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En informatique, distinguer l’ordinateur (hardware) du logiciel (software) est une pratique limpide et utile, qui évoque la différence entre contenant et contenu : d’un côté, une quincaillerie toute matérielle, de l’autre des données dématérialisables. On pourrait s’en inspirer pour distinguer le médium du média… mais les choses ne sont pas si simples. L’Office québécois de la langue française, par exemple, d’une part appelle média un « moyen de communication destiné à diffuser de l’information », ce qui exclut le cinéma tout en englobant contenant et contenu ; et d’autre part conseille d’employer « technique » à la place de « médium ». Et chaque dictionnaire a sa petite idée en la matière, parce qu’en vérité, la distinction entre médium et média est plus complexe à mettre en oeuvre que la différence entre contenant et contenu. Le but de cet article est de montrer qu’elle possède malgré tout, par-delà ce flou terminologique qui l’entoure pour l’instant, un excellent intérêt heuristique – du moins, dans le cas particulier du cinéma.

1. Problèmes de définition

La condition sine qua non de la constitution de la différence entre médium et média en outil heuristique est l’accord sur la définition des deux noms qu’elle articule. Malheureusement, cet accord est loin d’être unanime (section 1.1). Une parade à ce flou terminologique, sur le modèle de la « définition institutionnelle de l’art » de George Dickie (2009 [1983]), consiste éventuellement à déléguer la désignation des référents de ces noms aux institutions ad hoc, mais au moins dans le cas français, on verra que cette parade offre peu de garanties épistémologiques (section 1.2).

1.1. Le flou terminologique actuel

Dans la vie académique, on observe que les études cinématographiques, surtout au sein d’universités qui n’ont pas une taille assez importante pour accueillir de nombreux départements ultraspécialisés, s’agrègent parfois côté médium et parfois côté média. Pour prendre l’exemple français, les départements d’études cinématographiques et audiovisuelles sont parfois inclus dans des facultés[1] ou des écoles doctorales d’arts du spectacle ou de sciences humaines et sociales (ce qui attire l’attention sur le média vu comme pratique culturelle), parfois dans des facultés d’arts et médias (l’attention étant alors attirée sur le médium, ici mis au pluriel, vu comme moyen de produire, de convoyer et de recevoir des données). Le tout pouvant bien entendu, selon les universités, s’hybrider (« Arts, lettres et langues », « Médiation, cultures et langues », etc.). Dans le champ scientifique, enfin, la distinction entre médium et média, sans se confondre complètement avec elle, croise l’opposition parfois très clivante entre analyses textualistes et analyses contextualistes (ou analyse intrinsèque et analyse extrinsèque, comme on dit en sémantique). Les premières intègrent parfois le médium dans une logique génétique ou philologique, et les secondes toujours, par définition, le média.

Loin d’opposer médium à média, pourtant, quantité d’articles en français font simplement du second terme le pluriel du premier. Nombre de chercheurs déplorent de voir ainsi se perdre une occasion d’enrichir le vocabulaire scientifique et de gagner en concision. Un terme vaut en effet mieux qu’une périphrase – si tout le monde s’entend sur ce à quoi il réfère ; or ce n’est pas le cas ici. Pascal Krajewski (2015) parle de « cacophonie » à propos de l’orthographe même de ces mots : accent aigu ou non ? et que donne le pluriel, médiums ou médias[2] ? Bernard Vouilloux[3], de même, signale leur « instabilité de lexicalisation » ; partant, les définitions qu’en donnent les spécialistes des médias sont « difficilement compatibles entre elles ». Jan Baetens (2014, 40) trouve la distinction entre médium et média « un peu simpliste », surtout quand elle sépare, dans le monde académique, la medium theory, plus ou moins équivalente à la « médiologie » et centrée sur les spécificités technologiques de l’interface (position qui est aussi celle de Joshua Meyrowitz [1985, 16]), et la media theory, centrée sur le contenu des programmes et souvent fondue dans l’approche culturelle des médias de masse. Mais il n’est pas plus précis sur les définitions, de même que Hans Belting (2005, 302 ; notre traduction), parlant, lui, depuis le champ des visual culture studies, et qui recommande d’appeler médium « l’agent par lequel les images sont transmises ». Mais quelles limites donner aux notions d’agent et de transmission ? Certains chercheurs pensent que les informations transmises par le matériau doivent être prises en compte, tandis que d’autres, dans la lignée de McLuhan, pensent que la seule prise en compte du médium suffit. Remplacer, enfin, média par art form pour l’opposer à medium (Meskin et Robson 2010) ne fait que compliquer les choses, au vu de la concurrence entre les définitions du mot « art ». C’est la même chose avec les cultural forms de Raymond Williams (1981).

