Corps de l’article

L’ouvrage coordonné par T. Lebègue, S. Chasserio et S. Gay Anger est un livre rassemblant douze récits de parcours d’entrepreneures comme autant de récits de vie de femmes avec leurs histoires personnelles, leurs déclics, leurs difficultés, mais surtout leurs audaces.

Il est aussi le fruit d’un travail de collaboration entre seize chercheuses et chercheurs. Cette coalition mérite d’être soulignée, car elle montre la nécessaire et salutaire diversité des horizons pour appréhender les nombreuses problématiques rencontrées en entrepreneuriat dit féminin.

Partant du constat que les femmes qui entreprennent en France sont peu mises en avant, l’objectif de ce livre est donc de mettre en lumière les parcours de douze d’entre elles. Douze femmes, créatrices, héritières ou repreneures, cela peut paraître peu, mais c’est oublier un peu vite que la restitution des parcours de femmes qui (ent)reprennent est si rare en France, qu’on se dit que finalement c’est une première étape plutôt instructive et qui mérite d’être saluée.

Aujourd’hui, quatre entrepreneurs sur dix sont des femmes alors que ce chiffre stagnait encore dix années en arrière à 30 %. Alors, où sont donc les femmes qui entreprennent ? Qui sont-elles ? D’où viennent-elles et que font-elles ? Pas facile de les repérer tant elles sont bien peu visibles. C’est l’ambition de ce petit recueil : aller à la rencontre de ces femmes, les présenter, suivre pas à pas leur histoire et raconter comment elles y sont arrivées ! Cela donne une galerie de portraits. Mais on est loin d’une visite de musée, même en visite virtuelle ou dématérialisée. Ces histoires sont très concrètes et bien ancrées dans la réalité, la vraie, celle que vivent ou ont vécu ces femmes, dans leur rapport à elles tout d’abord, mais aussi dans les liens qu’elles entretiennent ou construisent avec les autres (conjoint, parents, famille, accompagnateurs…), dans le décryptage de la société (la place des femmes, le(s) rôle(s) des filles, l’éducation, la reconnaissance des compétences, l’argent, la réussite…).

Volontairement engagé, le livre se veut un premier essai, une publication à destination d’un « grand public » ou d’un public large, dans une édition française de travaux issus pour la plupart de recherches académiques. Sa première cible est sans aucun doute les femmes, « jeunes » entrepreneures en herbe, ou qui ont déjà un parcours personnel et professionnel intermédiaire et qui voudraient opter pour une transition de carrière entrepreneuriale. La deuxième cible est plutôt celle des enseignants et des accompagnateurs, consultants ou formateurs en entrepreneuriat. Ils y puiseront des cas variés à même de venir enrichir leur propre bibliothèque. Enfin, la troisième cible est peut-être celle des décideurs et autres parties prenantes du monde politique, économique et social… un monde si longtemps « enfermé » dans ses schémas et modèles de développement normés, avec des visions généralement stéréotypées et des croyances d’un autre temps. Que chacun se rassure, ce livre, grâce à son apparente simplicité, offrira à toutes ses lectrices et tous ses lecteurs une mise en perspective intéressante pour donner matière à soutenir ces femmes « défricheuses de voies nouvelles bien décidées à marquer l’histoire de leur empreinte et à modifier le paysage entrepreneurial » (p. 10).

Mais ne nous le cachons pas, cela risque d’être encore long. Comme le rappellent les coordonnatrices de ce livre, et ce, dès l’introduction, il existe beaucoup de dates « marquantes » qui auraient dû venir soutenir la montée lente, mais progressive vers plus de droits pour les femmes, en général et pour les entrepreneures en particulier. Oui, de droits, le mot est lâché, car il ne faut pas oublier qu’on est en France, alors forcément, il faut toujours que le législateur s’en mêle pour essayer d’apporter sa pierre à l’édifice vers plus d’égalité (qui est, faut-il le rappeler, le 2e mot de la devise nationale française). Mais est-ce que cela change vraiment pour les femmes ? Certes des lois sont votées, mais dans les faits, rien ne change ou si peu !

Les législateurs ont beau se féliciter, les uns après les autres, décennie après décennie, il reste qu’ils doivent s’y reprendre à de nombreuses reprises. Ainsi, depuis près d’un demi-siècle, après le très louable « principe d’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes » (1972), il aura fallu rajouter une loi sur « l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes » (1983), hâtivement résumée par un « à travail égal, salaire égal », comme si le travail entre les femmes et les hommes était égal ! puis une 2e loi (2001), et encore une 3e loi venant préciser, comble de l’euphémisme, « une égalité salariale visant à supprimer les écarts de rémunération » (2006). Plus récemment, nous voilà dotés d’une 4e loi visant à l’égalité professionnelle et cette fois-ci avec mise à l’index (2018).

Dans toute l’accumulation de ces lois, quid de l’entrepreneuriat des femmes ?

