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Le concile Vatican II a suscité dès la fin des années 1960 le développement d’une théologie québécoise originale et en dialogue avec les diverses révolutions sociales et culturelles que nous traversions. Ce déploiement théologique fut entre autres soutenu par la création du réseau des Universités du Québec (UQ) où des départements de théologie et de sciences religieuses sont venus appuyer les facultés de théologie déjà existantes, celles plus anciennes de Québec et de Montréal et celle plus jeune de Sherbrooke. Mais les départements des UQ à valence plus théologiques sont toutefois disparus au tournant des années 2000 (UQ à Chicoutimi, UQ à Rimouski et UQ à Trois-Rivières)[1].

Une quinzaine d’années plus tard, ce sont les départements et facultés des Universités de Sherbrooke, de Montréal et de McGill qui ont vécu des turbulences et des transformations, au point où il devient aujourd’hui légitime de s’interroger sur ce qu’il adviendra de la théologie universitaire québécoise dans quelques années. Déjà en 2006, Robert Mager, revenant sur la fermeture de l’UQTR, dénonçait la logique de marché dominant nos universités et, encore plus préoccupant, le fait qu’une rationalité moderne laissait peu, sinon aucun espace pour le déploiement d’une rationalité intégrale où la théologie pourrait justifier, épistémologiquement, son existence et sa complémentarité au sein de l’Université[2]. L’argument économique trônait donc en tête de liste des motivations soutenant les décisions institutionnelles, du moins en façade, pour justifier les transformations actuelles. Mais le caractère exsangue de la rationalité théologique en contexte moderne, à peine ou plus discrètement évoqué, ne serait-il pas un argument fondamental qui donne vraiment du fil à retordre quand vient le temps de justifier l’existence d’une théologie académique ? La misère de la théologie, pour reprendre de Certeau[3], ne serait-elle pas qu’il existe une certaine confusion dans l’emploi de la rationalité théologique en contexte universitaire, au point où elle est disqualifiée sitôt qu’elle déborde l’horizon particulier de la confession chrétienne ? Nous faisons l’expérience d’un déplacement de plaques tectoniques de nos sociétés en ce début de xxie siècle et si pour plusieurs la théologie ne semble plus avoir de lieu particulier ou attitré comme autrefois, elle demeure pour d’autres, croyants, mais aussi marcheurs blessés[4], un espace pour la foi, espace qui permet d’envisager autrement l’avenir du monde, qui permet de garder ouvert un espace, d’apercevoir un écart en fonction d’une relation fondamentale, échappant aux enlignements/enlisements socialement conditionnés. Pire, et si la théologie affranchie de ses ports d’attache traditionnels et de son espace réservé habituel avait l’audace et le courage de se déployer dans nos diverses cultures actuelles pour travailler à interroger radicalement ce qui nous manque, ce qui est absent, ce qui blesse et qui est en appel de sens, de vie et de plénitude, à travers et en dépit du chant des sirènes qui assoupissent la multitude. C’est la thèse paradoxale que je soutiens ici : en allant vers une existence théologique de plus en plus fragile, il devient possible de contribuer à mettre en évidence dans de nouvelles cultures ce qui nous échappe et ce qui fait vivre, ce qui fait de nous des humains devant Dieu, des humains en marche tant sur le continent de l’intériorité que sur celui des relations avec les autres, le cosmos et le divin[5].

Mon propos veut donc aller au-delà des frustrations individuelles et collectives vécues à Sherbrooke, alors que nous avons appris dans une réunion professorale d’une dizaine de minutes, à l’automne 2014, la fermeture de la Faculté, le démantèlement du Département d’études religieuses et la création d’un Centre interdisciplinaire sur le religieux contemporain qui récupérerait les deux programmes rentables, soit la maîtrise et le doctorat en études du religieux contemporain. Le doyen était ici messager de nouvelles prises par la haute direction universitaire, qui était prête à venir nous rencontrer pour justifier sa décision… Mon propos veut aussi aller au-delà des violences institutionnelles qui ont divisé la communauté estudiantine, le corps professoral et qui ont broyé plusieurs personnes. Le monde du travail connaît trop bien ce processus d’identification d’un employé passionné avec son travail, ici du professeur à son Université, là des étudiants à leur programme, et par conséquent la désillusion et la perte d’orientation de ceux-ci, lorsqu’une institution se transforme radicalement[6].