1.2. Le secours institutionnel

Nombre de ces problèmes terminologiques proviennent de la tension que créent, quand elles s’appliquent à des objets comme les films (et plus encore à des objets comme les genres de films, qui la pointent de facto), les définitions d’essence et les définitions d’usage. Voyons d’abord les premières. Certaines institutions et certains intellectuels s’efforcent de définir ce qu’est, ce que doit être ou ce que devrait être le cinéma. La performativité de leur effort linguistique varie grandement : en France, le CNC, qui délivre les visas d’exploitation aux longs métrages, n’a pas du tout le même pouvoir que tel cinéphile radical décrétant que seuls des films sur pellicule projetés en salle ont le droit d’être appelés films[4]. Maintenant, les secondes. Devant la vitesse du progrès technique et celle des transformations des usages quotidiens, à quoi bon définir quoi que ce soit ? On ne peut plus prendre le train sans apercevoir au moins un passager, écouteurs dans les oreilles, qui regarde un film sur son téléphone, et qui appelle cela « regarder un film ». Prenons-en acte ; demain, une autre machine émergera, qui proposera une autre « forme de rétention de la “trace” cinématographique » (Gaudreault et Marion 2006, 25).

Aucune de ces deux approches définitoires n’est exempte de flou. Pour commencer, il est difficile de faire confiance aux institutions alors qu’elles montrent une méconnaissance technique du médium : c’est le cas en France, où « CNC » ne veut plus dire Centre national de la cinématographie mais, désormais, Centre national du cinéma et de l’image animée. Or le cinéma appartient techniquement à la grande famille des images animées (moving pictures)[5]. Même imprécision technologique du côté du ministère de l’Éducation nationale, qui parle de « filières cinéma et audiovisuel » ou d’« études cinématographiques et audiovisuelles », alors que le cinéma là encore est de facto englobé dans la grande famille de l’audiovisuel[6] ! De surcroît, le « baptême » par le CNC (pour formuler la délivrance du visa en référence à un exemple célèbre de la théorie de la performativité) est une garantie suffisante mais non nécessaire pour constituer un objet en film. Par exemple, voir en festival ou en projection privée un film qui n’a pas trouvé de distributeur, c’est tout de même, selon le sens commun, voir un film et même aller au cinéma ; pourtant ce film n’a pas le visa baptismal du CNC. Et un film qui se retrouve en direct-to-video parce que, lui non plus, personne ne l’a distribué, comment doit-on l’appeler ? Faut-il créer une catégorie spéciale, même si beaucoup de gens pensent que c’est juste un film qui n’a pas eu de chance ?

Les partisans des définitions d’essence n’en démordront pas, cependant, quelles que soient les objections qu’on leur oppose : comment notre passager du train est-il si certain qu’il « regarde un film » ? Sur quoi s’appuie-t-il pour l’affirmer ? Il lui faut bien une vague idée de définition d’essence, que lui aura sans doute inculquée le média en tant qu’« organisation sociale de diffusion culturelle » (Soulez 2015, 244). Pour sortir de ce guêpier conceptuel, nous disposons au moins depuis Wittgenstein de la théorie des ressemblances de famille, soutenue par le sens commun. En pastichant le juge Potter Stewart, on pourrait ainsi déclarer, en choeur avec ce passager du train : « Le cinéma, je ne sais pas le définir, mais je sais bien ce que c’est quand j’en vois[7]. » Nous y reviendrons en section 3, consacrée aux usages du médium et du média.

2. La notion de spécificité du médium

Avant de passer aux usages, il est légitime d’examiner une autre stratégie d’inspiration essentialiste, qu’on qualifiera de soustractive car elle caractérise le média comme ce qui reste en quelque sorte de l’objet lorsqu’on en ôte le médium, en vertu du fait que cette partie-là est considérée comme plus facile à circonscrire, surtout quand on considère comme modèle prototypique le cas de la peinture (section 2.1). Bien entendu, il reste ensuite à transposer ce cas à celui du cinéma, ce qui n’est pas aussi facile qu’on l’imaginait au départ (section 2.2), même (et peut-être surtout) en appelant en renfort la notion de Materialgerechtigkeit (section 2.3), sans doute parce que le cinéma, comme l’avait déjà remarqué Christian Metz en son temps, appartient à la classe des « faits sociaux totaux » au sens de Marcel Mauss (Metz 1977, 5)[8].

