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1. Introduction

Dans un ouvrage consacré à l’herméneutique, Grondin (2008) révèle à quel point « la compréhension et l’interprétation sont des processus fondamentaux que l’on retrouve au coeur de la vie elle-même » (p. 7). Si « tout est affaire d’interprétation », alors l’activité enseignante n’échappe guère à cet adage. La présente recherche vise à mieux comprendre les ressorts du travail interprétatif de l’enseignant tel qu’il se réalise dans le cours même de son intervention. Pour mener à bien cette étude, notre développement suivra le cheminement suivant : un détour par une analyse épistémologique des deux disciplines permettra d’expliciter certaines différences ; puis, dans le cadre de l’analyse comparée et de la contextualisation, nous nous attacherons à décrire l’activité interprétative dans ses fondements suivant deux points de vue. L’un de ceux-ci consiste à chercher sur quoi s’appuie cette activité, sur quelles spécificités propres à l’enseignant étudié, et l’autre adopte l’aspect disciplinaire pour caractériser les fondations de cette activité interprétative. Ainsi, nous recherchons la nature de l’activité interprétative, ses caractéristiques comme « geste interprétatif ». Pour aborder l’interprétation de l’enseignant, nous avons mené des entretiens d’autoconfrontation avec deux enseignants sur leur enseignement dans deux disciplines. Pour construire son interprétation, un enseignant fait appel à ce qui fonde son enseignement : son épistémologie pratique. Dans notre recherche, celle-ci est révélée par une analyse des verbatims à l’aide des catégories de Shulman (1987). Interpréter une tâche scolaire se réalise dans un discours, un logos (raisonnement verbalisé). Le souffle du logos est organisé par un raisonnement appuyé sur certains contenus que nous appelons points d’appui issus de l’épistémologie pratique. Une première étude quantitative se fonde sur trois filtres interprétatifs : épistémologie de l’enseignant, inférence et organisation. Ce travail se prolonge par une étude qualitative à partir de deux questions centrales, relatives à l’interprétation d’un enseignant, présentes dans notre questionnaire : Comment donner du sens à ce que font les élèves ? Comment donner du sens à ce que pensent les élèves ? Enfin, une discussion pose la question de l’accès pour l’enseignant au sens profond de l’activité des élèves au moyen d’une inférence. La conclusion met les données de l’expérimentation en relation avec les trois hypothèses.

Pour comprendre les processus interprétatifs étudiés, dans la partie suivante, nous exposons le cadre théorique autour de trois mots clés : intervention, interprétation, contextualisation.

2. Intervenir : inférer à partir d’éléments de contexte

De nombreux travaux montrent que l’intervention, au-delà de l’application d’une planification, passe par des processus d’ajustement et de régulation en situation qui nécessitent, de la part de l’enseignant, tout un travail d’interprétation et de contextualisation de l’activité des élèves. Tochon (1993) décrit l’interaction « comme un flux continu d’activités réajustées dès qu’apparaît un problème » (p. 99), l’interaction prenant ainsi la forme d’une « improvisation planifiée », domaine d’excellence de l’enseignant expert. L’auteur qualifie l’improvisation d’« intelligence du contexte », qui, selon nous, mobilise les capacités d’interprétation de l’enseignant si l’on admet qu’improviser consiste à choisir, à décider et à agir, mais également à interpréter en situation dans un contexte mouvant. Ainsi, l’activité de l’enseignant est ponctuée d’actes d’interprétation permettant de donner du sens à ce que font les élèves, au-delà du sens déclaré par les élèves eux-mêmes. D’une certaine manière, l’enseignant tente d’entrer dans « la boite noire » de l’élève, son contexte personnel, de faire des inférences concernant son activité personnelle en s’appuyant sur des indices externes. Selon Pastré (2007), « [c’]est une activité subtile et aventureuse et il n’est pas facile de savoir si elle est fondée ou non » (p. 90) ; nous allons pourtant essayer d’en identifier le cheminement et les fondements.

Ainsi, nous formulons l’hypothèse que les actes d’interprétation de l’activité des élèves par l’enseignant se construisent au croisement d’éléments de trois contextes : le contexte personnel de l’enseignant, le contexte externe à l’enseignant et, enfin, le contexte interne à la situation. Pour nous, le contexte personnel de l’enseignant concerne le sujet singulier, avec sa subjectivité, ses croyances, ses savoirs et ses connaissances, son expérience, son mode de fonctionnement  ̶ par exemple, sa grammaire et son langage intérieurs  ̶ et ses stratégies cognitives. Il se compose aussi de ses manières de penser et d’agir, de ses représentations, de son profil (Tupin, 1996 ; Silvy, 2010), de ses références culturelles  ̶ école comprise (Boero et Douek, 2008)  ̶ avec leur part de subjectivité et de son état émotionnel ainsi que de ses rapports personnels aux objets (Chevallard, 2007) et aux acteurs de la classe. Nous appelons contexte externe à l’enseignant le domaine historico-socioculturel et anthropologique, en particulier les genres du métier (Clot, 1999/2011), le domaine physique et matériel, les usages symboliques et sociétaux, notamment professionnels, ainsi que les fondements épistémologiques des disciplines. S’ajoute à ces contextes le contexte personnel des élèves, défini par les mêmes composantes que celui des enseignants. Enfin, les éléments de contexte interne à la situation permettent la mise en relation interactive entre contextes et situation.