Une fois la nouvelle de la fermeture connue, les professeurs ne s’y sont pas vraiment opposés ; ce sont les étudiantes et étudiants qui ont tout fait pour tenter de faire reculer l’administration centrale de l’Université[7]. Elles et ils sont montés aux barricades, alertant les médias, écrivant des lettres dans les journaux locaux et nationaux, allant à la rencontre du rectorat, de l’évêque du lieu, chancelier de l’Université. Les étudiants et étudiantes percevaient, dans la fermeture de la Faculté de théologie et d’études religieuses la disparition de la pratique théologique, la disparition d’une perspective spécifique de leur programme d’étude… Dans ce qui suit, je voudrais rapidement évoquer certains faits (I), puis illustrer l’effacement concret de la pratique théologique académique (II) et, enfin, discerner en quoi cette nouvelle configuration à Sherbrooke pourrait inaugurer, sous certaines conditions, une autre manière de faire théologie où, en dépit de sa fragilité, s’invente une herméneutique théologique critique de la différence théologale (III).

I. Un bref rappel des événements

Rappelons tout d’abord en rafale trois événements sherbrookois concernant l’histoire des relations entre la Faculté de théologie et l’administration universitaire. Tiré d’un annuaire du registraire des années 1960, la Faculté de théologie existe à Sherbrooke depuis 1961 :

En vertu de sa charte civile, l’Université de Sherbrooke a fondé, le 13 juin 1961, une faculté de théologie. Le 30 novembre 1964, cette faculté de théologie est érigée canoniquement. […] Le 18 janvier 1965, la Sacrée congrégation permit à la Faculté de théologie de s’affilier les grands séminaires de Sherbrooke, de St-Hyacinthe, de Nicolet et le scolasticat de Saint-Benoît-du-Lac, et de décerner aux étudiants de ces maisons, dès 1965, le baccalauréat en théologie[8].

Cette notice historique donne l’impression d’une belle collaboration à venir entre la jeune Faculté et les Églises locales ; paradoxalement, cette Faculté a toujours eu à se battre pour survivre, puisque les collaborations avec les Églises diocésaines n’eurent jamais l’ampleur attendue, de sorte que le slogan de la Faculté de théologie est rapidement devenu : « Une théologie pour le monde ». 1986 est ici une autre date clé pour la Faculté de théologie parce que, contestant sa fermeture annoncée par l’Université, elle a alors réussi à rebondir comme équipe, à mobiliser les gens de la région et à éviter une première fermeture. Ainsi, elle développa des formations à distance, des écoles d’été pour les enseignants, des cours d’éthique appliquée, etc. Dans les faits et pendant plusieurs années, elle mit à exécution son slogan de développer une présence théologique pour le monde.

Plus près de nous, enfin, l’Université a favorisé à l’automne 2008 la division de la Faculté de théologie, d’éthique et de philosophie en autorisant les collègues philosophes et éthiciens à retourner dans leur Faculté d’origine, la Faculté des lettres et des sciences humaines. La Faculté de théologie se retrouvait ainsi réduite d’environ 40 % de ses effectifs professoraux et estudiantins. Plus petite et par conséquent plus frêle, elle prenait le nom de Faculté de théologie et d’études religieuses. Des synergies nouvelles devaient favoriser une relance du secteur théologique. Et malgré des efforts colossaux pour développer les cycles supérieurs dans un créneau original et attractif (le religieux contemporain), malgré un investissement majeur pour déployer des formations continues spécialisées et malgré un tout nouveau baccalauréat en sciences religieuses au cours des années suivant ce que certains ont appelé la refondation de la Faculté, les résultats comptables n’ont jamais été au rendez-vous. Et puisque les « étudiants équivalents temps plein » font foi des budgets facultaires, les efforts n’ont pas conduit à une stabilisation du corps professoral. Le nombre des étudiantes et des étudiants aux études graduées ne suffisait pas à résorber une dette accumulée et à payer les coûts de système, comme on dit dans le jargon…