2.1. L’exemple idéal de la peinture

Dans le cas de la peinture, la notion de médium a pour elle l’ancienneté, l’adéquation au sens commun et l’appui de l’institution. Il suffit de pousser la porte d’un magasin de fournitures dévolues à l’exercice des beaux-arts, ou même celle d’un magasin de bricolage si l’on s’autorise à sortir du champ de l’art : des pots de peinture, des châssis, des pinceaux… De même, la moindre visite au musée nous ramènera à l’esprit cette matérialité du support et de la surface qui caractérise ici le médium, sous forme de cartouches apposés au mur, en général en bas à droite des tableaux (« Huile sur toile, 71,2 x 58,6 cm »). Et si le tableau a été prêté, le cartouche indique même sa localisation habituelle. Le média, alors, c’est ce qui reste et qui règle l’échange économique, la circulation, la socialité, l’hexis corporelle : acheter un ticket d’entrée, circuler dans tel sens, ne pas s’approcher trop près de la toile, ne pas parler trop fort, etc.

Bien entendu, le champ des arts plastiques excède largement celui de la peinture. Les performances, le land art ou le body art, entre autres, ne se laissent pas circonscrire aussi facilement. Nul magasin ne vend tout ce qu’il faut pour en faire, nulle liste de leurs ingrédients ne tient dans un cartouche. Une performance peut inclure des objets concrets, comme une cage et un coyote vivant, par exemple, si l’on songe à Joseph Beuys, et peut aussi donner lieu à une production d’objets (des photos, un film) ; mais elle n’est pas un objet en elle-même – on a l’impression que le média prend toute la place et ne laisse rien au médium. Nonobstant, essayons tout de même de transposer au cinéma le cas de la peinture, en espérant que ce soit moins compliqué que dans le cas de la performance.

2.2. La difficile transposition au film

A priori, l’application au cinéma de la démarche soustractive semble envisageable : le film en tant que moyen d’expression relève du médium, et tout le reste du média – tout le reste, c’est-à-dire l’achat des tickets, la file d’attente, le choix du fauteuil, ou bien, si cela se passe à la maison, le téléchargement, le maniement de la télécommande, etc. Encore faudrait-il savoir exactement ce que l’on entend par « film ». Cela ne peut pas être le « texte filmique », puisqu’il est construit par chaque spectateur sur la base des données de l’écran, donc à la fois influencé techniquement par le médium et formellement par le média. Examinons quatre autres possibilités.

La première appelle « film » l’objet technique sur lequel est encodé ce « texte filmique ». C’est la démarche adoptée par les musées d’art moderne et contemporain lorsqu’ils projettent des films. Au Centre Pompidou de Paris, on peut ainsi lire sur le mur où apparaît l’oeuvre Anémic cinéma de Marcel Duchamp : « 1 925. Film cinématographique 35 mm noir et blanc, muet. Achat, 1976. No d’inventaire : AM 1976-F0127. » Mais, soyons francs, le musée triche un peu, car il transforme un type en token. Le cartouche désigne la copie qu’il abrite, non ce que le sens commun appelle Anémic cinéma, qui peut se regarder ailleurs qu’au musée (alors qu’une sculpture de Duchamp comme Étant donnés, elle, est un vrai token).

Deuxième solution à notre problème : le film, c’est ce qui reste quand on change de support. Si un cinéphile déclare avoir regardé Ordet de Dreyer sur YouTube, il ne verra se dresser devant lui qu’une poignée de puristes lui rétorquant qu’il n’a pas vraiment vuOrdet. Socialement, ils auront tort : la durée, le scénario, les mouvements de caméra, les points de montage, tout ce qui « fait » le film quand on s’y réfère dans les conversations de la vie courante aura résisté à YouTube. Mais techniquement, ils auront raison : en passant dans une fenêtre pixellisée de quelques centimètres de côté, Ordet aura perdu une bonne partie de son degré d’iconicité, de ses contrastes et de ses détails. Esthétiquement, même, ils auront raison : comme l’écrit Jacques Aumont (2011, 25), le cinéma « programme la tenue d’un regard », lequel ne peut pas être le même dans une salle, dispositif pour lequel a été pensé Ordet, qu’en tenant dans les mains une machine où le film « succède, indifféremment, à des jeux, à la gestion de mon compte en banque, à des sms, etc. ». D’ailleurs, continue Aumont, si je regarde le film, ce « morceau de temps mis en forme », sur un appareil pourvu d’une touche pause, la « croyance dans l’oeuvre » ne peut pas être exactement la même qu’en salle (24). Reste qu’il existe des milieux sociaux et des circonstances où avoir vu Ordet n’implique pas de l’avoir vu en salle.

