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En 2014, le Parlement canadien a adopté la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation[1]. Cette loi s’apparente à celles qui sont déjà en vigueur en Suède, en Norvège, en Islande ou plus récemment en France et qui sont généralement qualifiées d’abolitionnistes ou de néo-abolitionnistes[2]. Elles ont toutes au moins trois points communs qui suscitent de manière variable des débats.

Le premier point commun de ces lois est la criminalisation des clients. C’est la disposition la plus contestée et celle qui retient davantage l’attention des médias comme du champ scientifique. En pratique, les poursuites sont très rares, voire exceptionnelles, au Canada et au Québec à tout le moins[3]. Le deuxième point commun est la décriminalisation de la vente de ses propres « services sexuels[4] ». Comme le précise le ministère de la Justice du Canada, la Loi accorde une « immunité » aux personnes prostituées en soustrayant « expressément de toute poursuite pénale les personnes qui reçoivent un avantage matériel de leurs propres services sexuels[5] ». Cette « immunité » ne provoque plus aujourd’hui de véritables débats dans les sociétés occidentales. En effet, conservateurs, libéraux et socialistes rejettent majoritairement l’approche prohibitionniste qui tendait à criminaliser les personnes prostituées[6].

Les données officielles attestent ainsi un réel infléchissement de la politique pénale canadienne depuis les dix dernières années, à l’égard des personnes prostituées en particulier[7]. Les autres infractions liées à la prostitution, comme le proxénétisme, la publicité de services sexuels ou l’exploitation d’une maison de débauche, restent en revanche globalement stables, avec environ une centaine de cas par an au Québec[8]. Cette politique pénale s’est notamment traduite par le fait que les femmes, qui représentaient 55 % des personnes poursuivies pour une infraction en rapport avec la prostitution en 1998, ne correspondent plus, en 2014, qu’à 9 % des personnes poursuivies[9].

Enfin, le troisième point commun, qui retient beaucoup moins l’attention des pouvoirs publics et de la doctrine, est que toutes ces lois encouragent officiellement la sortie de la prostitution. Au Canada, la Loi dispose ainsi « qu’il importe de protéger la dignité humaine et l’égalité de tous les Canadiens et Canadiennes en décourageant[10] » la prostitution. À cette fin, le législateur invite les personnes qui se livrent à la prostitution à « abandonner cette pratique », ce qui est également le souhait de la quasi-totalité des personnes visées[11]. On ne sait cependant pas grand-chose sur la stratégie mise en place par le gouvernement pour appuyer cette sortie[12]. Tout au plus peut-on relever que le gouvernement fédéral a débloqué un budget de 20 millions de dollars pour une période de cinq ans, mais les différentes initiatives financées n’ont pas été, pour le moment, évaluées[13]. Cette absence de données n’est guère surprenante. Le volet social de la prostitution est toujours « oublié[14] » par les politiques publiques comme par la doctrine juridique qui centre principalement ses travaux sur le droit criminel.

Les recherches sur l’accès aux droits sociaux (chômage, aide sociale, accidents du travail, prestations familiales, retraite, etc.) des personnes prostituées sont ainsi relativement rares[15]. Un tel manquement analytique contraste avec le fait, nulle part contesté, que la faiblesse des revenus et des régimes de protection sociale est l’une des premières causes d’entrée et de maintien dans la prostitution[16]. Ce sont, par exemple, ce constat et d’importantes contestations nationales et internationales[17] qui ont conduit le Parlement britannique à mettre sur pied une commission d’enquête pour mesurer l’impact de la réforme de l’aide sociale (Universal Credit) sur l’augmentation du recours à la prostitution (survival sex)[18].

Pour contribuer à documenter cet enjeu au Canada et au Québec en particulier, nous proposons d’étudier ici l’accès des personnes qui vivent ou ont vécu de la prostitution à un droit social en particulier, c’est-à-dire l’aide sociale. Depuis 1969 au Québec, ce droit consacre le « principe selon lequel tout individu dans le besoin a droit à une assistance de la part de l’État, quelle que soit la cause immédiate ou éloignée de ce besoin[19] ». Et ce droit est « justiciable[20] ». En d’autres termes, l’admissibilité à l’aide sociale ne relève plus du pouvoir discrétionnaire de l’Église, de notables ou de l’Administration, mais de critères, légalement définis, dont le non-respect par l’État peut être contesté devant un juge, et ce, depuis 50 ans[21]. Ainsi, en cas de refus de versement de l’aide sociale ou de suspension ou encore à la suite de réclamations de prestations allouées en trop, les prestataires peuvent contester ces décisions en cour.

À partir d’une analyse de la doctrine à notre disposition et des rares cas où des personnes qui vivent ou ont vécu de la prostitution « mobilisent le droit[22] » pour contester une réclamation du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, nous voulons examiner dans quelle mesure la justiciabilité du droit à une « assistance de l’État » permet de répondre à l’objectif fixé par le législateur canadien et d’encourager la sortie de la prostitution.

À cette fin, et après avoir brièvement documenté la réalité des personnes prostituées prestataires de l’aide sociale (partie 1), nous analyserons le parcours judiciaire qu’elles traversent pour contester une réclamation de « prestations reçues sans droit, en raison de revenus non déclarés » provenant de la prostitution (partie 2). Devant le constat qu’en l’état actuel du droit ce parcours et ces réclamations n’encouragent pas la sortie de la prostitution, mais qu’ils peuvent se traduire par un encouragement à la prostitution, nous reprendrons à notre compte l’hypothèse soumise dans l’appel à communication à l’origine de notre texte[23]. Plus précisément, et à la suite d’autres travaux[24], nous défendrons l’hypothèse que le recours aux droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, peut être un « levier juridique » pour contester des réclamations financières qui font obstacle, de facto, à toute sortie de la prostitution (partie 3).

1 Prostitution et aide sociale

À notre connaissance, il n’existe aucune donnée officielle au Canada ou au Québec sur le nombre de personnes prostituées et sur leur classe sociale d’origine[25]. Nous ne sommes donc pas en mesure d’évaluer exactement le nombre et la proportion de personnes prostituées qui bénéficient actuellement de l’aide sociale ou qui pourraient légalement y prétendre. Il n’est cependant pas contesté qu’elles ne font pas partie des classes possédantes (1.1). Un nombre considérable de personnes prostituées sont ainsi potentiellement admissibles à l’aide sociale ou prestataires de celle-ci, malgré des critères extrêmement restrictifs (1.2). De surcroît, au regard des politiques dites d’« activation au travail » (workfare) des prestataires de l’aide sociale et de ce qui se passe dans d’autres pays, la question de savoir si l’État pourrait lui-même encourager les prestataires de l’aide sociale à se prostituer nous semble devoir être posée (1.3). Par ailleurs, une très forte proportion des individus admissibles à l’aide sociale n’en fait pas la demande, problématique qui touche tout particulièrement les personnes prostituées (1.4). Enfin, pour les personnes légalement admises à l’aide sociale, les données consultées révèlent qu’une infime minorité d’entre elles déclarent les sommes perçues de la prostitution. Elles vivent ainsi avec la crainte d’être poursuivies pour fraude à l’aide sociale, ce qui a d’importantes répercussions sur l’exercice des droits, notamment en matière criminelle (1.5).

1.1 Les données actuelles

En l’absence de données officielles, et pour tenter de documenter la population prostitutionnelle au Québec comme au Canada, on doit s’appuyer sur des études de terrain réalisées la plupart du temps à l’initiative d’organismes communautaires ou par des universitaires en collaboration[26]. Dans ces travaux, les données sur la catégorie sociale à laquelle appartiennent les personnes qui vivent de la prostitution et sur leur état de santé sont globalement homologues.