Dans un contexte de coupures gouvernementales répétées et subies par les universités québécoises, la précarité de nos finances devint l’élément qui a poussé l’Université en 2014 à s’asseoir avec le doyen de l’époque pour trouver une solution et proposer une nouvelle structure qui permettrait de sauvegarder les deux programmes rentables aux cycles supérieurs en études du religieux contemporain. Ces rencontres au sommet ont donné le coup de grâce à la petite unité facultaire. Les climats facultaire, ecclésial et social n’étaient alors plus les mêmes qu’en 1986. L’équipe facultaire, épuisée par ses efforts sisyphéens, vit des tensions idéologiques (devrait-on, par exemple, abandonner toute référence à la théologie pour être plus attractif ?), une surcharge des supervisions engendrant un déséquilibre et un problème d’équité, etc. Le départ à la retraite de trois collègues devint par conséquent l’occasion des grandes manoeuvres de rationalisation, c’est-à-dire de fermeture de la Faculté et de création du Centre !

Tout se précipite. Début 2015, plusieurs collègues s’affairent déjà à négocier une nouvelle appartenance départementale en profitant de formations mineures et/ou complémentaires. Ainsi, un collègue aboutit en administration, un autre en droit, un autre en sciences de l’éducation physique, ainsi de suite. Fin août 2015, la Faculté ferme ses portes et le Centre en études du religieux contemporain (CERC) ouvre les siennes. Les six professeurs de l’ancienne Faculté de théologie et d’études religieuses ont au moins 50 % de leur tâche au CERC. Une vingtaine de professeurs sont affiliés au CERC. Ils ont un intérêt pour le religieux contemporain et peuvent potentiellement enseigner ou encore intervenir dans des encadrements aux cycles supérieurs[9]. À ce groupe se joignent quelques professeur-e-s associés et chargé-e-s de cours. Pluri-facultaire, le CERC a un comité de gestion, composé des huit doyens de l’Université, qui veille aux développements et aux orientations du Centre. Le doyen de la Faculté de droit est le gestionnaire administratif du Centre. Un directeur assure la gestion du CERC au quotidien ; il est actuellement soutenu par deux personnels administratifs, l’une et l’autre à temps partiel. Un protocole explicite toute la mécanique administrative et financière. Mais cette situation nouvelle, la fermeture de la Faculté et l’ouverture du Centre, a-t-elle un impact sur la pratique théologique ?

II. L’effacement de la pratique théologique académique

Mes remarques devraient tout d’abord mettre en évidence comment un processus d’effacement de la théologie avait bel et bien débuté bien avant les événements de 2014. Tant à l’interne qu’à l’externe de la Faculté, le Zeitgeist est peu propice au déploiement d’une théologie académique. Ce processus d’effacement s’inscrit précisément dans un noeud de tensions qui depuis longtemps exerce une pression sur l’activité théologique universitaire. Les conditions socio-historiques et culturelles changeantes d’une société face au religieux se reflètent nécessairement dans les programmes universitaires de formation et dans l’attractivité de ceux-ci. Étonnamment, plus on parle du religieux dans la société, plus s’efface un rapport à la foi et par conséquent un rapport à la réflexion théologique. C’est dire que le religieux transite socialement pour devenir l’indice d’une culture, d’une histoire ou encore d’une tradition spécifiques. On dirait que le rapport au théologal s’efface devant une problématique de gestion de l’espace public en termes de pouvoir politique, d’influence sociale et surtout de potentiels dérapages sectaires. Pas étonnant que la théologie en arrache, elle qui se préoccupe précisément du théologal, de ses traces et de ses écarts « déraisonnables ». Mais illustrons concrètement l’effacement de la pratique théologique en contexte académique sherbrookois.

