à la seule phonologie ; chez ces garçons, elle est également caractérisée par des approximations lexicales qui donnent parfois lieu à des équivoques amusantes pour leurs copains ainsi qu’à des créations qui renvoient au procédé du calque. En parlant de leurs présumés exploits sexuels, Calo et Peppe emploient des mots comme « chiavait » (Santocono, 1986, p. 149) et « strophinages » (ibid., p. 154), qui correspondent respectivement au verbe italien « chiavare »[8] employé à l’imparfait et à une forme substantive non attestée en italien dérivée du verbe « strofinare », qui signifie « frotter »[9]. Dans l’original, le narrateur fournit en note non seulement les équivalents français de « chiavait » et de « strophinages », mais aussi des commentaires métalinguistiques sur ce procédé de création lexicale : « La deuxième génération d’Italiens a construit ainsi tout un langage en puisant des mots dans les patois de leurs parents et en y ajoutant des terminaisons françaises » (ibid.). Cela correspond au mécanisme, jugé fréquent entre langues proches, de création de « barbarismes » qui montrent une maîtrise d’un suffixe français rattaché à un radical italien, comme il a été observé dans le cadre d’études sur l’interlangue d’apprenants italophones en français (Jamet, 2009, p. 55). Dans les deux cas, le traducteur supprime la note explicative et se limite à garder les mots en question entre guillemets pour indiquer qu’il s’agit de citations. Il introduit le correspondant italien dans le premier cas (« chiavava » ; Santocono, 2006, p. 150) et, dans le second cas, il retranscrit la création lexicale originale en italique (« strophinages » ; ibid., p. 156). On peut s’étonner qu’une traduction réalisée dans le cadre d’un projet éditorial marqué par une forte portée sociologique n’ait pas saisi cette occasion pour commenter ces néologismes révélateurs d’un point de vue non seulement linguistique – la néologie faisant partie des ressources de l’interlangue[10] – mais identitaire, puisqu’ils dénotent une superposition de repères culturels et la recherche d’un équilibre[11].

Ailleurs, le traducteur semble vouloir donner un avant-goût de la langue métissée des immigrés, qu’il représente initialement de près pour ensuite rétablir l’intelligibilité du passage en revenant uniformément à l’italien, la langue d’arrivée. C’est ce que reflètent les exemples ci-dessous, tirés d’une conversation entre Mariano et le directeur de l’école de son fils au sujet d’une possible orientation de ce dernier vers une filière manuelle, parcours presque obligé pour les enfants issus de l’immigration. La reconstruction de l’idiolecte de Mariano, associée à son comportement souvent déplacé dans certaines situations, ici comme ailleurs dans le roman, peut faire sourire par sa maladresse ; il n’en reste pas moins que le regard du narrateur est toujours indulgent et corrobore le portrait positif de celui qui est le dédicataire du livre :

Les exemples 3b et 4b reprennent la formulation originale avec de légers ajustements orthographiques non systématiques et reflètent les erreurs phonétiques interférencielles déjà évoquées, notamment les fricatives prononcées comme des affriquées (« djamais », « dje », « djousté »), la réalisation toujours tonique du « e » placé en fin de mot (signalée par un accent) et l’absence de discrimination entre [u] et [y] (signalée par l’usage du digramme « ou » au lieu de « u »). Ce dernier phénomène peut être ramené à ce que la linguistique de l’acquisition définit comme de l’hypodifférenciation, à savoir la superposition de deux phonèmes, erreur de prononciation parmi les plus récurrentes dans une langue seconde, sous l’influence de la langue maternelle (Bernini, 2010). Ce transfert est tout aussi évident au niveau lexical (par les emprunts[12] « direttore », « manuale », « ma ») et syntaxique (comme le montre l’usage de « pourquoi » calqué sur l’italien « perché », qui s’applique tant aux interrogatives directes qu’aux subordonnées causales)[13]. Il faut souligner dans le texte de départ l’alternance codique avec le dialecte sicilien pour l’expression de l’affectivité[14] (« Figlù di mulu », ex. 4a), que le traducteur – lui-même sicilien – non seulement conserve mais corrige d’un point de vue linguistique (ce qu’il fait, au besoin, dans toutes les répliques en sicilien) : « Figiù di mulu » (ex. 4b). Dans l’exemple 5b, le mélange de codes original, porteur d’enjeux identitaires et particulièrement significatif d’un point de vue sociolinguistique, est totalement neutralisé par l’italien.