Pour notre part, nous nous appuierons sur l’étude réalisée par la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), avec la participation, entre autres, du Secrétariat à la condition féminine du gouvernement du Québec et du Service de police de la Ville de Montréal[27]. Cette étude est basée sur des questionnaires soumis à 109 femmes (dont 23 ont aussi participé à une entrevue qualitative), venant de six régions du Québec, qui étaient encore actives dans l’industrie du sexe au moment de la recherche (n = 49) ou qui l’avaient quittée (n = 60). Elle révèle tout d’abord que les femmes autochtones sont surreprésentées (20,8 %). Les deux tiers des répondantes sont célibataires (65,1 %) et à la tête d’une famille monoparentale (66,3 %). Près de la moitié n’a pas de diplôme du secondaire (46,3 %) et plus du tiers de ces femmes est entré dans la prostitution alors qu’elles étaient mineures (36,8 %). Elles ont des dettes (de drogue, d’électricité, de téléphone, de loyer, à l’aide sociale, etc.), qu’elles soient actives ou non dans l’industrie du sexe (64,2 %). Les trois quarts de celles qui y sont actives ont un casier judiciaire (73,9 %) contre la moitié de celles qui l’ont quittée (48,3 %). L’immense majorité des répondantes ont subi de la violence physique (77,6 %), sexuelle (70,4 %) ou conjugale (68,5 %), et plus du tiers a connu une situation d’inceste (38,0 %). Enfin, les deux tiers déclarent des problèmes de santé mentale (69,4 %) ou de santé physique (66,3 %), ou des deux à la fois.

Ainsi que le relèvent les auteures de cette étude, leur échantillon ne peut être considéré comme représentatif, notamment parce qu’il est exclusivement composé de femmes qui « avaient déjà pensé à quitter l’industrie du sexe ou qui l’avaient quittée[28] ». Il permet cependant de dégager une « tendance » amplement confirmée par d’autres études réalisées depuis au Québec[29] et à l’étranger[30], sans qu’il soit besoin ici d’insister. On relèvera simplement que dans l’échantillon de l’étude de la CLES une seule personne est de nationalité étrangère. De nombreuses études ont cependant montré que c’est là une catégorie sociale disproportionnellement représentée dans la prostitution[31]. À titre d’exemple, en France, l’immense majorité des personnes prostituées sont de nationalité étrangère (86,0 %)[32], très souvent des sans-papiers. Comme au Québec, toutes ces personnes n’ont pas le droit à l’aide sociale, à l’exception de celles à qui l’État reconnaît le statut de « demandeurs d’asile[33] ».

Concernant le taux de personnes qui vivent ou ont vécu de la prostitution et qui sont prestataires de l’aide sociale, les données varient de manière importante selon les études publiées et les méthodes de recherche retenues. Néanmoins, elles sont unanimes à constater qu’une proportion considérable de celles qui sont toujours actives dans l’industrie du sexe dépend de l’aide sociale, soit de 35,0 à 100,0 % selon les études (voir le tableau 1).

Tableau 1

Prostitution et prestataires de l’aide sociale[34]

Prostitution et prestataires de l’aide sociale34

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En ce qui concerne précisément les personnes qui ont quitté l’industrie du sexe, les taux de prestataires varient de 45,0 à 70,0 % selon les études. Nous tenons à insister ici sur une importante étude réalisée à Winnipeg, au Manitoba, auprès de 62 femmes ayant quitté la prostitution depuis plus de trois ans (médiane), qui révèle que seulement 27,4 % d’entre elles ont un emploi sur le marché du travail. Environ les deux tiers de ces femmes (65,3 %) dépendent des régimes d’assistance sociale (aide sociale et subvention au logement principalement)[35]. Ces résultats sont globalement équivalents à ceux de l’étude de la CLES, réalisée au Québec, dans laquelle 63,0 % des personnes ayant quitté la prostitution sont prestataires de l’aide sociale.

La très grande majorité des personnes interrogées dans ces études est donc extrêmement pauvre, avant d’entrer dans l’industrie du sexe, pendant son passage et après avoir quitté cette industrie. Par conséquent, si la prostitution est un « choix » pour certaines personnes, ce « choix » est dans l’immense majorité des cas celui de personnes dans le dénuement, légalement admissibles à l’aide sociale ou qui le seraient si la Loi n’excluait pas les sans-papiers de ce régime de protection sociale.

1.2 L’accès à l’aide sociale

Théoriquement, les personnes qui vivent de la prostitution et qui sont légalement admises sur le territoire national bénéficient des mêmes droits sociaux que le reste de la population. En ce qui a trait particulièrement à l’aide sociale, elles peuvent avoir accès aux deux programmes existants : le Programme d’aide sociale (aucune contrainte à l’emploi) et le Programme de solidarité sociale (contraintes sévères à l’emploi). Elles doivent alors remplir les critères d’admissibilité de la Loi, concernant notamment la nationalité, l’âge et les conditions de ressources. Au Québec, seule la catégorie sociale la plus pauvre de la société et légalement admise sur le territoire peut donc prétendre à une aide de l’État. Au moins 8 % de la population québécoise est ainsi prestataire de cette assistance de base[36].

Pour être admissible au Programme d’aide sociale (le programme pour les personnes sans contraintes sévères à l’emploi), un ou une célibataire doit disposer de moins de 887 $ en avoir liquide, au moment du dépôt de sa demande[37]. Il lui est alors possible de prétendre à une aide de 644 $ par mois[38]. Quant aux personnes en couple, sans enfant, elles peuvent percevoir 997 $, soit moins de 500 $ chacune, si elles démontrent ne posséder pas plus de 1 268 $ en avoir liquide[39].

Une personne qui a des « contraintes sévères à l’emploi » peut être admissible au Programme de solidarité sociale, qui permet d’obtenir une prestation majorée d’environ un tiers, soit 978 $ pour une personne seule. Cependant, il lui faut non seulement remplir les conditions précédentes mais également démontrer, par la production d’un rapport médical, que son « état physique ou mental est, de façon significative, déficient ou altéré pour une durée vraisemblablement permanente ou indéfinie et que, pour cette raison et compte tenu de ses caractéristiques socioprofessionnelles », elle « présente des contraintes sévères à l’emploi[40] ». Et cette dernière condition se révèle particulièrement exigeante pour les prestataires visés[41].

Certes, il existe différentes aides d’appoint et des exceptions : en cas de contrainte temporaire à l’emploi, pour les enfants à charge, pour les frais dentaires, pour certaines sources de revenus admissibles, etc. Toutefois, les sommes attribuées, peu importe la situation, ne permettent pas de répondre aux besoins de base des personnes visées et de les aider à sortir de la pauvreté, selon le Comité consultatif de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale[42]. Elles se démènent alors tant bien que mal pour remplir les critères les moins désavantageux possible.

Les prestataires ont également le droit de percevoir des revenus supplémentaires sans que ces sommes soient déduites du montant de l’aide sociale, en travaillant à temps partiel, mais de manière très limitée. Ainsi, théoriquement, comme la prostitution n’est pas illégale, une personne qui y recourt peut légalement percevoir l’aide sociale si elle remplit les critères ci-dessus et qu’elle ne reçoit pas davantage que les sommes réglementairement autorisées. Plus précisément, elle devra faire la preuve que son revenu mensuel provenant de la prostitution ne dépasse pas 200 $ si elle n’a aucune contrainte à l’emploi ou 100 $ par mois si elle a des contraintes sévères à l’emploi[43], élément sur lequel nous reviendrons. Toutes les sommes perçues au-delà de ces seuils devront être déclarées et seront déduites de la prestation.

1.3 L’activation au travail (Workfare) et la prostitution

Par ailleurs, les prestataires qui n’ont pas de contraintes à l’emploi sont tenus de faire des démarches pour trouver un travail[44]. C’est un mécanisme dit d’« activation au travail » ou de workfare[45]. Les prestataires doivent signer le Plan d’intégration en emploi élaboré avec les agents du Ministère pour percevoir l’allocation de participation (136 $ pour une personne seule)[46]. Ce plan peut cependant inclure l’obligation d’accepter un emploi offert et de « maintenir un lien d’emploi ». En cas de refus d’un travail ou de démission injustifiée[47], l’allocation de participation peut être suspendue et l’allocation de base accordée réduite[48].

