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Mille et une vies, tel serait le résumé de l’existence – si tant est qu’elle puisse l’être –, dans toutes ses dimensions, de Jean-Charles Bonenfant (1912-1977), lui qui a été journaliste, chroniqueur, directeur de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec et professeur à l’Université Laval. Procéder à la recension de l’ouvrage qui lui est consacré se révèle modestement une poursuite de l’un de ses multiples centres d’intérêt, car il affectionnait cet exercice auquel il se livrait lui-même. Soif de connaissances, désir d’analyses, volonté de partages, voilà probablement les maîtres mots de l’esprit insufflé par Bonenfant. C’est justement à cet esprit qu’Amélie Binette, Patrick Taillon et Guy Laforest font appel en lui consacrant un ouvrage sous leur direction : divisée en trois parties relatives successivement à Bonenfant l’intellectuel, au fédéralisme et aux institutions parlementaires, la publication entremêle autant des écrits de cet auteur prolifique que des analyses de sa pensée, de sorte à la prolonger. Loin de vouloir séparer l’homme, son oeuvre et son action, les différents textes entendent revenir sur la contribution positive de Bonenfant à la chose publique lato sensu.

Dans l’introduction, Binette, Taillon et Laforest examinent l’esprit Bonenfant. Un esprit qui, à l’image de sa vie, est pluridimensionnel car, selon eux, hyperactif, polyvalent, vif, sobre, équilibré et ambivalent. Un esprit qui a participé activement à une meilleure compréhension des institutions démocratiques au Québec et à leur modernisation. Aux yeux de Binette, Taillon et Laforest, toute sa vie, Bonenfant a contribué « à redonner du lustre aux institutions politiques. Il l’a fait en améliorant notre compréhension de celles-ci, en les enseignant et en expliquant leur fonctionnement. Il a servi ces institutions, certes, mais il n’a jamais cherché à les idéaliser, bien au contraire » (p. 4). À ce titre, il a été autant un acteur singulier qu’un spectateur privilégié lui donnant dans l’une comme dans l’autre de ces fonctions une plus-value substantielle. Acteur, car il a contribué effectivement aux institutions par une véritable pratique de celles-ci lui conférant une perception de l’intérieur, et ce, de manière à en avoir une appréhension concrète et réaliste. Spectateur, dans la mesure où ses autres fonctions ont pu lui permettre de conserver, dans le même temps, une distanciation critique que les auteurs envisagent comme un « “décentrement”, qualité que l’on retrouve souvent chez les meilleurs comparatistes et chez les historiens » (p. 16). De ce point de vue, l’érudition de Bonenfant ne se limite pas aux frontières nationales, celui-ci ne pouvant, en effet, rester insensible aux évolutions internationales en cours dans d’autres pays. Le comparatisme, outre la relecture qu’il permet de son propre système, souffle un vent nouveau sur les orientations générales des autres systèmes politique et juridique que l’intellectuel ne peut occulter. La seule analyse de ses écrits pourrait conduire à une perspective passéiste mais, tout au contraire, comme le soulignent ceux qui ont dirigé la publication de cet ouvrage, « [i]l y a bien des raisons de s’intéresser à nouveau à l’oeuvre de Jean-Charles Bonenfant. C’est que le passage du temps semble avoir joué en sa faveur. En effet, la vaste majorité de ses écrits conservent toute leur pertinence et leur actualité » (p. 15). En cela, lire et relire les écrits de Bonenfant s’avère fécond, d’une part, en ce que les problèmes actuels ne sont pas toujours aussi nouveaux que l’on veut, prima facie, le croire ou le penser et, d’autre part, parce qu’il y a toujours des leçons à tirer d’un passé quand bien même il ne serait pas si éloigné. Comme le concluent Binette, Taillon et Laforest, « [a]nimé par l’espoir, par l’idée que rien n’est définitif, que tout reste à faire, et que, même si l’action politique est un éternel recommencement, il y a chez Bonenfant cette idée selon laquelle l’avenir offre d’infinies possibilités de renouvellement » (p. 27). Par sa participation aux institutions, Bonenfant a entendu faire ; par sa recherche constante d’observation, il a voulu savoir ; enfin, par son activité d’écriture et d’enseignement, il a choisi de faire savoir.

Dans la première partie de l’ouvrage, qui a trait à Bonenfant l’intellectuel, Bjarne Melkevik revient sur le parcours atypique du personnage. Il souligne que, derrière la pluralité des fonctions exercées par Bonenfant, celles de juriste, d’historien, de savant, de bibliothécaire et d’homme politique se révèle finalement une unité, celle d’une référence de la science et de l’histoire du droit québécois. Bonenfant est également une référence universitaire au regard de la qualité et de la quantité de sa production scientifique. L’auteur souligne ainsi l’attrait de Bonenfant pour une multitude de sujets, tout en conservant un fil d’Ariane qui est celui de ses axes préférés relatifs au parlementarisme, au fédéralisme et à l’histoire du droit et des institutions. De ce parcours protéiforme, Melkevik retient que « [d]ans l’histoire intellectuelle du Québec se célèbre en Jean-Claude Bonenfant un homme au regard nuancé, un grand scientifique et un vulgarisateur de talent » (p. 43).