— Déjà, nous connaissions à l’interne depuis plusieurs années des pressions pour marginaliser les mots « théologie, théologique, théologien, théologal » dans les intitulés des cours, des programmes, voire dans le nom même de la Faculté. Ces mots résonnaient mal pour les clientèles potentielles ; ils étaient peu attractifs et, par conséquent, dévalorisés par les dirigeants de l’institution. J’ai par exemple souvenir, alors que j’entamais ma carrière, d’une remarque du doyen de l’époque qui m’avait gentiment invité à remplacer mes thématiques plus théologiques par des thématiques plus éthiques. L’éthique appliquée avait le vent dans les voiles et elle deviendrait le nouveau ciment du sens pour la théologie et la philosophie… La Faculté de théologie a ainsi changé de dénomination deux fois depuis ce temps : en 1995, devenue Faculté de théologie, d’éthique et de philosophie, elle devient en 2008 la Faculté de théologie et d’études religieuses. Si le terme de théologie fut conservé, ce fut en raison de débats internes obstinés qui faisaient principalement valoir le caractère historique prépondérant de la discipline à la Faculté. La théologie était à l’origine de cette Faculté ouverte, dynamique et originale dans ses divers projets. Voulant croiser les épistémologies de la théologie et des sciences humaines des religions, pour mieux dialoguer et ainsi analyser les phénomènes religieux contemporains, la pratique théologique devenait aussi un argument majeur lors de la création des nouveaux programmes aux études supérieures en 2007, qui permettaient alors de mettre en évidence une originalité dans ses futurs programmes. Les programmes en études du religieux contemporain s’intéressent donc aux phénomènes religieux, toujours bien présents dans nos sociétés et ils le font en maillant principalement diverses perspectives disciplinaires, dont celle de la théologie[10]. Ce premier regard sur le passé conduit à considérer la reconfiguration actuelle, objet de ma seconde remarque.

— La reconfiguration actuelle précipite-t-elle l’effacement institutionnel de la pratique théologique sherbrookoise ? Dans les faits, cet effacement apparaît à plusieurs niveaux. J’en nomme quelques exemples en rafale. 1) Les grandes tendances actuelles en recherche sur le religieux, rappelant à l’humanité l’importance d’une plus grande humanisation et d’un meilleur vivre ensemble, interpellent-elles vraiment l’expertise théologique ? Ne préfère-t-on pas instrumentaliser le religieux pour en donner des explications plausibles et satisfaisantes, afin de réduire la tension des uns et des autres devant les phénomènes ? Rarement, l’expertise théologique est interpellée pour analyser et interpréter les dynamiques, les impasses et les défis tant d’un point de vue religieux, culturel que social. 2) Très concrètement, l’effacement institutionnel de la théologie à l’Université passe par la dilapidation des collections théologiques de la bibliothèque. Que faire des « Sources Chrétiennes », de la patrologie latine et de tous les commentaires exégétiques ? Que faire des volumes maintenant remisés dans des entrepôts parce que trop peu demandés par les étudiants et les professeurs ? Les collections acquises par les investissements et les dons du passé disparaissent pour faire place à du neuf… Les fondamentaux de la réflexion devront être empruntés à travers des prêts entre bibliothèques. 3) L’effacement institutionnel de la théologie se réalise encore par le non-remplacement de ressources professorales qui partent à la retraite. Dans le projet de création du Centre en 2015, il avait été convenu que les trois départs à la retraite seraient comblés pour soutenir le développement. Et au Centre en études du religieux contemporain, les ressources professorales sont dispersées selon des appartenances mineures ou complémentaires dans divers départements et facultés. Qu’est-ce qui motiverait des départements d’histoire ou encore de communication à remplacer le temps venu le collègue théologien qui prendra sa retraite ? Les lieux d’appartenance des collègues ne garantissent en rien un recrutement futur dans les secteurs théologiques, de sorte qu’il faudra une volonté politique à toute épreuve pour tenir parole et effectuer le remplacement des ressources de l’ancienne Faculté de théologie et d’études religieuses qui partiront d’ici une dizaine d’années. 4) Une structure facultaire garantit des conditions minimales d’exercice théologique. Une Faculté est un regroupement de personnes habilitées à un enseignement et à une recherche spécifiques dans une Université, en vue de former des spécialistes et des experts dans une discipline ; cette réalité facultaire habilitante semble institutionnellement essentielle pour assurer la formation, la recherche et la professionnalisation. Sans ce soutien institutionnel, il devient très ardu de proposer avec cohérence une formation et de développer une recherche fondamentale pour donner à des personnes la faculté d’être et d’agir comme médecin, anthropologue et ici théologienne ou théologien… La nouvelle configuration sherbrookoise s’intéresse essentiellement aux programmes de formation et oublie la particularité disciplinaire de la théologie qui habilite de manière originale une personne à analyser le religieux aujourd’hui. Et pourtant, tout l’édifice de la formation repose sur ce partenariat entre la théologie et les sciences humaines des religions. 5) Enfin, la configuration actuelle défavorise une synergie entre les collègues, de sorte qu’on risque de voir les anciens collègues s’investir massivement dans leur discipline d’accueil plutôt que de les voir poursuivre leurs enseignements et travaux de recherche plus théologiques.