Catherine Charron a étudié le mécanisme d’activation au travail en vigueur pendant la période 1998-2005, qui est globalement équivalent à celui d’aujourd’hui. En analysant environ 360 jugements rendus par le Tribunal administratif du Québec, elle a répertorié les emplois « offerts » ou plutôt « accessibles » aux prestataires. Elle ne mentionne pas la prostitution, mais relève que ces emplois sont « peu rémunérateur[s] et de mauvaise qualité, […] fortement ségrégués selon le sexe et particulièrement inégalitaires[49] ». Elle souligne également la jurisprudence du Tribunal selon laquelle le « mot “emploi” désigne tout genre de travail[50] ». Ainsi, conclut l’auteure, pour les prestataires de l’aide sociale, « [l]e droit de choisir librement son travail disparaît[51] ».

Comme la « vente de ses propres services sexuels » n’est pas illégale au Canada, la question se pose de savoir si les agents du Ministère peuvent suggérer aux prestataires de se prostituer et l’inclure dans le Plan d’action, comme cela se fait dans certains États[52]. Nous ne disposons d’aucune information sur ce point. Depuis 2014 et l’adoption de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation qui souhaite décourager la prostitution, on peut simplement faire l’hypothèse que le refus d’une telle « offre d’emploi » serait justifié par le Tribunal[53]. En revanche, la question reste entière pour le refus d’une offre de « danseuse » dans un « club de strip-tease », par exemple. Au Royaume-Uni, le ministère responsable suggérait récemment aux prestataires de répondre à des offres de « dances in adult entertainment establishments[54] ». À la suite de la médiatisation de ces offres d’emploi, ledit ministère les a retirées de son site Web.

1.4 La non-demande d’aide sociale

Au-delà des données consultables sur le nombre de prestataires et de la théorie juridique, il est bien établi que l’accès à l’aide sociale constitue une véritable course d’obstacles pour des personnes vulnérables, souvent handicapées. Par exemple, il est bien documenté qu’un nombre considérable de prestataires admissibles ne fait pas valoir ses droits sociaux, y compris à l’aide sociale[55]. S’il n’existe pas d’étude chiffrée sur la question au Québec, nous pouvons cependant signaler une recherche réalisée en France sur le non-recours à l’aide sociale et qui évalue que plus du tiers (36 %) des personnes admissibles ne la perçoivent pas[56].

D’autres études montrent que cette problématique concerne tout particulièrement les personnes qui recourent à la prostitution, peu importe l’encadrement juridique de la prostitution, qu’elle soit légale[57] ou non[58], que les clients soient criminalisés ou non. Une étude réalisée aux Pays-Bas, où la vente et l’achat de « services sexuels » sont légaux à condition que les personnes prostituées se déclarent auprès des autorités, estime que seulement « 4 % des personnes qui vendent des services sexuels aux Pays-Bas sont inscrites, les autres travaillant dans la clandestinité[59] ». En Allemagne, pays où ce type d’achat est également légal et qui compte 400 000 personnes prostituées, soit le plus grand nombre par habitant en Europe, seulement 44 d’entre elles se seraient enregistrées pour bénéficier de l’assurance santé, des régimes de pension et autres prestations sociales. Aucune d’entre elles n’aurait reçu de contrat d’emploi ni engagé des poursuites pour non-paiement des heures travaillées[60]. Une autre étude menée auprès de personnes prostituées au Royaume-Uni estime qu’environ un tiers (30 %) ne réclament pas les prestations d’aide sociale auxquelles elles pourraient légalement prétendre[61]. Bref, de la même manière que les personnes prostituées ne portent plainte à la police en cas d’agression que de façon exceptionnelle, elles font très peu valoir leurs droits sociaux.

Les principales raisons avancées pour expliquer cette « non-demande[62] » sont que nombre d’entre elles vivent dans l’illégalité, et qu’elles ne souhaitent pas déclarer le lieu de prostitution, préférant garder leur anonymat de peur de faire l’objet d’enquêtes de la part des autorités, notamment des services sociaux[63]. D’autres études mettent l’accent sur les critères d’admissibilité et les conditions à cet égard trop « restrictives », ou encore sur l’ampleur des démarches à entreprendre qui se trouvent peu adaptées aux personnes actives dans l’industrie du sexe[64]. Lors des auditions réalisées dans le cadre de la Commission d’enquête Universal Credit and Survival Sex au Royaume-Uni, les témoins insistaient ainsi sur les délais d’attente entre le dépôt de la demande et l’obtention de l’aide, sur les barrières administratives, telles les difficultés à obtenir des renseignements, sur l’impossibilité de fournir des réponses à des questions personnelles ou familiales, sur l’incapacité à remplir des formulaires sur un ordinateur, sur l’impossibilité de se déplacer et de se rendre aux rendez-vous fixés par l’Administration, sur l’absence de compte bancaire, etc.[65]. Et toutes ces contraintes ou ces barrières sont présentées par les témoins comme des encouragements à la prostitution (survival sex).

1.5 La fraude à l’aide sociale et l’exercice des droits

Aucune donnée n’existant sur le nombre de prestataires de l’aide sociale qui recourent à la prostitution, nous ne pouvons préciser non plus combien d’entre elles font de fausses déclarations à l’aide sociale[66]. Nous avons cependant vu que les personnes actives dans l’industrie du sexe, que cette dernière soit légalisée ou non, sont peu nombreuses à déclarer leur activité aux services sociaux, y compris aux services de santé[67]. A fortiori, compte tenu des répercussions financières, elles sont donc encore plus rares à déclarer leurs revenus aux services fiscaux ou de l’aide sociale. Certaines disposent des connaissances nécessaires et déclarent certes des revenus, pour tenter de bénéficier par exemple des régimes de retraite, d’accidents du travail, d’assurance maladie ou d’un prêt bancaire, mais sous de fausses activités[68]. Par ailleurs, en raison du montant de l’aide sociale accordée et des revenus du travail autorisés (100 $ ou 200 $), il n’est pas très surprenant que nombre de ces personnes soient contraintes de faire de fausses déclarations[69], tout particulièrement les femmes.

Une étude réalisée en 2002 par le Bureau de la recherche du ministère de la Justice du Canada relevait ainsi que « la fraude de l’aide sociale est un problème très sexospécifique ». Selon ce rapport, les femmes sont contraintes d’enfreindre la Loi « pour réduire leur pauvreté et celle de leurs enfants », dont elles ont le plus souvent la charge, mais elles sont également « les plus susceptibles d’être visées par les inspecteurs de l’État[70] ». Ce fait a depuis été confirmé par d’importantes études scientifiques[71].

Les fraudes par nécessité et le ciblage par les pouvoirs publics ont des répercussions directes sur la capacité des personnes prostituées à faire valoir leurs droits, en matière criminelle notamment. À vrai dire, nombre de prestataires qui recourent à la prostitution et qui sont victimes de crimes ne le dénoncent pas à la police, de peur qu’une enquête des services sociaux soit diligentée ou bien qu’on leur retire l’aide sociale ou la garde de leurs enfants. À cet égard, mentionnons le témoignage de cette organisatrice communautaire recueilli par la Chambre des communes du Royaume-Uni :

For us as a charity that documents crime, individuals who blend sex work and benefits do not report. They will report anonymously to share in their communities but they will not report to police, they will not go through the criminal legal system. There is no chance. People who blend sex work with precarious labour and other jobs will not report. People who are parents will not report. There are large contingents of people who are trading sex in this country who will not report the predators[72].

Et comme nous le verrons ci-dessous, au regard des enquêtes réalisées par le Ministère, qui peuvent s’appuyer sur des rapports de police, ces craintes ou ces renoncements des prestataires de l’aide sociale à porter plainte, même pour les crimes les plus graves, peuvent sembler, au moins dans certains cas, justifiés.