Interpréter, c’est donc produire des inférences en relation avec les éléments de contextes (personnel, externe et interne), inférences sur les actions de l’élève et sur ce qui le ou la pousse à agir. Nous nous intéressons à la façon dont l’enseignant rend intelligibles les conduites des élèves, en éducation physique et sportive et en mathématiques, en formulant des hypothèses sur les intentions qui président à l’activité de ces derniers. À l’instar de Dechamboux et Mottier Lopez (2015), nous faisons l’hypothèse que l’enseignant procède par inférences, c’est-à-dire qu’il dégage une nouvelle information à partir des éléments du message de l’élève. Et, souvent, ne s’arrêtant pas là, il intervient à partir de la dernière information de la chaine de significations, comme l’illustre l’extrait de verbatim en annexe 1.

2.1 Inférer à partir d’éléments de contexte externe de l’enseignant : éducation physique et sportive et mathématiques, des fondements épistémologiques communs et spécifiques

Comme point de départ de la recherche, afin de mieux comprendre ce qui fonde les choix de contenus disciplinaires, nous procédons à une analyse des fondements épistémologiques des deux disciplines appuyée sur une étude épistémologique. Ces deux études sont basées sur les objets de savoir présents au primaire.

La genèse des mathématiques débute avec les premières civilisations, en particulier en Mésopotamie à la fin du troisième millénaire avant Jésus-Christ avec l’émergence des mathématiques babyloniennes (Proust, 2007). Sans entrer dans un débat historique, nous admettons que la science mathématique nait en Grèce et se concrétise 300 cents ans environ avant notre ère en un traité constitué de 13 livres : les « Éléments d’Euclide », qui regroupent, dans une construction déductive et formelle, toutes les mathématiques de l’époque et constituent la référence universitaire pour les mathématiques en tant que discipline scolaire jusqu’en 1970.

Après cette analyse, nous énumérons les gestes du corps dans un cours ordinaire de mathématiques : lire, écrire, exécuter un tracé à l’aide d’instruments, dessiner et parler. Remarquons que l’écriture apporte à celui qui la met en oeuvre une autonomie de pensées abstraites et scientifiques que l’oral n’apporte pas (Goody, 1977).

Ces éléments de réflexion permettent également d’interroger les fondements épistémologiques de l’enseignement de l’éducation physique et sportive que, de la même façon, nous allons désormais nous employer à comprendre.

Pour Vigarello (1986), « la légitimité de l’éducation physique et sportive ne naît pas avec des démarches scientifiques, mais avec des pratiques. Ce sont des pratiques sociales qui l’ont fondée » (p. 234). Les débats sur l’épistémologie de l’éducation physique et sportive tiennent probablement à ce caractère spécifique de la discipline, qui a toujours été considérée comme une discipline à part dotée de contenus originaux fondés sur la pratique, le corps et les techniques, mais également sur des savoirs théoriques.

Du point de vue de la genèse de la discipline, l’éducation physique et sportive et les mathématiques présentent des spécificités : l’éducation physique et sportive est née tardivement, tandis que les mathématiques apparurent à l’aube des civilisations (tableau en annexe 2). En effet, la « gymnastique » (ancêtre de l’éducation physique scolaire telle que nous la connaissons sous sa forme actuelle) émerge au début de la Troisième République, en 1870, et sert principalement des objectifs militaires, sanitaires et sociaux (Arnaud, 1983). L’éducation physique et sportive utilise le corps appréhendé dans ses dimensions à la fois motrices, sémiotrices, cognitives et affectives. Sa pratique se situe en dehors de la salle de classe, contrairement aux mathématiques. Au cours moyen 2e année (fin de primaire), l’enseignement de l’éducation physique et sportive est oral et pratique, celui des mathématiques s’appuie sur l’écrit. Ces deux rapports à la culture et aux pratiques sociales fortement différenciés influeront probablement sur les pratiques enseignantes et plus particulièrement l’activité interprétative.

Ces éléments de contexte externe étant circonscrits, il nous faut désormais nous concentrer sur des éléments de contexte personnel.

2.2 Inférer à partir d’éléments du contexte personnel de l’enseignant

Les actes d’interprétation n’émergent pas ex nihilo ; en effet, ils font appel à des raisonnements en relation avec des éléments de contexte externe, comme nous venons de l’observer, mais également avec des éléments de contexte interne à la situation et du contexte personnel de l’enseignant ou de l’enseignante. C’est ce second point que nous abordons ici.

L’interprétation d’un fait de classe exige de dépasser le sens premier (littéral pour un texte) pour en percevoir le sens profond (Legrand, Lecorre, Leroux et Parreau, 2006). Pour creuser le sens, l’enseignant dispose d’un outil : le raisonnement. Celui-ci se construit sur les connaissances ou les croyances du sujet et celles supposées des élèves. Par inférence, l’enseignant révèle les attentes implicites réciproques du contrat didactique (Brousseau, 1986, 1990).