Dans son texte intitulé « Modération et pragmatisme : pierres d’assise de la pensée fédérale et constitutionnelle de Jean-Charles Bonenfant » (p. 45), Jean Leclair souligne combien Bonenfant a passé toute sa carrière à penser et à vivre à la fois le parlementarisme, le constitutionnalisme et le fédéralisme. Penser et vivre, pour illustrer à quel point chez Bonenfant les deux aspects sont indissociables, car ils ne pouvaient être, dans son entendement, dissociés. D’abord, Leclair souligne que Bonenfant avait une prédilection pour le juste milieu et s’avère un homme du compromis mais non de la compromission. Selon Leclair, c’est avant tout un esprit mesuré et prudent, pragmatique et généralement soucieux d’établir l’exactitude des faits. La perspective de Bonenfant n’est ni théorique ni dogmatique : c’est plutôt une doctrine fondée sur la pratique, ce qui le conduit à la méfiance à l’égard de ce que peut être la facilité en politique. Il en est ainsi du référendum qui, d’après Bonenfant, demeure un mythe qui ne règle rien de façon définitive. Ensuite, s’agissant de la question nationale, Leclair montre bien que chez Bonenfant là encore rien n’est irrévocable dans la mesure où le fédéralisme consiste en une problématique qui doit être constamment renouvelée. Par exemple, Bonenfant écrivait ceci (p. 61) :

Pour que survive le fédéralisme canadien, il faut le transformer considérablement, c’est-à-dire améliorer le jeu du principe de participation, développer intelligemment le principe d’autonomie et perfectionner les mécanismes de collaboration interprovinciale et fédérale-provinciale. Pour ce faire, il y a deux voies : tout détruire, créer deux États différents qui se retrouveront inévitablement dans le courant mondial du fédéralisme ou essayer patiemment de refaire notre pauvre système.

L’imperfection du système fédéral, comme des institutions de façon plus générale, conduit Bonenfant à l’appréhender telle une chose qui doit être constamment repensée. Enfin, Leclair expose que Bonenfant craignait le juridisme et la trop grande place susceptible d’être prise par les juges au détriment du système représentatif. Ce constat d’un juge qui deviendrait omnipotent, « vengeur de nos lâchetés, compensateur de nos déficits d’imagination, bénéficiaire enfin du désamour que subissent nos représentants[1] », Bonenfant le récusait déjà il y a plus de 40 ans (p. 69) :

[S]i le fédéralisme a fait faillite au Canada, c’est peut-être parce qu’on a laissé l’interprétation de son texte de base, vieux de plus d’un siècle, à la virtuosité intellectuelle des membres du Comité judiciaire du Conseil privé et de la Cour suprême du Canada. L’avenir constitutionnel et politique d’un pays ne doit pas dépendre de quelques juges, si savants, si honnêtes soient-ils, mais en saine démocratie, il doit relever des hommes politiques qui représentent la population.

Jacques Beauchemin, quant à lui, s’intéresse à « Jean-Charles Bonenfant et [à] la tradition politique québécoise » (p. 81). Il spécifie que l’oeuvre de ce dernier est « traversée d’un rapport ambivalent et inconstant à la question nationale » (p. 81), même si demeure à ses yeux un invariant, soit celui du refus d’un nationalisme exacerbé. Beauchemin s’appuie notamment sur l’écrit de Bonenfant rédigé avec Jean-Charles Falardeau, où il voit une posture « typique d’une tendance jamais démentie au sein de la tradition politique québécoise dans laquelle se conjuguent l’insatisfaction toujours reconduite face au fédéralisme canadien et une méfiance vis-à-vis des effets délétères du nationalisme » (p. 82). Un nationalisme que les deux auteurs distinguaient du patriotisme, lequel présente, à leur avis, un substrat éminemment plus positif. Beauchemin se penche sur cet écrit à quatre mains où Bonenfant et Falardeau s’intéressaient aux trois formes successives empruntées par le nationalisme, c’est-à-dire les périodes durant lesquelles elles ont pris consistance et prospéré ainsi que ceux qui les ont incarnées : premièrement, le « nationalisme défensif » (1791-1840) de Louis-Joseph Papineau ; deuxièmement, le « nationalisme constitutionnel » (1885-1990) d’Honoré Mercier ; troisièmement, le « nationalisme canadien et anti-impérialiste » (1900-1920) de Henri Bourassa. Beauchemin tire la conclusion que la position de Bonenfant à l’égard de la question nationale marquait une prudence dans ses formes paroxystiques mais que, dans le même temps, demeurait une forte inclination à son endroit. Beauchemin reprend ainsi ce qu’écrivait Bonenfant à propos de « L’esprit de 1867 », selon lequel « [l]a plupart des nations ont été formées non pas par des gens qui désiraient intensément vivre ensemble, mais plutôt par des gens qui ne pouvaient vivre séparément » (p. 92). La question nationale considérée à travers le prisme de Bonenfant montre que ce qui fait lien dans une société est que la somme des éléments qui peuvent la diviser reste inférieure à celle qui la rassemble même si, s’agissant du Québec à l’endroit du Canada, cela apparaît moins comme un mariage d’amour qu’une union de raison.