2 Prostitution et justiciabilité du droit à l’aide sociale

Ainsi que le souligne Claire Magord, « [l]a justice des pauvres présente les mêmes caractéristiques que le public auquel elle se destine : elle est précaire, méconnue voire ignorée et abandonnée par les pouvoirs publics[73] ». Il existe certes un certain nombre de travaux au Québec qui analysent et dénoncent la gestion pénale ou néolibérale du social[74], les mécanismes d’activation au travail[75]. Cependant, les études sur la jurisprudence et le rôle du tribunal responsable de l’aide sociale restent encore peu nombreuses au Québec[76] comme en France[77].

Alors pour tenter de retracer le parcours judiciaire des personnes qui ont des revenus de prostitution et qui sont prestataires de l’aide sociale, nous nous appuierons ici sur l’analyse des jugements rendus par le Tribunal. Nous présenterons de manière chronologique les différentes étapes du contentieux, de l’enquête administrative jusqu’en cour (2.1), avant d’analyser l’un des principaux motifs de contentieux, à savoir l’existence de « gains » ou de « revenus du travail » non déclarés (2.2) et le contentieux en tant que tel (2.3). Enfin, nous reviendrons sur la difficulté qu’éprouve le Tribunal à qualifier les revenus en question et sur ses conséquences à l’égard des prestataires (2.4).

2.1 Le parcours judiciaire : de l’enquête au tribunal

Les données et les études sur le travail des inspecteurs de l’aide sociale sont rares[78]. Un rapport du Vérificateur général du Québec de 2010 offre cependant de précieuses informations[79]. Il ressort de ce document qu’une part importante, voire une grande majorité des enquêtes administratives, sont déclenchées à la suite de dénonciations qui peuvent être anonymes. En 2009-2010, le Ministère a reçu environ 14 000 dénonciations, qui ont presque toutes été traitées par les services compétents[80]. Et l’analyse du contentieux confirme l’importance de cette pratique[81].

Après la première analyse, un agent décide si le dossier doit ou non être envoyé à un enquêteur. Ce dernier dispose d’importants pouvoirs[82]. Il peut convoquer les personnes en question, des témoins, se déplacer sur les lieux ou exiger des documents, que ce soit auprès de banques, des compagnies téléphoniques[83], des journaux (service des petites annonces), de la police ou des employeurs par exemple. Les affaires qui se rendent en cour révèlent ainsi que les enquêtes menées par les inspecteurs peuvent être particulièrement poussées, à l’aide notamment des rapports de police[84].

Le déroulement des enquêtes et surtout des entretiens est très souvent contesté par les personnes prostituées ou leurs avocats. On décrit différentes formes de pressions de la part des inspecteurs[85] ou de l’intimidation concernant la garde des enfants, le fait que les prestataires ne reçoivent pas toute l’information nécessaire quant à leurs droits et aux conséquences de leurs déclarations[86]. Il peut également être mentionné que la personne souffre de graves problèmes de santé mentale et qu’elle est sous l’effet de drogues au moment de l’entretien[87].

Nous pensons, par exemple, au cas de cette femme qui a déclaré au Tribunal « qu’elle avait pris des médicaments et se sentait nerveuse, étant seule avec l’enquêtrice qui se faisait insistante et lui parlait de ses enfants et de ses problèmes de garde en regard de la DPJ[88] ». La situation est semblable pour une femme de 25 ans qui témoigne le jour de l’audience, quatre ans après la suspension de l’aide sociale[89]. Elle explique avoir eu recours à la prostitution de manière occasionnelle pour pouvoir se payer des vacances, mais elle conteste avoir perçu des revenus de la prostitution pendant la période visée. Elle raconte alors avoir été convoquée par un enquêteur qui disait vouloir lui remettre son chèque de l’aide sociale. Lors de l’entretien, elle « était tellement gelée qu’elle pouvait dire n’importe quoi[90] », pour obtenir son chèque d’aide sociale. Cette dernière version sera retenue par le Tribunal qui notera que l’enquêteur a certes bénéficié d’une dénonciation anonyme, mais qu’il a joué « un rôle additionnel devant également décider s’il remettrait ou non le chèque d’aide à la requérante au terme de l’entrevue[91] », qu’il n’y avait aucune preuve de revenu de la prostitution et que la prestataire était incarcérée pendant une période de la suspension visée. Dès lors, le Tribunal ne tiendra pas compte de la déclaration de l’enquêteur.

Toute enquête représente un enjeu très important pour les personnes prostituées, car ce sont principalement les déclarations faites dans ce contexte qui servent de preuve au Ministère pour confirmer l’existence de revenus liés à la prostitution et le montant des sommes qui pourront être réclamées[92]. De fait, les sommes perçues dans le contexte d’activités de prostitution ne font pas l’objet de facturation. De plus, malgré l’importance de ces entretiens au cours desquels les personnes prostituées peuvent s’auto-incriminer[93], la jurisprudence considère que l’enquêteur du Ministère n’a aucune obligation de « procéder à une mise en garde et [d’]informer le prestataire du droit à l’avocat[94] ».

Une fois l’enquête terminée et si elle s’avère concluante, le Ministère transmet aux prestataires la décision qui indique le motif et les sommes réclamées. Les prestataires ont alors 90 jours pour déposer une demande de révision au Ministère. En 2017-2018, ce dernier a reçu environ 14 000 demandes de révision concernant l’aide sociale contre 20 000 en 1999[95]. Dans l’immense majorité des cas, le motif des demandes de révision porte sur des décisions de retrait d’aide ou de diminution en raison de revenus du travail non déclarés ou d’une vie maritale contestée[96]. Seulement 20 % des demandes de révision donnent lieu à une modification ; toutes les autres sont confirmées par le Ministère[97].

Sur la procédure de révision, on relèvera que la Loi exige que la décision soit rendue dans un délai de 30 jours suivant la réception de la demande. En pratique toutefois, et selon le Ministère lui-même, le délai moyen atteint plus du double (73 jours)[98]. Pour des personnes actives dans l’industrie du sexe et qui souhaitent en sortir, ces délais peuvent se révéler dramatiques[99]. Enfin, en cas de rejet de la demande de révision, les personnes prostituées peuvent saisir le Tribunal. Celui-ci rend chaque année de 2 000 à 3 000 décisions en rapport avec l’aide sociale[100]. Les recours des prestataires au Tribunal apparaissent ainsi relativement peu fréquents comparés au nombre de demandes de révision déposées au Ministère (environ 14 000) et confirmées (approximativement 11 000)[101].

Au-delà des obstacles mentionnés précédemment concernant le non-recours ou la non-demande de prestations sociales, on retiendra que ce faible taux de recours au tribunal peut notamment s’expliquer par le peu de chances de succès. Au Tribunal et en matière d’aide sociale précisément, les requérants obtiennent gain de cause dans 12 à 15 % des cas, selon les années[102]. Le manque d’information, la complexité de la procédure, l’absence de représentation par avocat, ou encore des délais de plus de 22 mois avant d’obtenir une décision[103], peuvent également être d’autres causes explicatives.

En ce qui concerne particulièrement les personnes prostituées, nous n’avons pu répertorier que 26 dossiers pertinents de 1999 à 2019. Dans près de la moitié des cas, le contentieux porte sur des revenus de la prostitution non déclarés (12). Les autres affaires portent sur l’état civil (vie maritale ou adresse de résidence) de personnes qui vivent ou ont vécu de la prostitution (15)[104]. Le Ministère leur reproche de ne pas avoir déclaré une « situation de vie maritale » et réclame au « couple » les sommes versées en trop. Les prestataires, quant à eux, font valoir, le plus souvent, que leur « partenaire » était un aidant naturel ou un ex-conjoint[105]. Curieusement, nous n’avons pas trouvé de décisions concernant la reconnaissance ou non de « contraintes sévères à l’emploi », alors que cet enjeu s’avère important dans d’autres administrations, par exemple en Ontario ou aux États-Unis[106].