Pour Brousseau (1986), parler d’épistémologie de l’enseignant revient à s’intéresser à ce qui le conduit implicitement ou explicitement. L’enseignant « se réfère à un fonctionnement implicite des mathématiques ou à un modèle » (Brousseau, 1998, p. 64) construit pour résoudre les conflits du contrat didactique. Cette théorie implicite agit comme moteur de la transposition didactique (Chevallard, 1985/1991) à l’oeuvre en situation. À l’instar de Bourdieu (1994), nous pouvons considérer qu’elle fonde le lien pratique entre théorie et pratique empirique. Amade-Escot et Léziart (1996 : voir Montaud, 2014) « ouvrent ce concept en y incorporant la dimension des croyances, des représentations, marquées par la culture du métier et par la formation initiale » (p 33). En introduisant le terme d’« épistémologie pratique », Sensevy et Mercier (2007) insistent sur sa dimension pratique. Sans constituer une « base de connaissances appliquée », « elle surdétermine dans une certaine mesure le pilotage de la classe » et « contraint la manière dont le professeur oriente les transactions dans la classe en fonction des équilibres didactiques » (Sensevy, 2006, p. 219). De la même manière, pour D’Amore, Fandiño Pinilla, Marazzani, Santi et Sbaragli (2008), l’épistémologie pratique permet aux enseignants « de prendre leurs décisions en salle de classe » (p. 4). Elle reste essentiellement construite de manière empirique sur un ensemble de croyances ou de convictions permettant d’organiser, de comprendre les faits d’enseignement dans l’action.

Dans le même ordre d’idées, Kahneman (2012) puis Houdé (2014) ont théorisé un modèle de raisonnement qui articule trois systèmes. Le système un, intuitif, à l’image des implicites du « sens pratique » (Bourdieu, 1980), répond à l’immédiateté induite de la pratique enseignante. Ce sens pratique se nourrit de l’épistémologie de l’enseignant, de l’expérience accumulée constituée en système d’habitus qui permet aux enseignants de fournir un premier niveau de réponse préréflexif. Le système deux permet une pensée réfléchie et plus lente. Enfin, en cas de conflit entre ces deux systèmes se met en place un dispositif d’arbitrage, d’« inhibition positive », qui vient interrompre le système des automatismes pour activer celui de la réflexivité. Ce conflit entre les deux systèmes est géré par une intentionnalité émergeant en situation, le système trois (Houdé, 2014). Cette annihilation du système deux est assujettie à un temps de liberté que l’enseignement dans les classes ordinaires permet peu. Parmi le champ des significations de la conduite d’un, d’une ou de plusieurs élèves, déterminer le sens profond consiste à choisir et à adapter au contexte particulier une ou plusieurs significations en mobilisant ses connaissances et ses habitus.

2.3 Inférer à partir d’éléments de contexte interne à la situation : les processus de contextualisation didactique

Enfin, les actes d’interprétation se construisent également à partir d’éléments de contexte interne de la situation. En effet, nous pouvons retenir qu’interpréter, dans un contexte scolaire, la conduite d’un ou d’une élève oblige à prendre un point de vue en situation pour déchiffrer et réorganiser les informations présentes dans la communication en vue de dégager les raisons qui poussent l’élève à agir. L’interprète-enseignant se polarise sur une situation précise, de l’ordre du micro. Il mène alors une enquête, en grossissant les indices qui lui permettent d’indiquer une explication, une signification. Il effectue ainsi une inférence pour comprendre la conduite de l’élève et pour lui donner du sens, sens qui constitue une justification.

Nous nous intéressons ici à cette part d’inférence qui se construit en situation et se développe au coeur même du processus de contextualisation didactique défini comme le produit de l’ensemble des relations interactives entre l’interne et l’externe à la situation (Delcroix, Forissier et Anciaux, 2012 ; Poggi, 2014). Nous faisons l’hypothèse que l’interprétation ne dépend ni exclusivement du cadre immédiat de l’interaction ni des contraintes externes qui pèsent sur cette dernière, mais bien de l’interaction entre ces deux facteurs, qui caractérise le processus de contextualisation.

Raisonner ainsi revient à s’inscrire dans une perspective interactionniste qui laisse supposer que les compétences interprétatives de l’enseignant relèvent de sa capacité à s’adapter et à s’ajuster à un environnement, à donner du sens à la situation en situation sans pour autant ignorer l’effet de contraintes externes dont on suppose qu’elles se reconfigurent en situation. L’approche par les processus de contextualisation permet ainsi d’appréhender l’activité d’interprétation comme une série d’ajustements, de créations singulières tendues entre normes extérieures et émergences en situation.

2.4 Comparer des pratiques interprétatives, quel intérêt ?

L’étude épistémologique a été menée sous l’angle de la problématique énoncée par Durkheim en 1897 : « On n’explique qu’en comparant. » Elle a permis de sortir du naturel, de l’évidence, du trivial au sens usuel employé en mathématique, pour dévoiler les éléments communs et spécifiques. Cette démarche s’inscrit dans le champ de l’approche comparatiste en didactique (Mercier, Schubauer-Leoni et Sensevy, 2002). Elle montre les tensions entre le générique et le spécifique pour atteindre l’épaisseur épistémologique du comportement de l’enseignant. Elle permet de saisir à la fois les éléments génériques transdisciplinaires ou collectifs des facteurs explicatifs d’une interprétation enseignante et les facteurs spécifiques (Mercier, Schubauer-Leoni et Sensevy, 2002) pour décrire le particulier d’une discipline, ici les mathématiques ou l’éducation physique et sportive. Ce maillage se concrétise par des boucles de questionnement spécifique ou générique.

