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C’est avec grand intérêt que j’ai lu le présent ouvrage dirigé par Elena Di Giovanni et Yves Gambier, et ce, pour deux raisons principales.

Premièrement, dans la mesure où je considère la réception comme un sujet central non seulement pour la traduction audiovisuelle, mais aussi pour la traductologie en général, je m’intéresse, en tant que chercheuse en traduction, aux études traitant de la difficulté inhérente à définir des instruments d’analyse des habitudes, des préférences, des attentes et des besoins d’un public déterminé par rapport aux produits traduits. En effet, nous pouvons vérifier, à partir de la lecture de l’ouvrage de Di Giovanni et Gambier, que de nombreux facteurs influencent les études de réception, comme l’âge, le sexe, le niveau de scolarité, l’identité linguistique et le comportement des lecteurs ou des spectateurs, etc. Ces facteurs ont dès lors un impact sur la façon dont les textes sont traduits.

Deuxièmement, je suis très attentive, en tant qu’enseignante en traduction, aux réflexions faites dans cet ouvrage sur les études de réception et les technologies numériques, les médias sociaux, le cinéma, la télévision à la demande et les services de diffusion en continu (streaming) qui peuvent aider à concevoir des cours de traduction un peu plus proches des réalités professionnelles (Kiraly 2000), selon les nécessités du public cible (Nord 2007) et centrés sur les outils technologiques (Esqueda et Stupiello 2016).

Explorant les études de la réception dans le champ de la traduction audiovisuelle, des médias et du cinéma, le livre de Di Giovanni et Gambier répond à mes sujets de prédilection et probablement à ceux d’autres chercheurs et professeurs. Les produits audiovisuels, les technologies et les possibilités de mesurer les préférences des téléspectateurs mentionnés dans le livre montrent que la traduction audiovisuelle peut illustrer les recherches futures sur la perception de la traduction. Après avoir lu cet ouvrage, les chercheurs, les professeurs et les étudiants en traduction, ainsi que les traducteurs professionnels, seront moins susceptibles de formuler des conjectures sur les réactions possibles du public cible.

Dans la première partie de l’ouvrage, intitulée Defining reception studies, Annette Hill, dans le texte « Media audiences and reception studies », examine différents paradigmes liés aux études médiatiques. Son étude de cas porte sur le drame télévisé nordique noir Bron/Broen (en anglais, The Bridge), dont la première scène représente un corps, composé de deux victimes, posé à la frontière précise qui sépare la Suède du Danemark. Le drame a été traduit et distribué dans 157 pays par Netflix. Intéressés par l’analyse de la façon dont les téléspectateurs de deux cultures s’engagent dans le drame, l’auteure et son équipe effectuent, avec une approche pragmatique, une recherche empirique qualitative impliquant plusieurs outils (entrevues avec des directeurs et observations sur quelques téléspectateurs). L’auteure conclut que le drame est une façon de construire les différences culturelles et linguistiques et de révéler des similitudes dans les imaginaires nationaux du Danemark et de la Suède. Pour elle, les téléspectateurs s’engagent dans le drame policier et perçoivent de manière critique des réalités différentes.

Conçu comme une revue de la littérature, sous le titre « Film, cinema and reception studies : revisiting research on audience’s filmic and cinematic experiences », le chapitre de Daniel Biltereyst et Philippe Meers établit une distinction entre film et cinéma, le premier étant défini comme un produit social qui déclenche l’imagination du public et le second comme une institution sociale et culturelle produisant un réseau élargi d’activités autour de films (production, distribution, exposition, consommation). Les auteurs intègrent les deux notions afin de définir de nouvelles avenues pour les études d’audience, dont la prémisse est principalement de placer le spectateur dans une démarche moins passive et donc plus active en tant que créateur de sens.