Nous pouvons par conséquent conclure à une position traductive qui échappe à toute tentative de définition cohérente et qui semble généralement se contenter de susciter une impression dépaysante assez confuse, ne prenant pas en compte la complexité du passage traductif et le changement de destinataire. Il est indéniable que traduire un texte hétérolingue s’avère particulièrement compliqué quand la langue d’arrivée est l’une de celles qui participent au multilinguisme dans le texte de départ, puisque cela augmente le risque d’homogénéisation de la diversité linguistique (Grutman, 2009, p. 184). Or, dans la version italienne de Rue des Italiens, la restitution de l’interlangue n’est aucunement problématisée, en dépit de sa pertinence pour la caractérisation des personnages et pour la compréhension de leur histoire personnelle. Cela est confirmé par l’absence quasi totale de notes du traducteur à cet égard, ce qui va à l’encontre de la tendance observée par Rainier Grutman (2012, p. 76) « à habiller l’hétérolinguisme » de paratextes destinés à faciliter une lisibilité souvent compromise.

3.2 Mandorle amare (2012)

La version italienne du roman Les amandes amères, publiée sous le titre Mandorle amare, est parue un an après la version originale. Elle a été réalisée par Alberto Bracci Testasecca, traducteur littéraire chevronné qui a fait connaître au public italien maints romanciers francophones et qui n’hésite pas à parler de son métier (dans des entrevues, des notes du traducteur, etc.). Comme cela est parfois le cas, Testasecca est passé de la traduction à la création littéraire ; il a en effet publié quelques romans de son cru.

Dans Mandorle amare, Testasecca manifeste une attitude consciente vis-à-vis de son travail et des enjeux qu’il comporte. Il recourt à des stratégies qui visent à restituer globalement l’impression d’une interlangue pour des lecteurs italiens, par une sorte de « relocalisation » ethnocentrique correspondant à un équivalent socioculturel (Grutman, 2012, p. 65). Comme il l’affirme à propos de sa manière générale de traduire[15] et comme il nous l’a confirmé au sujet de Mandorle amare[16], Testasecca a misé sur l’effet du texte et sur la restitution des sensations éprouvées par le public de départ, convaincu de la primauté du sens par rapport à la forme, position proche de l’équivalence dynamique prônée par Eugene Nida (1965) et de la notion d’équivalence fonctionnelle reprise par Umberto Eco (2003, p. 80). Évoquant indirectement la célèbre métaphore pondérale cicéronienne[17], Testasecca dit avoir cherché à recréer une écriture erronée ayant plus ou moins le même « poids » que l’original et pouvant fonctionner sans altérer les « équilibres » de l’histoire. Sa démarche rappelle la définition que donne Valery Larbaud de la traduction comme « pesée de mots » et des traducteurs comme « peseurs de mots », toujours à la recherche d’un équilibre satisfaisant au moyen d’une « balance » invisible et sensible aux moindres écarts (1946, p. 31-32)[18]. Questionné sur les stratégies qui caractérisent son approche, Testasecca mentionne la force de l’intuition et la connaissance personnelle de la romancière Laurence Cossé. Il précise par ailleurs qu’il n’a jamais suivi de formation en théorie de la traduction et ne mentionne pas s’être documenté sur l’apprentissage des langues secondes.

Par la position traductive qu’il adopte, Testasecca renonce à rendre symétriquement toutes les « déformations » linguistiques point par point ; il opte plutôt pour des choix compensatoires qui rééquilibrent le résultat final en agissant sur des moments différents du texte. Cette méthode agit sur un plan d’ensemble et se rapproche de la logique de la compensation proposée dans certaines études visant la traduction de sociolectes (Carpentier, 1990, p. 84) ou la traduction tout court (Eco, 2003, p. 106 et p. 125).