Notre deuxième question de recherche se situe dans cette didactique comparée, car elle enclenche une confrontation entre deux didactiques disciplinaires dans le but de dégager des éléments de généricité et de spécificité concernant l’activité interprétative des enseignants. Cette étude comparative est rendue possible par la polyvalence de l’enseignant qui spécifie l’activité de ce dernier dans l’enseignement primaire.

3. Problématique

La présente étude s’intéresse aux manières dont l’enseignant interprète les situations scolaires et à leur spécification, à leur variation selon la discipline enseignée. Dans cette recherche, à visée compréhensive, nous analysons les fondements de l’activité interprétative de deux enseignants du primaire, en mathématiques et en éducation physique et sportive. Il s’agit de comprendre les processus interprétatifs qui organisent l’activité de ces enseignants en essayant de repérer de quelle manière ceux-ci procèdent pour attribuer une signification à l’activité de l’élève, pour donner du sens à ses conduites. Nous considérons avec Leplat (1997) que l’activité est une construction singulière qui « exprime en même temps la tâche prescrite et l’agent qui l’exécute […]. Elle traduit notamment ses compétences, ses motivations, son système de valeurs » (p. 33). Par conséquent, lorsqu’il ou elle interprète l’activité de l’élève, l’enseignant, à partir de comportements visibles, infère la partie invisible qui relève des raisons et des intentions, au-delà de ce que l’élève fait et de ce qu’il est capable de verbaliser. C’est sur le dévoilement de ce versant caché que porte principalement notre étude.

Nous avons formulé deux questions de recherche :

  • Comment se construisent et sur quoi sont fondées les hypothèses interprétatives d’un même enseignant dans deux disciplines d’enseignement distinctes ?

  • Comment cette activité interprétative se spécifie-t-elle selon la discipline et les savoirs enseignés ?

4. Méthodologie

Nous nous concentrons sur le choix de l’enseignant et son organisation, que nous appréhendons selon trois dimensions : l’épistémologie de l’enseignant ou de l’enseignante (Brousseau, 1998), les formes d’inférence employées (Zeitler, 2012) et leur organisation.

4.1 Les enseignants des écoles et leur projet disciplinaire

Notre échantillon est composé de deux enseignants des écoles, un homme et une femme nommés dans le texte Cédric et Suzie. L’école primaire de Suzie se situe en centre-ville d’une commune de taille moyenne à dominante d’employés et de professions intermédiaires. L’école compte 238 élèves scolarisés en milieu ordinaire. De même profil sociologique, celle de Cédric se trouve en milieu rural et a un effectif de 156 élèves. Les deux enseignants interviennent en classe de cours moyen 2e année en Guadeloupe, département d’outre-mer de la France. Pour nous assurer d’une certaine stabilité des pratiques enseignantes, nous les avons choisis expérimentés (18 années d’ancienneté). Un tableau récapitulatif en annexe 3 présente quelques éléments de contexte (parcours universitaire, parcours professionnel, projet, etc.) relevés à partir des données d’entretien ante (c’est-à-dire antérieur à l’enregistrement des leçons). Nous avons filmé les deux enseignants durant trois leçons consécutives en mathématiques et en éducation physique et sportive. Ces enregistrements sont complétés par des données d’entretien. Pour le présent article, les données sont issues d’un entretien ante, semi-directif, et d’un entretien post (postérieur à l’enregistrement) d’autoconfrontation basé sur des évènements significatifs du cours (les guides d’entretien se trouvent en annexe 4). Nous empruntons au courant de l’analyse de l’activité, et plus particulièrement à Theureau (2005), ce dispositif d’autoconfrontation, qui permet de saisir ce qui est préréflexif, significatif, « montrable, racontable et commentable » (Theureau, 2005, p. 4) par l’acteur pour accéder au point de vue intrinsèque sur l’activité. Les choix des extraits vidéos, dont le lecteur trouvera une présentation des critères de sélection et un descriptif en annexes 5 et 6, sont opérés par le chercheur et cristallisent les objectifs de l’étude. Pour opérationnaliser cette procédure, nous avons retenu des moments saillants du cours durant lesquels l’interprétation des enseignants est particulièrement sollicitée. Les verbatims des entretiens sont découpés et étiquetés en noyaux de sens en fonction de la dimension choisie.

Les deux enseignants filmés déclarent se référer aux programmes pour choisir les contenus à enseigner. En ce qui concerne l’éducation physique et sportive, Suzie choisit, à partir de l’enseignement du basketball, une activité sportive faisant partie des activités physiques sportives et artistiques, de développer des compétences techniques (passe, drible, tir) et tactiques (démarquage). De son côté, Cédric s’attache à une compétence plus transversale, le développement des coordinations, à partir d’une tâche, le parcours athlétique, mobilisant plusieurs spécialités athlétiques. En mathématiques, Suzie présente une situation du domaine numérique, soit comparer et arrondir des nombres, tandis que Cédric traite des éléments géométriques et numériques avec la symétrie axiale et le calcul.

Nous avons choisi de filmer des situations authentiques de classe sans demande de cadrage. Par ailleurs, nous nous sommes heurtés à deux difficultés : la défiance à l’égard de toute image filmée, particulièrement accentuée en Guadeloupe, et celle liée à la présence d’un élément extérieur à la classe, assimilée à une inspection. De plus, la taille réduite du territoire offre un choix limité de terrains d’enquête, ce qui ne permet pas de disposer de contenus d’enseignement comparables au sein de chaque discipline. Ces conditions de collecte de données peuvent constituer un biais dans la comparaison.