« Translation studies, audiovisual translation and reception » est le titre du chapitre écrit par Yves Gambier. L’auteur, après avoir mentionné les contributions de Nida (1964), Gutt (1991/2000), Even-Zohar (1990), Lefevere (1992/2017), Toury (1995/2012), Chesterman (1993) et Scott (2012), met en évidence que la production d’une traduction a toujours été liée aux réactions du public cible et confirme la nécessité d’approfondir les études de réception. Clarifiant les ambiguïtés liées aux notions de perception et de réception, la première étant une suite d’opinions et d’impressions et la seconde une manière d’étudier comment les produits audiovisuels sont appréciés par le public, l’auteur se base sur Kovačič (1995), Chesterman (1998 : 219-222 ; 2007 : 179-180) et Gambier (2009), et adopte le modèle à trois volets, soit la réponse, la réaction et la répercussion. Ce modèle est également discuté dans le chapitre suivant, écrit par Tiina Tuominen.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, intitulée Methodology in reception studies and audiovisual translation, Tiina Tuominen aborde les méthodes de recherche qui se penchent sur la réception dans les contextes audiovisuels et sociaux. Dans le chapitre « Multi-method research : reception in context », l’auteure affirme que la traduction seule ne produit pas l’expérience de la réception. Celle-ci est construite en collaboration avec le public et sur la base d’interactions antérieures. En se basant sur les catégories de Chesterman relatives à la réponse (capacité cognitive du spectateur à suivre une traduction), à la réaction (interprétation par le spectateur de ce qu’il lit dans la traduction) et à la répercussion (évaluation du produit traduit par le spectateur et la société dans son ensemble), Tuominen explique que la grande variété des études et des approches de la réception permet de partager des méthodes en matière de réaction et de répercussion, liées aux vies et aux contextes sociaux des spectateurs.

Le chapitre de Jan-Louis Kruger et Stephen Doherty, « Triangulation of online and offline measures of processing and reception in AVT » met l’accent sur les mesures psychologiques et psychométriques ainsi que sur celles de performance, mesures tant isolées que combinées, afin de fournir une synthèse de ce qui a été réalisé dans la réception des produits audiovisuels. Les auteurs rapportent les mesures hors ligne de la réception et du processus, qui comprennent des tests de rappel, NASA-Task Load index et post-hoc Likert Scale, pour estimer l’immersion psychologique du spectateur dans différents modes de traduction audiovisuelle. Ils discutent des instruments en ligne qui comprennent habituellement le suivi oculaire, l’électroencéphalographie, la réaction électrodermale/le réflexe psychogalvanique et la fréquence cardiaque. Le chapitre offre un panorama des différentes façons d’étudier la réception en traduction audiovisuelle et des différents instruments utilisés.

Roberto A. Valdeón explore le discours, la pragmatique et les approches multimodales des études de la réception liée à la traduction audiovisuelle. Son chapitre « Discourse analysis, pragmatics, multimodal analysis » vise à attirer l’attention du lecteur sur le fait que la traduction de produits audiovisuels est concernée non seulement par les études de la réception, mais aussi, dans une perspective plus large, par l’interconnexion entre études de l’image et traductologie. À partir des travaux de Kuran-Burçoğlu (2000), Van Doorslaer, Flynn et Leerssen (2016) ainsi que Kress et Van Leeuwen (2007) sur la façon de lire une image, Valdeón souligne la nécessité de mener des recherches sur la complexité culturelle et linguistique de la communication visuelle dans son ensemble.

Serenella Zanotti s’appuie sur des études d’audience de films historiques pour souligner que les divers moyens employés par Hollywood pour faciliter la réception de ses productions sur les marchés étrangers passent par la traduction, c’est-à-dire que la principale préoccupation de l’industrie cinématographique hollywoodienne est la réponse du public. Pour l’auteure, qui signe le chapitre « Historical approaches to AVT reception : methods, issues and perspectives », la recherche historique sur la traduction audiovisuelle semble en être encore à ses débuts, sans compter que ce qui a été écrit sur la réception du public local est souvent filtré par l’industrie cinématographique américaine.