La proximité entre le français et l’italien permet parfois de maintenir dans Mandorle amare les mêmes ressources, attestées dans les deux idiomes comme des traits typiques des langues intermédiaires : suppression de l’auxiliaire ou des prépositions, fautes d’accord morphologique, surextension du présent de l’indicatif, abondance de phrases nominales, interférences de la langue maternelle, etc. Par contre, le traducteur opère ailleurs de légères manipulations du texte pour suggérer des approximations ou des déviations par rapport à la norme qui sont plus plausibles dans un italien parlé par un étranger ; au besoin, il modifie en conséquence les commentaires métalinguistiques qui accompagnent certaines répliques.

Le passage suivant est exemplaire en ce qu’il condense le projet traductif de Testasecca. Le traducteur investit énormément sur ce moment crucial de l’entrée dans l’histoire pour donner une clé de lecture de sa manière de procéder :

Dans ce passage, l’original dépeint efficacement les caractéristiques majeures de l’interlangue de Fadila, des remarques structurelles (les « élisions non habituelles ») et lexicales (« des à-peu-près charmants ») valables pour plusieurs substrats linguistiques, à celles relatives à la réalisation phonétique d’un arabophone (l’hypodifférenciation entre [i] et [e] ou [ɛ], qui fait en sorte qu’« il » est prononcé comme « elle » ; Lycée Français de Jérusalem, 2010, p. 7 ; Bernini, 2010), ce à quoi s’ajoute une observation sur ce qu’en linguistique de l’acquisition on a coutume d’appeler des « exploits », c’est-à-dire des expressions parfaitement formulées et acceptables qui émergent parfois dans l’interlangue (Pallotti, 1988, p. 26). Il s’agit de phrases ou de bribes de phrases qui ont l’air de « modules préfabriqués de langage » (ibid., p. 25 ; notre trad.), des formules apprises comme des unités en bloc, non analysées et non indicatives du niveau effectivement atteint dans la production linguistique créative[19]. En traduction (ex. 6b), la description de la langue de Fadila emprunte des éléments différents qui sont fonction de l’illustration des divergences structurelles entre les deux idiomes (les « élisions » sont remplacées par un trait commun aux interlangues, soit la suppression des auxiliaires) ou indiquent des choix opérés par le traducteur, qui privilégie tout au long du roman l’usage du présent conjugué à la troisième personne du singulier[20]. Par cette interpolation du texte, le traducteur annonce ses couleurs et formalise un aspect que les lecteurs reconnaîtront de manière intuitive comme une composante caractéristique de l’italien parlé par les étrangers, notamment au stade initial (Giacalone Ramat, 1993, p. 370-371 ; Berruto, 2012, p. 219). L’indication concernant la confusion dans la prononciation des pronoms personnels reste intacte puisqu’elle peut fonctionner tant pour le français que pour l’italien parlé par des arabophones (Mori, 2007, p. 45-46 ; Della Puppa, 2003, p. 145-146), alors que la traduction du dernier exemple donne une phrase beaucoup plus soignée que la phrase originale, qui présentait une élision insolite et une dislocation à gauche propre à l’oralité. Cela vient confirmer la liberté avec laquelle le traducteur a évolué parmi des procédés de signe opposé, hypo et hypertraductifs, pour obtenir un produit final équivalant à l’original.

La stratégie traductive de Testasecca est en général plutôt efficace, et les résultats apparaissent satisfaisants. Dans l’exemple 7 (page suivante), puisé d’une conversation sur la famille royale britannique, la paronomase « Coran-Couronne » semble mieux fonctionner en italien (où les sons sont encore plus proches : « Corano-corona ») qu’en français, et si le cumul de traits (absence d’auxiliaires, surextension du présent, phrases nominales, usage incorrect des prépositions) dessine en traduction une variété d’interlangue plus basique que l’original, ailleurs cet effet est renversé selon la logique compensatoire que nous avons évoquée :

Cette tendance déclarée à poursuivre une équivalence communicative plutôt que sémantique (selon Newmark, 1981) contraste avec le parti pris de maintenir en français les mots inclus dans l’illustration ponctuelle des exercices d’apprentissage de Fadila[21], ce qui crée une incohérence difficilement contournable sur laquelle le traducteur s’explique en note :

L’exemple 8b montre comment Testasecca utilise la note en tant qu’instrument de négociation et comme moyen pour établir les règles du jeu, ce qui donne quelques notes dites « métapraxiques » (Sardin, 2007, p. 6), c’est-à-dire axées sur la pratique de la traduction et sur la reconnaissance de ses limites et de ses imperfections.