4.2 Catégories d’analyse

Pour comprendre l’activité interprétative des enseignants, nous avons construit et utilisé trois catégories d’analyse : l’épistémologie de l’enseignant, le type d’inférence en jeu et les processus responsables de la structuration de l’activité interprétative. L’élaboration de ces catégories d’analyse est issue de la confrontation entre une démarche inductive de traitement des données, qui a permis l’émergence de noyaux de sens issus des verbatims, et des éléments de cadre théorique communs aux didactiques des deux disciplines (notamment le concept d’épistémologique de l’enseignant et les catégories de Shulman).

Nous avons mené une investigation sur l’épistémologie pratique de l’enseignant (Sensevy et Mercier, 2007 ; Marlot et Toullec-Théry, 2011 ; Toullec-Thery et Marlot, 2012 ; Chabanne et Fluckiger, 2019). Comme Sensevy et Mercier (2007), nous considérons que « lorsqu’un professeur organise l’enseignement, il le fait notamment en fonction d’un certain nombre d’idées, plus ou moins explicites qu’il entretient à propos du savoir lui-même, de la nature foncière de l’apprentissage, de la signification de l’enseignement » (p. 33).

L’appréhension de la nature implicite de l’épistémologie des enseignants et de sa dimension pratique nécessite un procédé adapté. L’entretien d’autoconfrontation répond par un retour sur la pratique à cette dimension pratique. D’après Clot et Faïta (2000), cette catégorie d’entretien questionne la nature de genre et de profil professionnel, et de là elle permet d’expliquer et de comprendre des évènements singuliers survenus dans la classe de l’interviewé ou de l’interviewée. À l’instar de Silvy, Delcroix et Mercier (2013), nous considérons que l’épistémologie de l’enseignant et les catégories de Shulman (1987) délimitant les croyances ou connaissances des enseignants sont confondues.

Le tableau en annexe 7 présente les catégories utilisées dans notre recherche. Aux sept catégories proposées par Shulman a été ajoutée une huitième catégorie relative aux connaissances ancrées dans l’expérience personnelle de l’enseignant en dehors de l’école ou dans celle-ci (S8). Pour prendre en compte le contexte de la classe, nous avons scindé en deux la catégorie des connaissances relatives aux apprenants, à leurs caractéristiques et aux processus d’apprentissage : une catégorie propre à la classe, notée S5s, et une plus générale, notée S5g. Nous avons également divisé la catégorie des connaissances pédagogiques générales (S2) en quatre sous-catégories : S2(g) porte sur la gestion du ou des groupes-classes, du temps et de l’espace ; S2(st) concerne la stratégie d’enseignement, par exemple la référence aux pédagogies actives ; S2(ca) a trait au respect des contraintes de l’activité, de la tâche prescrite ; S2(em) représente l’enrôlement moteur des élèves.

La seconde catégorie d’analyse est axée sur le type d’inférences en jeu dans le discours de l’enseignant ; induction, déduction ou abduction sont les trois formes de raisonnement recherchées (Zeitler, 2012). L’induction part d’éléments particuliers pour en déduire un cas général, la déduction utilise des assertions pour arriver à un résultat, l’abduction part du particulier pour en déduire quelque chose de nouveau qui explique les cas particuliers (des illustrations des trois types d’inférences se trouvent en annexe 8).

Enfin, la troisième catégorie d’analyse permet d’identifier les processus responsables de la structuration de l’activité interprétative. Nous essayons de comprendre comment l’enseignant procède pour interpréter. Nous avons pu observer qu’il construit des significations en généralisant (repérage de ressemblances, prescription d’actions, etc.), en différenciant (repérage de contrastes), en contextualisant (prise en compte de la spécificité de la situation) et en mettant en évidence des contradictions (hésitations, dilemmes interprétatifs, conflits d’hypothèses, etc.).

Pour résumer, en nous appuyant sur le discours des enseignants sur leur pratique, nous avons identifié les fondements (épistémologie pratique), les formes (types d’inférences) et l’organisation (structuration) de l’activité interprétative de nos deux enseignants.

4.3 Déroulement et considérations éthiques

La collecte des données s’est déroulée en 2016. Les deux enseignants ont collaboré avec intérêt au dispositif proposé. Nous avons pris toutes les dispositions nécessaires pour obtenir les autorisations institutionnelles et parentales afin d’opérer les prises de vue au sein même de l’établissement scolaire.

4.4 Méthode d’analyse des données

Nous avons effectué deux types d’analyse : quantitative et qualitative. Pour la partie quantitative, l’organisation de l’analyse des résultats a été réalisée à partir des trois catégories d’analyse présentées dans la partie méthodologie (épistémologie pratique de l’enseignant, type d’inférence en jeu et processus responsables de la structuration de l’activité interprétative). Pour chacune d’elles, nous avons procédé à une comparaison interenseignants et extraenseignants. Puis, nous avons fixé notre attention sur l’analyse qualitative des réponses à deux questions ciblées de l’entretien post incitant les enseignants à donner du sens, d’une part, à ce que font les élèves et, d’autre part, à ce que pensent les élèves.