Troisième proposition, celle de Noël Carroll (2008, 78). Un film est une présentation autonome de vues en deux dimensions, appartenant à la classe des objets à partir desquels il est possible de produire un mouvement apparent, sachant que chaque présentation, non considérée comme une oeuvre d’art en elle-même, est un token engendré par des gabarits lumineux qui sont eux-mêmes des tokens. Cette définition des images animées met l’accent sur la différence entre le théâtre et le cinéma, la représentation particulière d’une pièce étant vue, à l’inverse d’une projection de film, comme constitutive de l’oeuvre per se. Mais elle est très générale et pourrait aussi convenir à une présentation PowerPoint en entreprise incluant des schémas animés. On retrouve cet excès de recul chez Trevor Ponech (2013, 545) : un film n’est rien d’autre qu’un ensemble de points lumineux dépourvus de masse, séparés dans l’espace (soit de manière aléatoire quand la projection se fait sur pellicule, soit de manière ordonnée quand elle se fait numériquement) et séparés dans le temps (les points appartiennent à des images fixes qui se succèdent). Là encore, la définition convient à toutes sortes d’autres choses que les films (certains systèmes d’éclairage, par exemple). En fait, aucun de ces axes techniques ne suffit jamais, disent Gaudreault et Marion, qui font l’expérience avec « projection lumineuse » et « vue animée ». En effet, le cinéma, d’une part, est fondamentalement intermédial et, d’autre part, il évolue constamment – « son identité doit dès lors être sans cesse réajustée, voire redéfinie » (2006, 29). Tous les médias sont dans ce cas, ajoutent-ils, et lorsqu’on a l’impression qu’une identité a été fixée, ici par exemple l’impression de bien savoir en quoi consiste le cinéma, c’est en réalité « le processus d’institutionnalisation du média qui contribue à cette cristallisation provisoire – ou plutôt à cette cristallisation évolutive – des matériaux composites qui constituent un média » (25).

Les définitions technologiques de Carroll et de Ponech ont cependant le mérite de remettre l’accent sur une certaine forme de matérialité : un film est fait de lumière (et de sons, c’est-à-dire de certains entrechoquements des molécules qui composent l’air). Cette définition que d’aucuns trouveraient terre à terre nous suggère que, pour définir le médium, il serait peut-être intéressant de voir ce qu’en disaient les critiques et les artistes qui, au cours des siècles, cherchaient moins à le définir qu’à « faire parler » sa matérialité dans ce qu’elle a, pour chaque médium, de plus spécifique.

2.3. La notion de Materialgerechtigkeit

Cette notion trouve son origine dans les quelques décennies qui précèdent la fondation de l’esthétique au sens kantien, notamment en 1 766 chez Lessing et son Laocoon ; Clement Greenberg l’a remise à la mode en 1940 avec son essai Towards a Newer Laocoon. Il s’agit d’une idée appréciative plus que définitionnelle : un artiste accompli doit rendre justice aux spécificités matérielles de son médium. Ainsi le peintre ne doit-il pas chercher à rendre l’illusion de la perspective puisque sa peinture n’a que deux dimensions. Greenberg (2016 [1940]) prend pour modèle la musique, qui n’est pas tentée de dépasser son médium car elle est « incapable de communiquer autre chose qu’une sensation » – une idée aujourd’hui battue en brèche par la psychologie cognitive (Johnson 1997-1998) et déjà exprimée bien avant Greenberg[9]. Mais c’est surtout l’hybridation des techniques et la numérisation des oeuvres qui ont contribué à discréditer l’accent sur la Materialgerechtigkeit. Depuis un certain temps, « le lien traditionnellement fort entre l’identité d’un objet d’art et son médium est rompu » (Manovich 2017 [2001]), et Rosalind Krauss (2000) propose donc de parler de la « condition post-medium » des oeuvres – ce qui était déjà contenu en germe dans les ready-made de Duchamp, ces objets qui appelaient si fort la participation du public dans leur constitution en oeuvres. « Voilà pourquoi on ne trouve aujourd’hui plus que des installations plutôt que les anciennes distinctions peinture, sculpture, gravure… –, ce qu’on appelait les Beaux-Arts. Toute forme artistique est devenue hétérogène, elle n’est pas spécifique mais prise dans un réseau d’art » (Gould 2001, 19).