Le traducteur recourt de nouveau à ce genre de note dans le passage suivant, où Édith s’enquiert de la naissance de la petite-fille de Fadila. Le dialogue bute sur quelques incompréhensions attribuables à la façon dont Fadila prononce les voyelles, assimilant « jolie » et « Julie », et ne voyant pas la différence entre « Camélia », « Camilla », « caméléon », ou plutôt ne l’entendant pas, ce qui témoigne de la « surdité phonologique » des arabophones à l’égard d’une bonne partie des voyelles françaises (Lycée Français de Jérusalem, 2010, p. 7). Le traducteur, estimant qu’il était impossible de rendre en italien le premier jeu de mots basé sur la proximité phonétique entre l’adjectif et le prénom (« jolie » et « Julie »), a ajouté une note qui révèle ce « jeu d’assonance » dans l’original. Dans le second cas, il reproduit le même mécanisme de départ (« Camelia, Camilla, camaleonte »), qui peut fonctionner aussi dans la langue d’arrivée[22].

L’exemple 9a montre d’autres erreurs interférencielles qui renvoient au cadre d’une langue intermédiaire typique des apprenants en situation migratoire : la phrase nominale qui s’ancre au contexte et fait l’économie de la copule (« C’chrétien, ça, Camélia ? »), les fautes de conjugaison (« V’sais »), le dédoublement du sujet (avec une confusion sur le genre : « l’princesse il s’est tuée »)[23]. Le traducteur utilise des moyens diversifiés pour produire cette impression d’interlangue, notamment en ajoutant une phrase nominale (« nome Camelia ») et en jouant sur la juxtaposition pour éviter les connexions prépositionnelles (« principessa che muore incidente… »), bien que, sans doute pour mettre à l’aise son lecteur italien, il explicite l’allusion à l’accident dans lequel est morte Diana Spencer dans une construction relative qui relève d’une textualité propre aux niveaux plus avancés de l’interlangue.

L’impression générale que l’on retire de la lecture de Mandorle amare est que les moyens utilisés pour évoquer la langue de Fadila évitent tant la banalisation que le ridicule[24] et qu’ils recréent une vraisemblance conversationnelle porteuse de l’altérité culturelle de la locutrice et de la dimension pragmatique et sociale de l’interlangue comme instrument communicatif.

Quelques éléments de conclusion

Malgré les différences observées dans les projets traductifs examinés, on peut établir que, étant donné la nature des romans concernés, il s’agit dans les deux cas d’« overt translation » (House, 2015, p. 54), à savoir de traductions tellement marquées par l’adhésion des originaux à leur(s) langue(s) et à leur(s) culture(s) de départ qu’elles dénoncent leur nature secondaire et entraînent une rupture de l’illusion de la transparence traductive. D’ailleurs, il ne pourrait pas en être autrement dans la traduction d’oeuvres qui thématisent des macrophénomènes tels que l’immigration et le multiculturalisme, et qui impliquent, dans le passage à la traduction, des zones textuelles où s’impose dans toute son évidence le décalage entre la langue principale de l’histoire au sens genettien (Genette, 1972, p. 72) – dans notre cas le français avec ses variétés non natives – et la langue du récit, à savoir l’italien du discours narratif. Ce constat entérine ce qu’affirme Sherry Simon à propos de la traduction contemporaine, qui dément à tout moment la traditionnelle « solidarité entre langue, culture et texte » qui fondait la conception romantique dont nous avons hérité (1995, p. 48). De nos jours, la traduction ne permet plus d’adopter un parcours symétrique entre une langue-littérature-nation 1 et une langue-littérature-nation 2, parce que le plus souvent « les langues et les cultures “de départ” sont instables, déjà pénétrées d’altérité » (ibid.). Face à des oeuvres qui incorporent la diversité, l’instabilité et l’hybridité des idiomes, « la traduction demande à être reconceptualisée » (ibid.) ; elle ne peut plus consister en une opération qui aboutit « à un résultat homogène » (ibid.), mais doit plutôt se faire le reflet des identités culturelles du monde contemporain et de leurs incertitudes. Cela inclut également la reconnaissance et la restitution de variétés de langue mises en évidence par le contexte postcolonial et postmoderne (Anthony Lewis, 2003, p. 411), qui échappent à une vision des langues « relativement stable ou uniformisée » (ibid., p. 412).