Dans la troisième partie du livre, intitulée AVT modalities and reception studies, Elena Di Giovanni, dans le chapitre « Dubbing, perception and reception », constate que même si le doublage est l’une des techniques les plus anciennes pour les projections cinématographiques, les chercheurs le sous-estiment. L’auteure donne un aperçu des approches, des méthodes et des outils qui peuvent être utilisés pour la recherche sur le doublage centré sur la réception, en particulier en ce qui concerne les films et les produits télévisuels doublés, dans le but de rechercher le niveau de compréhension, la participation et l’autonomie du public. Pour Di Giovanni, sur les cinq continents, le doublage est la seule forme de traduction audiovisuelle qui s’adresse à tous les jeunes téléspectateurs dans le monde, dans les animations pour enfants. Selon elle, les études sur le doublage ont essentiellement été comparatives, axées sur les solutions linguistiques, sur le transfert de références culturelles et sur les questions de synchronisation labiale ; elle souligne toutefois leur potentiel pour la recherche interdisciplinaire. L’auteure brosse également le portrait de 15 ans d’études sur la réception et sur la perception de textes audiovisuels doublés, publiées par des chercheurs du monde entier.

Pour Kristijan Nikolić, trouver les bons sujets, utiliser la technologie adéquate et obtenir du financement sont des problèmes qui ont historiquement compliqué les études de réception sur la traduction audiovisuelle. Son travail sur le sous-titrage interlinguistique à la lumière des études de la réception, présenté dans le chapitre « Reception studies in audiovisual translation – interlingual subtitling », examine les origines et les développements futurs de ces études. En raison de la vulnérabilité du sous-titrage, principalement liée aux formes condensées des mots prononcés dans le matériel source, Nikolić explique que la réduction peut amener le téléspectateur à croire que le traducteur a omis une partie de l’information dans les sous-titres, ce qui justifie donc l’étude du sous-titrage interlinguistique dans les études de réception. Dans ce chapitre, en plus de discuter comment, combinées avec l’analyse statistique, les méthodes de recherche utilisant le suivi oculaire ont une influence sur les études de réception, Nikolić présente l’importance de la recherche sur l’utilisation du sous-titrage interlinguistique pour l’apprentissage des langues.

Dans le chapitre « Reception studies in live and pre-recorded subtitles for the deaf and hard of hearing », Pablo Romero-Fresco, adoptant une approche historique, se réfère à la première thèse consacrée au sous-titrage pour sourds et malentendants en 1940 et à l’implantation de celui-ci en 1950 dans une association pour sourds et malentendants à Boston. Selon Romero-Fresco, l’introduction du sous-titrage varie considérablement d’un pays à l’autre et s’accompagne de recherches sur la réception, qui se sont avérées essentielles pour informer et façonner les pratiques actuelles. Pour l’auteur, c’est dans les années 1990, avec les travaux pionniers de De Linde et Kay (1990), que l’utilisation de la technologie du suivi oculaire a commencé à servir d’outil pour étudier la vitesse des sous-titres et le processus de lecture chez les sujets.

Dans son deuxième chapitre du volume, intitulé « Audio description and reception-centered research », Elena Di Giovanni décrit l’histoire de l’audiodescription et les études de réception qui s’y rapportent. Pour elle, l’audiodescription est un outil extrêmement précieux, qui permet de restaurer la compréhension et la jouissance des films et des textes audiovisuels pour les non-voyants et les malvoyants : traduire les signes iconiques en séquences verbales et les combiner avec la bande sonore du film vise à fournir aux personnes déficientes visuelles les éléments nécessaires à leur propre interprétation et réception du film. En ce qui concerne la recherche en audiodescription, Di Giovanni explique qu’au cours des dernières décennies, les efforts se sont multipliés en vue d’élargir l’offre et d’améliorer la qualité de l’audiodescription partout dans le monde. Dans sa vue d’ensemble des méthodes et des outils utilisés jusqu’à présent par les chercheurs, l’auteure souligne que les études sur l’audiodescription ne se concentrent pas seulement sur les préférences et les opinions des spectateurs, mais qu’elles tentent aussi de mesurer la compréhension à différents niveaux, tels que les niveaux lexical, syntaxique, la vitesse de transmission, etc. Selon l’auteure, au moins quatre grands axes peuvent être établis à ce jour dans les travaux sur la réception de l’audiodescription : les travaux relatifs à ce qu’il fautdécrire (priorités linguistiques et sémantiques), les recherches faisant appel à la psychologie (expériences à la croisée des chemins entre traduction audiovisuelle et psychologie), les axes alternatifs (utilisation et intégration d’autres technologies pour étudier la perception du spectateur, comme les voix artificielles, et les technologies texte-parole), et finalement, les axes incluants (études impliquant le plaisir vivant des arts ou du divertissement).