C’est justement cet aspect qu’aborde Valérie Lapointe-Gagnon dans son texte ayant pour titre « Refonder le “mariage de raison” canadien sur de nouvelles assises : Jean-Charles Bonenfant et sa génération » (p. 95). Lapointe-Gagnon souligne les évènements politiques et sociaux qui ont marqué Bonenfant et ses contemporains et qui les ont conduits à se positionner par rapport aux enjeux phares de l’époque : la dualité canadienne, le projet confédératif, le fédéralisme, le bilinguisme, le biculturalisme et la place du Québec au sein du Canada. Dans son texte, l’auteure décrit comment, avec d’autres, Bonenfant a cherché à mettre en lumière la situation singulière du Canada et à déconstruire sur la scène tant nationale qu’internationale les préjugés qui alimentent la division entre les Canadiens français et les Canadiens anglais. Elle montre l’inquiétude qu’a pu susciter l’attrait environnant concernant les États-Unis et la crainte d’une annexion qui, pour Bonenfant, a pu perdurer. Lapointe-Gagnon fait valoir que ce dernier estime que « la seule façon de résister à la puissance américaine est d’affirmer la spécificité canadienne et de miser sur la dualité » (p. 100), celle d’un pacte entre deux nations : les Canadiens français et les Canadiens anglais. L’objectif était de favoriser un dialogue, qui passait notamment par la traduction, en vue d’une meilleure connaissance et reconnaissance respective. Outre le fait de rapprocher à l’intérieur, la dualité est conçue comme pouvant favoriser les échanges à l’égard de l’extérieur avec des États tiers. De ce point de vue, la dualité n’est plus appréhendée comme une difficulté mais, au contraire, telle une richesse pouvant être partagée.

Martin Pâquet s’intéresse à « [l]a question de Jean-Charles Bonenfant » (p. 113) : pourquoi n’avons-nous pas eu un James Joyce ? Ce questionnement achève en effet un des écrits de Bonenfant intitulé « Le Canada français à la fin du XIXe siècle » paru en 1967. D’après Pâquet, loin d’être anodin, ce texte marque un évènement, celui de sa « quête de sens comme historien au Québec, en condensant, en quelques pages, une profonde conviction : celle de la pertinence sociale de son savoir » (p. 114). Pâquet observe que ce texte consacré au poète Émile Nelligan devient finalement prétexte à une critique sur l’état des lettres au Canada français, lequel se cantonne aux frontières québécoises. À travers Nelligan, Bonenfant visait son propre environnement qui, s’il persiste à fonctionner en autopoïèse, ne pourra jamais accéder à l’universalisme et à l’influence mondiale de l’oeuvre d’un James Joyce.

De son côté, Sylvio Normand revient sur le thème suivant : « Jean-Charles Bonenfant et l’enseignement du droit romain » (p. 121). Il montre que, si le grand public garde le souvenir de Bonenfant comme celui d’un publiciste, celui-ci a aussi enseigné le droit romain, ce qui, outre sa grande culture, témoigne de son intérêt constant à l’endroit d’une logique décloisonnée des matières juridiques. Normand note que Bonenfant appréhende « trois questions en lien avec l’enseignement du droit romain : l’histoire de cet enseignement, les raisons d’étudier cette matière et la manière de l’enseigner » (p. 123), rejoignant ainsi ses impératifs de savoir, faire et faire savoir. Bonenfant constatait que l’enseignement de cette matière témoignait au cours des années 50 d’un désintérêt compte tenu de la désaffection à son endroit des juristes et des praticiens. Cependant, l’étude du droit romain offrait, d’après Bonenfant, une ouverture au droit comparé. Surtout l’importance de ce droit ne peut être éludée tant, comme le souligne Normand, « [l]a compréhension des institutions passe par la connaissance de leur genèse » (p. 126). Truisme pour beaucoup, il n’en demeure pas moins que le droit ne saurait faire fi d’un regard rétrospectif donnant raison à Paul Ourliac selon qui « il n’y a pas de meilleur moyen de comprendre les ressorts d’une société que la conception qu’elle a de la justice et cette conception subit le poids de l’histoire[2] ». Un regard historique qui, suivant la conception de Bonenfant, se doit d’être utile et de privilégier les parties du droit romain ayant un lien direct avec le droit positif. Le maintien de l’enseignement du droit romain s’avère fondamental, spécifie Bonenfant, à la fois en vue de la conservation d’une culture générale mais surtout relativement à la préservation d’une mémoire du droit.