Résumons. Ces exemples institutionnels situés sont le reflet d’une mouvance sociale et culturelle, où le religieux, bien que présent, est préférablement traité par des méthodologies et des méthodes des sciences humaines des religions. On risque ainsi de mettre simplement de côté ce qui, dans la pratique théologique, pourrait être pertinent et précieux pour interpréter ce qui leur échappe ; on risque de perdre de vue ce qui, à travers l’exercice du réflexe théologique, pourrait devenir critique, voire subversif. Le contexte rend donc beaucoup plus laborieux l’exploration théologique et, par conséquent, la mise en lumière de tout le potentiel prophétique, dynamique et interruptif des expériences religieuses et spirituelles contemporaines. Les habiletés théologiques permettent d’intelliger autrement l’aventure humaine en déployant un horizon marqué par l’espérance d’une percée de transcendance et de sens au coeur de l’existence humaine. Tentons pour conclure de comprendre cette nouvelle possibilité.

III. Vers une existence théologiquede plus en plus fragile ou comment discerner en quoi un nouveau contexte pourrait permettre l’invention d’une herméneutique théologique critique de la différence théologale

Tout d’abord, une note plus personnelle avant d’aborder ce nouveau possible pour la pratique théologique. Ayant un parcours uniquement théologique, je croyais être rapidement rattaché à un Département, convaincu que la théologie jouait un rôle clé comme partenaire incontournable des formations en études du religieux contemporain. Mais les efforts de l’administration centrale n’ayant pas réussi à me relocaliser, j’ai dû entreprendre une recherche d’appartenances facultaire et départementale. Je reçus un lundi soir d’octobre le courriel du doyen de la Faculté de médecine et des sciences de la santé me confirmant que je serais transféré à la FMSS à la fin de mon congé de perfectionnement… « Un rescapé de la Faculté de théologie en Faculté de médecine », comme on m’a présenté par la suite à quelques occasions. Pourquoi pas ? Mais pour quoi faire ? N’ayant aucune qualification en médecine ou en science de la santé, pourrais-je agir comme théologien dans ce nouveau monde ? Peut-être pourrais-je faire théologie autrement dans cette nouvelle culture ?

C’est sur la base d’une co-supervision doctorale avec un obstétricien qu’on m’a finalement proposé d’appartenir au Département de gynécologie-obstétrique à mon retour de sabbatique en septembre 2016. Accueilli par mes nouveaux collègues à la Faculté, je siège sur des comités d’éthique, dont le groupe de travail sur les soins de fin de vie et l’aide médicale à mourir. Je co-construis des ateliers d’éthiques au programme pré-doctoral avec des patients-partenaires. Je participe aux réunions de mon Département, mais me sens peu utile lorsque vient le temps de discuter d’affaires plus techniques et cliniques. Je me suis présenté aux gens du Département à travers un bref exposé lors de la journée de la recherche début 2017. Intitulé : « Dans les profondeurs des entrailles », j’ai expliqué qui j’étais et ce que je faisais. À l’automne 2017, je suis aussi intervenu lors d’une journée de formation continue en psychiatrie qui portait sur la méditation et où j’ai expliqué les racines religieuses de la méditation… Je participe aussi à un groupe de réflexion, sur le thème de la spiritualité en santé, qui pourrait conduire à une meilleure intégration de la spiritualité à la Faculté, mais cela prend temps et patience… Depuis août 2018, je suis chercheur associé au Centre de recherche clinique du CHUS et espère collaborer à des recherches pouvant analyser le volet des expériences existentielles/spirituelles dans certaines recherches…