Inutile d’aller jusque-là dans le cas du cinéma, un médium tellement intermédial qu’il résiste à la Materialgerechtigkeit. Pour revenir à Carroll, si la spécificité d’un art doit être déduite des propriétés physiques des signes qui le constituent, que déduire de ce « ruban de celluloïd flexible » (1985, 7 ; notre traduction) qu’est le cinéma ? Le cinéma structurel ou les expérimentations de Paul Sharits, Michael Snow et consorts, répond Jonathan Walley (2003, 24), mais il est difficile de croire que ces travaux confidentiels, qu’ignore la grande majorité du public habituel des films, représentent l’essence même du cinéma. Et quand il n’y a plus de pellicule mais seulement du code binaire – transformation radicale qui nous rappelle qu’« aucun médium n’existe dans une forme définitive » (Maras et Sutton 2000, 104 ; notre traduction) –, déduire quoi que ce soit serait encore plus gratuit. De nos jours, la notion de spécificité du médium s’est donc réincarnée en « culture ironique du méta », écrit à juste titre Emma Bee Bernstein[10], au sens où nombre de créateurs d’oeuvres s’amusent de façon métadiscursive des conventions expressives et des contraintes matérielles de leurs médiums respectifs (voir par exemple le personnage de Deadpool, dans l’univers Marvel, qui fait allusion aux bulles lorsqu’il s’incarne dans une BD ou à la caméra lorsqu’il s’incarne dans un film).

3. Le recours à l’observation des usages

Peut-être la restriction (d’inspiration wittgensteinienne) de la différence entre médium et média à la seule question de l’observation des usages permettra-t-elle, comme annoncé, de la clarifier. C’est ce que suggèrent aussi peu ou prou Raymond Williams lorsqu’il encourage à étudier les « conditions de la pratique culturelle, attendu que ce n’est que dans ces conditions qu’une spécificité peut s’affirmer » (1981, 145 ; notre traduction), Joshua Meyrowitz quand il prône une approche qu’il appelle situationniste (1985, 16), en référence non au situationnisme mais aux travaux de la sociologie interactionniste d’Erving Goffmann, ainsi que Margaret Morse quand elle dit que les ressemblances de famille entre les médias nous permettent de négocier au quotidien les discontinuités qui séparent nos activités culturelles (2008, 23). L’usage, en effet – par exemple, regarder un film –, conjugue le médium (le film apparaît forcément sur ou via un support technique) et le média (un faisceau de consignes plus ou moins implicites conditionne le visionnement selon l’endroit public ou privé où il prend place) d’une façon qui semble plus facile à appréhender qu’avec une démarche essentialiste.

Mais cette notion d’usage est si vaste, et si peu protégée elle aussi par de solides définitions, qu’il est plus prudent, surtout dans le cadre d’un article, de l’aborder par le biais d’exemples de ses possibles applications heuristiques. On en donnera deux. Le premier consiste en une observation très simple, celle des grilles de programmes de la télévision telles qu’elles apparaissent en France (section 3.1). Cet exemple montre que d’autres distinctions que celles qui séparent médium de média structurent la conception et la lecture de ces grilles. Le suivant, lui, s’inscrit dans une perspective intermédiale, mais en intégrant la notion de proximité épistémique, car il ne faut pas oublier qu’un médium comme le film repose sur l’utilisation de machines (section 3.2).

3.1. Les films dans les grilles de programmes

Les grilles de programmes ont longtemps été présentées par la presse écrite sous forme de colonnes attribuées chacune à une chaîne. Mais depuis le boom du câble, d’autres formes de classification sont apparues, qui pourraient éclairer la recherche menée ici. Voici ce que proposaient en février 2018 (sous forme de catégories remises ici dans l’ordre alphabétique) les trois sites français les plus consultés en la matière :

TéléLoisirs :
Autre / Cinéma / Culture, Infos / Divers / Divertissement /  Jeunesse / Série TV / Sport / Téléfilm.

Télé 7 jours :
Divertissement / Documentaires / Films, téléfilms / Jeunesse /  Magazine /  Musique / Série TV / Sport.

Télérama :
Divertissement / Documentaire / Film / Jeunesse / Magazine /  Musique / Séries / Téléfilm / Sport.