Devant une telle complexité, nombre de concepts circulant en traductologie doivent être relativisés et adaptés au cas par cas, dont le binarisme entre l’approche sourcière et l’approche cibliste (Meylaerts, 2006, p. 10-11). L’application monolithique et exclusive d’une de ces deux approches – généralement déconseillée par Umberto Eco, qui prône plutôt l’alternance et la flexibilité selon les problématiques de l’original (1995, p. 125) – s’avère souvent intenable et surtout insatisfaisante pour rendre compte de l’ensemble des facteurs et acteurs en jeu. Une lecture croisée des deux romans analysés montre que la traduction de ce type de textes peut emprunter des modes et des visées divergentes quant à la restitution de l’hétérolinguisme. Confrontées à l’interlangue, les deux traductions obtiennent des résultats distincts quant à sa crédibilité vis-à-vis du public : Rue des Italiens renchérit sur l’effet à la fois d’étrangeté et d’étrangéité, mélangeant les marqueurs codiques de façon à rendre les variétés d’apprenants difficilement identifiables par le lecteur ; Mandorle amare reconstruit l’idiolecte de la locutrice immigrée à l’intention visiblement d’un lectorat italophone, pour que celui-ci puisse y reconnaître facilement les traits propres au parler d’une catégorie sociale déterminée, outre sa valeur de caractérisation du personnage. On a donc d’un côté une approche pour ainsi dire documentaire, quasi iconique des morceaux d’interlangue, et de l’autre une approche fonctionnelle qui vise à produire chez le public cible les mêmes sensations que celles ressenties par le public source. La fortune, elle aussi divergente, de ces deux traductions (la première ayant reçu un accueil très tiède[25], la seconde jouissant de remarques élogieuses dans la revue de presse[26]) témoigne respectivement de l’échec ou à l’inverse du succès de ces projets traductifs.

Si l’ouverture de la perspective traductologique aux apports de la sociolinguistique peut de nos jours être tenue pour acquise et si les avantages d’une préparation du traducteur en ce sens sont désormais reconnus (Anthony Lewis, 2003, p. 418-419), la prise en compte des recherches en linguistique de l’acquisition permet pour sa part de mieux focaliser les problématiques langagières des textes contemporains qui mettent en scène des personnages et des situations présentant une multiplicité de langues et de cultures. Ce faisant, elle permet aussi de mieux répondre aux enjeux – identitaires, sociaux et idéologiques – véhiculés par les pratiques verbales représentées[27]. La prise de conscience consentie par la description acquisitionnelle peut tout aussi bien servir a posteriori pour comprendre et expliquer les mécanismes traductifs appliqués dans une oeuvre et voir si et comment ils réussissent à garder l’idée d’écart suggéré par le texte source, qu’a priori pour orienter les choix du traducteur, corroborer ses stratégies à l’intérieur d’un projet conséquent (Berman, 1995, p. 76) et l’empêcher de tomber dans un pur impressionnisme. Car une réflexion sur la dimension acquisitionnelle du langage peut baliser la démarche traductive en orientant la sélection des ressources adéquates dans la langue d’arrivée, en fournissant de plus amples instruments aux traducteurs pour éviter des distorsions par rapport à l’intention du texte (Eco, 2003, p. 16) et prévenir l’émergence d’interprétations stigmatisantes, caricaturales ou parodiques absentes du projet de l’auteur et découlant de l’improvisation ou du « bricolage individuel » (Pérennec, 2011, p. 289). Ces compétences du traducteur non seulement endigueraient les risques d’arbitraire, mais pourraient aussi renforcer la motivation de la représentation de la variété linguistique, son « caractère de nécessité interne » (Folkart, 1991, citée dans Lane-Mercier, 1997, p. 53), souvent sacrifié dans la traduction des sociolectes. Inclure les interlangues ou les variétés d’apprenants dans le répertoire des connaissances du traducteur permettrait également de comprendre les « attitudes épilinguistiques » (Grutman, 2012, p. 50) et l’évaluation sociale associées à cette manifestation du plurilinguisme et d’en rendre plus efficacement l’effet dans le texte d’arrivée.