Enfin, soulignons que, dans les dossiers analysés[107], un délai de 17 mois (médiane) s’écoule entre la demande de révision au Ministère et l’audience au Tribunal (moyenne de 26 mois). Pendant cette période, sauf exception, les prestataires n’ont pas de revenus, ce qui n’est certainement pas un incitatif à quitter la prostitution.

2.2 La prostitution et les « revenus » ou « gains » non déclarés

Dans notre échantillon, la question des revenus de la prostitution non déclarés est l’un des premiers motifs de réclamation à l’encontre des personnes qui sont actives dans l’industrie du sexe ou qui l’ont été (n = 12). Le Ministère réclame soit le remboursement des sommes versées en trop (n = 11), soit l’annulation des prestations à venir pour ce motif (n = 1).

La Loi prévoit que les « revenus du travail » et les « gains et autres avantages de toute nature » sont soustraits de la prestation[108]. Ainsi, dès qu’une personne prestataire perçoit un revenu, elle doit aviser le Ministère avec « diligence », soit au plus tard le « dernier jour du mois suivant celui où a débuté cet emploi[109] ». Les revenus de la prostitution ne font pas exception. Il est de jurisprudence constante que, peu importe l’origine des revenus et leur légalité, qu’ils proviennent de la drogue, d’activités criminelles ou de la prostitution, ceux-ci sont soumis à l’impôt[110] et doivent être déclarés au Ministère[111].

En pratique, nous l’avons vu, les « revenus » perçus illégalement ne sont qu’exceptionnellement déclarés. Cette disposition permet cependant au Ministère, responsable de l’aide sociale, après une enquête concluante, de réclamer les trop-perçus et d’annuler les prestations et potentiellement de faire rapport au Ministère du Revenu. Dans notre échantillon, le Ministère réclame environ 24 000 $ en moyenne (n = 11) aux prestataires (de 1 100 à 84 000 $) pour des revenus de prostitution non déclarés. Le tableau 2 présente, pour chaque dossier portant précisément sur ce motif de réclamation, le montant réclamé et la décision rendue.

Tableau 2

Montants réclamés par le Ministère

Montants réclamés par le Ministère

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2.3 Le contentieux

Lorsqu’ils se présentent en cour, les prestataires contestent rarement le fait d’avoir tiré des revenus d’activités de prostitution. Cependant, ces contestations révèlent à quel point la frontière est fine entre la prostitution et les relations de dépendance totale à l’égard des tiers[112]. Cette déclaration faite aux enquêteurs, par cette femme qui conteste le fait de se prostituer, illustre cet enjeu :

[Il] me donne cigarettes cadeaux manteaux depuis avril 98 plus généreux. J’ai eu D.S. qui voulait vivre avec moi il m’a acheté poêle-réfrigérateur lit Queen de chez Ethier-Frères en nov 97 […] Effectivement j’ai un déficite dans mon budget mensuel qui est comblé par mes chums et les machines à poker, car je suis chanceuse […] « J’utilise mon charme depuis toujours afin de me faire gâter par mes chums mais je tiens a spécifié que ce n’est pas de la prostitution ». Donc j’arrive juste à chaque mois, mais je n’ai aucune dette aucun crédit (sic)[113].

Dans le même sens, une femme de 49 ans « au parcours difficile, parsemé de violence, d’abus, de consommation abusive, particulièrement de cocaïne[114] » a déclaré au Tribunal « qu’elle ne faisait pas de prostitution. Oui, elle pouvait avoir des relations sexuelles avec certaines personnes, mais “toujours, c’était des amis, dans un contexte de party, ils fournissaient la drogue, sans violence”. Elle ne considère pas que ce soit de la prostitution[115] ».

Comme nous l’avons mentionné précédemment, ce type de contestation est rare et dans tous les cas, ces témoignages seront jugés non crédibles par le Tribunal.

En revanche, les prestataires contestent presque toujours le quantum, soit le montant des sommes réclamées et donc les revenus présumés tirés de la prostitution[116]. Et l’analyse de la jurisprudence révèle combien cette contestation est légitime au regard des sources d’informations des enquêteurs et des arguments avancés par le Ministère. De fait, en l’absence de facture, les méthodes de calcul des sommes réclamées méritent minimalement que nous nous y arrêtions.

L’évaluation des revenus s’appuie principalement, parfois exclusivement, sur les déclarations faites par les prestataires aux inspecteurs, dans les conditions que nous avons décrites précédemment[117]. Par exemple, dans une affaire de 1999, le Tribunal se base sur une déclaration écrite de la prestataire, qui est absente le jour de l’audience, et dans laquelle elle déclare ceci :

J’ai reçu un revenu supplémentaire non déclaré pour services personnels à mon domicile, une moyenne de $800.00 par mois. Depuis 1 an septembre ‘96 je reçois une moyenne de $100. Semaine (depuis mon début à l’aide sociale). Je continue mon entretien ménager chez la personne âgée. Je serais intéressée à suivre un cours en vue d’un travail. Étant donné que je gagne suffisamment pour me désister de l’aide sociale (sic)[118].

L’avocat de la prestataire fait valoir qu’il faut prendre cette déclaration avec « prudence » et souligne qu’il est « impossible pour la partie intimée de démontrer avec exactitude les revenus ». Le Tribunal rejette ces arguments au motif qu’il lui semble tout autant « impossible pour la partie intimée de démontrer avec exactitude les revenus de la requérante » puisqu’il faudrait alors établir « la liste des clients bénéficiant des services de celle-ci, le montant payé par ceux-ci, la fréquence des rencontres, etc.[119] ». Le Tribunal confirme alors la déclaration au centième près, soit 18 247,60 $ pour des activités de prostitution présumées réalisées de septembre 1994 à octobre 1997.

Parfois, les déclarations sont un peu plus précises. Ainsi, une personne avoue avoir eu des activités de prostitution « de façon régulière à raison de un à trois clients par jour » et qu’« elle pouvait gagner environ 150 $ par jour qui servait à payer l’héroïne de sa fille[120] ». Le Ministère établit alors une moyenne, et le juge confirme la demande de remboursement de 48 440,00 $. Le fait que ce soit un ou peut-être trois clients par jour ne semble ici n’avoir aucune importance.

Certains enquêteurs, quant à eux, s’appuient sur le nombre d’annonces de « services sexuels » publiées dans les journaux, leur coût et la période de temps durant laquelle ces annonces ont été achetées pour évaluer les sommes perçues[121]. Là encore, le Tribunal confirme la décision rendue en révision au centime près, 29 939,42 $, tout en précisant de nouveau qu’il n’est « pas possible de quantifier ces ressources, de sorte que l’intimé est parfaitement en droit de lui réclamer les sommes qui lui ont été versées indûment pendant ces périodes[122] ». Dans une autre affaire, l’enquêteur fonde en grande partie sa preuve sur le témoignage de six clients, joints par téléphone. À partir de là, il évalue que le prestataire « pouvait recevoir 2 à 3 clients par semaine pour des revenus minimum de 250 $ par semaine » au « tarif » de 100 à 150 $ de l’heure. Pour le Tribunal, qui se base également sur les relevés téléphoniques, « il est plausible et réaliste de croire que le requérant recevait en moyenne un client par jour, et ce, pendant au moins 300 jours par année[123] ».

La justification du montant réclamé est tout aussi arbitraire quand les personnes prostituées ne se présentent pas à l’audience et qu’il n’y a pas de déclaration. Dans une affaire, par exemple, les décideurs ne disposent comme preuve de prostitution que d’une annonce publiée pendant des mois dans un journal et d’un numéro de téléphone qui correspond à l’adresse d’une personne qui a des activités de prostitution[124]. Le Tribunal prendra alors en considération les dépenses de la personne en matière de « publicité », ses baux, ses factures pour considérer qu’il y a une présomption qu’elle avait des revenus non déclarés puisque les dépenses excèdent les ressources, et confirmer la réclamation de 7 528,68 $.