L’espoir de voir une classification interne au médium aussi nette que celle qui existe en peinture doit donc être abandonné : la différence qui sépare l’aquarelle de l’acrylique n’est pas du même ordre que celle qui sépare « Sport » et « Divertissement ». En fait, ces grilles mélangent allègrement trois critères. Le premier est celui de l’âge (« Jeunesse »). Le deuxième, celui du contenu (« Divertissement », « Sport », « Musique », « Documentaires » et « Information »). Le troisième, hybride, se rapproche de la notion de format ; il regroupe « Films », « Séries » et « Magazines » en mélangeant provenance industrielle (films), durée (les séries ont des durées fixées, au sens où elles sont programmées toutes les heures ou toutes les demi-heures) et sérialité (les séries et les magazines existent par définition de façon fragmentée).

De surcroît, les huit étiquettes classificatoires employées par ces sites ne font pas toutes l’objet d’un consensus. Tout le monde semble d’accord pour valider « Divertissement », « Jeunesse », « Séries » et « Sport », mais du jeu persiste dans le mécanisme de référence des quatre autres à leur objet : « Documentaires » est en concurrence avec « Information », tandis que « Musique » ou « Magazines » n’apparaissent pas toujours dignes de définir une catégorie. Quant à la catégorie « Films », elle reflète bien la complexité de notre problématique. Deux sites sur trois prennent la peine de distinguer « Film » de « Téléfilm », mais le troisième mentionne cette distinction (régie par la loi) sans lui trouver de caractère classificatoire. Un site sur les trois écrit « Cinéma » et pas « Film », niant le changement de média consécutif au passage de la salle au salon. Tout se passe, dans ce cas, comme si la part « cinéma » du film résistait à la diffusion sur le petit écran ; la terminologie courante va dans ce sens, nombre de chaînes spécialisées contenant le mot « cinéma » dans leur nom ou se voyant présentées comme « Chaînes du bouquet cinéma » – sans parler des « Soirées cinéma » introduites par un générique d’ouverture en infographie avec travelling avant sur une salle de cinéma stylisée. Il y a quelque chose de cinématographique qui résiste à toutes ces « relocalisations » au sens de Francesco Casetti (2012), ou qui les hante.

On pourrait penser que la notion de convergence, très utilisée à la fois dans l’espace public et à l’université, convient pour décrire ce qui traverse la multitude de déclinaisons d’un objet culturel à succès, et sert aussi à clarifier la différence entre médium et média ; mais elle n’a pas été conçue pour ce faire. Henry Jenkins, son zélateur le plus connu, n’en a jamais donné de définition très précise, ni n’a établi en quoi le phénomène qu’elle désigne constituait un changement plus qualitatif que quantitatif. La convergence est pour lui, rappelons-le, une sorte de tension qui s’établit à l’endroit où s’affrontent la force descendante des multinationales de l’industrie culturelle, soucieuses de développer de nouveaux marchés pour leurs contenus broadcast, et la force ascendante des consommateurs qui s’organisent et négocient avec cette industrie, tout en créant à leur tour de nouveaux contenus grassroots (Jenkins 2004, 37). Or le fait qu’une même machine ou qu’un même lieu puisse servir à accueillir davantage qu’un médium, qu’une même société diversifie des activités en matière d’industrie culturelle ou qu’un même univers diégétique s’incarne de façon transmédiale sur plus d’un support n’a pas attendu le boom du numérique. Le papier sert à dessiner ou à écrire, un disque 78 tours pouvait contenir un message parlé ou de la musique, Charlot vivait des aventures différentes au cinéma et en BD, W. R. Hearst possédait un studio d’animation en plus de ses journaux, etc. Ce n’était simplement pas aussi spectaculaire que ce qui est arrivé une fois conçue la possibilité de dématérialiser en langage binaire, pour les faire voyager et se réincarner ailleurs, les sons, les textes et les images – la différence est plutôt quantitative.

3.2. La proximité aux films

L’industrie culturelle se sert du progrès technique et des règles capitalistes de la duplication – plus un objet est fabriqué à l’identique en un grand nombre d’exemplaires, moins il devient cher – pour proposer au public des objets culturels dont il prendra connaissance à l’aide de machines elles-mêmes éventuellement capables de les dupliquer avec plus ou moins de perte. Ce processus donne lieu, du point de vue de l’usager, à un rapport de connaissance différent selon qu’il s’agit de ces objets ou des machines qui les gèrent. Plus le progrès technique avance et propose les oeuvres à un tarif avantageux,

  • plus l’usager entre dans un rapport proximal avec les objets culturels duplicables ;

  • plus il entre dans un rapport distal avec les dispositifs qui les lui présentent.