5. Résultats

5.1 Première catégorie d’analyse : l’épistémologie pratique de l’enseignant

Pour appréhender l’épistémologie pratique des enseignants, nous avons pris appui sur la grille d’analyse proposée par Shulman. Cette dernière impose d’avoir recours à un découpage fin du verbatim en noyaux de sens. Le nombre d’occurrences est suffisant pour que nous puissions associer à cette analyse qualitative une analyse quantitative permettant de comptabiliser le nombre d’apparitions de chaque catégorie identifiée. Nous avons effectué une comparaison sous deux aspects : intraenseignants (mathématiques et éducation physique et sportive) et interenseignants.

5.1.1 Résultats intraenseignants

Pour le filtre interprétatif « épistémologie pratique de l’enseignant », les données brutes sont présentées sous la forme d’un tableau numérique. La figure 1 permet de comparer l’épistémologie pratique de Suzie dans les deux disciplines, mathématiques et éducation physique et sportive.

Figure 1

Distribution des occurrences en mathématiques et en éducation physique et sportive pour Suzie

Distribution des occurrences en mathématiques et en éducation physique et sportive pour Suzie

Légende. S1 : les connaissances disciplinaires ; S2(g) : les connaissances pédagogiques générales ; S2(st) : les stratégies d’enseignement générales ; S2(ca) : le respect des contraintes de l’activité ; S2(em) : enrôlement moteur ; S3 : les connaissances curriculaires, prescrites ; S4 : les connaissances pédagogiques du contenu ; S5(g) : les connaissances relatives aux apprenantes et apprenants en général, à leurs caractéristiques et aux processus d’apprentissage ; S5(s) : les connaissances relatives aux apprenantes et apprenants particuliers, à leurs caractéristiques et aux processus d’apprentissage ; S6 : les connaissances relatives au contexte ; S7 : les connaissances relatives aux finalités de l’éducation ; S8 : les connaissances relatives à l’expérience personnelle.

Lecture du graphique : sur l’ensemble des occurrences émises par Suzie en mathématiques, 12,7 % portent sur les connaissances disciplinaires (catégorie S1). L’ensemble des données se trouve en annexe 9.

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Le cas de Cédric est traité dans la figure 2.

Figure 2

Distribution des occurrences en mathématiques et en éducation physique et sportive pour Cédric

Distribution des occurrences en mathématiques et en éducation physique et sportive pour Cédric

Lecture du graphique : sur l’ensemble des occurrences émises par Cédric en mathématiques, 5,1 % portent sur les connaissances disciplinaires (catégorie S1). L’ensemble des données se trouve en annexe 9.

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Les résultats (figures 1 et 2) montrent que Suzie et Cédric interprètent les comportements des élèves en mobilisant des catégories de connaissances communes en éducation physique et sportive et en mathématiques : globalement, les formes des courbes suivent des inclinaisons similaires dans les deux disciplines à l’exception des catégories S5 (les apprenants, leurs caractéristiques et les processus d’apprentissage) et S2 (les connaissances pédagogiques générales), qui montrent des différences. En effet, Suzie (figure 1) fait davantage référence aux caractéristiques des élèves de sa classe en mathématiques, alors que Cédric (figure 2) s’appuie davantage sur les élèves en général et sur ses stratégies d’enseignement. Les mesures obtenues par le calcul du tau de Kendall corroborent notre analyse. Affecté aux résultats, ce tau est égal à 0,71 avec P ≤ 0,01 pour Suzie et s’élève à 0,58 avec P ≤ 0,05 pour Cédric. Suzie, pour sa part, prend en compte le contexte classe seulement en mathématiques pour étayer son discours. Ainsi, le style personnel interprétatif des enseignants reste affirmé et transcende les disciplines.

5.1.2 Résultats interenseignants

Les résultats interenseignants montrent que Suzie et Cédric ne partagent pas de filtres interprétatifs communs aussi bien en éducation physique et sportive qu’en mathématiques à l’exception de convergences pour la sous-catégorie des « stratégies d’enseignement » (S2st) en mathématiques, fortement mobilisées par les deux enseignants, et pour la catégorie des « connaissances relatives au contexte » (S6), ignorées par les deux enseignants (figures 3 et 4). Le test de Kappa de 0,12 en mathématiques n’est pas significatif ainsi que celui de 0,02 en éducation physique et sportive, ce qui nous permet d’affirmer que le genre professionnel interprétatif au sens où l’entendent Clot et Faïta (2000), soit la « mémoire sociale du travail », est peu marqué.

Figure 3

Épistémologie personnelle des enseignants en éducation physique et sportive et en mathématiques

Épistémologie personnelle des enseignants en éducation physique et sportive et en mathématiques

Lecture du graphique : sur l’ensemble des occurrences émises par Suzie en mathématiques, 13,6 % portent sur les connaissances disciplinaires (catégorie S1). L’ensemble des données se trouve en annexe 10.

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Figure 4

Épistémologie personnelle des enseignants en éducation physique et sportive

Épistémologie personnelle des enseignants en éducation physique et sportive

Lecture du graphique : sur l’ensemble des occurrences émises par Suzie en éducation physique et sportive, 23,3 % portent sur les connaissances disciplinaires (catégorie S1). L’ensemble des données se trouve en annexe 10.