Enfin, François-Olivier Dorais s’intéresse à « Jean-Charles Bonenfant, le chroniqueur » (p. 131), aspect de sa vie qui tient une place d’importance dans sa renommée. Sous cet aspect, il est encore question pour Bonenfant de partager. Dorais affirme que le journalisme chez Bonenfant a commencé dès sa jeunesse étudiante et est devenu le point d’ancrage de toute sa carrière. Parallèlement, il anime à la radio, où il prend aussi part à une variété d’émissions culturelles et politiques. Selon Dorais, Bonenfant incarne alors « l’affirmation d’une parole publique d’affranchissement dans le Canada français d’après-guerre » (p. 134). Au sein du journal L’Action, Bonenfant tiendra pendant plus de dix ans une chronique relative aux institutions. Ces écrits se rattachent à une période particulièrement mouvementée de la vie politique québécoise et canadienne, et témoignent de la volonté de Bonenfant d’informer et d’éclairer son lectorat. Dorais souligne, à juste titre, cette appréciation intemporelle relative à l’idée que Bonenfant se fait de l’information : « une bonne connaissance du fonctionnement et de l’évolution des institutions politiques et juridiques par les citoyens d’une société donnée est gage du maintien d’une démocratie saine » (p. 137). Revenant sur le contenu de ces chroniques, Dorais précise que, partant d’un évènement particulier, Bonenfant le replaçait dans la perspective plus large de son histoire, de son évolution, de son contexte ainsi que de modèles ou de contre-modèles du monde dont il faudrait tenir compte ou qu’il vaudrait mieux éviter. L’un des sujets favoris de Bonenfant était bien entendu le fédéralisme qui, d’après lui, doit être moins vertical et plus horizontal, en faisant une plus large place à la loi de participation et à la loi de l’autonomie.

La deuxième partie de l’ouvrage est relative au fédéralisme et se subdivise en deux sections. La première est consacrée au fédéralisme de 1867.

Jean Leclair propose au début de cette section un texte intitulé « La Constitution de 1867 : la reconnaissance des Canadiens français comme acteurs constituants » (p. 153). Il étudie la question traitée par Bonenfant, à savoir celle de l’esprit ayant animé les Pères de la Confédération de 1867, projet fédératif qui marquait, selon Bonenfant, l’inscription des Canadiens français comme acteurs à part entière dans l’ordre constitutionnel fédéral canadien. Leclair explique à quel point, d’après Bonenfant, les raisons de la Confédération ne doivent pas être idéalisées, pas plus que sa matérialisation. Surtout, Leclair entend aborder trois éléments essentiels de l’analyse de Bonenfant :

  • Le premier est relatif à une mise en garde contre un jugement anhistorique qui ferait abstraction totale de l’époque marquée par la prégnance de l’influence anglo-saxonne ;

  • Le deuxième élément a trait à l’esprit de 1867 qui marque pour Bonenfant la prise en considération de l’existence des Canadiens français ;

  • Le troisième élément est la nécessité de dépasser l’esprit fondateur de 1867 pour que les Canadiens français soient véritablement considérés à part entière.

Dans cet écrit de 1963, si Bonenfant insistait sur les limites de l’esprit de 1867, il n’en demeure pas moins que, au dire de Leclair, il témoignait de son attachement au fédéralisme, mais qui ne peut se concevoir que de façon réformée. La suite de cette section est constituée de cinq écrits majeurs de Bonenfant retenus par les coordonnateurs de l’ouvrage, que nous détaillerons ci-dessous.

Le premier écrit, et l’un des plus connus, a pour titre « L’esprit de 1867 » (p. 163). Quasiment 100 ans après, Bonenfant examinait en 1963 cet esprit qui, à l’époque, semblait idéalisé et dans lequel il conviendrait d’y puiser une référence de sorte à revenir sinon aux fondamentaux du moins au fondement du fédéralisme canadien. Bonenfant entendait se pencher sur les causes de la Confédération afin de montrer l’esprit de ceux qui agissaient à l’époque. Il insistait sur le fait qu’« en réalité la Confédération est née sous le signe de l’urgence, non pas pour réaliser un beau rêve unanime, mais pour sortir le mieux possible de difficultés immédiates » (p. 165). Loin d’être guidées par un idéalisme triomphant, les raisons de la Confédération sont liées avant tout, d’une part, à des impératifs d’ordre pratique et, d’autre part, à la volonté de George-Étienne Cartier. La connaissance du fédéralisme par les Pères de la Confédération semblait, selon Bonenfant et les documents qu’il citait, se limiter au seul exemple des États-Unis. Par ailleurs, la conception de ce fédéralisme était éminemment centralisée et défavorable aux provinces. Surtout, Bonenfant croyait qu’il serait dangereux de relire l’histoire actuelle à l’aune de l’esprit de 1867 et de repenser le fédéralisme actuel sur les bases d’un autre temps où, notamment, la question de la protection des minorités se posait avec moins d’acuité.

Le deuxième écrit de Bonenfant reproduit par les coordonnateurs de l’ouvrage s’intitule « Le Québec et la naissance de la Confédération canadienne » (p. 183). Bonenfant y explorait ce qu’était le Bas-Canada, sa composition démographique, sociologique et linguistique. Il mettait en exergue l’attitude des Canadiens français devant les différents projets de Confédération et leur adhésion quant à deux périls qu’auraient pu être l’impossible statu quo ou une annexion aux États-Unis. Outre l’influence de Cartier, Bonenfant insistait sur celle du clergé catholique du Québec dans la réalisation de l’Union fédérative de 1867.

