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Les articles de ce dossier sont issus du colloque Vices et criminalité organisé par le Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS). Cette rencontre a été l’occasion de présenter des recherches en cours dans le champ de l’histoire de la déviance. Le terme « vice » s’est imposé pour des raisons historiques : les mouvements de réforme l’ont traditionnellement utilisé pour désigner ce qu’ils considéraient comme des habitudes comportementales déviantes, ce qui leur a permis de justifier de multiples mesures de régulation morale des conduites. Le vice n’est donc pas un terme neutre. Il est en fait le produit d’un discours particulier de la déviance qui insiste sur l’incapacité morale des personnes à « se contrôler » et à se conformer à certaines normes sociales considérées comme fondamentalement bonnes[1]. Ainsi, ce discours n’aborde pas la déviance comme le symptôme d’une maladie physiologique ou psychologique, ni comme la manifestation de la résistance à des normes sociales qui pourraient être oppressives, mais bien comme le produit d’une morale défaillante et d’une incapacité de s’autogouverner. Formulé en ces termes, le discours sur le vice a justifié de nombreuses interventions dans le social, allant des campagnes de moralité publique à l’internement des déviants, en passant par la criminalisation de comportements considérés comme dangereux pour l’ordre public.

L’exemple récent de la décriminalisation de la consommation de la marijuana met en relief trois éléments qui sont instructifs pour l’histoire du vice et de la criminalité. Il nous rappelle, d’abord, que ce qui est considéré comme un vice à une époque peut ne pas l’être à une autre. En effet, la définition du vice est tributaire de contextes historiques précis, ne serait-ce que parce qu’elle est révélatrice des angoisses sociales et des rapports de pouvoir qui traversent une société, que ceux-ci relèvent du genre, de la classe, de l’ethnicité ou d’autres formes d’appartenance sociale. Cet exemple illustre également le fait que les comportements associés au vice peuvent être la source de multiples formes d’enrichissements privés ou publics, légaux ou criminels. Ainsi, une fois que l’usage récréatif de la marijuana a cessé d’être présenté comme un vice, un nouveau discours sur l’intégration de cette pratique de consommation dans le système économique légal, avec ses promesses d’enrichissement privé et public, a pu émerger. La décriminalisation de la marijuana ouvre enfin une grande fenêtre sur les multiples combats quotidiens pour la définition de ce qui est légitime ou non dans une société. Elle s’est avérée être la solution politique à un large mouvement de désobéissance civile qu’une criminalisation – de plus en plus inefficace – ne réussissait plus à endiguer. En ce sens, l’étude du vice relève bien de l’histoire politique.

Comme nous le verrons dans ce dossier, la régulation morale des conduites a été un ressort essentiel de la formation de l’État depuis la mise en place du libéralisme. Cet aspect est abordé par Mathieu Perron dans un article qui explore la mise en place d’un système de régulation fiscale du commerce des alcools au Bas-Canada. Perron soutient que les enjeux fiscaux de l’État moderne l’emportent sur les considérations morales à la fin du XVIIIe siècle. C’est à la fin des années 1830 que l’on assiste à un renversement de ces équilibres, dans le contexte du bouillonnement politique qui accompagne les rébellions de 1837-1838. Cet exemple montre combien le mode libéral de régulation, fondé sur le principe de la liberté individuelle, justifie de nouvelles formes de gouvernement des volontés à partir des années 1840.

L’alcoolisme, en tant que maladie de la volonté[2], devient à partir de ce moment l’une des principales angoisses sociales au sein des sociétés libérales, au Québec comme ailleurs. Cette tendance culmine en Amérique du Nord avec le mouvement en faveur de la prohibition au début du XXe siècle. Le deuxième texte de ce dossier, produit par Caroline Robert, est justement consacré à l’analyse du discours antialcoolique québécois de cette époque. À la différence du mouvement de tempérance du milieu du XIXe siècle, le nouveau mouvement insiste sur la nécessité de faire intervenir l’État dans la régulation morale des conduites de la population, et plus particulièrement de la classe ouvrière dans les grands centres urbains. Les problèmes sociaux associés à une population ouvrière salariée trouvent alors une explication commode dans le discours, notamment médical, sur la dépendance (et la dégénérescence) engendrée par la consommation d’alcool. Du paupérisme à la criminalité, en passant par la violence familiale et les grèves ouvrières, les tensions de la société industrielle sont alors attribuées au vice de la consommation d’alcool. Pour Robert, la nationalisation de la régulation du commerce des vins et spiritueux au Québec en 1921 doit être principalement envisagée comme le prolongement politique de cette puissante rhétorique antialcoolique, et non comme l’expression d’une identité nationale québécoise qui aurait trouvé à s’exprimer à travers le rejet de la prohibition en vigueur ailleurs au Canada et aux États-Unis.