Pas de doute, le chemin sera lui aussi long malgré des initiatives ciblées et de plus en plus nombreuses. Mais au fait, de qui, et de quoi parle-t-on ?

Hélas, les statistiques, bien que nécessaires, peinent à nous aider à comprendre la diversité des projets entrepreneuriaux des femmes. Derrière les chiffres, le portrait « robot » ne nous apprend finalement pas beaucoup. Pire, ils participent à essentialiser l’entrepreneure et l’entrepreneuriat des femmes qui n’en avaient déjà pas vraiment besoin et concourent à renforcer une image plutôt falote et minimaliste des cheffes d’entreprise. Mesurant avec des critères normatifs peu questionnés, lissant les parcours des femmes souvent plus chaotiques que « long fleuve tranquille », minorant les effets de leurs innovations souvent managériales et sociétales qui pourtant diffusent de la création de richesse, ils entretiennent la sous-valorisation de projets originaux et souvent novateurs portés par les femmes.

C’est pourquoi ce livre collectif est bien venu. Il s’appuie sur des récits de vie, autrement dit sur une méthodologie bien adaptée en entrepreneuriat pour comprendre, non pas tant ce que les entrepreneures auraient de commun – et pour cause, elles sont si différentes et chacune est singulière, mais plutôt pour essayer de percevoir le sens qu’elles accordent à leur acte d’entreprendre. Cependant, et c’est peut-être parce qu’il se veut abordable par toutes et tous, l’ouvrage n’évite pas l’écueil d’une présentation d’entrepreneures quasi héroïques, inspirée du mythe du self made (wo)men. C’est dommage, mais peu importe, il permet de donner à voir des models[1] qui manquent encore dans la littérature française.

L’ouvrage est découpé en quatre parties avec un titre comme fil conducteur. Le résultat global est un peu bancal, car au fil de la lecture, le lecteur se demande si les cas sont inscrits dans les parties adéquates.

La première partie s’intitule « Histoires de famille, l’entrepreneuriat en héritage ». Il présente trois cas mêlant entreprises familiales et entrée en entrepreneuriat. Pour ces femmes, cheffes d’entreprise, leurs formations en écoles de commerce pour les deux premières et d’ingénieur pour la troisième, alliées à leur expérience à l’international ont été des atouts de taille. Elles y ont puisé l’expérience des projets d’envergure et ont réussi à mettre en cohérence les valeurs qu’elles souhaitent défendre.

La deuxième partie met en lumière des parcours de femmes où « l’entrepreneuriat [est vécu] comme une évidence ». Ici, quatre parcours de battantes avec toujours une longueur d’avance. Pour l’une c’est Internet via du marketing direct et de l’exploration de données, pour la deuxième, c’est de la robotique et des matériaux composites, pour la troisième le secteur de l’aide à domicile et pour la quatrième, la fabrication d’équipements de protection. Ici, pas de voie tracée, mais seulement la leur : vouloir proposer quelque chose de meilleur, exiger la qualité et s’y tenir.

La troisième partie au titre évocateur, « Tomber, se relever. Entreprendre est une force » nous offre trois récits de vie avec de la sueur et des larmes, mais au bout la certitude pour ces entrepreneures d’être là où elles sont compétentes et utiles. Pour les deux premières, c’est l’entrepreneuriat versus repreneure, « redresseuse » en série pour l’une ; et pour l’autre, par l’idée de « sauver l’entreprise des mains de prédateurs exclusivement motivés par la rentabilité financière au détriment du personnel » (p. 129). Concernant la troisième, il s’agit de la création d’un établissement de formation et de l’accompagnement des jeunes à trouver un emploi. Derrière chacun des récits, le lecteur y trouve son comptant de mères courages traversant adversité et résilience.

La quatrième partie, dont le titre « Entreprendre, l’aboutissement d’un chemin personnel » ne semble pas correspondre aux parcours qu’il est censé synthétiser, se compose de la présentation de deux parcours. Le premier raconte l’histoire d’une carrière fulgurante et le parcours d’une entrepreneure en série qui la mène dans les arcanes du pouvoir. Avec cette femme, « blonde, yeux bleus, féminine jusqu’au bout des ongles et son tailleur rose » (sic) (p. 153), on entre dans l’univers d’une fonceuse, toujours en totale maîtrise d’elle et des autres et à qui rien ni personne ne semble résister. Avec elle, on n’a pas le temps de sortir un mouchoir qu’elle a déjà pris la place. Avec le deuxième parcours, on revient à de l’humain, certes le projet a pris plus de temps, mais finalement la petite infirmière des débuts a su construire un établissement de santé solide.

En définitive, tout reste toujours ouvert pour des femmes qui veulent entreprendre, et rien n’est jamais impossible. Ce livre est un condensé d’énergie avec les histoires vraies de douze « yes, we can », douze récits de vie différents, douze entreprises créées ou reprises et au total des milliers d’emplois. L’entrepreneuriat des femmes est décidément à géométrie variable.