Le troisième écrit de Bonenfant est le suivant : « Le Canada et les hommes politiques de 1867 » (p. 189). Il y mentionnait les 33 Pères de la Confédération et donc l’ensemble des personnalités politiques qui ont contribué d’une façon ou d’une autre à ce projet et y ont été associées. Bonenfant cherchait à établir une sorte de hiérarchie de ces hommes politiques au regard des instances (Conférence de Charlottetown, Conférence de Québec, Conférence de Londres) dans lesquelles ils ont été ou non présents. Cependant, si pour Bonenfant l’évocation des Pères de la Confédération devait comporter, bien entendu, les noms de ceux qui y avaient été favorables et y avaient contribué singulièrement (John A. Macdonald, George Brown), il convenait également de nommer ceux qui en avaient été les adversaires (Antoine-Aimé Dorion, Joseph Howe). Bonenfant revenait sur le parcours des plus significatifs d’entre eux et surtout ceux des Canadiens français (Étienne-Paschal Taché, George-Étienne Cartier, Hector Langevin, Jean-Charles Chapais). Selon Bonenfant, la Confédération était l’oeuvre des hommes politiques des colonies britanniques, mais il fallait aussi ajouter des représentants de la métropole (lord Charles Stanley Monck, Edward Watkin) ; surtout, Bonenfant indiquait que, derrière la longue liste des Pères de la Confédération, ceux-ci sont, au regard de leurs influences et de leur contribution respective, bien moins nombreux que les noms généralement retenus.

Le quatrième écrit de Bonenfant est relatif à « George-Étienne Cartier, juriste » (p. 211) et a été publié en 1966. Bonenfant y exposait la carrière d’avocat de Cartier. Sous l’angle publiciste, il notait combien Cartier était moins un théoricien qu’un praticien du pouvoir avec toutefois un intérêt prononcé pour la supériorité des institutions britanniques qu’il admirait par rapport aux institutions américaines. Cette supériorité tient alors notamment, de l’avis de Cartier, à l’existence de la Couronne qui, placée au-dessus des partis, n’a pas d’équivalent aux États-Unis. Son admiration pour les institutions britanniques se fonde encore sur un bicaméralisme constant et les exemples d’instauration d’une chambre unique dans d’autres pays qui ont suscité chez lui une certaine méfiance. Paradoxalement, Cartier, mais c’est là un des traits de son conservatisme, était opposé au suffrage universel et lui préférait le maintien d’un cens électoral fondé sur la richesse en immeubles. Sous l’angle privatiste, il a été favorable à l’abolition du régime seigneurial et a réalisé la décentralisation judiciaire. Cependant, Bonenfant estimait que la réforme la plus importante à mettre au crédit de Cartier était la codification du droit civil. Bonenfant voyait en Cartier le « premier d’une lignée d’hommes politiques canadiens-français à avoir décidé de jouer un rôle à l’intérieur d’institutions qui, à première vue, semblaient étrangères aux Canadiens français » (p. 222) et, notamment pour cette raison, celui-ci a trouvé grâce à ses yeux.

Le cinquième écrit de Bonenfant a été publié en 1971 : « Les craintes de la minorité anglo-protestante du Québec de 1864 à 1867 » (p. 225). Celui-ci profitait de l’actualité d’un projet de loi soumis la même année, qui avait fait craindre à la minorité anglo-protestante du Québec, par rapport à la majorité franco-catholique, que ses droits soient menacés, pour discuter des craintes analogues s’étant manifestées au moment de la naissance de la Confédération. Fidèle à son style habituel, Bonenfant prenait donc prétexte d’un évènement de son époque pour le relire à la lumière du passé. Il se penchait sur le rôle joué par Alexander Tilloch Galt, figure de proue de cette minorité, et sur son influence majeure dans le projet fédératif, notamment quant à l’attribution des compétences aux provinces et particulièrement la question de l’éducation. Bonenfant montrait que la problématique religieuse avait été au coeur de nombreuses discussions à cette époque et que la minorité anglo-protestante du Québec avait cherché, et dans une large mesure réussi, à obtenir des garanties qui se formaliseront dans l’article 93 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, celui-ci permettant aux minorités religieuses lésées dans leurs droits d’en appeler au gouvernement fédéral. Bonenfant illustrait de la sorte que la querelle portait alors moins sur la question linguistique que sur la thématique religieuse qui, elle, se révélait centrale.

La seconde section de la deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’évolution du fédéralisme canadien. Elle réunit trois textes signés respectivement par Stéphane Bernatchez, Julien Fournier et Patrick Taillon.