La société québécoise emprunte alors une voie bien différente en matière de régulation de la vente et de l’usage non médical des narcotiques comme la cocaïne, la morphine et l’opium. Dans le troisième article du dossier, Amélie Grenier analyse la contribution du journal La Patrie à la panique morale qui mobilise l’opinion publique montréalaise dans le contexte turbulent qui suit la fin de la Première Guerre mondiale. À l’instar de la rhétorique antialcoolique, cette panique morale fait de la dépendance aux narcotiques la principale cause des problèmes sociaux qui traversent la société montréalaise. Tout comme ailleurs au Canada, cette première « guerre à la drogue » se déroule sur fond d’angoisses pour la stabilité de l’ordre familial et social. Elle s’en distingue toutefois en accordant moins d’importance à la menace que ferait peser pour l’identité nationale ce qu’on considérait être le « vice oriental » de la consommation d’opium, une préoccupation centrale en Colombie-Britannique, par exemple. C’est qu’on se préoccupe peu, à Montréal, d’une communauté chinoise que l’on considère être à l’extérieur de la société. C’est ce qui explique l’indifférence de l’opinion publique à l’égard des nombreuses injustices commises à l’encontre de celle-ci au nom de la « guerre à la drogue ».

Catherine Tremblay s’intéresse, dans le quatrième texte de ce dossier, à l’histoire de la justice pour mineurs dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean dans les années 1950. Cette étude offre une rare incursion dans la régulation de la délinquance juvénile à l’extérieur des grands centres urbains. En effet, à la différence des mineurs de Montréal ou de Québec, les jeunes de cette région ne comparaissent pas devant une cour spécialisée et ne peuvent être placés dans des écoles de réforme à proximité. L’analyse du discours dans Le Progrès du Saguenay montre le développement, à partir de la fin des années 1940, d’une préoccupation pour les jeunes délinquants qui ne bénéficient pas des mêmes services que les mineurs des grands centres urbains. On redoute particulièrement l’incarcération des mineurs dans la prison commune, là où ils pourraient subir l’influence de détenus adultes déviants. Le fait que ces craintes soient exagérées ne nuit pas à l’efficacité de ce discours. Il oriente en partie, selon Tremblay, la Cour des sessions de la paix vers l’adoption de pratiques et de principes de la justice protectionnelle des cours juvéniles de Montréal et de Québec.

La sexualité a évidemment été l’un des objets privilégiés des discours de la moralité et du vice. L’Église catholique en a fait l’un des éléments centraux de la politique de régulation des conduites des fidèles. C’est paradoxalement la puissance de ce discours qui a fait de la sexualité un enjeu important de la contestation culturelle à partir du tournant des années 1960, notamment dans les milieux étudiants. Cette dynamique est étudiée par Daniel Poitras dans un texte consacré à « l’Affaire Dora ». Cette affaire découle de la publication, dans le journal des étudiants de l’Université Laval, du récit fictionnel d’une jeune femme, frappée par l’ennui, qui s’engage dans des relations sexuelles avec des étudiants et des professeurs du campus. L’autorité universitaire a recours à la censure pour combattre cette mise en scène d’une sexualité débridée au coeur de l’université catholique, haut lieu de production du discours sur la moralité. Les étudiants de l’Université de Montréal reprennent cette affaire dans les pages de leur journal, Quartier libre, pour renforcer leur lutte en faveur de la liberté d’expression. Poitras nous invite cependant à voir davantage qu’une histoire d’une lutte émancipatrice du mouvement étudiant contre la censure des autorités universitaires. En effet, cette histoire est également celle d’une culture de campus sexiste, partagée par les étudiants, les professeurs et les administrateurs, qui réduit les femmes à de simples ressources dans la lutte des hommes pour la reconnaissance sociale.

Henrique Soares Carneiro complète notre dossier par une note de recherche proposant une synthèse sur l’histoire de la régulation de la cachaça (eau-de-vie de canne à sucre) et de la maconha (cannabis) au Brésil, en l’éclairant d’une perspective comparative avec celle du Québec et du Canada. Produit central du commerce triangulaire, faisant du Brésil le plus important importateur d’esclaves en Amérique du Nord, la cachaça est indissociable de la construction matérielle et symbolique de ce pays. Bien que les gouvernements brésiliens adoptent au XIXe siècle certaines politiques de pratiques de consommation d’alcool au sein des classes subalternes, ils n’envisageront jamais de recourir à une prohibition qui irait à l’encontre des intérêts des puissants producteurs d’alcool et de sucre qui dominent la vie politique du pays. Associée à la culture des esclaves noirs, la maconha a suscité à l’inverse des réactions prohibitionnistes très fortes, et cela malgré la valeur économique réelle du chanvre. Les discours racistes, y compris ceux médicaux, réfèrent constamment à cette drogue, voyant dans le vice de la consommation du cannabis une grande menace pour la suprématie blanche. Dans ce contexte, la vente et la consommation de la maconha feront l’objet d’une politique répressive brutale, notamment à partir du coup d’État de 1964 qui instaure une dictature militaire. En 2002, l’élection du président Luiz Inácio Lula da Silva, du Parti des travailleurs, a ouvert la porte à une décriminalisation partielle de la consommation, illustrant encore une fois la dimension politique de la régulation du « vice ».