Dans la quatrième partie de l’ouvrage, intitulée Hybrid media and new audiences, Franz Pöchhacker passe en revue l’évolution de la recherche sur l’interprétation médiatique axée sur la réception, en soulignant tout d’abord qu’il s’agit d’une modalité hybride, pas encore bien établie dans la traduction audiovisuelle. Le chapitre intitulé « Media interpreting : from user expectations to audience comprehension » est consacré aux définitions et à l’analyse conceptuelle des pratiques d’interprétation. Pöchhacker fait valoir que l’interprétation effectuée pour les programmes des médias de masse, en particulier à la télévision, apparaît comme un phénomène marginal en termes de thème de recherche. Il termine en distinguant l’interprétation de la traduction, les types d’interprétation médiatique et leurs implications pour la communication, les scénarios d’interaction et les publics cibles.

Carme Mangiron, dans le chapitre « Reception studies in game localisation : taking stock », présente un aperçu des études de réception réalisées à ce jour en localisation de jeux, et examine des aspects comme l’expérience des joueurs, la qualité des versions localisées, les opinions des utilisateurs des jeux localisés et la réception des sous-titres du jeu. Bien que ces axes de recherche fassent l’objet d’études importantes, Mangiron reconnaît que ces dernières sont encore relativement rares. Pour les études futures, Mangiron suggère que l’on se penche sur la réponse du spectateur à l’égard de la préférence pour l’internationalisation ou la localisation.

Selon Alberto Fernández-Costales, dans le chapitre « On the reception of mobile content : new challenges in audiovisual translation research », à l’ère post-PC, où les technologies ont favorisé de nouvelles fonctionnalités et des possibilités de visionnement de contenus audiovisuels, de nouveaux axes de recherche doivent être développés. Pour l’auteur, l’Internet a été le point de repère des nouveaux modes de consommation de contenus numériques et de médias audiovisuels, ainsi que du processus de démocratisation des appareils mobiles. En ce sens, la combinaison de nouveaux services sur Internet et sur les appareils mobiles modifie le comportement de l’audience médiatique ainsi que les textes et leurs traductions.

David Orrego-Carmona, dans le chapitre « New audiences, international distribution, and translation », souligne qu’avant l’ère d’Internet, les radiodiffuseurs avaient le pouvoir de décider de la programmation et des horaires, et les téléspectateurs recevaient le contenu déjà préparé, avec des possibilités de changement extrêmement limitées. Avec l’avènement de la culture participative et la convergence des médias depuis les années 1980, à commencer par les mouvements de fandom et, plus tard, par des groupes plus importants d’utilisateurs, la nature des publics a radicalement changé. L’auteur souligne également que les téléspectateurs discutent sur Twitter ou Reddit des émissions, les intégrant ainsi à leur vie et à leur expérience, transcendant la télévision. Pour lui, la traduction s’est naturellement insérée dans les différents médias et elle constitue un élément essentiel de la culture participative. Orrego-Carmona laisse entendre que les chercheurs s’efforcent de conclure des ententes avec les communautés non professionnelles de sous-titrage pour avoir accès à leurs sous-titres et ainsi étudier leurs habitudes de visionnement, leur utilisation et leur production de sous-titres, comme l’a fait Valérie Florentin dans sa thèse soutenue à l’Université de Montréal en 2016.

Pour conclure, rédigés par des spécialistes des médias et du cinéma, de la traduction audiovisuelle, de l’interprétation, de la localisation de jeux et de la multimodalité, les quinze chapitres du volume montrent que les études de réception appliquées aux produits audiovisuels vont au-delà de l’écran et des simples insertions textuelles dans différentes langues. La compréhension et l’appréciation du film et du cinéma sont un phénomène social complexe lié à la traduction et à l’interprétation. Bien que n’affichant aucune prétention pédagogique, cet ouvrage s’adresse également aux formateurs et aux étudiants de disciplines liées à l’audiovisuel. En effet, il présente la façon dont les nouveaux modes de contenu médiatique, les dispositifs technologiques et les progrès appliqués à la consommation et à la recherche modifient la façon dont nous enseignons, apprenons, étudions, pratiquons et consommons la traduction audiovisuelle.