À l’inverse, dans une décision concernant une « danseuse », le Tribunal va écarter la preuve présentée par le Ministère et tenir compte tout à la fois des frais engagés par la prestataire, mais également de son activité concrète pour réduire de manière importante les sommes réclamées[125]. Dans cette affaire, la preuve du Ministère repose principalement sur les déclarations d’une témoin, serveuse dans un bar où dansait la prestataire et qui évalue à 150 $ par soirée les revenus des danseuses[126]. Après avoir longuement entendu la prestataire qui détaille ses conditions de travail et les frais qu’elles impliquent, le Tribunal retient que les revenus des danseuses varient beaucoup « en fonction du lieu où elles travaillent, de l’attitude de la danseuse, de son audace, du nombre de danseuses disponibles sur le plancher, des demandes des clients auxquelles chacune est prête à consentir, etc.[127] ». Par ailleurs, les danseuses, comme les personnes prostituées, n’ont jamais aucun revenu fixe, alors qu’elles dépensent d’importantes sommes, qu’elles gagnent ou non des revenus : « déplacements, repas, service de bar, consommations d’alcool, etc.[128] ». Pour le Tribunal, la prestataire « faisait donc peu d’argent, sinon, elle aurait continué dans ce milieu et ne se serait pas retrouvée aussi endettée[129] ». Le Tribunal réduira donc non seulement les sommes prétendument gagnées chaque jour par la prestataire, de 150 $ à « 60 $ brut », mais il demandera également au Ministère de déduire les charges, en soulignant que, si « [l]’intimé ne peut prendre en compte les frais allégués par la requérante, néanmoins, elle doit les assumer[130] ».

L’analyse développée par le Tribunal dans cette dernière affaire rejoint en partie les résultats d’une étude réalisée dans la région du Bas-Saint-Laurent[131] comme ceux de l’une des plus importantes recherches menées sur les personnes prostituées prestataires des minimums sociaux, réalisée par Margaret A. Baldwin aux États-Unis. Cette dernière relève ainsi le décalage complet entre les sommes déclarées par les personnes prostituées et les sommes effectivement perçues. Selon elle, « le soi-disant “revenu” est dans les faits un élément clé du système de travail forcé[132] » qui masque les exigences des proxénètes et les frais nécessairement engagés comme les annonces, l’alcool et les doses de drogue. Les sommes perçues occultent également tous les autres frais « cachés » (logement, vêtements, restauration rapide, soins de santé, etc.) ou encore des dépenses pour remplacer des affaires volées[133] :

In all events, the money is not available for meeting a survivor’s basic survival needs ; and compromises her ability to escape sexually and physically violent conditions in her life. Her income, in other words, measures not escalating freedom and independence, but charts instead intensifying need, threat of violence, and loss of control[134].

Enfin, très exceptionnellement, le Tribunal annule complètement certaines réclamations. Cela s’est produit notamment dans cette affaire où le Ministère s’appuie une nouvelle fois sur la déclaration de la prestataire[135]. Celle-ci admet « faire de la prostitution depuis 30 ans, dans le but principal de satisfaire son besoin de drogue, notamment de la cocaïne[136] ». Le Tribunal ne conteste pas le bien-fondé de la réclamation du Ministère, mais il estime nécessaire de la nuancer au regard de « l’effet de son contenu ». De fait, le Ministère réclame alors 84 747,31 $ pour une période de 13 ans en « l’absence de preuve d’un revenu constant et régulier[137] ».

2.4 La qualification juridique des revenus de la prostitution

Au-delà du flou complet, voire de l’arbitraire, encadrant l’évaluation des sommes perçues par les personnes prostituées et donc réclamées par le Ministère, mentionnons un autre enjeu qui peut, ou pouvait jusqu’en 2017, avoir d’importantes répercussions financières sur les personnes prestataires de l’aide sociale.

Les prestataires, nous l’avons vu, ont le droit de travailler et de percevoir des revenus. Plus précisément, une personne qui n’a aucune contrainte à l’emploi peut gagner 200 $ par mois à titre de « revenu du travail », tandis qu’une personne ayant des contraintes peut se permettre de recevoir 100 $ par mois[138]. Ces sommes ne peuvent pas alors être réclamées par le Ministère. À noter que, dans toutes les décisions que nous avons analysées, le Ministère ne qualifie pas les revenus liés à la prostitution comme des « revenus du travail », mais plutôt tels des « gains et autres avantages de toute nature[139] ». Dans ces derniers cas, les « gains » sont exclus de l’exemption accordée aux « revenus du travail » et ils sont réclamés par le Ministère aux prestataires.

Cette qualification est l’objet de discussions dans les jugements analysés, qui ont tous été rendus avant 2015. Pour certains juges, les revenus en question sont considérés comme illégaux. Ce sont alors « [des] gains ou des avantages[140] », et le Tribunal les réclame aux prestataires[141]. Aux yeux d’autres juges en revanche, puisque la prostitution n’est pas en soi illégale, les revenus doivent être qualifiés de « revenus du travail » et, par conséquent, ils peuvent être déduits de la somme réclamée par le Ministère[142]. Dans ces derniers cas, les magistrats demanderont au Ministère de déduire des sommes réclamées les exemptions de 100 $ ou de 200 $ par mois selon que les prestataires sont reconnus avoir des contraintes sévères à l’emploi ou non.

Depuis 2017, la question semble juridiquement réglée puisque le Ministère a modifié le Manuel d’interprétation normative. Il précise désormais que « [l]es revenus provenant de la prostitution, lorsqu’il y a absence de sollicitation, de même que les revenus des danseuses ou danseurs nus ne sont pas illicites. Dans ce cas, ils sont considérés comme des revenus de travail[143] ». Cette qualification juridique devrait donc permettre aux prestataires poursuivis de bénéficier de la déduction légalement autorisée. En revanche, les agents du Ministère sont paradoxalement tenus de qualifier les revenus de la prostitution, qui est une activité légalement considérée comme contraire à la dignité humaine, en tant que « revenus du travail ».

Reste que, dans l’immense majorité des cas, le montant des déductions autorisées apparaît relativement modique comparé aux sommes réclamées par le Ministère, soit 100 $ ou 200 $ par mois, au maximum. Tant et si bien que, au regard de la situation dans laquelle vivent ces personnes, nous croyons raisonnable de faire l’hypothèse que les demandes de recouvrement empêchent l’abandon de la prostitution, voire l’encouragent. Et cela, d’autant plus qu’aux sommes qui doivent être remboursées s’ajoutent nécessairement les intérêts[144] et une diminution de l’aide financière minimale de 112 $ par mois pour fausse déclaration[145].

3 Les réclamations à l’aide sociale : traitements ou peines cruels et inusités ?

Nous souhaitons conclure en tentant de mettre en évidence certains mécanismes qui permettraient de contester les réclamations du Ministère à l’endroit de personnes prostituées ou d’anciennes personnes prostituées (3.1). À vrai dire, nous voulons défendre l’hypothèse qu’il serait possible de s’opposer à une demande de recouvrement en faisant valoir l’article 12 de la Charte canadienne relatif à l’interdiction des traitements ou peines cruels et inusités. Pour appuyer notre argumentaire, nous reviendrons brièvement sur la jurisprudence récente au Canada (3.2) puis sur un autre arrêt, un peu plus ancien, de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) (3.3).