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5.2 Deuxième et troisième filtres : formes et structuration de l’activité interprétative

Les résultats du deuxième filtre interprétatif, « formes de l’activité interprétative », montrent que dans les entretiens les enseignants raisonnent la plupart du temps par déduction (figure 5). Cependant, en mathématiques, ce filtre ne discrimine pas les enseignants, tandis qu’en éducation physique et sportive Cédric a davantage recours à l’induction que Suzie comme dans cet extrait d’entretien post avec Cédric : Intervieweur : « Quel type d’intervention vous avez avec elle ? » Interviewé : « C’est la sécuriser. Vous voyez, elle a peur... La voilà (montrant la vidéo). [Et mon intervention], c’est la sécuriser, c’est lui dire qu’elle peut, y’a pas, peu importe le temps qu’elle met, elle peut y arriver et c’est pareil en mathématiques. »

Figure 5

Formes de l’activité interprétative

Formes de l’activité interprétative

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Les résultats du troisième filtre interprétatif, « structuration de l’activité interprétative », permettent d’affirmer que Cédric, en mathématiques, emploie davantage la généralisation par rapport à l’éducation physique et sportive ou par rapport à Suzie. Cédric généralise chaque situation particulière pour expliciter son contrat d’enseignement axé sur le jeu mathématique et mettre en valeur son expérience d’enseignant. Par exemple, dans l’extrait de verbatim ci-dessous, Cédric préfère se référer au « jeu mathématique » plutôt que de décrire et d’expliquer l’erreur de l’élève :

Chercheur : Ici on voit un élève qui fait une erreur au tableau, pouvez-vous nous décrire ce qui s’est passé ?
Cédric : Non, tout ça, c’est le jeu mathématique, donc valoriser le jeu et l’esprit d’initiative. Il a le droit de se tromper, comme on dit, on valorise même l’erreur, mais lui, il montre, à travers sa démarche en fonction de telle ou telle situation, que le propos ne peut pas être celui-là.

Suzie a recours majoritairement à la généralisation en éducation physique et sportive et dans une moindre mesure à la contextualisation. Elle diversifie davantage l’organisation de son activité interprétative en mathématiques. Cependant, en mathématiques, Suzie explicite l’organisation de sa classe ainsi que les différentes phases de l’activité et souvent elle généralise. En éducation physique et sportive, les deux enseignants ont davantage recours à la contextualisation. L’analyse qualitative a montré que l’un comme l’autre mobilisent les mêmes connaissances ou croyances dans les deux matières ; l’organisation de leur logos et de leur type d’inférences respectifs peut permettre de les discriminer. À l’instar de Clot et Faïta (2000), nous nous posons alors la question d’un style personnel interprétatif : dans un moment singulier de la classe, comment la mémoire biographique d’un individu et la mémoire sociale des institutions se confrontent-elles dans un duel dialectique pour engendrer le style personnel interprétatif ? Pour répondre à cette question, nous nous focalisons sur deux questions de l’entretien : décrire, selon l’enseignant, ce qui se passe dans la situation et conjecturer ce qui se passe dans la tête des élèves.

5.3 Analyse qualitative de deux questions

L’analyse de contenu des réponses des enseignants à deux questions a permis d’affiner l’analyse. La première question, tournée vers une interprétation de ce que font les élèves, était proposée en début d’entretien sous la forme suivante : « Est-ce que vous pouvez décrire ce qui se passe dans cet extrait  ? » La seconde, présentée plutôt en fin d’entretien, se formulait ainsi : « D’après vous, qu’est-ce qui se passe dans la tête de l’élève ? »

5.3.1 Décrire ce qui se passe dans la situation

Dans la présente partie, nous procédons à une analyse qualitative de la question invitant les interviewés à décrire ce qui se passe dans la situation visionnée. À partir de notre travail sur les verbatims, nous proposons, dans le tableau 1, un recensement des différents points d’appui que les enseignants ont respectivement mentionnés pour décrire la situation en éducation physique et sportive et en mathématiques.

Tableau 1

Points d’appui mobilisés par les deux enseignants pour décrire la situation

Points d’appui mobilisés par les deux enseignants pour décrire la situation

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Les résultats révèlent que des éléments de généricités apparaissent en mathématiques, tandis que les interprétations restent spécifiques en éducation physique et sportive. Les éléments de généricités peuvent provenir d’une culture mathématique initiale commune, tandis que les spécificités découlent d’une pratique ancrée dans des cultures physiques différenciées : sportive pour Cédric, scolaire pour Suzie. Le rapport des enseignants à l’épistémologie des disciplines influe sur leur activité interprétative.

Ces résultats font état d’un rapport à l’institution en décalage pour Cédric, tandis que Suzie reste assujettie à l’institution scolaire. Cependant, les styles personnels interprétatifs sont homogènes.

5.3.2 « Qu’est-ce qui se passe dans la tête des élèves ? »

Nous cherchons dans le verbatim sur quoi s’appuient les enseignants pour répondre à la question « Qu’est-ce qui se passe dans la tête des élèves ? ». Le tableau 2 répertorie les points d’appui des réponses des enseignants. Les éléments présents dans le tableau ne peuvent être mis en relation ; cette absence de tendance montre que les variables enseignants et disciplines ne sont pas discriminantes. En effet, les résultats ne varient ni selon l’enseignant ni selon la discipline enseignée. L’éclatement des discours des enseignants révèle leur difficulté à interpréter et à verbaliser ce qui se passe dans la tête des élèves.