Mon travail théologique converge lentement vers ce nouveau lieu de vie académique. Certes, le CERC occupe principalement mon temps avec des séminaires et des encadrements aux cycles supérieurs. Mais le CERC est un centre de formation et non un centre de recherche. Je poursuis à titre d’universitaire mes divers travaux de recherches (Tillich, etc.). Réfléchir théologiquement dans une culture nouvelle signifie rencontrer plusieurs obstacles et relever plusieurs défis, tels que l’isolement, le choc des cultures organisationnelles et scientifiques différentes, l’incompréhension, l’indifférence… Dit autrement, l’horizon facultaire d’antan rayé, l’aller-retour entre les espaces n’est plus possible ; il n’est plus possible de référer ou de se réfugier dans des lieux hautement balisés et sous-entendus. Territoire totalement neuf, le nouveau contexte d’appartenance est préoccupé par la clinique, la formation professionnelle et la recherche pointue. Attentif au milieu, je demeure ouvert aux possibilités éventuelles pour réfléchir plus théologiquement avec les gens et pour développer un nouveau jeu de langage. S’il n’est pas simple d’inscrire une réflexion plus théologique dans un univers qui fonctionne avec des données probantes, des essais randomisés, des subventions de recherche inimaginables de consortiums nationaux et internationaux, etc., l’arrimage à la Faculté de médecine me semble encore, en dépit de tout, prometteur. Voici pourquoi en conclusion.

N’avons-nous pas là une version 2.0 du projet d’une théologie de la culture du théologien allemand Paul Tillich, 100 ans plus tard[11] ? Oui, les conditions sont séculières et scientifiques et l’horizon épistémologique de la théologie émet un très faible signal, si on s’y réfère, mais je parie sur les expériences personnelles existentielles (et spirituelles) que vivent les professionnels de la santé pour entreprendre une réflexion sur le sens, la vie, la santé, etc. Une recherche liant les thèmes de la religion/spiritualité et de la santé ne constituerait-elle pas potentiellement un sujet de recherche fascinant ? Le divorce entre la religion/spiritualité et la santé est aujourd’hui remis en question par l’influence des médecines alternatives et complémentaires où des éléments de croyances et de spiritualités sont mis en jeu et où il semble qu’un regard critique soit nécessaire. Une recherche sur les rapports conditionnés entre les dimensions personnelles et professionnelles des étudiants en médecine et en santé et de leurs professeurs, des soignants et des futurs soignants, ne peut-elle pas améliorer le rapport thérapeutique avec les soignés, si ces gens ont développé pour eux-mêmes un souci d’intériorité et une quête de sens au-delà de la gestion du stress et de la pression de performance ?

Si, en dépit d’efforts colossaux, les structures institutionnelles facultaires de théologie n’ont pu résister aux pressions économiques exercées par les dynamiques sociales et culturelles, c’est avec humilité et fragilité que l’exercice théologique doit prendre le risque d’avancer au large, au gré des vents et des marées. Il ne s’agit plus simplement de se demander comment ou à quelles conditions nous pouvons encore résister ou exercer académiquement un enseignement et une recherche théologiques ; il s’agit de faire son métier de théologienne et de théologien dans ces nouveaux contextes et cultures… Dans les faits, il existe maintenant de plus en plus de théologiennes et de théologiens, plus ou moins indépendants des institutions, bardés de diplômes qui, tout en faisant autre chose pour vivre, inscrivent de manière intermittente comme une balise lumineuse sur le fleuve, une parole et une pratique théologiques, qui porte le souci du théologal au coeur de la vie.