3.1 La contestation des réclamations et la Charte canadienne des droits et libertés

Du point de vue de la pratique juridique, les meilleurs arguments pour s’opposer à une réclamation d’aide sociale sont toujours ceux qui sont inscrits dans la loi contestée. Nous pensons ici au pouvoir discrétionnaire dont dispose le ministre pour suspendre les réclamations, qui demeure l’un des premiers mécanismes utilisés par les prestataires et les organismes de défense des droits pour s’y opposer[146]. Des avocats peuvent également mettre en avant la contradiction entre la réclamation demandée et les objectifs de la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles, ce qui a déjà été plaidé avec succès auprès du Tribunal[147]. De fait, cette loi cherche à « favoriser l’autonomie économique et sociale des personnes et des familles » et à « encourager les personnes à exercer des activités permettant leur insertion sociale, leur intégration en emploi et leur participation active dans la société[148] ». Et à cette fin, le ministre doit « prendre les mesures qu’il estime appropriées afin de remédier à des situations préjudiciables, pour éviter leur répétition ou pour parer à des situations analogues[149] ». Ces dispositions semblent cependant peu peser au Tribunal administratif du Québec où elles ne sont qu’exceptionnellement retenues. Dans les dossiers que nous avons analysés, elles n’ont, par exemple, jamais été prises en considération ni plaidées.

La Charte canadienne contient en revanche plusieurs dispositions qui nous paraissent pouvoir être invoquées, au moins théoriquement, pour s’opposer à des demandes de réclamation d’aide sociale à l’encontre de personnes prostituées[150]. Songeons tout d’abord au droit à l’égalité, garanti par l’article 15 de la Charte, qui permettrait de dénoncer le caractère discriminatoire de la prostitution et, potentiellement, les réclamations à l’aide sociale. Notons également l’article 7 de la Charte, d’après lequel on pourrait avancer l’argument que les demandes de recouvrement de prestations d’aide sociale sont du travail forcé, qu’elles contraignent les prestataires à se prostituer ou à retourner dans la prostitution et qu’elles sont donc une violation du droit à la liberté. Cet argument a déjà été plaidé devant la CEDH[151].

En ce qui nous concerne, et pour ouvrir la discussion, nous avons choisi de centrer notre analyse sur l’article 12 de la Charte canadienne, relatif à l’interdiction « des traitements ou peines cruels et inusités ». Selon la jurisprudence de la Cour suprême, l’objet poursuivi par l’article 12 de la Charte est la protection de la dignité humaine[152]. Ainsi, une peine ou un traitement est cruel ou inusité s’il est excessif « au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine[153] » :

Ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, la « barre [est] haute » lorsqu’il s’agit de démontrer l’existence d’une violation de l’art. 12 de la Charte […]. La peine contestée ne peut être simplement disproportionnée ou excessive : « elle doit être “excessive au point de ne pas être compatible avec la dignité humaine”, en plus d’être “odieuse ou intolérable” pour la société[154]. »

Certes, la « barre est haute » mais, selon la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation[155] elle-même, « il importe de protéger la dignité humaine et l’égalité de tous les Canadiens et Canadiennes en décourageant » la prostitution. En d’autres termes, la prostitution n’est pas, selon le législateur canadien, « compatible avec la dignité humaine » : elle est « odieuse ou intolérable » socialement, et il faut encourager les personnes visées à en sortir.

Reste maintenant à savoir si ces demandes de recouvrement peuvent être qualifiées de « traitement » ou de « peine » et si les prestataires poursuivis pourraient se prévaloir des protections offertes par l’article 12 de la Charte canadienne. Cette question n’est pas tranchée, à notre connaissance, par les tribunaux canadiens. La Cour suprême a certes récemment conclu que l’article 11 de la Charte, relatif aux droits des personnes inculpées, n’était applicable que dans le contexte de procédures pénales. Par conséquent, lorsqu’il est question de procédures de nature administrative, comme pourraient être qualifiées les procédures de réclamation en vertu de la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles[156], les garanties offertes par l’article 11 ne s’appliquent pas. En revanche, nous n’avons pas trouvé de jugements concernant l’article 12 de la Charte nous permettant de déterminer si cet article s’applique dans le contexte des procédures administratives.

En l’absence de jurisprudence sur le sujet au Canada, nous tenons à exposer deux arguments qui militent, selon nous, en faveur de l’idée que les réclamations de l’aide sociale à l’égard des personnes prostituées ou d’anciennes prostituées pourraient être, dans de nombreux cas à tout le moins, qualifiées de « traitement » ou de « peine » au sens de l’article 12.

3.2 La dignité humaine et l’« ordre normal des choses » au XXIe siècle

En premier lieu, on peut s’appuyer sur un récent jugement rendu par la Cour d’appel du Québec, qui propose d’étendre considérablement la portée de l’article 12 en affirmant qu’une personne morale peut bénéficier de la protection contre les traitements ou les peines cruels et inusités[157]. Plus précisément, dans cet arrêt, les deux juges majoritaires arrivent à la conclusion qu’imposer une amende pénale de 30 843 $ à une entreprise pour avoir « exercé les fonctions d’entrepreneur en construction en exécutant ou faisant exécuter des travaux de construction sans être titulaire d’une licence en vigueur à cette fin » pourrait être une peine cruelle et inusitée. La Charte canadienne ne contient aucune disposition explicite permettant de conclure que les personnes morales peuvent bénéficier des garanties de l’article 12. Cependant, pour les magistrats majoritaires, autoriser une entreprise à se défendre contre une peine qu’elle estime cruelle et inusitée est « au XXIe siècle, dans l’ordre normal des choses[158] ».

Pour élargir la portée de l’article 12, la Cour d’appel retient tout d’abord qu’il est acquis que les droits et libertés garantis par la Charte canadienne doivent recevoir « une interprétation large et libérale[159] ». Elle rappelle ensuite que la protection offerte par l’article 12 « s’inscrit dans le cadre de la préservation de la dignité humaine[160] ». Et pour la Cour d’appel « le concept de dignité humaine prend, au XXIe siècle, une autre dimension[161] » qui justifie d’étendre le droit à la dignité humaine aux personnes morales. C’est, toujours selon les juges majoritaires, une question d’intérêt public car, en imposant une amende disproportionnée à une entreprise, l’État prend le risque d’obliger l’entreprise à « licencier ses employés et [à] provoquer leur déménagement, affectant le fonds de pension des retraités[162] » ou encore l’entreprise pourrait n’avoir « d’autre alternative que de refiler l’amende aux consommateurs d’un bien essentiel[163] ». L’intérêt des entreprises privées ou, plus concrètement ici celui de leurs actionnaires, est assimilé à celui des salariés et à l’intérêt général.

Au contraire, selon le juge Chamberland, minoritaire, c’est « dénaturer totalement le sens commun des mots […] de dire que l’on peut faire preuve de cruauté envers une entité corporative, une société par actions[164] ». En ce qui concerne le magistrat, ce jugement ouvre, en fait et en droit, des possibilités presque infinies aux personnes morales pour contester toutes sanctions d’ordre public[165]. Ainsi, à peine l’arrêt rendu, une entreprise s’en est prévalue pour s’opposer à une interdiction de contracter avec des organismes publics formulée par l’Autorité des marchés publics[166]. Sans trancher la question de savoir s’il s’agit d’une procédure pénale ou administrative, la Cour supérieure a accordé le sursis demandé par l’entreprise au motif que, au regard de la sanction imposée, « l’argument de l’article 12 de la charte revêt un caractère sérieux méritant un examen approfondi sur le fond[167] ». Quant à la demande pour permission d’appeler déposée par l’Autorité des marchés financiers et le Procureur général du Québec, elle a été rejetée par la Cour d’appel[168].

Quelques mois plus tard, une entreprise de construction déclarée coupable de négligence criminelle, ayant causé la mort d’un travailleur en raison de l’absence d’entretien d’un camion, s’est prévalue de l’arrêt de la Cour d’appel et des dispositions de l’article 12 de la Charte canadienne[169]. Lors de l’audience sur la détermination de la peine, l’entreprise fait valoir qu’une amende trop importante risquerait de l’obliger à fermer ses portes et donc à licencier son personnel. Or, relève la Cour du Québec, c’est notamment la précarité financière de l’entreprise qui a contribué au défaut d’entretien du camion et donc à la négligence criminelle. De l’avis de la Cour du Québec, « [c]eci est paradoxal et dérangeant », mais « [l]a capacité financière de l’organisation est tout de même un facteur pertinent, pour déterminer la peine[170] ».