Dans le premier texte de cette section, Stéphane Bernatchez examine le thème suivant : « La sempiternelle crainte du gouvernement des juges » (p. 247). L’expression « gouvernement des juges » doit évidemment beaucoup à l’ouvrage d’Édouard Lambert[3] lorsqu’il analysait le contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois et son usage aux États-Unis. Ramené à l’essentiel, le « gouvernement des juges » désigne l’activité du juge qui « confisque à son profit une compétence fondamentalement politique, qui ne peut ni ne doit lui appartenir[4] ». Bernatchez, pour sa part, traite de l’écrit de Bonenfant publié en 1976 (reproduit dans l’ouvrage recensé) : « La Cour suprême et le partage des compétences ». Bernatchez observe fort pertinemment que l’écrit de Bonenfant « s’avère représentatif de la pensée juridique du XXe siècle, qui voyait dans le problème du juge la question fondamentale de la théorie du droit » (p. 247). En son temps, Maurice Hauriou (1856-1929) avait aussi déjà relevé « la place particulière reconnue au pouvoir judiciaire dans un État fédéral […] “les conflits entre les États particuliers ou bien entre États particuliers et État fédéral […] ne peuvent […] être réglés que par la voie judiciaire”[5] ». Le fédéralisme reposant sur un système de répartition et de régulation des compétences, les conflits entre ces dernières sont inévitables, et les juridictions représentent, à ce niveau, un rouage primordial. Suivant Bonenfant, le rôle joué par le juge se devait d’être limité à un pouvoir d’interprétation et non de création même si, comme le souligne très justement Bernatchez, la théorie de l’interprétation juridique ultérieure a prouvé que la simple application ne saurait occulter la création. Chez Bonenfant, la crainte est surtout caractérisée par une concurrence du juge par rapport à la démocratie représentative, laquelle conserve, croit-il, la seule légitimité. En lisant ensuite l’écrit même de Bonenfant, on relève des passages posant des questions d’une grande actualité compte tenu du « forum mondial des juges[6] » qui se manifeste, entre autres aspects, par un dialogue entre juridictions au-delà des frontières étatiques : « nous devons maintenant nous demander s’il vaut mieux que notre pays ait un gouvernement par les juges ou un gouvernement des représentants du peuple » (p. 247 et 248). Cela montre bien que les deux types de gouvernement ne sauraient vraiment cohabiter, et qu’ils ne peuvent se présenter que sous la forme d’une alternative : l’un doit triompher et l’autre, nécessairement, succomber. D’après Bonenfant, le gouvernement des juges est alors une véritable crainte dans la mesure où il peut mettre en échec les réformes désirées par le pouvoir politique. S’il reconnaît que la Cour suprême du Canada peut aider à imaginer des solutions politiques, il n’en demeure pas moins que, selon lui, à l’endroit de ces solutions, « les législateurs intéressés ont la responsabilité d’accepter, de modifier ou de rejeter » (p. 257). De la sorte, le dernier mot revient aux autorités politiques qui peuvent confirmer ou infirmer la décision judiciaire ; cependant, en toute hypothèse suivant Bonenfant, la réaction doit être marquée au sceau de la rapidité. En cela, il se fait précurseur tant la période actuelle montre une volonté accrue « du pouvoir politique de reprendre la main face aux contrôles soutenus que le juge lui impose[7] ». Observant l’histoire de la Cour suprême, Bonenfant remarque à quel point en réalité ses positions ne sont pas antiprovinciales ni antiquébécoises. Il met en exergue un aspect fondamental et, là encore, d’une actualité bouillonnante : « ce qui compte pour les institutions, leur réputation et leur efficacité, ce n’est pas ce qu’elles sont en réalité et comment elles fonctionnent, mais ce qu’on croit qu’elles sont et comment elles fonctionnent » (p. 259). Dans les sociétés de l’image et de la communication exacerbée qui sont celles du xxie siècle, ses mots résonnent fort à propos. Bien qu’il y ait eu amélioration quant à la composition de la Cour suprême, à ses modalités de nomination ou aux compétences qui lui sont attribuées, il reste que, selon Bonenfant, « [u]n bon gouvernement par les juges demeure toujours un gouvernement par les juges avec tous les dangers que cela comporte » (p. 271), ce qui marque autant sa crainte à l’endroit de ceux-ci que sa confiance indéniable et jamais démentie dans le système représentatif.

Julien Fournier poursuit sur le même thème avec un texte intitulé : « Un sursaut de fédéralisme centralisateur : Bonenfant et le partage de la compétence de mise en oeuvre des traités au Canada » (p. 273). Il étudie l’écrit de Bonenfant publié en 1977 (reproduit dans l’ouvrage recensé) : « L’étanchéité de l’A.A.N.B. est-elle menacée ? » Fournier introduit cet écrit de Bonenfant en soulignant combien l’Avis sur les conventions du travail de 1937 du Comité judiciaire du Conseil privé britannique a été favorable aux provinces et a engendré en réaction une critique particulièrement vive, même de la part de Bonenfant. Fournier note une certaine ambivalence inattendue de Bonenfant sur ce sujet, et ce, dans la mesure où ses précédents écrits sont davantage à inscrire dans une lignée décentralisatrice du fédéralisme et non dans la perspective centralisatrice qu’il défend dans cette publication de la fin des années 70. Néanmoins, Fournier considère que cet aspect est à relier au domaine particulier des relations internationales où, d’après Bonenfant, l’influence des provinces ne doit pas prédominer. Dans cet écrit, Bonenfant examinait à nouveau l’origine de l’article 132 de l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique en 1867 et l’Avis sur les conventions du travail de 1937 du Comité judiciaire du Conseil privé britannique ainsi que les critiques nombreuses et variées parues à ce sujet. Aux termes de cette décision, si le gouvernement fédéral a bien la compétence de conclure des traités, il n’en demeure pas moins que la mise en oeuvre de leurs dispositions relève de la compétence des provinces et non de l’État fédéral. S’agissant de la portée de cette décision, Bonenfant énonce alors que celle-ci conduit manifestement à un Canada placé dans « l’étrange situation d’un pays où le pouvoir fédéral peut conclure des traités sans être capable de mettre en vigueur les dispositions de ce traité qui, en vertu de la division des compétences, relèvent des provinces » (p. 286). Là encore, Bonenfant marquait son attachement à la démocratie représentative en considérant que, devant cette incertitude du fédéralisme, la solution doit revenir non pas à l’interprétation judiciaire mais à la décision du législateur et qu’il faut prôner une décision irrévocable qui doit demeurer politique et non judiciaire. S’appuyant sur son attrait du comparatisme, Bonenfant relevait les exemples constitutionnels américain, australien et allemand ainsi que la façon dont ils réglaient la question du droit international dans le contexte particulier du fédéralisme.