Ce phénomène a été remarqué, pour les sciences et techniques, par Bruno Latour (2010). L’homme d’Ötzi, qui vivait à l’âge du bronze il y a 5 000 ans, était capable de (re)produire seul tout l’équipement dont il avait besoin pour survivre, dit Latour – et non seulement survivre, serait-on tenté d’ajouter, mais aussi se livrer peut-être à des rituels religieux. Retrouvé intact dans la glace en 1991 avec ses outils, il nous montrait qu’il se suffisait à lui-même. Or ce n’est plus notre cas : « Chacun de nos gestes est articulé par un nombre bien plus grand de détours qui nous obligent à passer par des techniques toujours plus éloignées et qui dépendent elles-mêmes de savoirs de plus en plus spécialisés » (2010, 61). Résultat, Latour avoue qu’il ne saurait même pas construire un grille-pain ; alors, un ordinateur… Transposons ce raisonnement à notre cas, celui des oeuvres culturelles. En règle générale, le phénomène se déroule en deux temps. D’abord, une fois le dispositif pourvoyeur d’oeuvres inventé, les industries culturelles qui s’en emparent semblent engendrer un éloignement général : l’usager devient incapable de fabriquer lui-même le dispositif. Puis, souvent grâce à l’élan de la révolution numérique, le mouvement semble s’inverser, car un contact intime avec l’oeuvre est retrouvé ; mais le prix à payer pour ces retrouvailles est une incapacité encore plus grande à fabriquer le dispositif technique.

On objectera que cet éloignement est de peu d’importance, et qu’il ne nous empêche pas de jouir des oeuvres quand bien même elles arrivent par le biais d’une chaîne de compétences high tech. Peut-être. Mais la possibilité de faire soi-même le dispositif joue le même rôle que l’aura au sens de Walter Benjamin. La proximité épistémique, en ce sens, c’est la nouvelle aura. L’expérience de pensée de l’île déserte reste fondamentale en la matière, comme le rappelle Latour (2010) en convoquant l’exemple de Jules Verne et de son Île mystérieuse, dont le héros Cyrus Smith parvient à force de patience et d’ingéniosité à reconstituer la plupart des grandes trouvailles de l’ère industrielle dont il est issu, quand bien même il arrive les mains dans les poches sur l’île. Or aucun être humain sur Terre n’est capable de produire de ses mains des circuits intégrés ni des mémoires de silicium. Une fois la batterie de mon ordinateur déchargée, sur mon île, je ne pourrai plus voir de films.

Quantité d’objets limpides contiennent en leur sein les principes du cinéma : le couple sténopé-camera obscura, le folioscope (flipbook) et la lanterne magique. Sans parler des jouets scientifiques comme le praxinoscope, le zootrope – ou le thaumatrope qui, à l’instar du folioscope, se fabrique en deux minutes pour étonner les petits enfants. Esquissons une rapide chronologie. En 1888, le théâtre optique d’Émile Reynaud ressemble déjà beaucoup au cinéma, mais il se passe de pellicule : Reynaud est par conséquent capable de tout construire lui-même, depuis la machine qu’il actionne à la main jusqu’aux plaques de verre qu’il peint et accroche ensemble. Sur l’île déserte, c’est possible. Si son dispositif est une pièce unique, la caméra Lumière qui le suit dans cette chronologie, elle, se duplique et se vend à un petit public. Elle est encore limpide (on peut l’ouvrir pour en comprendre le fonctionnement), mais nécessite d’acheter de la pellicule Eastman infabriquable sans machines. Le Pathé Baby, en 1922, démocratise la moitié du dispositif – on peut projeter, pas enregistrer. En revanche le cinéma 35 mm en obscurcit le principe, même s’il en rend le résultat accessible au plus grand nombre : rien de plus simple que d’acheter un ticket de cinéma, mais une fois assis dans la salle toute la machinerie reste inaccessible (projecteur enfermé, haut-parleurs cachés). Le Super 8, lancé en 1965, remédie partiellement au problème en redonnant au grand public la possibilité d’enregistrer, à condition d’envoyer les bobines à développer chez Kodak. Le Portapak vidéo que Sony met en vente en 1967 fait encore mieux : plus besoin de se séparer des bandes ; en revanche, celles-ci sont magnétiques et interdisent de voir les traces que la pellicule photochimique permettait d’observer. Enfin, une fois de plus, le numérique redonne tous les pouvoirs à l’utilisateur, y compris ceux de monter, retoucher, mixer, etc. Le logiciel iMovie, sorti en 1999, constitue une étape décisive dans la démocratisation du montage – son logo actuel se compose d’ailleurs d’une étoile semblable à celles du « Walk of Fame » à Hollywood, comme s’il n’y avait plus de différences entre amateurs et professionnels. Il existe même quantité de plug-ins pour transformer des films récents en « vieux films » sépia et sautillants. Mais iMovie et consorts gravitent à des années-lumière de l’immédiateté du folioscope[11].