La situation est en effet « dérangeante ». Si les sanctions d’ordre public ne doivent plus menacer la capacité financière des entreprises (qu’elles soient en bonne santé financière ou non) qui ne respectent pas le droit du travail, au motif que lesdites sanctions ne feraient qu’accroître les risques quant à la sécurité ou à l’emploi des travailleurs, on peut clairement douter non seulement de leur efficacité mais également de leur pertinence. Bref, l’« impact négatif » de l’arrêt de la Cour d’appel, prévu par le juge Chamberland[171], ne s’est pas fait attendre. Au nom des droits fondamentaux de la personne, la Cour a de fait ouvert la voie aux entreprises pour contester des dispositions d’ordre public (droit du travail, droit bancaire, construction, consommation, etc.) précisément acquises contre les entreprises ou les employeurs qui ne respectent pas les dispositions en question. Le Procureur général du Québec a déposé une demande d’autorisation d’appeler de l’arrêt de la Cour d’appel, qui a été accordée par la Cour suprême[172].

En attendant l’arrêt de la Cour suprême sur le fond, nous conviendrons ici avec la Cour d’appel que « le concept de dignité humaine prend, au XXIe siècle, une autre dimension[173] » et qu’il faut en tenir compte. C’est notamment le cas depuis l’adoption en 2014 de la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, selon laquelle « il importe de protéger la dignité humaine et l’égalité de tous les Canadiens et Canadiennes en décourageant[174] » la prostitution. Par ailleurs, si l’on suit toujours la jurisprudence analysée ici, il est « dans l’ordre normal des choses » de conclure qu’une sanction à l’encontre d’une personne morale (une amende pénale ou une interdiction de contracter) est potentiellement un traitement cruel et donc une atteinte à la dignité humaine si cette sanction menace sa « capacité financière ». On doit alors se demander si une demande de recouvrement de l’aide sociale, adressée à une personne physique, dont la situation est précaire financièrement au sens de la Loi, pour qui la prostitution constitue le seul moyen de rembourser les sommes dues, ne constitue pas une violation des objectifs de la loi fédérale, une atteinte à la dignité humaine et, enfin, une peine ou un traitement cruel et inusité ?

Dans tous les cas, un tel argumentaire semble pouvoir s’appuyer sur le droit international de manière beaucoup plus convaincante que ne l’ont fait les magistrats majoritaires de la Cour d’appel pour accorder les protections juridiques du droit à la « dignité humaine[175] » à des « sociétés par actions[176] ». C’est le second argument que nous voulons étudier ci-dessous.

3.3 La Cour européenne des droits de l’homme et les réclamations de prestations de l’État français

En second lieu, nous examinerons l’argumentaire défendu devant la CEDH en 2007, dans l’Affaire Tremblay. Celle-ci a dû se prononcer, à savoir si les demandes de recouvrement de prestations sociales imposées par l’État français à une personne qui vivait de la prostitution et qui souhaitait en sortir constituaient un traitement inhumain et dégradant, selon l’article 3 de la CEDH[177]. Puisque ce dernier est considéré par la Cour suprême comme « l’équivalent de l’art. 12 de [la] Charte[178] » et qu’il est de jurisprudence constante que les diverses sources du droit international, y compris les décisions des tribunaux internationaux, sont « une source persuasive pour l’interprétation de la portée[179] » de la Charte canadienne, il nous apparaît pertinent de revenir brièvement sur cet arrêt pour appuyer notre argumentaire.

D’un point de vue procédural tout d’abord, notons que pour la CEDH si elle se trouve en présence d’une procédure pénale ou administrative n’a pas d’importance. Le droit à la protection des personnes physiques contre la cruauté est ici indifférent à la qualification juridique du traitement ou de la peine en question. Ensuite, sur le fond, la CEDH ne se positionne pas en vue de préciser si la prostitution est en soi une activité contraire à la dignité humaine, une peine ou un traitement inhumain et dégradant. La question juridique posée est la suivante : la demande de remboursement de l’État français, soit la réclamation administrative et non la prostitution, est-elle assimilable à un traitement inhumain et dégradant ou à du travail forcé ?

Pour répondre à cette question, la CEDH décide de reprendre l’argumentaire dominant dans les instances internationales et de distinguer entre prostitution choisie et forcée, tout en relevant que cette différenciation est très controversée[180]. La CEDH s’affirme alors fermement convaincue que la prostitution contrainte est incompatible avec la dignité humaine[181]. Cependant, elle va plus loin et souligne que « le fait pour une autorité, une administration ou un organisme interne de contraindre, d’une manière ou d’une autre, une personne à se prostituer ou à continuer à se prostituer revient à imposer à celle-ci un “traitement inhumain et dégradant”[182] ».

Le débat juridique est alors clairement délimité. Il faut uniquement établir si la demande de l’État français contraint ou non la prestataire à se prostituer. En l’espèce, la CEDH répond par la négative pour trois motifs. Le premier est qu’aucun organisme public n’a explicitement exigé de la prestataire qu’elle finance les réclamations du Ministère par la prostitution. Le deuxième est que l’Administration française, quant à elle, a prouvé qu’elle était disposée à mettre en oeuvre des mesures d’accompagnement en échelonnant la dette. De fait, compte tenu de la quinzaine d’années de procédures judiciaires, la dette était passée de 40 000 francs en 1993 à 40 000 euros au moment du jugement (soit environ six fois le montant de la dette initiale), en raison des pénalités de retard. Enfin, le troisième motif est que la prestataire ne faisait pas la preuve qu’elle n’avait pas d’autres solutions sur le marché du travail.

Tous ces arguments sont bien évidemment contestables[183]. Ils ont d’ailleurs été très fortement critiqués par la juge suédoise Fura-Sandström dans son opinion dissidente. Cette dernière, contrairement aux cinq juges majoritaires, se déclare notamment convaincue que la prestataire n’a pas eu d’autres solutions que de se prostituer pour rembourser ses dettes à l’État français. En d’autres termes, selon la juge suédoise, l’État français a contraint la prestataire à recourir à la prostitution afin de rembourser les sommes, en violation de l’article 3 sur l’interdiction de peines et de traitements inhumains et dégradants.

Si nous gardons à l’esprit que la Cour suprême tente « d’assurer la cohérence entre son interprétation de la Charte, d’une part et les obligations internationales du Canada et les principes applicables du droit international, d’autre part[184] », il nous semble que l’argumentaire développé par la CEDH pour entendre cette cause, et celui qui a été suivi par la juge Fura-Sandström, pourrait être repris et potentiellement accepté par des magistrats au Québec.

Conclusion

Pour conclure notre propos et appuyer cette dernière affirmation, mentionnons que plus de 60 % des prestataires de l’aide sociale sont légalement considérées comme ayant des contraintes à l’emploi, temporaires ou permanentes[185]. Cela signifie donc qu’au moins un médecin et l’Administration québécoise elle-même estiment que ces personnes ne sont pas en mesure de trouver de l’emploi sur le marché du travail. Elles font donc légalement la preuve qu’elles n’ont pas la possibilité de rembourser les sommes dues sur le marché du travail, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Tremblay de la CEDH.

Par conséquent, dans ces dossiers à tout le moins, en réclamant des sommes dont il sait de facto qu’elles ne pourront être remboursées qu’illégalement, et très probablement par la prostitution, non seulement l’État québécois empêche tout projet de réinsertion en violation de la loi fédérale, mais il tire profit, de surcroît, de la prostitution. C’est exactement ce qui était dénoncé par le tribunal français de la sécurité sociale de première instance en 1998 dans l’affaire Tremblay[186], puis par la juge Fura-Sandström de la CEDH dans son opinion dissidente. Cette dernière estimait que l’État français se comportait « un peu comme un proxénète[187] ».