Patrick Taillon inscrit sa contribution dans cette logique du fédéralisme à renouveler par un texte titré « Le fédéralisme de participation et l’urgence de réinventer les institutions fédérales » (p. 293), où il introduit lui aussi un écrit célèbre de Bonenfant, « La république des maquignons », publié en 1962. Taillon insiste d’emblée sur les réformes prioritaires suggérées par Bonenfant comme remèdes aux dysfonctionnements du fédéralisme canadien qui doit être renouvelé. L’idée centrale est que, parmi les deux grands traits du fédéralisme, il y a urgence à résoudre le problème de la participation avant celui de l’autonomie. Comme le mentionne Taillon, « [p]our Bonenfant, le fédéralisme est littéralement un échec sur le plan de la participation » (p. 296), en raison notamment de l’absence de représentation des intérêts des provinces à plusieurs niveaux : dans le processus de modification de la Constitution, au Sénat, à la Cour suprême. Cette participation est déficiente certes en ce qui a trait aux provinces, mais elle est encore moins à la hauteur, selon la conception de Bonenfant, dans le cas des Canadiens français. Si d’aucuns considèrent qu’autonomie et participation doivent aller de concert dans le fédéralisme, Taillon montre que Bonenfant considère que l’un ne doit pas prendre l’ascendant sur l’autre et qu’à choisir c’est finalement la participation qu’il convient de privilégier et non l’inverse. Taillon précise néanmoins qu’une participation accrue ne résoudra pas pour autant l’intégralité des questions et qu’elle ne réglerait pas intégralement la protection des droits et des intérêts « des Canadiens français en général, et des Québécois en particulier » (p. 299) eu égard aux multiples rapports de force (politiques, démographiques, économiques) existant entre les francophones et les anglophones au Canada. Dans son écrit « La république des maquignons », Bonenfant indiquait un certain déterminisme du fédéralisme en observant que celui-ci « n’est pas un système qu’on choisit par plaisir ou caprice : même s’il obéit à un désir naturel de réussir la synthèse de l’un et du multiple, il est imposé par la géographie, l’histoire, la variété des races et des cultures » (p. 301). Dans le même temps qu’il mettait en exergue la grande actualité du phénomène fédéraliste à l’échelle internationale, il précisait que le Canada ne devrait pas l’abandonner : toutefois, son fonctionnement apparaît imparfait, notamment en raison du déficit de participation dont font l’objet les Canadiens français, singulièrement à l’échelle des institutions. C’est la raison pour laquelle, reprenant une maxime qui lui est chère, Bonenfant estimait qu’il ne faut pas se contenter de l’existant et le croire idéal mais, bien au contraire, appréhender le fédéralisme comme « un système en perpétuelle évolution » (p. 307) qui, devant les défis du passé, du présent et de l’avenir, doit constamment se transformer au risque de se dévoyer.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage est relative aux institutions parlementaires et, à l’instar de la deuxième partie, elle entremêle des écrits de Bonenfant et des textes analysant certaines de ses parutions significatives ou de ses apports majeurs dans le cadre proprement institutionnel.

Cette partie débute par un texte de Marc Chevrier intitulé « Un publiciste technophile nommé Jean-Charles Bonenfant » (p. 311), où il analyse conjointement deux écrits de ce dernier – dont « L’évolution du statut de l’homme politique canadien-français » (reproduit dans l’ouvrage recensé) – dans lesquels, selon lui, transparaît le souci théorique de Bonenfant qui tient à mettre en valeur le domaine politique en lui-même. D’après Chevrier, Bonenfant dessine dans ses écrits l’esquisse d’une science politique nouvelle. Il y formule ainsi trois questions : 1) Quelles sont les mutations du pouvoir politique observables aujourd’hui qui influent notamment sur le rôle des hommes politiques canadiens-français ? 2) Quelle science politique faut-il en conséquence ? 3) De quelle science politique le Canada français a-t-il été capable et quelles orientations doit-il lui donner ? Chevrier revient successivement sur chacune d’entre elles. S’agissant de la première question, il souligne que deux constats s’imposent à Bonenfant : l’activité du député s’est transformée ; des groupes rivaux lui disputent le pouvoir. Bonenfant remarquait en effet à quel point les technocrates, les membres des groupes de pression et les vedettes des arts de communications concurrencent les représentants élus. En ce qui conserve la deuxième question, la réponse est relativement simple, selon Chevrier : la science politique doit s’attacher à un nouvel objet, une nouvelle science. Il appert que, de l’avis de Bonenfant, l’homme politique à venir sera détenteur moins d’un pouvoir que d’une fonction de contrôle : l’objet changeant, la science qui l’étudie doit évoluer également. Enfin, concernant la troisième question relative à la science politique au Canada français, Bonenfant se révélait très critique à son endroit, notamment par rapport à celle qui avait cours au Canada anglais. Pour cette raison, il suggérait en particulier de répertorier tout ce qui avait pu être effectué comme travaux, de multiplier les coopérations entre universités. En un mot, il convient de repenser autant les hommes et leurs actions que l’étude de ces dernières.