Si cette dimension capitale de la double proximité technique est d’ordinaire aussi négligée, c’est qu’une longue tradition du commerce avec les oeuvres tend à inscrire celui-ci dans des cadres d’appréciation prédéterminés, sinon institutionnalisés, au lieu de l’autonomiser (seul le champ de la production de l’art a le droit de s’autonomiser, semble-t-il).

Conclusion

On a vu combien l’opposition entre médium et média soulevait de difficultés dès lors qu’on la pousse dans ses retranchements définitionnels. Il ne faudrait pas en conclure qu’elle est de peu d’utilité heuristique. Résumons ce qu’elle nous a appris, en nous limitant au cas de la consommation des films par les spectateurs.

Considéré de haut en bas, il s’agit d’un échange économique : les industries culturelles proposent à la vente des marchandises appelées films. Ces marchandises s’incarnent dans plusieurs médiums, dans le cadre de plusieurs médias. Chaque médium a trois incarnations matérielles achetables séparément : des données « dématérialisables », des machines dédiées à l’actualisation de certaines de ces données et des lieux dédiés à l’utilisation de certaines de ces machines. Chaque média règle de façon plus ou moins coercitive et explicite la circulation entre données et machines (aucune machine n’est capable de tout lire), la circulation entre machines et lieux dédiés (par exemple, l’arrivée dans les salles de cinéma des vidéoprojecteurs qui en étaient autrefois bannis), et plus globalement le mode de consommation du médium (la lecture préférentielle du texte filmique, le mode d’emploi d’une machine, le comportement à avoir dans un lieu dédié, etc.).

Considéré de bas en haut, le spectateur dispose d’une certaine agentivité (agency). Il peut échanger les données au lieu de les acheter ou bien en créer lui-même (DIY), utiliser les machines pour regarder d’autres données que celles que les médias lui associent d’ordinaire (à condition qu’elles soient compatibles), bouder les lieux dédiés (ne jamais mettre les pieds au cinéma), braconner le texte filmique au lieu d’en faire une lecture préférentielle, etc. Mais cet empowerment est faible en ce qui concerne le médium, au sens où personne n’est capable de se passer des industries culturelles pour obtenir le hardware – les machines dédiées.

Ne pas jeter aux orties la différence entre médium et média permet aussi de classifier quatre familles de pratiques que l’on observe couramment :

  • des usages centrés sur le médium. Il existe par exemple des personnes qui pourraient pasticher la boutade de Groucho Marx « Rien de ce qui ne peut pas se faire au lit ne m’intéresse » ; elles diraient « Aucun produit culturel qui ne peut pas se consommer sur mon téléviseur (ou sur mon téléphone, ou ma tablette, etc.) ne m’intéresse » ;

  • des usages centrés sur le média. Nombre de cinéphiles que l’obligation de se taire et de déconnecter son téléphone en salle insupporte préfèrent regarder les films à domicile ;

  • des usages transmédiaux. Un aficionado de l’univers Matrix peu sensible aux plaisirs vidéoludiques aura tout de même les jeux Matrix chez lui, même si ce sont les seuls jeux vidéo qu’il possède (il peut même ne pas les déballer, et les considérer comme des goodies à exposer sur une étagère) ;

  • des usages transmédiatiques. Les fans complétistes d’un acteur ou d’un réalisateur, par exemple, qui cherchent à tout voir du travail de leur idole, peu importe où et comment.

Pour étudier ces usages, et pour terminer avec un peu de prospective en donnant une piste que le cadre restreint d’un article ne permet pas de suivre, on gagnerait peut-être, dans le domaine des études cinématographiques et audiovisuelles, à s’inspirer de la démarche ethnométhodologique. La différence entre médium et média s’observe mieux dans les usages (savants ou profanes, cela ne change rien) des films et des dispositifs qui servent à les regarder, ainsi que dans les « comptes rendus » (accounts) qu’en font les gens. Or cette différence n’est pas une réalité fixée ; elle est bien plutôt une « réalisation continue », qu’accomplissent ceux qui font commerce un peu partout avec les films, et qui « connaissent, utilisent et prennent comme allant de soi les manières ordinaires et ingénieuses » d’entretenir ce commerce (Garfinkel 2007 [1967], 43), qu’il prenne place dans une salle de cinéma, un train ou une salle de cours.