Tableau 2

Ce que pensent les élèves selon les enseignants

Ce que pensent les élèves selon les enseignants

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6. Discussion des résultats

Interpréter la conduite des élèves demande d’accéder, comme nous l’avons déjà remarqué, au sens profond, c’est-à-dire au sens caché au-delà d’une vision immédiate. En fonction de la situation, l’enseignant met en action certaines connaissances de son épistémologie pratique pour organiser, sur des points d’appui, son raisonnement. Cette pluralité de variables en interaction (exigences institutionnelles, culture de l’enseignant, spécificité disciplinaire, caractéristiques de la situation) rend difficile la construction de profils interprétatifs types. Éléments de contexte externe, de contexte personnel de l’enseignant et de contexte interne à la situation interagissent de façon singulière.

La première question de recherche interroge les causes et les fondements des hypothèses interprétatives des enseignants. L’analyse des résultats montre que le contexte externe, en particulier le genre du métier, influe peu sur l’interprétation de l’enseignant. De la même façon, le contexte interne à la situation n’engage que quelques filtres interprétatifs. L’interprétation est donc fondée principalement sur des éléments du contexte personnel de l’enseignant tels que les croyances, les savoirs et les connaissances issus de l’expérience. Ces filtres dépassent les disciplines. Ainsi, le style interprétatif prime le genre interprétatif. En effet, dans cette expérimentation, Suzie et Cédric ne partagent pas de filtres interprétatifs communs aussi bien en éducation physique et sportive qu’en mathématiques.

Nos résultats montrent que la discipline et les savoirs enseignés ne sont pas déterminants dans la création de filtres interprétatifs, ce qui répond négativement à la deuxième question de recherche. Par exemple, la hiérarchie des catégories de connaissances mobilisées montre peu d’écart entre elles en éducation physique et sportive et en mathématiques. Les disciplines ne semblent ainsi jouer qu’un rôle mineur, ce qui est probablement à mettre en relation avec l’immédiateté de la pratique d’interprétation.

Enfin, nous établissons un rapport entre les difficultés à interpréter et la notion de contrat : en effet, les difficultés à interpréter la pensée des élèves proviennent-elles des freins à lever les implicites liés au contrat didactique ? Cette question justifie à elle seule la notion de sens profond. Nous reprenons des éléments de nos résultats dans le tableau 3.

Tableau 3

Principaux résultats de l’enquête qualitative : donner du sens à ce que font et pensent les élèves

Principaux résultats de l’enquête qualitative : donner du sens à ce que font et pensent les élèves

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7. Conclusion

Pour comprendre l’activité des élèves, les enseignants mobilisent des filtres interprétatifs qui se différencient davantage selon leur profil que selon les disciplines enseignées. Le sens qui émerge relève d’une construction, produit de l’interaction entre facteurs externes (déterminants) et internes (organisation). Cette modélisation des filtres interprétatifs, de même que la mise au jour de leurs conditions d’émergence et de développement, peut être utile pour la formation des maitres (ou des enseignants). En effet, elle met en évidence le caractère construit et pluriel des processus interprétatifs, elle est un outil transversal d’analyse commune aux disciplines et, enfin, elle contribue à rendre visibles les points d’appui utilisés par les enseignants pour comprendre la démarche de l’élève et agir sur elle. Plus précisément, elle permet de savoir comment, du point de vue des enseignants, les élèves attribuent du sens à leur activité et comment ce sens leur permet de construire et d’organiser leur travail.

L’usage de filtres interprétatifs est déjà remis en question dans la formation initiale ou continue des enseignants comme lorsque Boudreau (2001), lors d’un stage, citant Feiman-Nemser et Buchmann (1987), déclare : « Bref, un enseignant doit se centrer sur la façon de penser des étudiants et sur leur apprentissage » (p. 67). Mais la présente étude montre que cette question reste difficile pour les enseignants expérimentés, car celle-ci nécessite une inférence sur des points d’appui à partir de leur épistémologie pratique pour atteindre le sens profond de l’activité. Notre étude s’attache à décrire l’activité interprétative pour pénétrer dans la pensée des élèves. Nous pensons que cette approche par le sens donné par les élèves permet d’agir plus efficacement sur la pensée des élèves et, probablement, sur leur travail et leur activité. Le modèle network of pedagogical content knowledge (Shuhua, Kulm et Zhonghe, 2004) montre l’intérêt de cette dimension finale. Mais peut-on parler de « gestes interprétatifs » et considérer l’interprétation comme geste professionnel à travailler en formation ? Les ateliers de pratiques professionnelles sont des dispositifs favorables à l’introduction de la question des pensées des élèves dans un évènement saillant de classe.

Cependant, nous revenons sur le point de départ, qui relève les différences importantes entre les deux disciplines d’un point de vue épistémologique. L’étude effectuée ici montre que les deux enseignants ne tiennent pas compte de cet aspect, mais qu’ils s’appuient sur une des caractéristiques de leur profil professionnel : Suzie adopte une posture techniciste privilégiant la pensée algorithmique, tandis que Cédric fonde son enseignement sur l’aspect ludique des deux disciplines. Le profil professionnel émerge en situation et pourrait s’inscrire dans une « réflexion sur l’action » (Schön, 1983/1993). Due à son caractère non conscientisé par le sujet, la complexité de l’émergence de ce profil a nécessité une médiatisation par les chercheurs, appuyés sur la réflexivité des enseignants expérimentés. La méthodologie employée dans cette recherche pourrait être reprise en formation.