Magali Paquin poursuit avec un texte intitulé « Jean-Charles Bonenfant, artisan de la modernité parlementaire au Québec » (p. 333). Elle examine les apports majeurs et protéiformes de Bonenfant au parlementarisme québécois. Comme elle l’affirme, « [p]our qui sait lire entre les lignes, les textes de Bonenfant sont truffés d’indices et d’opinions personnelles sur les enjeux qui animent les coulisses du Parlement de son temps » (p. 334). Paquin rappelle les différentes étapes du parcours de Bonenfant au Parlement du Québec qui ont amené celui-ci à en devenir directeur de la Bibliothèque. Son rôle a été celui d’un réformateur de la procédure parlementaire à travers, notamment, des propositions sur l’initiative législative des députés, le travail en comité et l’économie de temps dans le travail parlementaire. Avec le recul et des sources inédites, Paquin, agente de recherche à l’Assemblée nationale du Québec, montre que Bonenfant a oeuvré véritablement pour l’allègement du formalisme de l’institution, pour la francisation des termes parlementaires et pour l’effacement de la monarchie au Québec. Si Bonenfant est attaché aux symboles des institutions, ceux qui lui semblent anachroniques, et qu’il nomme « rites inutiles engendrés par l’histoire » (p. 341), doivent être éludés, car ils n’apportent rien à la chose publique. Plus que les hommes qui siègent, c’est l’image de l’institution et son fonctionnement qui doivent être changés et, à ce titre, les propositions de Bonenfant ont permis de mettre l’institution au diapason de son temps. On trouve une grande partie de ses idées à cet égard dans un écrit paru en 1967 (reproduit dans l’ouvrage recensé) : « De Westminster à Québec ». Bonenfant y étudiait l’origine des institutions au Canada et l’influence anglo-saxonne qui les marquait, en particulier dans le décorum et les attributs. Cependant, derrière la description pointait rapidement la critique, à savoir que les modalités du travail parlementaire devraient être revues. Un trait présent constamment dans ses écrits est que Bonenfant n’entend pas critiquer pour stigmatiser et s’en tenir à un seul regard dépréciatif, car immédiatement il suggère et propose. Si les institutions doivent se moderniser, ceux qui y siègent doivent encourager également ces changements et comprendre combien les unes et les autres en sortiront grandis.

Enfin, Noura Karazivan vient clore l’ouvrage de Binette, Taillon et Laforest en analysant également un écrit de Bonenfant, publié en 1972 (reproduit dans l’ouvrage recensé), dans son texte intitulé « Quelques observations sur “La vocation manquée du Sénat canadien” » (p. 367). Karazivan y observe que Bonenfant s’employait, dans cet écrit, à démontrer que le Sénat canadien, du moins au cours des 30 premières années de son existence, avait failli à son rôle de chambre fédérale, à sa vocation. Elle précise que, au dire de Bonenfant, « [p]lutôt que d’agir comme instrument de protection des minorités et de participation des entités fédérés, le Sénat s’est contenté de reproduire les intérêts partisans. Plutôt que d’incarner la dualité canadienne, il s’est satisfait de valoriser ses propres membres et de tenter d’accroître son influence au sein du Cabinet » (p. 367). Karazivan fait cependant valoir que, depuis la rédaction de cet écrit de Bonenfant, de nombreux aspects ont connu une modification qui le conduirait peut-être aujourd’hui à revenir sur sa critique acerbe à l’endroit de cette institution.

Conclusion

En insérant des écrits de Bonenfant dans leur ouvrage, Binette, Taillon et Laforest invitent à relire cet auteur à l’abondante production. Au surplus, les textes produits par les différents auteurs permettent de prendre du recul par rapport aux écrits de Bonenfant et de voir combien, outre ses nombreux constats, une certaine préscience émane de ses publications. En définitive, plus qu’un hommage, cet ouvrage collectif se veut également un témoignage, que ce soit à l’égard de l’auteur, de ses apports et de son influence, ou encore concernant l’époque actuelle, sur ce qu’offre comme plus-value un parcours riche, intense et autant diversifié que celui de Bonenfant. Décloisonner, voilà ce à quoi invitent Binette, Taillon et Laforest ainsi que tous les autres auteurs de cet ouvrage avec, en filigrane, l’idée que toute expérience dans un domaine, loin d’être un frein, est bien au contraire un dynamisme et que l’érudition, lorsqu’elle ne conduit pas à devenir pédant en se limitant à la satisfaction de son propre savoir, constitue encore et toujours une valeur qui ne peut conduire qu’à partager. De ce point de vue, Bonenfant, homme atypique, est un modèle, et les auteurs n’auraient pu témoigner à son endroit plus de respect qu’en ajoutant un nouveau chapitre au roman de sa vie, ce qu’ils ont fait, chapitre dont il aurait assurément apprécié la lecture.